Le Corsaire rouge/Chapitre XXII

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 8p. 311-318).

accoutumé que l’être innocent qui en était l’objet à réfléchir sur la dépravation de l’espèce humaine ; mais il ne fit éprouver à Gertrude qu’une sensation vague et générale de crainte.

— Pourquoi me regardez-vous ainsi, ma gouvernante… ma mère ? s’écria-t-elle en se penchant sur sa compagne, et en appuyant une main sur son bras d’un air suppliant, comme pour la tirer de sa rêverie.

— Oui, je parlerai : il y a moins de danger à ce que vous sachiez tout qu’à laisser plus long-temps votre innocence dans l’erreur. Je me défie du vaisseau sur lequel nous sommes et de tous ceux qui en font partie.

— De tous ? répéta sa pupille en jetant autour d’elle un regard craintif et presque égaré.

— Oui, de tous.

— Il peut y avoir des hommes méchans et malintentionnés dans la flotte de sa majesté, mais nous sommes à l’abri de toute entreprise téméraire de leur part. Si ce n’est la crainte de la honte, au moins celle du châtiment nous protégera.

— Je crains que les êtres qui nous entourent ne reconnaissent d’autres lois que celles qu’ils font eux-mêmes, ni d’autre autorité que la leur.

— Mais, s’il en était ainsi, ce seraient des pirates !

— C’est ce que je crains.

— Des pirates ! Quoi ! tous ?

— Oui, tous. Si l’un est coupable d’un tel crime, il est clair que ses compagnons ne peuvent être à l’abri du soupçon.

— Mais, ma chère dame, nous savons que l’un d’eux, du moins, est innocent, puisqu’il est venu avec nous, et dans des circonstances qui ne peuvent nous laisser aucune crainte à cet égard.

— Je ne sais. Il y a différens degrés de bassesse, comme il y a différentes manières de se conduire bassement. Je crains bien que tout ce qu’il y a de vertueux sur ce vaisseau ne soit rassemblé ici.

Gertrude sentit que ses genoux fléchissaient sous elle ; elle tremblait de tous ses membres et éprouvait une émotion dont elle ne pouvait se rendre compte à elle-même.

— Puisque nous savons d’où il vient, dit-elle à voix basse, je pense que vous ne lui rendez pas justice, quelque fondés que puissent être vos soupçons à l’égard des autres.

— Il est possible que je me trompe en ce qui concerne M. Wilder, mais il est important que nous sachions à quoi nous en tenir. Remettez-vous, ma bonne amie ; j’entends monter celui qu’on a chargé de nous servir ; peut-être pourrons-nous en tirer quelques éclaircissemens.

Mrs Wyllys fit à sa pupille un signe expressif pour l’engager à composer sa figure, et elle reprit elle-même cette expression calme et pensive qui aurait trompé une personne beaucoup plus expérimentée que le jeune garçon. Gertrude se couvrit le visage d’une main, tandis que sa gouvernante s’adressait à celui qui venait d’entrer, d’un ton qui tenait à la fois de la bonté et de l’intérêt.

— Roderick, mon enfant, dit-elle en commençant, vos paupières semblent vouloir se fermer. Ce genre de service doit être nouveau pour vous ?

— Il est assez ancien pour que j’aie appris à ne point céder au sommeil quand je suis de quart, répondit l’enfant.

— Vous auriez plus besoin à votre âge des soins d’une tendre mère que des leçons du contre-maître. Quel âge avez-vous, Roderick ?

— Je suis assez âgé pour être plus sage et meilleur que je ne suis, répondit-il d’un air pensif. Dans un mois j’aurai vingt ans.

— Vingt ans ! vous vous amusez de ma curiosité, petit espiègle.

— Ai-je dit vingt ans, madame ? J’aurais plus approché de la vérité en disant quinze ans.

— Je vous crois bien. Et combien de ces années avez-vous passé sur mer ?

— Mais deux, en vérité, quoique souvent il me semble que j’en aie passé dix ; et cependant il y a des temps où elles ne me paraissent qu’un jour !

— Vous êtes romanesque de bonne heure, mon enfant. Et comment aimez-vous le métier des armes ?

— Des armes !

— Oui, des armes. Est-ce que je ne m’exprime pas clairement. Ceux qui servent à bord d’un vaisseau qui est construit expressément pour les combats suivent le métier de la guerre.

— Oh ! oui ; certainement la guerre est notre métier.

— Et en ayez-vous déjà vu les horreurs ? Ce vaisseau s’est-il battu depuis que vous êtes au service ?

— Ce vaisseau !

— Assurément ce vaisseau : avez-vous jamais servi sur un autre ?

— Jamais.

— Alors, c’est de ce vaisseau seul qu’on peut vous parler. L’équipage a-t-il souvent des prises à partager ?

— Oh ! très souvent ; ce n’est jamais là ce qui manque.

— Alors vous devez être tous attachés à votre navire et à votre capitaine. Le marin aime le vaisseau et le commandant qui lui font mener une vie active.

— Oui, madame ; nous menons ici une vie active. Et il y en a aussi parmi nous qui aiment bien le vaisseau et le commandant.

— Et avez-vous une mère, ou quelque amie, à qui vous fassiez passer vos petits profits ?

— Si j’ai…

Frappé du ton de stupeur avec lequel l’enfant répondait à ses questions, la gouvernante tourna rapidement la tête pour voir l’expression de sa physionomie. Il était debout devant elle dans une sorte d’étonnement stupide, la regardant entièrement en face, mais d’un œil beaucoup trop hagard pour qu’elle pût croire qu’il faisait attention à celle qui était devant lui.

— Parlez-moi, Roderick, continua-t-elle craignant d’éveiller ses soupçons en paraissant remarquer l’état où elle le voyait ; parlez-moi de la vie que vous menez. Vous la trouvez gaie ?

— Je la trouve triste.

— C’est étrange. Les jeunes mousses sont toujours les plus gais des hommes. Peut-être votre officier vous traite-t-il avec sévérité.

Roderick ne répondit pas.

— J’ai donc raison : votre capitaine est un tyran ?

— Vous vous trompez ; jamais il ne m’a dit une parole dure ou sévère…

— Ah ! c’est donc un homme doux : et bon ? Vous êtes bien heureux, Roderick.

— Moi… heureux, madame ?…

— Je m’exprime clairement, et en anglais… oui, heureux.

— Oh ! oui, nous sommes tous très heureux ici.

— C’est bien. Un vaisseau où règne le mécontentement n’est pas le paradis. Et vous entrez souvent dans des ports, Roderick, pour jouir des douceurs de la terre ferme ?

— Je m’inquiéterais peu de la terre, madame, si j’avais seulement sur ce vaisseau des amis qui m’aimassent.

— Et n’en avez-vous pas ? M. Wilder ne vous aime-t-il pas ?

— Je ne le connais que peu ; je ne l’avais jamais vu avant…

— Avant ?… continuez Roderick.

— Avant le jour où nous nous sommes rencontrés à Newport.

— À Newport ?

— Vous n’êtes pas sans savoir que nous venons l’un et l’autre de Newport, en dernier lieu.

— Ah ! je vous comprends. Ainsi votre connaissance avec M. Wilder a commencé à Newport ? C’était lorsque votre vaisseau était à l’ancre hors de la portée du fort.

— Oui, je lui portai l’ordre de prendre le commandement du vaisseau marchand de Bristol ; il n’était parmi nous que depuis la veille au soir.

— Pas davantage ! c’était une bien nouvelle connaissance ; mais je présume que votre commandant connaissait son mérite ?

— On l’espère parmi l’équipage ; mais…

— Vous disiez quelque chose, Roderick.

— Personne ici n’ose demander au capitaine ses raisons ; moi-même je suis obligé d’être muet.

— Vous-même ! s’écria Mrs Wyllys avec une surprise qui lui fit oublier un instant la réserve qu’elle s’imposait ; mais l’idée qui absorbait l’enfant parut l’empêcher de remarquer le changement subit qui s’opéra dans les manières de cette dame ; il était si peu à ce qui se passait, que la gouvernante toucha la main de Gertrude et lui fit remarquer l’air d’insensibilité du jeune garçon, sans la moindre crainte que son mouvement fût remarqué.

— Qu’en pensez-vous, Roderick ? ajouta-t-elle ; refuserait-il aussi de nous répondre, à nous ?

L’enfant tressaillit, et lorsque la connaissance sembla lui revenir, ses yeux se portèrent sur la physionomie douce et expressive de Gertrude.

— Bien que cette jeune dame soit d’une rare beauté, répondit-il vivement, qu’elle ne compte pas trop sur son pouvoir ; une femme ne saurait avoir d’empire sur lui.

— A-t-il donc un cœur si dur ? Pensez-vous qu’il refuserait de répondre à une question de cette belle enfant ?

— Écoutez-moi, madame, dit-il avec une vivacité qui n’était pas moins remarquable que le son doux et plaintif de sa voix. J’ai vu plus de choses dans ces deux dernières années, que bien des hommes n’en voient dans tout le cours de leur vie. Ce n’est pas ici la place de l’innocence et de la beauté ! Oh ! quittez ce vaisseau, quittez-le sans tarder, dussiez-vous, comme lorsque vous y êtes entrées, n’avoir pas un abri pour vous recevoir !

— Il est peut-être trop tard pour suivre ces avis, répliqua gravement Mrs Wyllys en tournant les yeux vers Gertrude qui gardait le silence ; mais parlez-moi encore de ce vaisseau extraordinaire, Roderick : vous n’êtes pas né pour la place que je vous vois remplir.

L’enfant secoua la tête, mais il resta les yeux baissés, ne paraissant pas disposé à répondre davantage sur ce sujet.

— Comment se fait-il que le Dauphin porte aujourd’hui des couleurs différentes de celles qu’il avait hier ? Et pourquoi ni le pavillon d’hier ni celui d’aujourd’hui ne ressemble-t-il à celui qu’abordait le négrier dans le havre de Newport ?

— Et pourquoi, répondit l’enfant avec un sourire mêlé à la fois de tristesse et d’amertume, personne ne peut-il lire dans le fond du cœur de celui qui fait ces changemens à volonté ? S’il n’y avait que le pavillon qui changeât dans ce vaisseau, on pourrait encore y être heureux.

— Ainsi, Roderick, vous n’êtes pas heureux ; voulez-vous que j’intercède en votre faveur auprès du capitaine Heidegger pour avoir votre congé ?

— Je n’en voudrais jamais servir d’autre.

— Comment ! vous vous plaignez et vous tenez à vos fers ?

— Je ne me plains pas.

La gouvernante le regarda fixement, et après un moment de silence elle continua :

— Voit-on souvent des scènes de désordre telles que celles dont nous avons été témoins aujourd’hui ?

— Non ; vous n’aviez rien à craindre des gens de l’équipage ; celui qui les a rangés sous son obéissance sait comment les maintenir dans le devoir.

— Ils sont enrôlés par ordre du roi ?

— Du roi ! Oui assurément il est roi celui qui n’a pas d’égal.

— Mais ils ont eu l’audace de menacer la vie de M. Wilder. Un marin est-il ordinairement si hardi sur un vaisseau du roi ?

Roderick lança un regard sur Mrs Wyllys, comme pour lui dire qu’il voyait bien qu’elle affectait d’ignorer ce qui n’était plus un mystère pour elle ; mais il continua à garder le silence.

— Pensez-vous, Roderick, reprit la gouvernante qui ne jugea plus nécessaire de mettre la même réserve dans ses questions sur ce sujet particulier, pensez-vous, Roderick, que le Cor… c’est-à-dire que le capitaine Heidegger nous permette de débarquer au premier port que nous rencontrerons ?

— On en a passé beaucoup depuis que vous êtes sur le vaisseau.

— Oui, beaucoup qui sont dangereux ; mais lorsque nous en verrons un où son vaisseau pourra entrer sans inconvénient ?

— De pareils endroits ne sont pas communs.

— Mais si cela se trouve, ne pensez-vous pas qu’il nous permette de débarquer ? nous avons de l’or pour le récompenser de sa peine.

— Il ne tient pas à l’or. Je ne lui en demande jamais sans qu’il m’en remplisse aussitôt les mains.

— Vous devez être heureux alors. L’or dédommage de quelques airs de froideur.

— Jamais ! repartit Roderick avec autant de vivacité que d’énergie. Si j’avais plein ce vaisseau d’or je donnerais tout pour obtenir de lui un regard de bonté.

Les paroles de Roderick, le feu avec lequel il s’exprimait surprirent Mrs Wyllys. Elle se leva et s’approcha de lui de manière à distinguer parfaitement ses traits à la lueur de la lampe. Elle vit de grosses larmes tomber à travers ses longs cils, et sillonner ses joues, qui, bien que brunies par le soleil, se couvraient d’une vive rougeur à mesure qu’elle le regardait plus fixement. Ses yeux pénétrans se promenèrent ensuite lentement sur la personne du jeune homme, jusqu’à ce qu’ils tombassent sur ses pieds délicats, qui semblaient à peine capables de le soutenir. La physionomie ordinairement pensive et douce de la gouvernante prit une expression froide et sévère, et se redressant avec dignité :

— Roderick, dit-elle d’une voix ferme, avez-vous une mère ?

— Je ne sais pas, répondit-il en ouvrant à peine assez les lèvres pour se faire entendre.

— Il suffit, une autre fois je vous en dirai davantage. Cassandre fera à l’avenir le service de cette cabine ; lorsque j’aurai besoin de vous, je frapperai sur le gong.

Roderick laissa tomber sa tête sur son sein. Il se retira en tremblant devant ce regard froid et scrutateur qui s’attachait à lui ; et quand il eut disparu, la gouvernante se tourna rapidement, mais non sans une sorte d’inquiétude, vers Gertrude, qui, frappée d’étonnement, gardait le silence.

Tandis que les réflexions se pressaient de toutes parts dans l’esprit de Mrs Wyllys, on frappa doucement à la porte, et avant qu’elle eût pu communiquer ses idées à sa pupille, le Corsaire entra.