Le Corsaire rouge/Chapitre XXIV

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 8p. 331-346).

CHAPITRE XXIV.


« Mais quant au miracle, je veux parler de la manière dont nous nous sommes sauvés ; il en est peu sur des millions qui puissent en dire autant[1]. ».
ShakspeareLa Tempête.


Pendant ces momens de calme trompeur, on aurait pu comparer le Dauphin à un oiseau de proie endormi ; mais, de même que la nature limite le temps du repos pour les créatures du genre animal, de même il paraîtrait que l’inactivité des flibustiers ne devait pas être de longue durée ; vers le lever du soleil, une brise venant de terre se fit sentir sur la mer, et mit le navire en mouvement. Pendant toute cette journée, les voiles restèrent déployées, et il se dirigea vers le sud. Les quarts se succédèrent les uns aux autres, et la nuit remplaça le jour, avant qu’il y eût aucun changement dans sa direction. Enfin on découvrit les unes après les autres les îles bleuâtres à l’horizon. Les prisonnières du Corsaire, car c’est ainsi que les femmes se voyaient forcées de se considérer, observaient silencieusement chaque monticule, chaque roc nu et stérile et chaque flanc de montagne, devant lequel passait le vaisseau, jusqu’à ce que, d’après les calculs de la gouvernante, on se trouvât au milieu de l’archipel occidental.

Pendant tout ce temps, aucune question ne fut adressée qui pût donner au Corsaire le moindre soupçon que ses hôtesses savaient très bien qu’il ne les conduisait pas au port qu’elles désiraient. Gertrude pleurait en pensant au chagrin que son père éprouverait lorsqu’il croirait qu’elle avait partagé le sort du vaisseau marchand de Bristol ; mais elle répandait ses larmes en secret, ou dans le sein de sa gouvernante, qui partageait avec elle ses douleurs. Elle évitait Wilder, dans l’idée qu’il n’était plus tel qu’elle avait voulu se le persuader ; mais aux yeux de toutes les personnes du vaisseau elle s’efforçait de conserver un extérieur égal et serein. Dans cette conduite, beaucoup plus sûre que ne l’eût été toute supplication, elle était fortement soutenue par sa gouvernante, à qui la connaissance qu’elle avait des hommes avait appris de bonne heure que la vertu n’est jamais plus imposante dans les momens d’épreuve que lorsqu’elle sait conserver sa sérénité. D’un autre côté, le commandant du vaisseau et son lieutenant ne cherchaient à avoir de rapports avec les dames qu’autant que la politesse paraissait absolument l’exiger.

Le premier, comme se repentant déjà d’avoir mis si découvert la bizarrerie de son caractère, se concentra insensiblement en lui-même, ne cherchant à se familiariser avec personne, et ne permettant pas qu’on se familiarisât avec lui ; tandis que l’air contraint de la gouvernante et le changement qui s’était opéré dans les manières de sa pupille n’avaient pas échappé à Wilder. Il avait besoin de peu d’explication pour connaître la cause de ce changement. Cependant, au lieu de chercher les moyens de se disculper, il préféra imiter leur réserve. Il n’en fallait guère plus pour confirmer ses anciennes compagnes dans tous leurs soupçons ; car Mrs Wyllys convenait elle-même qu’il agissait comme une personne en qui la dépravation n’avait pas fait encore assez de progrès pour l’empêcher de se rendre justice.

Nous ne nous arrêterons pas à parler des regrets que Gertrude éprouva naturellement lorsqu’elle dut enfin admettre cette triste conviction, ni des souhaits qu’elle crut pouvoir former dans l’innocence de son cœur pour qu’une personne qui possédait certainement tant de qualités nobles et généreuses pût bientôt reconnaître ses erreurs, et revenir à un genre de vie plus conforme aux dons heureux que sa froide et prudente gouvernante convenait qu’il avait reçus de la nature. Peut-être les tendres émotions qui s’étaient élevées dans son sein, par suite des événements qui s’étaient passés depuis quinze jours, ne se bornaient-ils pas à de simples vœux, et que des demandes plus directes et même plus ferventes que de coutume se mêlaient à ses prières ; mais c’est un voile qu’il ne nous appartient pas de soulever. Un cœur si pur et si naïf est un sanctuaire qui ne peut renfermer que des sentimens vertueux.

Pendant plusieurs jours le vaisseau lutta contre les vents stables de ces régions. Au lieu de tâcher, comme un vaisseau marchand pesamment chargé, de gagner quelque port, le Corsaire changea tout à coup sa course, et se dirigea à travers un des nombreux passages qui s’offraient à lui, avec l’assurance d’un oiseau qui regagne son nid. Cent voiles différentes se montrèrent au milieu des îles ; mais toutes furent également évitées, la politique des flibustiers leur apprenant la nécessité de la prudence dans une mer si remplie de vaisseaux de guerre.

Après que le vaisseau eut cinglé à travers un des détroits qui divisent la chaîne des Antilles, il arriva sur le vaste océan qui les sépare du continent espagnol. Du moment que ce passage eut été effectué et qu’un vaste et clair horizon s’étendit de tous côtés autour d’eux, il se fit un changement marqué dans les traits de toutes les personnes de l’équipage. Le front du Corsaire lui-même reprit sa sérénité ; son air d’inquiétude et la réserve dont il s’était enveloppé disparurent, et il redevint cet être insouciant et fantasque que nous avons essayé de faire connaître. Les matelots même, dont la vigilance n’avait pas eu besoin d’aiguillon en passant dans ces parages fréquentés par de nombreux croiseurs, semblèrent respirer un air plus libre, et les accens de la joie et d’une folle gaîté succédèrent à la tristesse et à la méfiance qui avaient régné pendant si long-temps sur le vaisseau.

D’un autre côté, la gouvernante vit un nouveau sujet d’alarme dans la direction que suivait le navire. Tant que les îles furent en vue, elle avait espéré, et avec toute apparence de raison, que celui qui les retenait prisonnières n’attendait qu’une occasion favorable pour les déposer en sûreté dans un lien soumis aux lois de quelques-uns des gouvernemens coloniaux. Elle s’était convaincue par ses propres observations qu’il y avait tant de bonnes et presque de nobles qualités, mêlées à tout ce qu’on pouvait reprocher aux deux principaux personnages du vaisseau, qu’elle ne voyait rien qui pût lui faire craindre que cette attente fût illusoire. Même les récits du temps, dans lesquels étaient racontés les coups de main et les entreprises désespérées du flibustier, avec les embellissemens d’usage en pareil cas, ne laissaient pas de renfermer un grand nombre d’exemples frappans d’une générosité marquée, et même chevaleresque. Bref, son caractère était celui d’un homme qui, tout en se déclarant l’ennemi de tous les hommes, savait faire une distinction entre le faible et le fort, et qui trouvait souvent autant de satisfaction à protéger l’un qu’à humilier l’orgueil de l’autre.

Mais toutes les espérances agréables qu’elle avait formées l’abandonnèrent lorsqu’elle vit la dernière île disparaître derrière elle dans la mer, et le vaisseau flotter seul sur un océan qui ne montrait aucun objet au-dessus de sa surface. Comme s’il était alors décidé à jeter le masque, le Corsaire fit carguer les voiles ; et, négligeant la brise favorable, il donna ordre de mettre en panne. En effet, comme si rien ne nécessitait l’attention de l’équipage, le Dauphin resta immobile au milieu de l’eau, et les officiers et les matelots se livrèrent à leurs plaisirs ou à l’oisiveté, selon leur goût ou leur caprice.

— J’avais espéré que vos arrangemens auraient pu nous permettre de débarquer dans une des îles de sa majesté, dit Mrs Wyllys, parlant pour la première fois depuis que ses soupçons avaient été éveillés sur sa position, et s’adressant à celui qui se faisait appeler le capitaine Heidegger, dès qu’on eut obéi à l’ordre de mettre le navire en panne. Je crains que vous ne trouviez incommode d’être si long-temps privé de votre cabine.

— Elle ne peut être mieux occupée, répondit-il d’une manière évasive, quoique l’œil inquiet et observateur de la gouvernante crût voir dans son air plus de hardiesse et moins de retenue que lorsqu’elle avait abordé auparavant le même sujet. Si la coutume n’exigeait pas qu’un vaisseau portât les couleurs de quelque nation, le mien serait toujours pavoisé de celles de la beauté.

— Et maintenant… ?

— Oh ! maintenant, je hisse les emblèmes qui désignent à quel service je suis.

— Depuis quinze jours que vous êtes importuné de ma personne, je n’ai jamais eu l’avantage de voir arborer ces couleurs.

— Non ? s’écria le Corsaire, en fixant sur elle ses regards, comme pour pénétrer sa pensée ; alors, votre incertitude cessera le seizième. — Qui est là ?

— Ni plus ni moins que Richard Fid, répondit l’individu en question en passant la tête hors des écoutilles, comme s’il cherchait quelque chose, et en ajoutant aussitôt qu’il eut reconnu celui qui l’appelait : — Et toujours aux ordres de votre honneur.

— Ah ! c’est l’ami de notre ami, dit le Corsaire à Mrs Wyllys, avec une expression que celle-ci comprit. Il me servira d’interprète. Venez ici, l’ami ; j’ai quelque chose à vous dire.

— Mille fois à votre service, monsieur, répliqua Richard en obéissant sur-le-champ ; car bien que je ne sois pas un grand parleur, j’ai toujours quelque chose à flot dans la tête, qu’on peut agripper au besoin.

— Vous trouvez, j’espère, que votre hamac est suspendu doucement dans mon vaisseau ?

— Je ne dis pas que non, votre honneur ; il serait difficile de trouver un navire plus doux, à coup sûr.

— Et la croisière ? j’espère qu’elle est aussi de votre goût.

— Voyez-vous, monsieur, je suis parti de chez nous sans savoir grand-chose ; par ainsi il ne m’arrive pas souvent de prendre sur moi de deviner les ordres du capitaine.

— Toutefois vous avez votre goût, dit Mrs Wyllys avec fermeté, et comme résolue à pousser l’interrogatoire plus loin que le Corsaire n’en avait eu l’intention.

— Je ne dis pas que je manque de sentiment naturel, madame, répondit Fid en s’efforçant de témoigner son admiration pour le beau sexe, par le salut gauche qu’il fit à la gouvernante, bien que j’aie eu tout autant de traverses et de contre-temps que bien d’autres. Je croyais que Catherine Whiffle et moi nous nous étions amarrés ensemble par un nœud aussi vigoureux qu’il y en a jamais eu pour tenir un câble d’écoute, lorsque la loi est venue, avec ses réglemens et ses articles de police, se mettre à la traverse de mon bonheur, et couler bas toutes les espérances de la pauvre enfant, en la forçant de s’en tenir à un seul.

— Il se trouva qu’elle avait un autre mari ! dit le Corsaire en secouant la tête d’un air significatif.

— Quatre, votre honneur. La jeune fille aimait la compagnie, et rien ne l’affligeait plus que de voir la maison vide ; mais alors, comme il était rare qu’il pût y avoir plus d’un de nous au port à la fois, on n’avait pas besoin de faire tant de bruit pour cette bagatelle. Mais c’est l’envie qui a tout fait, monsieur, oui, l’envie et la gourmandise des requins de terre. Si toutes les femmes de la paroisse avaient eu autant de maris que Catherine, que le diable m’emporte si on eût fait perdre un temps précieux au juge et au jury, pour examiner la manière dont une fille comme elle vivait tranquillement dans son ménage.

— Et depuis cette malheureuse aventure, vous vous êtes méfié du mariage ?

Depuis, votre honneur ! oh ! je vous en réponds, répondit Fid en jetant sur son commandant un de ces regards à lui, où se peignait tout à la fois une sorte de malice et de franchise ; oui, oui, depuis, comme vous dites très bien, monsieur, quoiqu’il ait été question d’un petit bout de contrat que j’avais fait moi-même avec une autre femme ; mais, en revirant l’affaire, on a trouvé que, comme le marché que j’avais passé avec la pauvre Catherine n’avait pas tenu, il n’y avait rien à dire, et par ainsi on m’a renvoyé aussi blanc que neige.

— Et tout cela s’est passé depuis que vous avez fait connaissance avec M. Wilder ?

— Avant, votre honneur, avant. J’étais encore un jeune gaillard dans ce temps-là, attendu qu’il y aura vingt-quatre ans, au mois de mai prochain, que maître Harry me traîne à la remorque. Mais, depuis ce temps-là, comme j’ai eu une sorte de famille à moi, je n’ai pas eu besoin d’aller me glisser de nouveau dans le hamac d’un autre, entendez-vous ?

— Vous disiez, interrompit Mrs Wyllys, qu’il y a vingt-quatre ans que vous avez fait la connaissance de M. Wilder ?

— Sa connaissance ! Seigneur, madame, il ne savait guère ce que c’était que des connaissances dans ce temps-là, bien que, Dieu merci, il ait eu depuis assez souvent sujet de s’en souvenir.

— La rencontre de deux hommes d’un mérite si singulier doit avoir été quelque chose de remarquable, dit le Corsaire.

— Quant à cela, ce fut assez remarquable, votre honneur ; mais quant au mérite, quoique maître Harry veuille toujours revenir sur cette partie de notre compte, moi je l’ai tiré hors ligne comme zéro, voilà tout.

— J’avoue que, dans un cas où deux hommes qui ont tous deux un jugement si exquis diffèrent d’opinion, je suis embarrassé de savoir lequel a raison. Peut-être, à l’aide des faits, serais-je plus en état de prononcer.

— Votre honneur oublie Guinée, qui pense comme moi sur tout cela, n’y voyant pas grand mérite non plus. Mais, comme vous dites, monsieur, le véritable moyen de savoir combien un vaisseau file de nœuds, c’est de consulter le livre de loch : ainsi, si cette dame et votre honneur ont envie de connaître l’affaire telle qu’elle est, vous n’avez qu’à parler, et je vous raconterai tout en termes clairs et honorables.

— Ah ! voilà une proposition raisonnable, répondit le Corsaire en faisant signe à Mrs Wyllys de le suivre d’un côté de la poupe où ils étaient moins exposés à la vue des curieux.

— Maintenant, expliquez-nous la chose clairement, et vous pourrez être sûr que nous prononcerons en dernier ressort.

Fid était loin de montrer la moindre répugnance à entrer dans les détails qu’on lui demandait ; et pendant le temps qu’il lui fallut pour tousser, cracher, renouveler sa provision de tabac, et enfin se disposer de toutes les manières à son récit, Mrs Wyllys avait vaincu la répugnance qu’elle éprouvait à chercher à pénétrer les secrets des autres, au point de céder à un mouvement de curiosité qui lui sembla invincible, et d’aller s’asseoir à la place que le Corsaire lui avait indiquée de la main.

— Mon père m’envoya de bonne heure en mer, votre honneur, dit Fid après avoir observé avec soin ces petits préliminaires. C’était comme moi un homme qui passait une plus grande partie de son temps sur l’eau que sur la terre ferme, bien que, comme ce n’était rien de plus qu’un pêcheur, il ne perdît guère la terre de vue, ce qui est, après tout, à peu près comme s’il y eût vécu tout-à-fait. Quoi qu’il en soit, lorsque je partis, j’allai tout d’un coup au large, et doublai le cap Horn pour mon premier voyage, ce qui n’était pas peu de chose pour un commençant ; mais alors, comme je n’avais que huit ans…

— Huit ans ! vous parlez de vous à présent, interrompit la gouvernante déçue dans son attente.

— Certainement, madame ; et bien qu’on pourrait parler de personnes beaucoup plus intéressantes, il serait difficile de faire virer la conversation sur quelqu’un qui sût mieux gréer ou dégréer un vaisseau. Je commençais mon histoire par le bon bout ; mais comme je pensais que madame n’aimerait pas à perdre son temps à entendre ce qui concerne mon père et ma mère, j’ai coupé court, en entrant en matière à l’âge de huit ans, laissant de côté tout ce qui a rapport à ma naissance et à mon nom, et mille autres choses de ce genre qu’on intercale ordinairement, sans rime ni raison, dans toutes vos histoires d’aujourd’hui.

— Continuez, répliqua la gouvernante avec une sorte de résignation forcée.

— Mon esprit ressemble assez à un vaisseau qu’on lance à la mer, reprit Fid. S’il prend bien son élan, et qu’il n’y ait ni obstacle ni anicroche, eh ! vogue ! le voilà qui court sur l’eau comme un charme ; mais si une fois il vient à toucher le fond, il faut beaucoup de peine pour le remettre en mouvement. Or, pour arranger une idée et disposer l’histoire de manière à ce que je puisse la traverser facilement, il est nécessaire que je revienne au point d’où j’étais parti. J’en étais à dire comme quoi mon père était un pêcheur, et comme quoi j’ai doublé le cap Horn. Ah ! m’y revoici donc ; il n’y a plus de nœud qui embarrasse ; cela va couler comme un câble bien uni. Je disais donc que j’avais doublé le cap Horn. Cela peut être l’affaire de quatre années de croisière parmi les îles et les mers de ces parages, qui n’étaient pas des mieux connues alors, et qui ne le sont pas encore trop bien aujourd’hui. Après cela, je servis dans la flotte de sa majesté pendant une guerre entière, et j’y acquis autant d’honneur que je pouvais en entasser sous les écoutilles. Puis alors je rencontrai Guinée, ce noir, madame, que vous voyez là-bas arrangeant une poulie de cargue-point pour la voile d’avant.

— Très bien ; alors vous rencontrâtes l’Africain, dit le Corsaire.

— Nous fîmes alors connaissance ; et quoique sa couleur ne soit pas plus blanche que le dos d’une baleine, n’importe, on dira ce qu’on voudra, après maître Harry il n’y a pas d’homme sur la terre qui ait des manières plus honnêtes ou dans la société de qui j’aie plus de plaisir. Assurément, votre honneur, il est d’un caractère tant soit peu contrariant, il a une grande idée de sa force, et pense qu’il n’a pas son égal lorsqu’il est sur son mât ; mais aussi il faut considérer que ce n’est rien de mieux qu’un nègre, et on ne doit pas regarder de trop près aux défauts de ceux qui ne sont pas de la même couleur que nous.

— Non, non, ce serait très peu charitable.

— Ce sont les propres paroles que l’aumônier avait coutume de dire à bord du Brunswick ! C’est une grande chose que d’avoir de l’éducation, votre honneur, puisque quand ce ne serait pas utile, cela vous met à même d’être contre-maître, et vous donne le moyen de cingler en droiture vers le ciel. Mais, comme je sais, Guinée et moi nous étions camarades, et assez bons amis ; il y avait plus de cinq ans que nous étions ensemble, lorsque arriva le naufrage dans les Indes occidentales.

— Quel naufrage ? demanda son commandant.

— J’en demande pardon à votre honneur, je ne hisse jamais une voile sans m’être assuré qu’elle est bien en place ; et avant de raconter les détails du naufrage, il faut que je repasse mes idées pour voir si je n’ai rien oublié qui dût régulièrement être mentionné d’abord.

Le Corsaire, qui s’aperçut à l’air d’impatience de la gouvernante combien il lui tardait d’entendre la suite d’un récit qui marchait si lentement, et combien elle redoutait une interruption, lui fit signe de laisser le prolixe matelot raconter à sa manière, seul moyen d’arriver aux faits qu’ils désiraient tant tous deux de connaître. Laissé à lui-même, Fid repassa, comme il l’entendait, les diverses circonstances ; et, ayant heureusement trouvé que rien de ce qu’il considérait comme inhérent à son histoire n’avait été oublié, il passa à la partie la plus intéressante de son récit pour ses auditeurs.

— Or, comme je le disais à votre honneur, continua-t-il, Guinée était alors matelot du grand mât, et moi j’étais posté à la même place abord de la Proserpine, fin voilier qui ne restait jamais en arrière, lorsque nous rencontrâmes un bâtiment contrebandier entre les îles et le continent espagnol. Le capitaine en fit sa prise et y fit passer une partie de l’équipage pour la conduire jusqu’au port, ce qui était conforme à ses instructions, du moins je l’ai toujours supposé, vu que c’était un homme qui avait du sens. Mais que ce soit ceci ou cela, n’importe, attendu que le navire était arrivé au bout de sa corde, et qu’il coula bas dans un ouragan terrible qui éclata, peut-être à deux jours de distance de notre port. C’était un petit bâtiment, voyez-vous ; et comme il lui prit envie de se renverser sur le côté avant d’aller dormir pour l’éternité, le contre-maître et trois autres glissèrent de dessus le pont et s’en allèrent au fond de la mer, comme j’ai toujours eu lieu de le croire, n’ayant jamais entendu dire le contraire. Ce fut dans cette occasion que Guinée me donna pour la première fois un coup de main ; car, bien que nous eussions déjà souvent partagé ensemble la faim et la soif, c’était la première fois qu’il sautait par-dessus le bord pour m’empêcher de boire de l’eau salée comme un poisson.

— Il vous empêcha de vous noyer avec le reste ?

— Je ne dirai pas cela, votre honneur, car qui sait si quelque heureux accident ne m’aurait pas rendu le même service ? Quoi qu’il en soit, comme je ne nage ni mieux ni plus mal qu’un boulet à deux têtes, j’ai toujours voulu en donner l’honneur au nègre, bien qu’il ait rarement été question de cela entre nous, par la raison, à ce que je présume, que le jour de régler ce compte-là n’est pas encore venu. Or donc, nous réussîmes à mettre la barque à flot et à réunir quelques provisions, tout juste assez pour empêcher l’âme et le corps de s’en aller chacun de leur côté, et nous nous dirigeâmes de notre mieux vers la terre, attendu qu’il n’y avait plus rien à faire du contrebandier. Je n’ai pas besoin d’entrer devant cette dame dans les détails sur la manière de conduire une chaloupe ; mais ce que je puis lui dire, c’est que sans cette barque, sur laquelle le nègre et moi nous restâmes environ dix jours, elle aurait passé un mauvais quart d’heure dans sa dernière traversée.

— Expliquez-vous.

— C’est assez clair, votre honneur ; je veux dire qu’il n’y avait que la main du maître Harry qui pouvait maintenir au-dessus de l’eau la chaloupe du vaisseau de Bristol le jour où nous l’avons rencontrée.

— Mais quel rapport votre naufrage a-t-il avec M. Wilder ? demanda la gouvernante incapable d’attendre plus long-temps les explications prolixes du matelot.

— Un rapport tout simple et tout naturel, madame, comme vous le verrez vous-même lorsque vous aurez entendu la partie attendrissante de mon histoire. Or donc, il y avait deux nuits et un jour que Guinée et moi nous courions sur l’océan, manquant de tout, excepté de travail, et nous dirigeant vers les îles ; car, bien que nous ne soyons pas de grands navigateurs, nous flairions la terre, et par ainsi nous ramions vigoureusement comme des gens qui sentent qu’ils font une course où il s’agit de la vie, lorsque le matin, comme qui dirait maintenant, nous découvrîmes, vers le sud-est, un navire à sec, si l’on pouvait donner le nom de navire à une machine où il ne restait en l’air que la carcasse de ses trois mâts, sans agrès, sans cordages, sans un petit bout de pavillon qui annonçât de quelle nation il était. Quoi qu’il en soit, eu égard à ces trois bâtons dégarnis, je l’ai toujours pris pour un vaisseau de haut bord, et lorsque nous arrivâmes assez près pour en examiner la carcasse, je ne balançai pas à dire qu’il était de construction anglaise.

— Vous montâtes à l’abordage ? dit le Corsaire.

— Ce n’était pas chose difficile, votre honneur, car tout l’équipage ne se composait que d’un chien affamé. C’était un spectacle imposant lorsque nous arrivâmes sur les ponts, continua Fid d’un air qui devenait de plus en plus sérieux ; un spectacle qui me remue encore le cœur toutes les fois que j’y repense.

— Vous trouvâtes l’équipage en proie à tous les besoins ?

— Nous trouvâmes un noble vaisseau de quatre cents tonneaux, dans l’état le plus déplorable, rempli d’eau, et aussi immobile qu’une église. Cela me fait toujours faire des réflexions, monsieur, quand je vois un beau navire réduit à une pareille détresse ; car on peut le comparer à un homme à qui l’on a coupé ses nageoires, et qui n’est plus bon qu’à mettre sur un bossoir pour voir d’où vient le vent.

— Le vaisseau était donc abandonné ?

— Oui, monsieur ; l’équipage l’avait quitté, ou avait été entraîné dans la tempête qui l’avait fait chavirer. Je n’ai jamais pu savoir au juste la vérité à cet égard. Le chien avait sans doute été méchant sur le pont ; car on l’avait attaché à un piquet ; ce qui lui sauva la vie, puisque, heureusement pour lui, il se trouva du bon côté, lorsque le vaisseau se redressa un peu, après que tous ses agrès furent partis. Or donc, monsieur, il y avait le chien, et pas grand-chose avec, autant que nous pûmes voir, bien que nous passâmes une demi-journée à chercher partout, pour voir si nous ne trouverions pas quelque chose qui pût nous être utile ; mais comme l’entrée du fond de cale et de la cabine était remplie d’eau, nous ne tirâmes pas grand profit de nos recherches après tout.

— Et alors vous quittâtes le bâtiment naufragé ?

— Non, pas encore, votre honneur. Pendant que nous étions occupés à fureter partout à bord, Guinée dit : — Monsieur Dick, j’entends quelqu’un qui plaint en bas. Or notez bien que j’avais entendu les mêmes sons moi-même ; mais je les avais pris pour les gémissemens des âmes de l’équipage, et n’en avais rien dit dans la crainte d’éveiller la superstition du noir ; car ces nègres ne sont tous que des superstitieux, madame ; de sorte que je ne dis rien de ce que j’avais entendu, jusqu’à ce qu’il jugeât à propos d’aborder le sujet lui-même. Alors nous nous mîmes tous deux à écouter, et, à coup sûr, les gémissemens ne tardèrent pas à ressembler à ceux d’un être humain. Quoi qu’il en soit, je fus beaucoup de temps avant de pouvoir distinguer si c’était autre chose que les plaintes de la carcasse elle-même ; car vous savez, madame, qu’un vaisseau qui est près de couler bas fait ses lamentations aussi bien que toute autre chose vivante.

— Oui, je le sais, répondit la gouvernante en tressaillant. Je les ai entendues, et jamais ma mémoire n’en perdra le souvenir.

— Oui, je pensais bien que vous pourriez en savoir quelque chose, et ce sont des lamentations solennelles celles-là ! Mais comme la carcasse continuait à se maintenir en l’air, et que rien n’annonçait qu’elle dût couler à fond, je commençai à croire que la meilleure chose était de faire un trou à la poupe, pour m’assurer si quelque malheureux n’avait pas été surpris dans son hamac, dans le moment où elle chavira. Or donc, avec la bonne volonté et une hache, nous sûmes bientôt d’où venaient ces gémissemens.

— Vous trouvâtes un enfant !

— Et sa mère, madame. Par bonheur, ils étaient du bon côté, et l’eau n’était pas encore parvenue jusqu’à eux. Mais le manque d’air et de nourriture pensa leur être fatal. La dame était à l’agonie lorsque nous la retirâmes de là ; et quant à l’enfant, que vous voyez maintenant là-bas, sur ce canon, tout robuste, tout superbe qu’il vous paraît à présent, il était dans un si triste état, madame, que nous eûmes bien de la peine à lui faire évaluer la goutte de vin et d’eau que le Seigneur nous avait laissée, pour que, comme je l’ai souvent pensé depuis, il devînt ce qu’il est actuellement, l’honneur de l’océan !

— Mais la mère ?

— La mère avait donné le seul morceau de biscuit qu’elle avait à son enfant, et elle mourait pour tâcher de prolonger l’existence du petit être auquel elle avait donné le jour. C’est une chose dont je n’ai jamais bien pu me rendre compte, madame, qu’une femme, qui n’a pas plus de force qu’un enfant, puisse se voir mourir aussi tranquillement, lorsque plus d’un brave marin se battrait pour un brin d’air que le Seigneur pourrait juger à propos de donner. Mais elle était là, blanche comme la voile long-temps battue par la tempête, ayant son bras desséché passé autour du cou de son enfant, et tenant dans sa main la misérable bouchée qui aurait pu la faire vivre encore un peu de temps.

— Que fit-elle lorsque vous la conduisîtes à l’air ?

— Ce qu’elle fit ! répéta Fid, dont la voix devenait rauque et oppressée ; elle fit une chose diablement touchante : elle donna à l’enfant la miette de biscuit, et nous fit signe, aussi bien qu’elle le put dans son état, de veiller sur lui, jusqu’à ce qu’il fût capable de voguer tout seul.

— Et fut-ce là tout ?

— J’ai toujours pensé qu’elle pria ; car il se passa quelque chose entre elle et quelqu’un qui ne pouvait pas être vu, à en juger d’après la manière dont elle élevait ses yeux vers le ciel, et dont elle remuait ses lèvres. Je me flatte qu’entre autres elle dit un mot en faveur d’un certain Richard Fid ; car il est sûr qu’elle n’avait besoin de rien demander pour elle. Au reste, personne ne saura jamais ce qu’elle a dit, vu que sa bouche se ferma pour ne plus se rouvrir.

— Elle mourut !

— Hélas ! oui ; mais la pauvre dame était déjà mourante lorsqu’elle tomba dans nos mains, et nous n’avions que peu de secours à lui offrir. Une quarte d’eau, avec peut-être une pinte de vin, un biscuit et une poignée de riz, n’étaient pas grand-chose pour deux vigoureux gaillards qui avaient à faire soixante-dix lieues, dans un bateau, sous les tropiques. Quoi qu’il en soit, lorsque nous vîmes qu’il n’y avait plus rien à tirer du vaisseau, et que, depuis que l’air s’échappait par le trou que nous avions fait, il s’enfonçait de plus en plus, nous jugeâmes que le meilleur parti à prendre était d’en sortir, et assurément il était temps, car il alla au fond, juste au moment où nous mîmes le pied sur notre bateau.

— Et l’enfant ?… le pauvre enfant abandonné ?… s’écria la gouvernante, dont les yeux s’étaient remplis de larmes.

— C’est ce qui vous trompe, madame. Au lieu de l’abandonner nous l’emmenâmes avec nous, ainsi que la seule autre créature vivante qui restait sur le vaisseau naufragé ; mais nous avions encore un long voyage à faire, et, ce qu’il y a de pis, nous étions hors de la route des bâtimens marchands. Par ainsi, nous nous assemblâmes en conseil : le nègre et moi, car l’enfant était trop faible pour parler, et d’ailleurs qu’aurait-il eu à dire dans la situation où nous nous trouvions ? Ainsi je commençai moi-même : — Guinée, que je lui dis, il faut que nous mangions ou ce chien-là, ou cet enfant-ci. Si nous mangeons l’enfant, nous ne vaudrons pas mieux que les hommes de ton pays, qui, vous le savez, madame, sont des cannibales ; au lieu que si nous mangeons le chien, tout maigre qu’il est, nous pourrons nous soutenir le corps et l’âme, et donner à l’enfant les autres choses. Alors Guinée répondit : — Moi, dit-il, pas avoir besoin de nourriture du tout ; vous donner à l’enfant, parce que lui être petit et avoir besoin de force. — Quoi qu’il en soit, maître Harry ne prit pas grand goût au chien, que nous eûmes bientôt fini entre nous, par la raison qu’il était si maigre. Après cela nous eûmes le temps d’avoir faim ; car, si nous n’avions pas soutenu la vie de l’enfant, comme vous savez, il nous aurait glissé entre les doigts.

— Et vous avez donc nourri l’enfant, quoique mourant de faim vous-mêmes ?

— Non, nous ne perdions pas tout-à-fait notre temps, madame, vu que nous tenions nos dents en haleine sur la peau de chien ; mais je ne dirais pas que c’était une nourriture des plus savoureuses. Et puis, comme nous n’avions pas occasion de nous amuser à manger, nous tenions toujours les rames, et nous n’en allions que plus vite. Enfin nous arrivâmes à une des îles ; après du temps ; et, ni le nègre ni moi, nous ne pouvions nous vanter d’avoir beaucoup de force, ni de peser beaucoup, lorsque nous tombâmes sur notre premier repas.

— Et l’enfant ?

— Oh ! il allait assez bien ; comme nous dirent ensuite les médecins, la diète à laquelle il avait été mis ne lui fit pas de mal.

— Vous cherchâtes ses amis ?

— Oh ! quant à cela, mylady, autant que j’ai pu en juger, il était déjà avec ses meilleurs amis. Nous n’avions ni carte ni boussole à l’aide desquelles nous pussions aller à la recherche de sa famille. Il nous dit qu’il s’appelait maître Henry ; il est clair, d’après cela, qu’il était d’une bonne naissance, comme on peut le voir en le regardant ; mais je ne pus apprendre un mot de plus sur sa famille ou sur sa patrie, si ce n’est que, comme il parlait anglais et qu’il avait été trouvé sur un vaisseau de cette nation, il y a naturellement lieu de croire qu’il est Anglais aussi.

— N’avez-vous pu savoir le nom du vaisseau ? demanda le Corsaire, qui écoutait son récit avec la plus grande attention.

— Oh ! quant à cela, votre honneur, les écoles étaient rares dans mon pays, et en Afrique, comme vous le savez, il n’y a pas grande instruction ; de sorte que si son nom eût été hors de l’eau, ce qui n’était pas, nous aurions pu avoir quelque peine à le lire. Quoi qu’il en soit, il y avait un sceau en cuir qui était resté sur le pont, parce que, par bonheur, il s’était trouvé embarrassé dans les pompes, de manière qu’il n’avait pu tomber dans la mer, et que nous le prîmes avec nous. Or il y avait un nom écrit sur ce sceau, et, lorsque nous eûmes le temps, j’engageai Guinée, qui a un talent particulier pour tatouer, à l’incruster dans mon bras avec de la poudre, comme étant le meilleur moyen de consigner ces petits détails. Votre honneur va voir comment le noir s’en est acquitté.

En parlant ainsi, Fid ôta tranquillement sa veste, et découvrit jusqu’au coude un de ses bras nerveux, sur lequel l’empreinte bleuâtre était encore très visible. Quoique les lettres fussent grossièrement imitées, il n’était pas difficile de lire sur la peau ces mots : L’arche de Linn-Haven.

— De cette manière vous eûtes un moyen de découvrir les parens de l’enfant ? dit le Corsaire après avoir déchiffré les lettres.

— Il ne paraît pas, votre honneur, car nous prîmes l’enfant avec nous à bord de la Proserpine, et notre digne capitaine mit toutes les voiles au vent pour tâcher d’avoir sur eux quelques renseignemens ; mais personne n’avait jamais entendu parler d’un navire du nom de l’Arche de Linn-Haven, et après un an ou plus, nous fûmes obligés d’abandonner la chasse.

— L’enfant ne put-il donner aucun renseignement sur ses amis ? demanda la gouvernante.

— Bien peu, mylady, par la raison qu’il n’en savait pas bien long, voyez-vous. Par ainsi, nous abandonnâmes complètement l’affaire ; et Guinée et moi, ainsi que le capitaine, nous nous occupâmes d’élever l’enfant. Il apprit le métier de marin du nègre et de moi, et peut-être aussi tant soit peu de lui-même. Quant au latin et à la navigation, ce fut le capitaine qui s’en chargea, le digne homme ! et il se montra son ami, jusqu’à ce que le petit gaillard fût en état de prendre soin de lui-même, ce qui ne fut que quelques années après.

— Et combien M. Wilder resta-t-il de temps dans la marine royale ? demanda le Corsaire en affectant un air d’indifférence.

— Assez de temps pour savoir tout ce qu’on y apprend, votre honneur, répondit Fid en éludant la question.

— Il arriva au grade d’officier, sans doute ?

— S’il n’y arriva pas, c’est le roi qui y a perdu… Mais qu’est-ce que j’aperçois là-bas entre l’étai et le palan ? On dirait une voile ; ou bien n’est-ce qu’une mouette qui bat des ailes avant de s’élever ?

— Holà ! une voile ! s’écria le matelot placé en observation au haut du mât. Holà ! une voile ! répéta-t-on de toutes parts du haut des huniers comme du pont ; car, malgré son éloignement, elle avait été aperçue au même instant d’une douzaine d’hommes. Le Corsaire fut forcé de prêter attention à un cri si souvent répété, et Fid profita de la circonstance pour quitter la poupe avec la précipitation d’un homme qui n’était pas fâché de cette interruption. La gouvernante se leva à son tour, et se retira triste et pensive dans sa cabine.



  1. C’est la continuation d’une phrase qui a servi d’épigraphe à un autre chapitre : Gonzalo, parlant de son naufrage, dit : « Notre malheur est chose commune ; il n’est pas de marchand à qui il n’en soit arrivé autant ; mais quant au miracle, etc. — Éd.