Le Corsaire rouge/Chapitre XII

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 8p. 160-176).

CHAPITRE XII.


« Bien ! parlez aux marins ; prenez-vous-y adroitement, ou nous sommes sûrs d’échouer. »
Shakspeare. La Tempête.


Une bonne partie de la journée s’était écoulée pendant les scènes que nous venons de rapporter. La brise était arrivée et elle se soutenait, quoique sans être forte. Dès que Wilder se vit débarrassé des désœuvrés qui venaient de retourner sur le rivage et du consignataire affairé et important, il jeta les yeux autour de lui dans l’intention de se mettre sur-le-champ en possession de l’autorité à bord. Faisant venir le pilote, il lui communiqua ses intentions et se retira sur une partie du pont d’où il pût examiner à son aise toutes les parties du navire dont il avait le commandement depuis si peu d’instans, et réfléchir sur la situation extraordinaire et inattendue dans laquelle il se trouvait.

La Royale Caroline n’était pas sans avoir quelques droits au nom élevé qu’elle portait. C’était un bâtiment de cet heureux port qui réunit l’utile à l’agréable. La lettre du Corsaire disait qu’il passait pour être bon voilier, et son jeune et intelligent commandant vit, avec une grande satisfaction intérieure ; qu’il ne démentait sous aucun rapport sa réputation. Un équipage vigoureux, actif et expérimenté, des espars bien proportionnés, peu de poids et de volume dans le gréement des hunes, un arrimage parfait et force voiles légères, lui offraient tous les avantages que son expérience pouvait lui suggérer. Son œil s’animait en parcourant rapidement tous les détails du navire qu’il commandait, et ses lèvres remuaient comme celles d’un homme qui se félicitait intérieurement ou qui se livrait à quelques idées inspirées par un peu d’amour-propre et que le sentiment des convenances lui faisait sentir qu’il ne devait pas exprimer hautement.

L’équipage, sous les ordres du pilote, était alors assemblé au cabestan et avait commencé à virer le câble. Ce travail était de nature à montrer, avec le plus grand avantage, la force individuelle et collective de ceux qui s’en occupaient. Leurs mouvemens étaient simultanés, vifs et pleins de vigueur ; leur cri était sonore et enjoué. Comme pour éprouver son influence, notre aventurier éleva sa voix au milieu de celle des matelots, et fit entendre une de ces exclamations soudaines et encourageantes par lesquelles un officier de marine a coutume d’animer ceux qui sont sous ses ordres. Son ton était ferme, plein d’ardeur et d’autorité. Les matelots tressaillirent comme de généreux coursiers en entendant le signal, et chacun d’eux jeta un regard en arrière, comme s’il eût voulu juger des talens de son nouveau commandant. Wilder sourit, en homme satisfait du succès qu’il avait obtenu, et se retourna pour se promener sur le gaillard d’arrière, où il rencontra encore une fois l’œil calme, réfléchi, mais certainement étonné, de Mrs Wyllys.

— Après l’opinion qu’il vous a plu d’exprimer sur ce bâtiment, lui dit-elle avec le ton de la plus froide ironie, je ne m’attendais pas à vous voir remplir ici une place qui entraîne tant de responsabilité.

— Vous savez probablement, madame, répondit le jeune marin, qu’un fâcheux accident est arrivé au maître de ce navire ?

— Je le savais, et j’avais entendu dire qu’on avait trouvé un autre officier pour remplir momentanément sa place. Mais si vous voulez y réfléchir, je crois que vous ne trouverez rien d’étonnant dans la surprise que j’éprouve en voyant quel est cet officier.

— Nos conversations, madame, vous ont peut-être donné une idée peu favorable de mes talens dans ma profession ; mais je vous prie de bannir de votre esprit toute inquiétude à cet égard, car…

— Je ne doute pas que vous ne soyez très expérimenté dans votre art ; il semble du moins qu’il faudrait un danger sérieux pour vous empêcher de chercher l’occasion de déployer vos connaissances. Aurons-nous le plaisir de votre compagnie pendant toute la traversée, ou nous quitterez-vous quand nous serons sortis du port ?

— Je suis chargé de la conduite du bâtiment pendant tout le voyage.

— Nous pouvons donc espérer que le danger que vous avez vu, ou que vous vous êtes imaginé voir, est devenu moindre à vos yeux ; sans quoi vous n’auriez pas été si disposé à vous y exposer avec nous.

— Vous ne me rendez pas justice, madame, répondit Wilder avec chaleur en jetant, sans s’en apercevoir, un coup d’œil sur Gertrude, qui, l’écoutait avec une attention grave, mais profonde ; il n’est point de péril auquel je ne sois prêt à m’exposer volontiers pour vous garantir de tout danger, vous et cette jeune dame.

— Cette jeune dame elle-même doit être sensible à cet acte de chevalerie, dit Mrs Wyllys. Quittant alors le ton de contrainte avec lequel elle avait parlé jusque alors, pour en prendre un plus naturel et mieux d’accord avec sa physionomie, ordinairement douce et pensive, elle ajouta : — Vous avez un avocat puissant, jeune homme, dans le désir inexplicable que j’éprouve de pouvoir croire à votre franchise, désir que ma raison me porte à condamner. Comme le bâtiment doit avoir besoin de vos soins, je ne vous retiendrai pas plus long-temps. Nous ne pouvons manquer d’occasions de juger du désir et des moyens que vous avez de nous servir. — Ma chère Gertrude, on trouve ordinairement que les femmes ne font que gêner sur un vaisseau, surtout quand il s’agit d’une manœuvre délicate comme celle dont on s’occupe en ce moment.

Gertrude tressaillit en rougissant, et suivit sa gouvernante de l’autre côté du tillac, accompagnée d’un regard expressif de notre aventurier, qui semblait dire qu’il était bien loin de considérer sa présence comme gênante. Les dames s’étant retirées dans un coin isolé où elles ne pouvaient nuire en rien aux manœuvres, quoiqu’elles pussent les suivre parfaitement des yeux, le jeune marin fut obligé, bien malgré lui, de couper court à une conversation qu’il aurait volontiers continuée jusqu’au moment où il devait reprendre, des mains du pilote, le commandement du navire. L’ancre venait d’être levée, et les matelots s’occupaient déjà de déployer les voiles. Wilder travailla lui-même à cette manœuvre avec une sorte d’agitation fébrile, et répétant les ordres nécessaires que donnait le pilote, il en surveilla lui-même l’exécution immédiate.

À mesure que les voiles tombaient successivement des vergues et se déployaient par un mécanisme compliqué, l’intérêt qu’un marin prend toujours à son navire commença à l’emporter sur tout autre sentiment. Toutes les voiles étaient alors étendues, depuis celles des perroquets jusqu’aux plus basses ; le navire avait sa proue tournée vers la sortie du port, et notre aventurier avait probablement oublié, pour un moment à la vérité, qu’il était étranger au milieu de l’équipage dont il avait été nommé commandant d’une manière si extraordinaire, et que de grands intérêts étaient confiés à sa fermeté et à sa résolution. Lorsque tous les agrès furent convenablement disposés de haut en bas, et que le bâtiment fut mis sous le vent, son œil examina toutes les voiles et toutes les vergues, depuis la pomme de girouette jusqu’au pont, et il finit par jeter un regard sur les côtés extérieurs du navire, pour s’assurer qu’il ne restait pas même dans l’eau le moindre cordage qui pût en gêner le mouvement. Une petite barque, montée par un enfant, était à la toue, du côté opposé au vent, et, lorsque le bâtiment commença à se mouvoir, il la vit fendre la surface de l’eau aussi légèrement que si c’eût été une plume. S’apercevant qu’elle ne faisait point partie de celles du vaisseau, Wilder s’avança pour demander à qui elle appartenait : un sous-officier lui montra Joram, qui remontait en ce moment de l’intérieur du navire, où il avait été régler un compte avec ce qu’il appelait un délinquant, c’est-à-dire un débiteur prêt à partir.

La vue de cet homme rappela au souvenir de Wilder tout ce qui s’était passé pendant cette matinée et lui fit sentir combien était délicate la tâche dont il avait entrepris de s’acquitter. Nulle émotion semblable ne parut troubler l’aubergiste, dont les idées semblaient toujours se concentrer sur un seul point, le moyen de gagner de l’argent. Il s’approcha du jeune marin, le salua en lui donnant le titre de capitaine, et lui souhaita un bon voyage avec les expressions usitées entre les marins quand ils sont sur le point de se séparer.

— Vous n’avez pas fait une mauvaise affaire, capitaine Wilder, finit-il par lui dire, et j’espère que votre traversée ne sera pas longue. Vous aurez une bonne brise dans la soirée, et en forçant de voiles au plus près du vent du côté de Montauch, vous serez en état de courir au large, par l’autre bordée, de manière à descendre la côte dans la matinée. Si je suis en état de juger du temps, le vent vous poussera vers l’est peut-être plus que vous ne le voudriez.

— Et combien de temps croyez-vous qu’il soit probable que durera mon voyage ? demanda Wilder en baissant la voix, de manière à n’être entendu que de l’aubergiste.

Joram jeta autour de lui un regard à la dérobée, et voyant qu’ils étaient seuls, il permit à une expression d’astuce endurcie de se peindre sur des traits où l’on n’apercevait ordinairement qu’un contentement physique monotone ; et il répondit, en s’appuyant un doigt sur le nez :

— N’ai-je pas offert au consignataire un superbe serment, maître Wilder ?

— Bien certainement, répondit le jeune marin, vous avez surpassé mon attente par votre promptitude et votre…

— Et mes informations sur votre compte, ajouta l’aubergiste, voyant que Wilder hésitait sur le choix du mot à employer. Oui, je me suis toujours fait remarquer par mon activité d’esprit dans ces petites affaires. Mais quand on connaît une fois une chose parfaitement, c’est une grande folie que d’épuiser son haleine en trop de mots.

— C’est véritablement un grand avantage d’être si bien instruit. Je suppose que vous savez tirer bon parti de vos connaissances ?

— Que le Ciel me protége, maître Wilder ! que deviendrions-nous tous dans ces temps difficiles, si nous ne savions gagner honnêtement un sou, de quelque manière que l’occasion s’en présente ? Ah ! je me suis fait honneur en élevant plusieurs beaux enfans, et ce ne sera pas ma faute si je ne leur laisse pas quelque chose outre ma bonne renommée. Eh bien, on dit : six sous qui circulent en valent douze enterrés ; mais parlez-moi d’un homme qui ne s’arrête pas à des bagatelles quand un ami a besoin d’un tour de langue ou d’un coup de main ; on sait toujours où trouver un pareil homme, comme disent nos politiques, après qu’ils ont remué ciel et terre pour leur cause, qu’elle soit juste ou injuste.

— Voilà des principes très louables, et ils vous fourniront sûrement les moyens de vous élever dans le monde un peu plus tôt ou un peu plus tard. Mais vous oubliez de répondre à ma question : ma traversée sera-t-elle longue ou courte ?

— Que le Ciel vous bénisse, maître Wilder ! Est-ce à un pauvre aubergiste comme moi à dire au maître de ce noble navire de quel côté le vent pourra souffler ? Voilà le digne et respectable capitaine Nicholls, qui est étendu dans sa cabine ici dessous, il faisait tout ce qu’il voulait de ce bâtiment ; et pourquoi croirais-je qu’un homme qui a de si bonnes recommandations que vous en ferait moins ? Je m’attends à apprendre que vous avez fait une fameuse course, et qui fera honneur au bon témoignage que j’ai eu occasion de rendre en votre faveur.

Wilder maudit du fond du cœur la dissimulation astucieuse du drôle avec lequel il était forcé d’être en relation pour le moment ; car il vit clairement que sa détermination à ne pas se compromettre en faisant un pas de plus qu’il ne le trouvait absolument indispensable ne servirait probablement qu’à rendre Joram trop circonspect pour s’expliquer aussi clairement qu’il l’aurait désiré.

— Vous voyez, lui dit-il après avoir hésité un instant pour se donner le temps de la réflexion, que ce bâtiment commence à marcher trop vite pour que nous perdions le temps en paroles inutiles. Vous connaissez la lettre que j’ai reçue ce matin ?

— Moi, capitaine Wilder ! Dieu me protége ! me prenez-vous pour le buraliste de la poste aux lettres ? Comment saurais-je quelles lettres arrivent à Newport, et ce qui peut causer un délai sur mer ?

— Le maraud est aussi craintif que coquin, murmura Wilder. Mais vous pouvez du moins me dire si l’on doit me suivre sur-le-champ, ou si l’on attend de moi que je retienne le bâtiment au large sous tel prétexte que je pourrai imaginer.

— Dieu vous protége, jeune homme ! voilà d’étranges questions adressées par quelqu’un qui vient à peine de quitter l’eau, à un homme qui n’a fait que la regarder de la côte depuis vingt-cinq ans. Autant qu’il m’en souvient, monsieur, vous dirigerez votre vaisseau du côté du sud, jusqu’à ce que vous ayez dépassé les îles, et alors vous ferez vos calculs suivant le vent pour ne pas entrer dans le gouffre, où, comme vous le savez, le courant vous porterait d’un côté, tandis que vos ordres sont d’aller de l’autre.

— Lof, monsieur, songez au lof ! cria le pilote d’une voix ferme au marin qui tenait le gouvernail. Rien ne vous empêche de lofer. Pour rien au monde, n’allez sous le vent du négrier !

Wilder et l’aubergiste tressaillirent en même temps, comme si le nom seul de ce bâtiment eût eu quelque chose d’alarmant, et le premier dit au second, en lui montrant l’esquif :

— À moins que vous ne vouliez faire le voyage avec nous, monsieur Joram, il est temps de rentrer dans votre barque.

— Oui, oui, je vois que vous voilà en route, et il faut que je vous quitte, quelque plaisir que je trouve en votre compagnie, répondit l’aubergiste en s’avançant vers le bord du bâtiment et en descendant dans sa barque aussi bien, qu’il le put ; en bien ! je vous souhaite un bon quart, camarades, un bon vent, et tel qu’il vous le faut, une bonne traversée et un prompt retour. Détachez la corde !

On obéit à cet ordre, et le léger esquif, ne suivant plus le mouvement du navire, dévia sur-le-champ de sa course et devint stationnaire après avoir fait un petit circuit, tandis que le bâtiment continuait à s’avancer majestueusement, comme un éléphant du dos duquel un papillon vient de s’envoler. Wilder suivit un instant la barque des yeux ; mais son attention en fut bientôt détournée par la voix du pilote, qui s’écria de nouveau de la proue :

— Ralinguez un peu ! ralinguez ! Ne perdez pas un pouce de terrain, ou vous ne passerez jamais au vent du négrier ! Lofez vous dis-je, lofez !

— Du négrier ! murmura notre aventurier en se rendant sur une partie de son bâtiment d’où il pouvait voir complètement ce navire important et qui l’intéressait sous un double rapport ; oui, du négrier ! il peut être vraiment difficile de gagner le vent sur le négrier.

Sans y faire attention, il s’était placé près de Mrs Wyllys et de Gertrude. Celle-ci, appuyée sur la balustrade du gaillard d’arrière, regardait le navire qui était à l’ancre, avec un plaisir assez naturel à son âge et à son sexe.

— Vous pouvez rire à mes dépens et m’appeler capricieuse et peut-être crédule, ma chère Mrs Wyllys, dit la jeune fille sans méfiance, à l’instant où Wilder venait de se placer près d’elles ; mais je voudrais que nous ne fussions pas à bord de cette Royale Caroline, et que notre voyage dût se faire sur ce superbe bâtiment.

— Oui, superbe sans doute, répondit Mrs Wyllys ; mais je ne sais si nous y serions plus en sûreté et plus commodément que sur celui où nous sommes.

— Avec quel ordre et quelle symétrie les cordages sont arrangés ! On le prendrait pour un oiseau de mer flottant sur l’océan.

— Si vous aviez cité le canard, la comparaison aurait été parfaitement nautique, dit la gouvernante avec un sourire mélancolique ; vous vous montrez digne d’être un jour la femme d’un marin, ma chère.

Gertrude rougit légèrement, et tournant la tête pour répondre à la plaisanterie de Mrs Wyllys, elle rencontra les yeux de Wilder, qui étaient fixés sur les siens ; la rougeur de ses joues devint plus vive, et elle garda le silence, tandis que le grand chapeau de paille qu’elle portait servait à cacher son visage et la confusion qui en rehaussait le coloris.

— Vous ne me répondez pas, ma chère ; on dirait que vous réfléchissez aux chances d’un voyage sur mer, dit Mrs Wyllys dont la physionomie pensive et distraite prouvait qu’elle songeait à peine à ce qu’elle disait.

— La mer est un élément trop inconstant pour me plaire, répondit froidement Gertrude. — Dites-moi, je vous prie, Mrs Wyllys, le navire dont nous nous approchons est-il un vaisseau de roi ? Il a un air belliqueux, pour ne pas dire menaçant.

— Le pilote l’a appelé deux fois un négrier.

— Un négrier ! Combien sont donc trompeuses la beauté et la symétrie que j’admirais ! Je ne me fierai plus aux apparences, puisque un si bel objet peut être destiné à un si vil trafic.

— Oui, trompeuses sans doute ! s’écria tout haut Wilder, cédant à une impulsion aussi irrésistible qu’involontaire. Je prendrai sur moi de dire que, malgré les belles proportions et l’équipement admirable de ce navire, on n’en trouverait pas un seul sur toute la surface de l’océan qui fût plus perfide que ce…

— Négrier, dit Mrs Wyllys qui avait en le temps de se retourner et de montrer tout son étonnement avant que le jeune homme parût disposé à finir sa phrase.

— Négrier, répéta-t-il en appuyant sur ce mot, et en la saluant en même temps comme pour la remercier de le lui avoir fourni.

Un profond silence suivit cette interruption. Mrs Wyllys étudia un instant la physionomie troublée du jeune marin, d’un air qui prouvait qu’elle prenait à lui un intérêt singulier, et ensuite elle porta gravement ses regards vers la mer, paraissant occupée de réflexions profondes, sinon pénibles. La taille légère et bien proportionnée de Gertrude continuait, à la vérité, d’être appuyée sur la balustrade ; mais Wilder, dans la position qu’elle occupait, ne put entrevoir une seconde fois ses traits. Cependant des événemens de nature à détourner entièrement son attention d’une contemplation si agréable étaient sur le point d’arriver.

Le bâtiment avait alors passé entre la petite île et la pointe d’où Homespun s’était embarqué, et l’on pouvait dire qu’il était hors du port intérieur. Le négrier était directement sur sa route, et tout l’équipage le regardait avec un profond intérêt, pour voir si l’on pouvait encore espérer de le passer du côté du vent. Cette mesure était désirable, parce qu’un marin se fait gloire de garder le côté honorable de tous les navires qu’il rencontre, mais surtout parce que, dans la position où se trouvait le négrier, c’était le moyen d’éviter la nécessité de virer avant que la Caroline eût atteint un endroit plus commode pour cette manœuvre. Le lecteur comprendra pourtant aisément que l’intérêt qu’y prenait le nouveau commandant de ce navire avait sa source dans des sentimens bien différens d’une fierté de profession, ou de la convenance du moment.

Wilder sentait la probabilité que le moment de crise approchait. On se rappellera qu’il ignorait complètement les intentions précises du Corsaire, et le fort n’étant pas en état de service, il n’aurait pas été difficile à celui-ci de fondre sur sa proie, à la vue de tous les habitans de la ville, et de s’en emparer au mépris de leurs faibles moyens de défense. La position des deux navires favorisait une telle entreprise. La Caroline, n’ayant fait aucuns préparatifs de défense, ne soupçonnant aucun danger et n’étant, dans aucun cas, en état de lutter contre un ennemi si redoutable, était une victime qui devait succomber aisément ; et il n’y avait pas lieu de croire qu’un seul boulet, parti de la batterie de terre, pût l’atteindre avant que le capteur et sa prise fussent à une distance assez grande pour rendre la seconde décharge peu dangereuse, sinon complètement inutile. La nature étrange et audacieuse d’une telle entreprise était parfaitement d’accord avec le caractère, du flibustier déterminé, et elle ne semblait alors dépendre uniquement que de son caprice.

Rempli de cette idée et ayant sous les yeux la perspective de voir se terminer si promptement sa nouvelle autorité, il ne doit pas paraître étonnant que notre aventurier attendît le résulat de ce qui allait se passer, avec un intérêt beaucoup plus vif qu’aucun de ceux au milieu desquels il se trouvait. Il s’avança vers le vibord et chercha à deviner quel était le plan de ses confédérés secrets, d’après quelques-uns de ces indices qui sont familiers à un marin. Il ne put pourtant découvrir sur le prétendu négrier aucun signe qui annonçât l’intention de partir, ou même de changer de position. On y voyait régner un repos aussi profond, aussi admirable, mais aussi perfide que celui qu’on y avait remarqué pendant toute cette matinée si fertile en événemens. On ne pouvait apercevoir qu’un seul homme au milieu de ses cordages, de ses mâts et de ses vergues ; c’était un marin assis à l’extrémité d’une des vergues les plus basses, et qui paraissait occupé à y faire une de ces réparations qui sont si constamment nécessaires dans les agrès d’un grand navire. Ce marin étant placé sur son bâtiment du côté sous le vent, Wilder s’imagina sur-le-champ qu’il y avait été posté pour jeter un grappin dans les agrès de la Caroline, si cette mesure devenait nécessaire pour mettre en contact les deux vaisseaux. Voulant prévenir une rencontre si dangereuse, il résolut sur-le-champ de déjouer ce projet. Appelant le pilote, il lui dit que la tentative de passer du côté du vent du négrier était d’un succès très douteux, et que le plus sûr serait de voguer sous le vent.

— Ne craignez rien, capitaine, ne craignez rien, répondit l’opiniâtre conducteur du vaisseau, d’autant plus jaloux de son autorité qu’elle devait être de courte durée, et qui, comme l’usurpateur, d’un trône, prenait ombrage du pouvoir plus légitime qu’il avait momentanément dépouillé de ses droits ; ne craignez rien, capitaine, j’ai navigué dans ces parages plus souvent que vous n’avez traversé l’océan, et je connais le nom de chaque rocher qui s’y trouve, aussi bien que le crieur de la ville connaît les rues de Newport. — Lofez ! vous dis-je, lofez ! serrez le vent de plus près ! Rien ne vous empêche de lofer.

— Vous voyez que les voiles fasient déjà, monsieur, dit Wilder d’un ton ferme ; si vous faites heurter le négrier, qui paiera les avaries.

— Je suis un assureur général, répondit le pilote entêté ; ma femme raccommodera chaque trou que j’occasionnerai dans vos voiles, avec une aiguille aussi fine qu’un cheveu, et avec une paumelle comme le dé d’une fée.

— Ce sont de belles paroles, monsieur, mais vous perdez déjà la route du bâtiment, et avant que vous ayez fini vos fanfaronnades, il sera engagé dans les ferrures du négrier, qui le retiendront aussi fermement que les fers que porte un criminel condamné. — Plein la voile, camarade ! — Faites porter, monsieur !

— Oui, oui, plein la voile ! répéta le pilote, qui, voyant la difficulté de passer du côté du vent augmenter de moment en moment, commençait chanceler dans sa résolution. Près et plein ! je vous l’ai déjà dit, près et plein ! — Je ne sais pas trop, capitaine, si, attendu que le vent nous a un peu serrés, nous ne serons pas obligés de passer sous le vent ; mais vous conviendrez qu’en ce cas nous serons forcés de virer de bord.

Or, le fait était que si le vent, quoique moins fort qu’il n’avait été, avait éprouvé quelque changement, c’était un changement favorable, et Wilder n’avait jamais prétendu, de quelque manière que ce fût, que le bâtiment, en passant sous le vent de l’autre vaisseau, n’aurait pas à virer environ vingt minutes plus tôt que s’il avait réussi dans la tentative délicate de passer du côté le plus honorable. Mais comme les esprits les plus obtus sont toujours les derniers à convenir de leurs bévues, le pilote déconcerté ne voulut céder, comme il s’y voyait obligé, qu’avec quelque réserve qui pût lui conserver parmi ses auditeurs sa réputation de prévoyance.

— Éloignez le bâtiment du négrier ! s’écria Wilder qui commençait à quitter le ton de remontrance pour prendre celui de commandant ; éloignez-le, monsieur, pendant que vous le pouvez encore, ou de par le ciel…

Ses lèvres devinrent immobiles, car ses yeux tombèrent en ce moment sur la physionomie pâle, inquiète et expressive de Gertrude.

— Je crois qu’il le faut, dit le pilote, vu que le vent nous serre. — Allons, camarade, gouvernez sous la poupe du navire à l’ancre. — Holà ! lofez ! lofez de nouveau ! Serrez le vent de plus près ! Levez les petites voiles ! Le négrier a un grelin jeté précisément sur notre route. S’il y a de la justice dans les plantations, je traduirai ce capitaine devant les tribunaux.

— Que veux dire ce drôle ? se demanda Wilder en sautant à la hâte sur un canon pour mieux juger de l’état des choses.

Son lieutenant lui montra la hanche de l’autre navire, qui était sous le vent, et le jeune marin n’y vit que trop clairement un câble qui fouettait l’eau, comme si l’on eût été occupé à le tendre. La vérité lui sauta aux yeux sur-le-champ. Le Corsaire était secrètement amarré par le moyen d’un câble à ressort, dans la vue d’être plus promptement préparé à faire porter ses canons sur la batterie, s’il lui devenait nécessaire de se défendre ; et il profitait alors de cette circonstance pour empêcher le bâtiment marchand de lui passer sous le vent. Cet arrangement causa beaucoup de surprise, accompagné d’un nombre raisonnable de juremens, parmi les officiers de la Caroline, quoique aucun d’eux n’eût le moindre soupçon de la véritable cause qui avait fait placer une touée de cette manière, et qui faisait tendre un câble si maladroitement sur leur route. Le pilote fut le seul parmi eux qui trouva dans cet incident un motif de se réjouir, il avait dans le fait placé le navire dans une position qui lui rendait presque aussi difficile de passer d’un côté du négrier que de l’autre, et il trouvait maintenant une excuse suffisante pour se justifier, s’il arrivait quelque accident dans le cours de la manœuvre extrêmement critique dont il n’y avait plus moyen de se dispenser.

— C’est prendre une liberté fort extraordinaire à l’entrée d’un port, murmura Wilder quand ses yeux l’eurent convaincu du fait que nous venons de rapporter. Il faut pousser le navire au vent, pilote, la chose est sans remède.

— Je me lave les mains des suites, et j’en prends à témoin tous ceux qui sont à bord, répondit le pilote avec l’air d’un homme profondément offensé, quoiqu’il fût secrètement charmé d’avoir l’air d’être forcé à la manœuvre qu’il avait mis tant d’opiniâtreté à vouloir exécuter quelques momens auparavant. Il faudra recourir aux lois, si nous avons une planche brisée ou un cordage rompu. — Lofez ! camarade, lofez au plus près du vent, et essayez une demi-bordée.

Le marin qui était au gouvernail obéit à cet ordre. Ayant lâché les rais de la roue, elle fit une prompte évolution, et le navire, sentant une nouvelle impulsion du vent, tourna lentement sa proue du côté d’où il soufflait, ses voiles s’agitant avec un bruit semblable à celui que produit une troupe d’oiseaux aquatiques, quand ils prennent leur essor. Mais la force du gouvernail se faisant de nouveau sentir, il fit bientôt son abatée comme auparavant, dérivant par le travers sur le prétendu négrier, poussé par le vent, qui semblait néanmoins avoir perdu une grande partie de sa force, à l’instant critique où elle aurait été le plus nécessaire.

Un marin comprendra aisément la situation dans laquelle se trouvait la Caroline. Elle avait tellement poussé en avant, qu’elle se trouvait précisément droit par le travers du négrier, du côté du vent, mais trop près de ce navire pour pouvoir abattre le moins du monde, sans un danger imminent de mettre les deux navires en contact. Le vent était inconstant ; tantôt il soufflait par bouffées, tantôt on éprouvait un calme parfait. Lorsque le bâtiment sentait l’influence de la brise, ses grands mâts se courbaient avec grâce vers le négrier, comme pour faire le salut d’adieu ; mais quand ses voiles n’éprouvaient plus la pression momentanée du vent, il roulait pesamment sans avancer d’un seul pied. L’effet de chaque changement était pourtant de le rapprocher encore davantage de son dangereux voisin, et il devint bientôt évident, même au plus jeune marin qui se trouvât à bord, qu’un changement soudain de vent pouvait seul le mettre en état de passer en avant, d’autant plus que la marée allait changer.

Comme les officiers subalternes de la Caroline n’étaient pas très délicats sur le choix de leurs expressions, dans leurs commentaires sur la maladresse qui les avait conduits dans une position si désagréable et si mortifiante, le pilote cherchait à cacher son dépit par la multiplicité des ordres qu’il donnait en même temps et par le bruit qu’il faisait en les donnant. Du fracas, il passa bientôt à la confusion, et enfin les hommes de l’équipage restèrent les bras croisés, ne sachant auquel des ordres, souvent contradictoires, qu’ils recevaient à la fois, ils devaient commencer par obéir. De son côté, Wilder avait aussi croisé les siens avec un air de tranquillité parfaite, et s’était placé près des deux dames qui étaient sur son bord. Mrs Wyllys étudiait tous ses regards, dans l’espoir de pouvoir juger, d’après leur expression, de la nature et de l’étendue du danger que l’on courait, s’il pouvait y avoir quelque danger dans le contact qui paraissait devoir avoir lieu incessamment entre deux navires flottans dans une eau parfaitement calme, dont l’un était immobile, et dont l’autre n’avait qu’un mouvement presque imperceptible. L’air ferme et déterminé qu’elle remarqua sur le front du jeune marin excita en elle une inquiétude qu’elle n’aurait peut-être pas éprouvée sans cela, dans des circonstances qui n’offraient en elles-mêmes rien qui dût paraître bien dangereux.

— Avons-nous quelque chose à craindre, monsieur ? lui demanda la gouvernante en tâchant de cacher à sa jeune compagne la nature de sa propre inquiétude.

— Je vous ai dit, madame, répondit Wilder, que la Caroline était un navire malencontreux.

Les deux dames regardèrent le sourire amer avec lequel Wilder fit cette réponse, comme de mauvais augure, et Gertrude s’appuya sur le bras de sa compagne, comme sur celui d’une femme sur laquelle elle avait appris depuis long-temps à compter.

— Pourquoi les marins du négrier ne se montrent-ils pas pour nous aider, pour nous empêcher d’en approcher de trop près ? demanda Mrs Wyllys avec inquiétude.

— Sans doute, pourquoi ne se montrent-ils pas ? Mais nous les verrons, je présume, et avant qu’il soit long-temps.

— Votre ton et votre air, jeune homme, feraient croire que vous pensez que cette entrevue ne sera pas sans danger.

— Tenez-vous près de moi, répondit Wilder d’une voix presque étouffée par la manière dont il serrait les lèvres ; En tout événement, tenez-vous aussi près de moi qu’il vous sera possible.

— Levez le gui de baume du côté du vent ! s’écriait le pilote. — Mettez barque en mer et faites virer le navire en le touant ! — dégagez l’ancre de touée ! — bordez le foque ! — amurez la grande voile !

Les marins étonnés restaient comme des statues, ne sachant de quel côté tourner, les uns criant aux autres de faire ceci ou cela, tandis que d’autres donnaient en même temps des ordres contraires. Enfin quelqu’un s’écria d’un ton calme, mais ferme et imposant :

— Silence sur le vaisseau !

Ces mots furent prononcés de ce ton qui annonce que celui qui parle conserve tout son sang-froid, et qui ne manque jamais d’inspirer aux subalternes une portion de la confiance de celui qui commande. Chacun se tourna vers le côté du navire d’où partait cette voix, comme si chaque oreille eût été disposée à écouter le moindre ordre qui pourrait être donné. Wilder était monté sur la tête du cabestan, d’où il pouvait voir tout ce qui se passait autour de lui. Un coup d’œil vif et intelligent lui avait fait connaître parfaitement la position de son bâtiment, et ses yeux étaient fixés avec inquiétude sur le négrier, comme s’il eût voulu percer la tranquillité perfide qui y régnait encore partout, pour savoir jusqu’à quel point il pourrait être permis à ses efforts d’être de quelque utilité. Mais on aurait dit que ce dernier navire flottait sur l’eau comme un vaisseau enchanté, pas un seul marin n’était visible au milieu de ses nombreux agrès, excepté l’individu dont il a déjà été parlé et qui continuait à s’occuper du même ouvrage, comme si la Caroline eût été à plus de cent milles de l’endroit où il se trouvait. Les lèvres de Wilder se contractèrent ; — ce pouvait être avec amertume, — ce pouvait être avec satisfaction ; — car un sourire de la nature la plus équivoque se dessina sur ses traits, tandis qu’il donnait un nouvel ordre du même ton d’autorité.

— Coiffez toutes les voiles, — brassez tout à culer sur l’avant et sur l’arrière.

— Oui, répéta le pilote ; — brassez tout à culer.

— Y a-t-il une barque en mer ? demanda notre aventurier.

Une douzaine de voix répondirent affirmativement.

— Qu’on y jette ce pilote !

— C’est un ordre illégal, s’écria celui-ci ; je défends qu’on obéisse à aucune voix que la mienne.

— Qu’on l’y jette sur-le-champ ! répéta Wilder avec fermeté.

Au milieu du tumulte et du mouvement qui régnaient pendant qu’on brassant les voiles, la résistance du pilote ne fit guère de sensation. Il fut bientôt enlevé sur les bras des deux lieutenans, et après s’être tordu les membres en diverses contorsions pendant qu’il était en l’air, il fut jeté dans la barque avec aussi peu de cérémonie que si c’eût été une souche de bois. Le bout de la corde y fut jeté après lui, et le guide déconcerté fut abandonné avec la plus grande indifférence à ses propres réflexions.

Pendant ce temps, l’ordre de Wilder avait été exécuté. Ces vastes toiles qui, un moment auparavant, s’agitaient dans les airs, ou se gonflaient en avant ou en arrière, suivant qu’elles fasiaient ou se remplissaient, comme on le dit en termes techniques, pressaient alors contre leurs mâts respectifs et forçaient le navire à reprendre la route qu’il avait perdue. Cette manœuvre exigeait la plus grande attention et la précision la plus scrupuleuse dans les ordres ; mais le jeune commandant se trouva, à tous égards, en état de s’acquitter de sa tâche. Ici une voile était déployée ; là une autre présentait au vent une surface plus plate ; ailleurs une voile plus légère était étendue. La voix de Wilder ne cessait de se faire entendre, toujours avec calme, toujours avec un ton d’autorité. Le navire lui-même, comme si c’eût été un être animé, semblait sentir que sa destinée était confiée à des mains bien différentes et douées de bien plus d’intelligence qu’auparavant. Obéissant à la nouvelle impulsion qui leur était communiquée, cette immense nuée de voiles et son énorme forêt de mâts, de vergues et d’agrès, roulaient de côté et d’autres, et ayant triomphé de l’état d’inertie comparative auquel il avait été condamné, le bâtiment céda pesamment à la pression et commença à reculer.

Pendant tout le temps qui fut nécessaire pour tirer de danger la Caroline, l’attention de Wilder se partagea entre son propre vaisseau et celui dont il était si voisin, et dont la conduite était inexplicable. Pas un son ne s’y faisait entendre, et il y régnait un silence pareil à celui de la mort. On ne pouvait découvrir ni un visage inquiet, ni un œil curieux, à aucune des nombreuses ouvertures par où l’équipage d’un vaisseau armé peut jeter un regard sur la mer. Le marin, placé sur une vergue, continuait son travail en homme qui ne songe à rien qu’à sa propre existence. Il y avait pourtant dans le navire même un mouvement lent, quoique presque imperceptible, qui comme celui d’une baleine endormie, semblait produit par une volonté insouciante, plutôt que par les efforts de la main des hommes.

Pas un seul de ces changemens n’échappa à l’examen qu’en fit Wilder avec autant d’attention que d’intelligence. Il vit qu’à mesure que la Caroline se retirait, le négrier lui présentait graduellement le flanc. Les bouches menaçantes de ses canons étaient toujours tournées vers le bâtiment marchand, et pendant tout le temps qu’ils furent à proximité l’un de l’autre, il n’y eut pas un seul instant où le pont de celui-ci n’eût pu être balayé par une décharge générale de l’artillerie du premier. À chaque ordre successif qu’il donnait, notre aventurier tournait les yeux vers le navire voisin, pour voir s’il permettrait qu’on l’exécutât ; et il ne se sentit certain que la conduite de la Caroline lui était abandonnée, que lorsqu’elle eut cessé d’être dans cette proximité dangereuse, et qu’obéissant à la nouvelle disposition de ses voiles, elle eut fait son abatée dans un endroit où il pouvait en diriger les mouvemens à son gré.

Voyant que la marée devenait défavorable, et qu’il y avait trop peu de vent pour la refouler, il fit attacher les voiles en festons à leurs vergues, et donna ordre de jeter l’ancre.