Le Coton et la Crise américaine

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LE COTON
ET
LA CRISE AMERICAINE

Parmi toutes les questions que soulève la crise américaine, celle du coton n’est certes pas la moins sérieuse. Près de dix millions d’hommes, appartenant à toutes les races de la terre, sont occupés à la culture du cotonnier dans les deux Amériques, sur les rivages de la Méditerranée, en Chine, dans les Indes orientales, et le produit de leur travail est mis en œuvre par dix autres millions d’hommes aux États-Unis, en Angleterre ; sur les continens d’Europe et d’Asie. Les intérêts les plus considérables, les problèmes politiques et sociaux les plus importuns se rattachent à la culture de cette plante. Si les nègres d’Amérique en effet continuent à recueillir le coton, leur servitude ne peut être abolie. Et les ouvriers de la Grande-Bretagne ne sont-ils pas exposés de leur côté à la famine, si ce même produit vient à leur manquer ? Ainsi, grâce à la culture du cotonnier, la prospérité industrielle de l’Angleterre paraît intimement liée aux progrès de l’institution servile, et cette puissance, qui a tant fait pour l’abolition de la servitude des noirs dans ses propres colonies, semble devenue le grand complice des planteurs du sud. On pourrait même croire que quelques Anglais malavisés, ont vu dans le déplorable incident, du Trent une excellente occasion de renouveler leurs approvisionnemens et de protéger l’esclavage en feignant de revendiquer seulement l’honneur du pavillon britannique. Et cependant le monde industriel juge la situation avec trop d’intelligence pour ne pas savoir que la guerre, et surtout une guerre avec l’Amérique, est un plus terrible fléau que la pénurie du coton. Si une lutte fratricide doit armer l’une contre l’autre les deux grandes nations anglo-saxonnes, il répugne d’attribuer au coton le triste honneur d’avoir été la cause occulte de la rupture. Certes la rareté de la matière première peut rendre très grave la situation des filateurs anglais ; elle n’est pas de nature toutefois à paralyser leur initiative. Pour obtenir le produit qui est le pain quotidien de leur industrie, ils n’ont pas besoin de faire prêter à la confédération esclavagiste l’immense appui de la marine et des finances britanniques ; il leur suffit de s’adresser à tous les pays producteurs de coton, aux Antilles, à la Colombie, à l’Hindoustan, et, grâce à la hausse des prix, leur appel sera bientôt entendu. Après quelques mois d’une gêne courageusement supportée, les fabricans de Manchester pourraient, à l’aide des seuls moyens pacifiques, obtenir en abondance la matière première dont ils ont besoin et reprendre le cours de leurs prospérités, tandis que la guerre, si terrible déjà par ses sanglantes journées, peut avoir les effets les plus désastreux pour l’industrie, quand même elle lui fournirait à vil prix des millions de balles.


I

Jusqu’au moment où éclata la guerre qui désole aujourd’hui l’Amérique du Nord, les états à esclaves avaient participé à la prospérité presque fabuleuse des états libres. Leurs déserts se peuplaient rapidement, des centaines de bateaux à vapeur sillonnaient leurs fleuves, des chemins de fer pénétraient dans leur pays en tout sens, et l’abondance de leurs récoltes augmentait chaque année dans une proportion plus considérable que le nombre des travailleurs nègres. La culture du cotonnier surtout donnait des résultats merveilleux. Cette plante, qu’on avait inutilement propagée pendant plus du cent cinquante ans dans la Virginie et les Carolines, était devenue tout à coup, vers la fin du siècle dernier, l’un des principaux produits de l’agriculture américaine. Jusqu’en 1790, le coton n’avait pas même donné lieu à une exportation moyenne de 100 balles par an ; mais à partir de cette époque il était expédié en Angleterre d’abord par milliers, puis par centaines de milliers et par millions de balles[1]. La récolte de 1559, la plus forte qui ait jamais été obtenue, atteignit près de 5 millions de balles, représentant une valeur de 1 milliard 500 millions de francs.

Ce coton, fourni en masses si considérables par un seul pays, était longtemps resté sans rival : excellent par la consistance, par la longueur de la fibre, la beauté de la couleur, le choix des variétés, il alimentait toutes les filatures de l’Amérique, la plupart de celles de l’Europe continentale, et subvenait pour les deux tiers à l’immense consommation du royaume-uni. Grâce à la possession de ce produit si important dans l’économie des peuples, les planteurs américains se croyaient sincèrement les arbitres du monde civilisé ; ils se vantaient de tenir dans leurs mains la destinée de l’Angleterre aussi bien que celle de la république américaine, et, pleins d’un orgueil que semblaient justifier leurs succès, ils avaient baptisé le coton du nom de roi. En effet, l’humble végétal leur avait conféré une véritable royauté. La récolte annuelle leur permettait non-seulement de s’enrichir et de se bâtir des palais, mais encore de commander au congrès américain : en vertu de leurs balles de coton, ils avaient pu rétablir de fait la traite des nègres, depuis longtemps abolie, forcer les législateurs à rédiger un nouveau code et les ministres de la religion à proclamer un nouvel évangile.

On sait comment cette insolente prospérité fut interrompue. De leur plein gré, les propriétaires d’esclaves ont rompu le pacte fédéral et ont déclaré la guerre aux états du nord. Nombreux étaient leurs prétextes ; mais il faut chercher la cause de la guerre dans leur amour jaloux de la domination et leur dégoût traditionnel pour ces Yankees, ces prolétaires du nord, qui, tout en travaillant de leurs mains comme des nègres, osent aussi prétendre au gouvernement de la république. Les fondateurs des états confédérés savaient bien que la pierre angulaire de leur édifice social, l’esclavage, était moins menacée par l’élection du président Lincoln qu’elle ne l’est par la guerre hasardeuse dans laquelle ils se sont jetés ; mais, avec l’audace des joueurs heureux, ils n’ont pas craint de risquer le tout pour le tout et de faire appel au dieu des batailles. Ils pensaient que New-York et d’autres villes commerciales du nord, fidèles au culte du dollar, accepteraient leurs conditions et demanderaient peut-être humblement une place dans la confédération esclavagiste. Ils se flattaient aussi que les populations de la Nouvelle-Angleterre, affamées et désespérées par l’interruption soudaine de leur industrie, perdraient un temps précieux en luttes intestines, tandis que la France et l’Angleterre, ne pouvant se passer du coton, s’empresseraient de reconnaître le nouveau groupe d’états et de lui envoyer des secours en troupes et en vaisseaux. Ces espérances ne se sont point réalisées. Huit mois se sont écoulés depuis que le premier coup de canon de la guerre civile a retenti, et New-York, malgré les sympathies secrètes de son aristocratie financière, n’a point fait alliance avec Charleston ; les états de la Nouvelle-Angleterre, unanimes dans leur patriotisme, ont levé contre le sud une armée de plus de cent mille volontaires ; la France n’est point sortie de son rôle de puissance neutre pour forcer le blocus du Mississipi. Il est vrai que, par suite de l’outrage fait au pavillon du Trent, la Grande-Bretagne se croira peut-être obligée d’intervenir contre les Américains du nord ; mais il est trop tard pour que cette intervention assure la prospérité de la confédération esclavagiste. En dépit du coton sauveur, la lutte a déjà produit des résultats irrémédiables, et l’un de ces résultats est l’abolition du monopole que les planteurs cotonniers d’Amérique exerçaient sur les marchés du monde.

Chose remarquable, comme si la terre elle-même s’était lassée de sa longue complicité avec les propriétaires d’esclaves, la récolte de 1860, expédiée immédiatement avant la guerre civile, a été inférieure d’un million de balles à celle de l’année précédente, elle n’a pas même égalé celle de 1858 ; mais, si considérable qu’il fût, ce déficit n’était point de nature à effrayer le commerce, et les 3 millions de balles que l’Europe reçut des planteurs pouvaient, avec la balance restée dans les entrepôts et le supplément de coton importé des Indes et d’autres pays, abondamment subvenir à l’alimentation des filatures. Aujourd’hui ce ne sont plus seulement les intempéries de l’air qui menacent la récolte : la guerre amène avec elle tout un cortège de lois économiques auxquelles les planteurs doivent nécessairement céder, et qui tendent sans exception à réduire la production du coton. Aussi longtemps que durera la lutte entre les deux moitiés de l’ancienne république américaine, l’importance de la récolte annuelle diminuera, et dans l’espace de quelques saisons elle peut devenir relativement insignifiante. Déjà cette royauté conférée par le coton à ses heureux possesseurs s’est entièrement évanouie ; malgré les richesses accumulées dans leurs habitations, les planteurs n’en sont pas moins réduits à la gêne la plus cruelle.

C’est dans la guerre elle-même qu’il faut chercher la première cause de la diminution inévitable des futures récoltes du coton. L’armée d’au moins trois cent mille hommes qu’a levée la confédération du sud se compose en grande partie de propriétaires d’esclaves. Il n’est probablement pas une seule famille de planteurs qui n’ait envoyé à la guerre un ou plusieurs de ses membres, et en certains districts les économes seuls sont restés sur les habitations. C’est là ce qui fait la force de l’armée du sud : tous ses officiers ont l’habitude du commandement, et savent, aussi bien que dans la vie civile, se faire respecter au camp et sur le champ de bataille par les petits blancs qui forment le gros de l’armée. Ils ont de plus l’avantage de connaître le danger auquel ils s’exposent, et combattent avec un courage naturel doublé de désespoir. Sachant que tôt ou tard, par la force des choses, ils peuvent être pris entre l’invasion des troupes du nord et l’insurrection servile, ils luttent non-seulement pour leur indépendance nationale, mais aussi pour leur fortune, leurs foyers, leur vie et celle de leurs enfans. Certes une armée composée de pareils élémens doit être redoutable ; mais il est impossible qu’en faisant bonne garde sur les frontières, elle ne néglige pas en même temps ses récoltes. L’œil de l’économe ne remplace pas celui du maître. Pendant que les planteurs et leurs fils s’exercent au maniement des armes sur les bords du Potomac et du Mississipi, les esclaves, débarrassés d’une surveillance de tous les instans, s’ingénient de mille manières pour éviter le travail ou pour le ralentir. Rusés comme le sont tous les faibles, ils semblent déployer un grand zèle à leur tâche de chaque jour ; mais, en dépit de leurs démonstrations, les chemins de service sont bientôt défoncés, les haies sont abattues, et la récolte est étouffée par les mauvaises herbes ou dévorée par les vers.

À cette première conséquence de la guerre s’en ajoute une autre bien plus importante : la nécessité absolue pour la confédération de remplacer la culture du coton par celle d’autres denrées. Avant la guerre, les états à esclaves s’occupaient presque uniquement des plantes industrielles, le coton, le sucre, le tabac, et négligeaient les plantes alimentaires. C’était du nord qu’ils recevaient leurs céréales, leur farine, et jusqu’aux fruits de leur table ; c’est au nord qu’ils demandaient aussi le maïs pour leurs esclaves et le foin pour leurs chevaux : à l’exception du riz et de quelques racines, ils étaient redevables à leurs compatriotes yankees de tout ce qui formait leur nourriture quotidienne. Aussi la guerre des frontières et le blocus des côtes ont-ils été suivis d’une disette générale : presque séparés du reste du monde, les planteurs de la confédération du sud en sont momentanément réduits à leurs propres ressources et ne peuvent se procurer de farines qu’à des prix exorbitans ; pour vivre, il leur faut donc nécessairement consacrer une grande partie de leurs terres à la production du maïs, du riz, du froment, et négliger d’autant les plantes industrielles. Avant que la guerre éclatât, le gouvernement provisoire de Montgomery donnait aux propriétaires d’esclaves le pressant conseil de s’adonner à la culture des vivres ; mais, depuis l’ouverture des hostilités, la situation périlleuse du Sud au point de vue de l’alimentation publique s’est encore aggravée, et journaux et législatures ne cessent de rappeler aux planteurs l’impérieuse nécessité de pourvoir avant tout aux besoins de l’approvisionnement. Les journaux des états frontières aussi bien que ceux de la Louisiane, le Richmond Whig aussi bien que le New~Orleans Delta, répètent à l’envi que le devoir et la saine politique conseillent également l’abandon total de la culture du coton. Déjà, pour conjurer la famine, la plupart des propriétaires du sud ont consacré aux céréales la moitié de leurs champs, et récemment les notables de la Géorgie, réunis en convention, ont décidé qu’ils feraient le sacrifice complet des produits qui, en 1860 encore, étaient leur principale richesse. Il est certain que l’attitude nouvelle de l’Angleterre modifiera le langage des journaux et les dispositions des planteurs, car le monopole dévolu aux états à esclaves sur les marchés du coton est un avantage trop considérable pour qu’ils ne tâchent pas de le sauvegarder à tout prix ; mais la nécessité de cultiver les céréales concurremment avec le coton n’en reste pas moins des plus inévitables. Les Antilles et l’Angleterre, auxquelles la confédération du sud serait obligée de demander son approvisionnement de céréales, sont elles-mêmes en grande partie dépendantes de l’Amérique du Nord pour ces denrées, et ne pourraient les revendre qu’avec une considérable augmentation de prix, ruineuse pour les planteurs et fatale à la production du coton.

Ce n’est pas tout : non-seulement les états à esclaves importaient du nord leurs substances alimentaires, ils lui demandaient aussi les objets manufacturés. Eux, si riches en coton, n’en filaient pas même la vingtième partie dans leurs propres usines, et ils faisaient venir presque toutes leurs cotonnades du Massachusetts et de l’Angleterre. Souliers, chapeaux, épingles, clous, savon, tous ces mille objets devenus absolument nécessaires dans l’état actuel de la civilisation, étaient fabriqués par ces Yankees méprisés : les pelles, les pioches, les charrues dont se servent les nègres, leur étaient expédiées de la Pensylvanie ; livres, papier, caractères d’imprimerie, poudre, fusils, rails, locomotives et wagons, même les cordes et les toiles qui servaient à envelopper le coton, tout provenait des états du nord. Les planteurs ne pouvaient jeter un regard sur eux ni autour d’eux sans reconnaître leur dépendance industrielle à l’égard des états libres. Par suite de leur rupture soudaine avec le nord, aujourd’hui tout commence à leur manquer, articles de vêtement, meubles, livres, papier, outils, machines. En dépit de leur haute civilisation, ils sont ramenés de force à un genre de vie qu’ils n’avaient jamais connu. Eux qui aimaient tant le luxe manquent souvent du nécessaire. Certainement, si les côtes du sud devaient être débloquées par la flotte anglaise et rendues au commerce du monde, les fabricans de Birmingham et de Sheffield seraient trop heureux de succéder aux manufacturiers de Pittsburg et de Cincinnati pour l’approvisionnement des états confédérés. Pourvu que l’Atlantique ne soit pas infesté de corsaires, ils s’empresseront de fournir à leurs nouveaux cliens tous les articles manufacturés dont ceux-ci ont besoin ; mais, quoi qu’ils fassent, ils ne pourront livrer leurs marchandises à un aussi bas prix que les fabricans yankees livraient autrefois les leurs ; les dépenses des planteurs seront augmentées et rendront d’autant plus coûteuses les cultures industrielles.

Pour éviter cette aggravation de prix et se prémunir contre le danger d’un isolement complet, les propriétaires d’esclaves ne seront-ils pas obligés de retirer des champs un grand nombre de leurs nègres et de les transformer en ouvriers ? N’est-ce pas à leur travail déjà qu’on demande tous les objets qui doivent servir à la défense nationale, les pelles, les pioches, les objets d’équipement, les harnais, les tentes ? Ce sont aussi des esclaves qui travaillent aux retranchemens, aux forts, aux batteries des côtes, au transport des provisions et du matériel de guerre. Même dans la plus profonde paix, une simple barrière posée entre les états du nord et ceux du sud suffirait pour enlever à la culture du coton un très grand nombre de bras, qui devraient être employés à la production des céréales, aux divers métiers, à l’industrie. Sous l’action de ces causes réunies, la récolte de 1861 a été probablement inférieure de moitié à celle de 1859. En dépit de l’exagération naturelle à tout Américain, le ministre des finances de la confédération du sud, M. Memminger, évaluait la quantité du coton recueilli cette année à 2,500,000 balles seulement.

Tels sont les résultats immédiats de la séparation ; mais il ne s’agit pas d’une simple ligne de frontières entre les états fidèles à l’union et les états rebelles : une guerre terrible sévit entre les deux moitiés de l’ancienne république, et, quelle qu’en soit l’issue, elle sera nécessairement fatale au monopole que les planteurs cotonniers d’Amérique exerçaient sur les marchés du monde au détriment du coton recueilli par des mains libres. Pendant les huit mois qui viennent de s’écouler, on a pu croire que le seul enjeu de la guerre était le coton, tant les hommes du nord s’ingéniaient à chercher des moyens de se l’approprier, tant les esclavagistes au contraire le gardaient avec un soin jaloux. Plein de cette illusion qu’il lui suffirait de monopoliser une grande partie de la récolte pour forcer les états industriels du nord à changer de politique et décider l’Angleterre à intervenir aussitôt, le gouvernement provisoire du sud avait instamment recommandé aux planteurs de souscrire non-seulement de l’argent, mais aussi des balles de coton payables à la fin de la guerre. L’emprunt de 15 millions de dollars autorisé par le congrès de Montgomery n’a été souscrit que pour les deux tiers. Quant à l’emprunt du coton, il a eu moins de succès encore, et le Richmond Whig, l’un des journaux les plus considérables du sud, a dû avouer que, loin d’avoir produit plus d’un million de balles, comme on s’est plu à le répéter souvent, il n’atteignait pas même la centième partie de ce chiffre : soit qu’ils aient conscience de l’inefficacité de l’emprunt, soit que la guerre les ait déjà tout à fait appauvris, il est certain que les planteurs sont plus généreux de leur personne que de leur coton. Prêts à sacrifier leur vie, ils gardent sagement leurs produits agricoles. Le gouvernement du sud a été plus heureux toutefois dans les efforts qu’il a tentés pour consigner le coton sur les plantations et le mettre ainsi à l’abri d’un coup de main de la part des fédéraux. Les ports du Mississipi ont été, comme ceux de l’Atlantique et du golfe du Mexique, compris dans cette mesure générale. Le président du comité militaire de Memphis a déclaré qu’il n’admettrait dans ses lignes ni balle de coton ni boucaut de tabac, et qu’il renverrait sur les habitations, aux frais des planteurs, toutes ces marchandises de contrebande. De même le gouverneur de la Louisiane a fait prendre à tous les capitaines des bateaux à vapeur et à toutes les administrations des chemins de fer l’engagement formel de ne pas importer une seule balle de coton dans le district militaire de la Nouvelle-Orléans. Les négocians de la ville ont écrit dans le même sens aux planteurs, et les compagnies d’assurance refusent absolument d’assurer le coton, s’il n’est pas consigné dans les habitations. Du 1er au 14 septembre 1861, le port de la Nouvelle-Orléans n’avait reçu que 214 balles, tandis que dans la période correspondante de 1860 les arrivages s’étaient élevés à 57,000 balles. Depuis, la proclamation du gouverneur a mis un terme à tous les envois. Les entrepôts de la Nouvelle-Orléans ne contiennent maintenant que 10,000 balles, c’est-à-dire la seizième partie seulement de ce qu’ils contenaient en 1860 à la même époque. Un seul navire, le Bermuda, a pu obtenir un chargement de 1,800 balles dans un port du sud, en échange d’une cargaison de poudre et de boulets ; mais, pleins d’un respect superstitieux pour leur palladium, les autorités militaires de Charleston ont interdit l’exportation de balles de coton à d’autres navires qui avaient, comme le Bermuda, réussi à forcer le blocus.

Récemment encore, les unionistes espéraient que la conquête d’un port des états confédérés par la flotte du nord suffirait pour établir un courant commercial et faire affluer aussitôt les balles de coton consignées sur les plantations. Les habitans du nord prétendaient que le patriotisme de fraîche date des propriétaires d’esclaves ne résisterait pas à l’amour du gain, et qu’ils s’empresseraient d’échanger leur récolte, longtemps inutile, contre de beaux dollars sonnans. Ils rappelaient à ce sujet qu’au commencement de la guerre les planteurs, auxquels la voie de la mer était déjà fermée, expédiaient leurs cotons par les chemins de fer de l’Ohio et de New-York, sans trop s’informer s’ils ne procuraient pas ainsi à leurs adversaires une importante source de revenus ; mais dans l’espace de quelques mois les circonstances ont bien changé. Certainement la vue de l’or doit exercer une véritable fascination sur ces hommes dont toute la fortune consiste maintenant en assignats. Néanmoins la guerre, les privations de toute espèce, la crainte de l’avenir, les menaces faites par le nord au sujet de l’émancipation des noirs ont rempli leurs cœurs d’assez de haine pour qu’ils puissent se priver spontanément des ressources obtenues en trafiquant avec l’ennemi. Plutôt que de laisser tomber leur coton au pouvoir des Yankees, ils le détruiront eux-mêmes, ils incendieront leurs plantations de leurs propres mains, et reformeront autour des envahisseurs une nouvelle frontière hérissée de fusils et de canons. Déjà les fédéraux occupent plusieurs points de la côte ennemie, Hatteras, Port-Royal, l’île Tybee, Fort-Pickens ; mais ces points ne leur permettent nullement de communiquer avec les états du sud, et depuis le commencement de la guerre ils n’ont pu encore expédier à New-York qu’une seule balle de coton. Quand même quelques entrepôts, que les sécessionistes n’auraient pas eu le temps d’incendier, tomberaient au pouvoir des troupes du nord, ces entrepôts épars et mal approvisionnés ne pourraient avoir aucune influence sur le marché, et, chose plus grave, de pareilles conquêtes ne seraient point de nature à faire persévérer les planteurs du sud dans la culture du coton.

Qu’on admette cependant l’hypothèse la plus favorable à la cause des confédérés. Qu’on les suppose victorieux, respectés, défendus contre les attaques du nord par une ligne de douanes et de fortifications, par une flotte puissante et l’amitié de l’Angleterre. Malgré leur triomphe, les planteurs cotonniers ne pourront donner à leurs cultures la même importance qu’autrefois, et cesseront d’être les grands fournisseurs des industriels anglais. Ce qui avait assuré le monopole du coton aux états à esclaves d’Amérique, c’est qu’ils pouvaient livrer une balle d’une qualité donnée à meilleur marché que les autres pays producteurs ; mais si le prix de revient des cotons d’Amérique s’élève, le prix de vente augmentera nécessairement dans la même proportion, et les détenteurs ne pourront plus lutter avec avantage sur les marchés d’Europe. Or tel est le résultat que la guerre doit inévitablement produire : elle grèvera la production du coton de frais Supplémentaires qui en rendront la culture ruineuse. Avant l’ouverture des hostilités, les planteurs réalisaient, quoi qu’on en dise, un bénéfice relativement assez faible par balle de coton[2] ; mais après une guerre heureusement terminée, de combien leurs débours ne seront-ils pas augmentés ! En supposant que les nègres soient toujours aussi dociles qu’ils l’ont été jusqu’à présent et n’occasionnent pas des frais de surveillance et de répression inutiles autrefois, il faudra dépenser plus d’argent pour leur nourriture, leurs vêtemens, leurs outils, et tous ces objets manufacturés qu’on achetait dans les états yankees, désormais séparés par une barrière de douanes. Les planteurs, devenus souverains, auront à payer leur armée permanente, leur marine, leurs employés de toute sorte ; ils auront à élever des monumens publics, à servir une rente aux créanciers de l’état, à préparer en temps de paix une guerre future, soit de défense, soit d’invasion. Pour remplir leur trésor public, à quel genre d’impôts auront-ils recours ? Peuple agricole par excellence et dépendant de la France, de l’Angleterre, du Canada, pour leurs articles manufacturés, ils ne pourront s’empêcher d’ouvrir largement leurs ports et ne frapperont que des droits légers sur les objets d’importation. C’est donc à leurs produits agricoles, c’est au coton qu’ils demanderont le budget de la paix, comme ils lui demandent aujourd’hui celui de la guerre ; pour alimenter leurs finances, ils seront obligés de tarir les sources mêmes de leurs revenus. Et non-seulement l’impôt grèvera le coton américain, et lui rendra la concurrence plus difficile avec les produits étrangers, mais. les transports aussi seront devenus beaucoup plus coûteux. Tandis que les voies de communication auront été considérablement améliorées dans les autres pays cotonniers, dans l’Hindoustan surtout, la plupart des chemins de fer agricoles de la confédération du sud auront été abandonnés à cause du manque de locomotives ou de l’arrachement des rails, les chemins vicinaux auront été coupés de fondrières, les ponts, les débarcadères seront tombés en ruine, les magasins auront été transformés en casernes. C’est encore le coton qui devra porter les frais de réparation et d’entretien de tous ces travaux publics.

Enfin le grand, l’insurmontable obstacle à la prospérité de la culture du coton dans les états confédérés, c’est ce qui semblait avoir été jusqu’à nos jours la cause de son développement si rapide, c’est l’esclavage. Violée par les peuples ou par les individus, la morale se venge toujours, et l’on peut se demander si les états d’Amérique, jadis unis, ne doivent pas la situation difficile où ils se trouvent maintenant, les uns à la possession des esclaves, les autres à leur acquiescement silencieux. Trop faibles pour se venger, les nègres ne se sont point révoltés contre leurs maîtres ; mais voici que les maîtres accomplissent eux-mêmes avec un horrible sang froid leur immense ruine. Vouant leur pays à l’invasion, leurs champs au ravage, et peut-être leurs maisons à l’incendie, ils se sont, en pleine paix, lancés tout à coup dans les terribles aventures de la guerre civile. Si leur cause, c’est-à-dire celle de l’esclavage, devait triompher pour un temps, s’ils devaient donner un démenti à la conscience humaine, eh bien ! cette ruine ne serait que retardée ; ils sont irrévocablement condamnés par la nature même du travail qu’ils emploient. Il faut aux planteurs pour leurs cultures un domaine indéfini. Campés sur le sol, ils en exploitent sans pitié la fougueuse fécondité, comme ils exploitent aussi la force du nègre pendant sa jeunesse ; quand la terre est appauvrie, ils l’abandonnent pour transporter plus loin leurs cultures et leurs campemens d’esclaves jusqu’à ce que le territoire entier soit devenu improductif. C’est pour cela que tant de planteurs de la Virginie, du Maryland, du Kentucky, avaient cessé de cultiver le sol et s’occupaient principalement de l’élève des esclaves destinés aux marchés du sud. Les propriétaires fidèles à l’agriculture n’avaient pu continuer à s’enrichir qu’en s’emparant de territoires encore vierges. Les rivages de l’Atlantique leur avaient d’abord suffi, puis ils avaient traversé les Apalaches ; ils avaient fait acheter la Louisiane, les Florides, envahi la magnifique vallée du Mississipi ; ensuite ils avaient employé toutes les forces des États-Unis à conquérir le Texas, à détacher du Mexique un territoire immense dont ils espéraient faire leur domaine ; ils attaquaient l’île de Cuba, bien qu’elle appartienne à des possesseurs d’esclaves comme eux ; ils envoyaient des pirates dans le Honduras et le Nicaragua. Et tandis qu’ils gagnaient vers le sud et l’ouest, ils essayaient aussi de gagner vers le nord ; ils se faisaient accorder par le congrès le droit heureusement illusoire de s’emparer du Kansas et du Nebraska ; ils obtenaient aussi de la cour suprême la possession virtuelle de tout le nord de la république, puisque l’esclave était déclaré propriété inviolable aussi bien sur le territoire libre que sur les domaines des planteurs. Maintenant il n’en est plus de même : bien que la loi d’extradition des esclaves fugitifs n’ait point encore été officiellement abolie, la confédération esclavagiste a désormais des frontières ; elle est renfermée dans des limites plus étroites qu’auparavant. Si incertaine que soit l’issue de la guerre, on ne peut douter que les pays habités par une forte majorité d’hommes libres, le Maryland, le Delaware, la Colombie, la Virginie occidentale, une grande partie du Missouri et du Kentucky, ne restent au pouvoir des fédéraux : c’est un territoire plus vaste que la France perdu pour l’esclavage. Les planteurs, refoulés dans un plus étroit espace, ne pourront plus échanger des terres épuisées contre un sol vierge, et la production du coton, comme celle des autres denrées, deviendra de plus en plus coûteuse. Certes les créoles de la nouvelle confédération, que distinguent à la fois la persévérance anglo-saxonne et la passion méridionale, prouvent aujourd’hui qu’ils sont capables des plus grands efforts pour atteindre leur but ; mais si leur audace et leur patience suffisent pour balancer la fortune du nord, elles s’useront en vain contre les lois économiques et morales qui régissent les sociétés. Une terre souillée par le travail esclave reste frappée dans sa fécondité même, et, pour lui rendre sa force de production première, il faut que le travail affranchi vienne à son tour la solliciter. Un jour, lorsque le magnifique bassin du Mississipi et les vallons des Apalaches seront enfin habités par des hommes libres à la peau noire ou blanche, nous verrons refleurir ces campagnes où l’esclavage, traînant à sa suite la guerre civile et d’autres fléaux, a commencé son œuvre de dévastation.


II

L’ancien monde est solidaire du nouveau, et pas un événement ne s’est accompli sur un rivage de l’Atlantique sans avoir immédiatement son contre-coup sur l’autre rivage. Que l’Amérique soit prospère ou ruinée, l’Angleterre et par conséquent le monde civilisé doivent aussi prendre leur part de la fortune ou du désastre. C’est par le coton surtout que le royaume-uni et la république américaine ont été jusqu’à nos jours dans une dépendance mutuelle et ont passé par des phases analogues. Aux merveilleux progrès agricoles des états à esclaves correspondaient les progrès industriels non moins étonnans du Lancashire ; les immenses richesses des cotton-lords s’étaient amassées aussi rapidement que les grandes fortunes des patriciens du sud, et toutes les péripéties de l’esclavage avaient eu leur triste contre-partie dans les oscillations du paupérisme, cette douloureuse plaie de la puissante Angleterre. En demandant aux propriétaires d’esclaves la plus grande partie de son approvisionnement de coton, la féodalité industrielle du Lancashire s’était alliée à l’oligarchie des planteurs ; elle participait à leurs triomphes, souffrait de leurs déboires et contribuait de son mieux, par sa complicité commerciale, au maintien de l’institution servile. En monopolisant l’importation du coton cultivé par des mains esclaves, les armateurs de Liverpool n’aidaient pas d’une manière moins efficace à perpétuer la servitude des noirs qu’ils ne le faisaient pendant le cours du siècle dernier en monopolisant la traite. L’industrie cotonnière s’était mise en antagonisme direct avec le progrès lui-même, et le jour où l’on eût émancipé les quatre millions d’esclaves des états confédérés eût été pour elle un jour de deuil. Aussi la crise américaine a-t-elle été accueillie avec stupeur par le monde commercial. Se laissant guider par de simples considérations de doit et d’avoir, d’offre et de demande, il ne faisait aucune différence entre le coton cultivé par des mains libres et le coton cultivé par des mains esclaves, et il les admettait également en franchise. La guerre d’Amérique prouve combien il avait eu tort de participer indirectement aux actes des planteurs.

Cependant les avertissemens n’ont pas manqué. Depuis longtemps la catastrophe actuelle avait été prédite, depuis longtemps aussi les dissensions intestines de la république américaine étaient devenues menaçantes. La presse anglaise, effrayée par les symptômes de la guerre civile, conseillait sans relâche aux industriels du Lancashire, non pas au nom de la morale, mais au nom de la plus simple prudence, de ne pas s’en tenir à leur grand marché d’approvisionnement et de lui créer une concurrence sérieuse dans l’Inde, en Afrique, dans les Antilles, partout où la culture du cotonnier pourrait donner de bons résultats[3]. Les fabricans convenaient parfois du danger de leur situation, ils daignaient même nommer des commissions d’enquête et fonder des sociétés d’encouragement ; mais là se bornaient leurs efforts, et lorsque le premier boulet des confédérés vint frapper les murailles du fort Sumter, ils furent pris au dépourvu comme les hommes d’état américains. Ivres de leur prospérité, ils n’avaient point cru sérieusement qu’elle pût jamais être ébranlée. Grâce au génie de leurs inventeurs, à leur propre persévérance, à leur initiative commerciale, ils avaient fait prendre à leur fabrication des allures conquérantes qui ne leur permettaient pas de songer à la possibilité d’un revers. Et certes les progrès rapides de leur industrie, véritable résumé de tous les triomphes de l’homme sur la matière, sont bien de nature à remplir d’orgueil tous ceux qui en ont été les héros ou les simples ouvriers !

En effet, aucune entreprise humaine n’a obtenu dans un aussi court espace de temps des résultats aussi considérables que l’industrie cotonnière de la Grande-Bretagne. Les commencemens, qui datent de deux cent cinquante ans à peine, furent très humbles, et après un siècle et demi d’existence, en 1767, les filateurs anglais ne consommaient pas encore 2 millions de kilogrammes de coton ; mais coup sur coup les inventions de Watt, Hargreaves, Arkwright, Crompton, vinrent donner de puissans auxiliaires au travail. En même temps, comme pour montrer la solidarité future qui devait unir les états à esclaves et les fabriques du Lancashire, un citoyen de la Caroline du sud, Seabrook, démontrait que, grâce au travail des noirs, le coton pouvait devenir un des grands articles d’exportation de l’Amérique. Plus tard, en 1794, Eli Whitney inventait le saw-gin ou machine à scie, qui permet de nettoyer facilement la fibre. Dès lors les cotons américains remplacèrent les cotons du Levant, des Indes et des Antilles dans les filatures anglaises : la grande industrie commença. Les produits ont doublé, décuplé, centuplé, et s’élevaient en 1860 à une quantité trois cents fois plus considérable qu’en 1767. Avant que la guerre n’éclatât entre les deux sections de la république américaine, on comptait dans les districts manufacturiers de la Grande-Bretagne plus de 2,200 fabriques peuplées de 400,000 ouvriers et possédant plus de 33 millions de broches mises en mouvement par des machines d’une force totale de 110,000 chevaux-vapeur[4]. En 1860, le capital engagé dans les filatures dépassait la somme de 5 milliards, et la valeur des produits manufacturés, plus importante que le budget national, s’élevait à près de deux milliards, dont 1 milliard 350 millions à destination de l’étranger. Enfin, pour suivre les industriels anglais dans leurs complaisantes statistiques, tous les fils de coton fabriqués dans la même année atteindraient une longueur de 40 millions de kilomètres, égale à cent fois la circonférence du globe, ou bien dix fois la distance de la terre à la lune. Les filatures du royaume-uni consomment à elles seules plus des deux tiers de tout le coton expédié en Europe et plus de la moitié de la quantité totale mise en œuvre dans les manufactures des, deux mondes. C’est au milieu de cette prospérité inouïe que se présente tout à coup le spectre de la ruine : les plantations d’Amérique, où la culture du cotonnier se développait avec autant de rapidité que le demandaient les consommateurs du monde civilisé, sont, en l’espace de quelques semaines, comme retranchées de la terre, et maintenant il faut chercher sur la surface du globe d’autres contrées où deux millions d’hommes libres se mettent immédiatement au travail pour remplacer dans la production du coton deux millions d’esclaves américains. Si les deux millions de travailleurs ne répondent pas à l’appel de l’industrie, la famine du coton succédera nécessairement à la disette, toutes les richesses des cotton-lords s’engloutiront dans un immense désastre, et la plus affreuse misère fera sa proie des prolétaires anglais.

Il est certain que les résultats de la crise du coton sont déjà d’une sérieuse importance dans tous les pays industriels. Ainsi les filatures de la Nouvelle-Angleterre sont fermées, ou ne travaillent qu’une faible partie de la semaine : encore en sont-elles réduites pour leur mince consommation à une véritable mendicité, si bien que l’Amérique, après avoir expédié en Angleterre tant de millions de balles de coton, est obligée à son tour de lui en demander quelques milliers[5]. En France, la situation de l’industrie cotonnière est bien moins déplorable qu’en Angleterre et dans le Massachusetts ; les entrepôts du Havre sont même plus abondamment pourvus qu’ils ne l’étaient à pareille époque en 1860 et 1859, et plusieurs des grands établissemens ont du coton pour six mois ; mais, les industriels français ne pouvant renouveler leur approvisionnement qu’en s’adressant à l’Égypte, dévastée par les inondations, et à l’Angleterre, appauvrie par la disette de coton américain, il est à redouter que bientôt nombre de filatures ne soient obligées de marcher au jour le jour, de ralentir leur production, ou même de fermer complètement. Si le contre-coup de la guerre civile d’Amérique s’est fait sentir d’une manière relativement faible dans nos manufactures de coton, on sait quelle influence désastreuse cette guerre a exercée sur les industries de Lyon et de Saint-Etienne : là un chômage forcé a entraîné les ouvriers français dans une misère encore plus profonde que celle des travailleurs de Lowell et de New-Manchester. Cependant il est hors de doute que le danger de la France est, relativement à la crise du coton, beaucoup moins immédiat que celui de la Grande-Bretagne, puisqu’elle fait avec l’Amérique un chiffre d’affaires bien moins considérable et que ses filatures consomment environ quatre fois moins de matière première. On peut donc, en étudiant les résultats probables de la pénurie de coton américain, considérer l’Angleterre comme le représentant de l’Europe industrielle, car c’est là que les conséquences de la guerre d’Amérique seront les plus graves et les plus instructives. Il est bon d’ajouter que les filateurs anglais sont aussi les seuls à prendre des mesures pour conjurer la crise ; les fabricans français attendent patiemment des jours meilleurs. Grâce à ce manque d’initiative, à cette inertie fataliste que donne une puissante centralisation administrative, ils ne s’acharnent point à découvrir d’autres sources d’approvisionnement et semblent s’en remettre entièrement à leurs bons amis les Anglais, comme s’ils n’avaient personnellement aucun intérêt dans la question.

En Angleterre, les organes de l’opinion publique mettent généralement un grand amour-propre à cacher les calamités nationales ou du moins à en atténuer la portée : aussi n’ont-ils encore insisté que très légèrement sur l’augmentation du paupérisme depuis le commencement de la crise industrielle, et c’est avec une grande difficulté qu’on peut recueillir les renseignemens nécessaires. Cependant des faits douloureux se révèlent sans cesse, et de temps en temps quelques rapports statistiques font deviner l’étendue du mal. Ainsi, au commencement de novembre 1861, sur 842 filatures du district manufacturier de Manchester, 295 seulement travaillaient sans interruption, 498 restaient ouvertes pendant trois, quatre ou cinq jours de la semaine, et 49 étaient complètement fermées. Des 172,257 ouvriers qu’entretenait autrefois le travail de ces usines, un peu plus d’un tiers avait conservé le salaire entier ; un autre tiers avait de l’ouvrage pendant quatre jours de la semaine ; près de 30,000, c’est-à-dire un sixième, touchaient le salaire de trois jours par semaine ; 15,000 trouvaient de l’occupation pendant cinq jours ; 8,000 avaient été définitivement renvoyés. Dans les autres districts manufacturiers de la Grande-Bretagne, les proportions étaient à peu près les mêmes ; mais depuis cette époque un grand nombre de filatures ont interrompu ou ralenti leur production, et maintenant on admet que la consommation du coton a diminué d’au moins 50 pour 100. Le nombre des journées de travail s’est abaissé d’autant, et par conséquent la somme totale des salaires, qu’on évaluait en 1860 à 280 millions de francs, a été réduite d’environ 12 millions par mois[6]. Ce n’est pas tout : quelques fabricans, entre autres ceux de Preston, ont pris le déplorable parti de diminuer les salaires, et les ouvriers, au risque de ne plus trouver d’ouvrage, ont tenté la ressource désespérée de se mettre en grève.

Pendant que l’industrie du coton se ralentit d’une manière si redoutable, et par cet arrêt momentané laisse tomber tant d’ouvriers dans la misère, d’autres industries, affectées par la même crise, sont aussi en souffrance, et leurs embarras contribuent largement à l’aggravation du paupérisme. Les rapports officiels de la douane anglaise, constatent, pour la première fois depuis longues années, une diminution considérable sur les exportations des draps, des soieries, des toiles, de la quincaillerie, des métaux, etc. Dans le mois de septembre 1861, cette diminution a même été de 18 pour 100, comparée à celle de septembre 1860. Ainsi la guerre d’Amérique ou plutôt l’esclavage, cette cause à laquelle l’Angleterre doit déjà de ne plus importer le coton de la Nouvelle-Orléans, empêche aussi de vendre les objets manufacturés aux consommateurs de New-York et de Boston. Si tant de filatures se ferment par suite du manque de matière première, un grand nombre d’autres fabriques menacent de se fermer également par suite de la pénurie des commandes, On comprend l’effet que cette stagnation du commerce et de l’industrie doit avoir sur le sort des travailleurs : la riche Angleterre, qui déjà compte une armée de pauvres bien plus nombreuse que la misérable Irlande[7], est obligée d’ouvrir plus largement les portes de ses workhouses, et bien des faméliques succombent ayant d’avoir pu en atteindre le seuil, car les miséricordes de la loi des pauvres sont cruelles, et les nécessiteux ne sont point accueillis par la charité des paroisses sans avoir surabondamment prouvé qu’ils sont dénués de toute ressource. Par une coïncidence fâcheuse, les objets de première nécessité, les céréales entre autres, se maintiennent à un prix élevé. Le pain est rare en Angleterre, tandis qu’en certains districts de l’Amérique du Nord on se servait naguère de maïs pour chauffer les locomotives ! Et si le gouvernement de la Grande-Bretagne devait croire nécessaire de venger par les armes l’honneur de son pavillon, la situation du peuple anglais deviendrait bien plus poignante encore. Le commerce avec l’Amérique, qui s’élevait jadis à plus d’un milliard et demi, serait supprimé tout à coup, les wagons chargés de céréales qui viennent du far west pour aider à l’alimentation de l’Angleterre s’arrêteraient dans les gares, les innombrables fabriques qui travaillent pour l’exportation américaine entreraient en chômage, et des millions d’ouvriers n’auraient d’autres ressources que la mendicité. L’Angleterre paierait la satisfaction de l’honneur national non-seulement avec les millions de son budget, mais aussi avec la vie de ses travailleurs : le bombardement de New-York incendierait en même temps Liverpool, tant les intérêts des deux cités sont solidaires. Certes, si l’hiver de 1861-62 devait être aussi désastreux pour les ouvriers anglais que la guerre le fait craindre, si la faim, le froid, la misère sous toutes ses formes, devaient décimer la population, quelle sanglante ironie serait la fête du travail à laquelle la puissante Angleterre conviera bientôt le monde entier ! Dans ces magnifiques galeries qui dépasseront en richesse tout ce qu’on a vu d’éblouissant, des foules venues des extrémités du globe admireraient les produits des Indes, les bijoux, les soieries, les étoffes de toute espèce, et surtout les tissus délicats de Manchester, les merveilleuses machines à filer, dont chacune remplace le travail de plusieurs milliers d’hommes, et qui, avant d’arriver à leur perfection actuelle, ont fait mourir à la peine tant d’inventeurs de génie ! Et pendant que toutes les langues diverses qui se parlent sur la terre se mêleraient pour former un concert de louanges sur ces étonnans produits de l’industrie anglaise, que seraient devenus les ouvriers qui les ont créés par leur travail ? Les envoyés de l’Amérique ne se trouveraient pas non plus à ce rendez-vous des nations, et sur les mers lointaines le canon des batailles navales répondrait aux bruyantes fanfares exécutées dans le palais de l’industrie en l’honneur de la paix universelle. Que cette affreuse ironie du destin soit épargnée à l’Angleterre et au monde !

Les malheurs causés par la guerre sont irréparables ; mais si la crise du coton était isolée, les industriels et les commerçans anglais pourraient-ils la conjurer pacifiquement ? Dans le premier moment d’émoi causé par la rupture de l’union américaine, ils avaient semblé en douter, et peut-être songèrent-ils à prendre de force ce qu’ils ne pouvaient obtenir à l’amiable. Le ministère anglais se hâta de reconnaître la confédération du sud comme puissance belligérante ; bien plus, il feignit d’ignorer que plusieurs sujets britanniques avaient été enrôlés de force dans l’armée du sud[8], et ne se plaignit point de la confiscation de propriétés anglaises opérée par diverses législatures des états confédérés. Quelques négocians de Manchester s’enhardirent jusqu’à proposer au gouvernement anglais d’armer eux-mêmes une flottille pour aller chercher le coton américain à leurs risques et périls, en dépit de la flotte de blocus ; ils ne demandaient rien moins que le droit de faire la guerre pour leur propre compte. Toutefois la première effervescence avait peu à peu fait place à des sentimens plus calmes, et l’Angleterre ne fût probablement pas entrée dans la voie des hostilités, si le déplorable épisode du San-Jacinto n’avait point eu lieu. Les industriels anglais semblaient redouter de moins en moins l’issue de la crise. Peut-être même avaient-ils laissé succéder à trop d’effroi une trop grande tranquillité d’esprit, car ils cherchaient moins à s’ouvrir de nouveaux marchés d’approvisionnement qu’ils ne l’avaient fait d’abord, et semblaient persuadés que, par la réciprocité naturelle des demandes et des offres, le coton ne leur manquerait jamais. Les négocians de Calcutta et de Bombay se plaignent amèrement de s’être empressés, au premier cri de détresse poussé par Manchester, d’acquérir à tout prix, sur les plateaux de l’intérieur, des cotons qui sont restés longtemps dans leurs magasins sans qu’un seul acheteur anglais se présentât. À Mirzapour, ville située entre Allahabad et Bénarès, sur la grande artère commerciale de la présidence du Bengale, on a laissé pourrir cette année 50,000 balles de coton que les possesseurs offraient à vil prix, et qu’on eût pu transporter facilement à Calcutta par la voie du fleuve.

Le peu d’empressement manifesté par les industriels anglais pour se procurer le coton indien qu’on tenait à leur disposition provenait de plusieurs causes. D’abord ils croyaient fermement qu’en vertu de la hausse le coton américain, bien préférable au coton surate, ne manquerait pas d’affluer vers le marché de Liverpool ; en second lieu, ils n’osaient pas modifier leur outillage pour l’approprier à la manufacture de la fibre indienne sans avoir acquis la certitude complète de la nécessité de cette transformation, mais surtout ils se sentaient obligés, par la situation commerciale, de restreindre considérablement l’activité de leurs manufactures. En effet, tandis qu’une crise se préparait, amenée par la pénurie du coton, une autre crise en sens inverse, causée par le trop grand développement qu’on avait donné à la fabrication, devenait imminente. Depuis deux ans, les filatures avaient tellement exagéré leur production que les marchés étaient remplis ; la demande était à peu près nulle, et, d’après les lois ordinaires du commerce, l’avilissement du prix des cotonnades, la fermeture des usines, la faillite des industriels, la misère des ouvriers, semblaient inévitables. Tout à coup la guerre d’Amérique et la prévision d’une disette de coton qui en fut la conséquence immédiate changèrent les dispositions du marché ; les acheteurs de cotonnades anglaises, voulant s’approvisionner abondamment des marchandises menacées par une hausse future, n’interrompirent pas leurs commandes, et la crise de la baisse, qui avait semblé inévitable, fut heureusement conjurée. De leur côté, les fabricans anglais avaient pu saisir un prétexte favorable pour diminuer leur fabrication de plus d’un tiers sans faire souffrir leur clientèle, ni même refuser une seule commande. C’est ainsi que les deux crises se sont en quelque sorte neutralisées. Grâce au répit accordé à la fabrication par les événemens d’Amérique, le marché est maintenant dans une situation normale, une hausse considérable se fait sentir sur les marchés de l’Asie, et les ordres commencent à affluer de nouveau. Le moment serait donc venu d’imprimer aux filatures une activité nouvelle. Toute la question est de savoir si les fabricans sont en mesure de donner cette impulsion.

On sait ce que peuvent répondre les pessimistes ; mais presque tous les économistes d’Angleterre semblent s’être donné le mot pour présenter l’avenir de l’industrie cotonnière sous le meilleur jour. Ils font d’abord remarquer que la crise a commencé à l’époque la moins défavorable de l’année. En effet, lorsque les premiers coups de canon furent échangés, l’Angleterre avait déjà dans ses entrepôts la plus grande partie de la récolte américaine ; elle se hâta de se faire expédier le reste, et, vers le milieu de l’année 1861, son approvisionnement n’était guère inférieur à celui des saisons précédentes. Aujourd’hui le chiffre total des balles de coton déjà emmagasinées dans les entrepôts anglais[9], ou bien amarrées dans la cale des navires à destination de Liverpool, est d’environ 660,000, quantité suffisante pour donner à l’Angleterre quatre mois de répit, en admettant que la consommation hebdomadaire jointe à la réexportation sur les marchés du continent s’élève en moyenne à 40,000 balles. D’ailleurs, dans l’année 1862, les pays producteurs de coton autres que la confédération esclavagiste expédieront au royaume-uni une somme de matière première au moins égale à celle qu’ils ont exportée pendant l’année qui vient de s’écouler, soit 1,200,000 balles environ. À cette quantité il faut ajouter les approvisionnemens particuliers des industriels, et surtout le supplément d’importations déterminé par la hausse des prix. Il est vrai que le poids des balles de coton expédiées de l’Hindoustan et de l’Afrique est moins fort que celui des balles de coton américain ; mais cette diminution de poids est plus que compensée par la légèreté et la finesse des tissus que l’on fabrique pendant les époques de cherté. Ainsi, même en supposant que les états confédérés n’exportent pas une seule balle de coton, on voit que l’Angleterre peut compter, pour l’année 1862 sur un minimum de 2 millions de balles, ce qui lui permettra de réexporter sur les marchés du continent européen la même quantité de coton qu’elle leur expédiait autrefois, et d’atteindre dans sa fabrication les deux tiers de la somme de produits qu’elle a livrés au commerce pendant l’année 1860, si prodigieusement active, En outre l’élévation graduelle du prix des étoffes de coton déplacera un peu le courant des achats, et la faveur publique se portera davantage sur les tissus de laine, de lin, de chanvre, d’alpaca. Comme il arrive invariablement dans les crises de cette nature, les habitudes des consommateurs se seront temporairement modifiées. Envisagée sous ces diverses phases, la question du coton semble donc moins redoutable qu’elle ne paraissait au premier abord, et si la hausse du coton américain a pu atteindre de si fortes proportions sur le marché de Liverpool, il faut surtout en accuser l’agiotage, qui spécule aussi bien sur les cotons que sur les céréales et sur la rente. Une véritable manie s’est emparée de spéculateurs de toute classe, dames, ecclésiastiques, avocats, petits bourgeois ; mais les nécessités de l’industrie n’ont rien à faire avec cette hausse factice, et le cours des cotons indiens est devenu le cours sérieux de la matière première destinée à l’approvisionnement des filatures.

Quoi qu’il en soit, les fabricans anglais manifestaient une grande confiance dans l’avenir avant que la perspective d’une guerre avec l’Amérique ne vînt les effrayer. D’énergiques pionniers, comme il en existe en Angleterre pour toutes les œuvres de progrès, s’étaient déjà mis depuis longtemps à l’œuvre, afin qu’une crise cotonnière ne prît pas leur patrie au dépourvu. Des sociétés fondées à Manchester il y a quelques années ont redoublé d’activité à la nouvelle de la guerre civile des États-Unis ; elles ont envoyé des agens dans tous les pays producteurs de coton, distribué des semences, des machines et des conseils, examiné les échantillons, fait des rapports sur tous les résultats obtenus. En même temps des missionnaires religieux, qui se transformaient en missionnaires du commerce, exhortaient leurs fidèles aussi bien à la culture du coton qu’à la méditation de l’Évangile. De son côté, le gouvernement faisait répandre à profusion des circulaires à l’adresse de ses sujets hindous ; mais, fidèle aux traditions économiques de l’Angleterre, il se gardait bien d’intervenir d’une manière activé entre le producteur et le consommateur. De peur de décourager par son entremise l’initiative individuelle des négocians, il n’a point distribué de primes ni acheté de balles de coton ; il s’est prudemment contenté de son rôle de conseiller, et les Anglais lui en savent gré. Seuls, les industriels du Lancashire, forts de l’année de répit que leur procuraient leurs approvisionnemens considérables, ne se sont peut-être pas mis à l’œuvre avec une énergie suffisante ; mais ils commencent aujourd’hui à suivre l’élan général : ils changent en partie les dispositions de leurs machines, afin d’utiliser le coton hindou en proportions beaucoup plus fortes qu’ils ne le faisaient autrefois, et même ils découvrent à ce coton, jadis méprisé, des qualités tout à fait inattendues. L’industrie cotonnière anglaise, plus importante à elle seule que celle du reste du monde, ne consent pas à déchoir : en dépit de la guerre, elle veut non-seulement regagner le terrain perdu depuis 1860, mais encore aller au-delà, et, comme elle avait l’habitude de le faire, dépasser chaque année les progrès de l’année précédente. Pour atteindre son but, il faut qu’elle réussisse à créer de vastes plantations qui puissent remplacer celles de l’Amérique, bientôt perdues pour elle. Le moment est solennel : si elle échoue dans sa tentative, on sait quelles désastreuses conséquences économiques aurait le déplacement de cette industrie, qui fait vivre aujourd’hui plus de cinq millions d’Anglais ; si elle réussit, elle fait refluer vers l’orient un large courant commercial qui se dirigeait autrefois vers l’occident ; elle porte un coup mortel à l’esclavage en faisant désormais travailler des hommes libres !


III

À quels pays lointains l’Angleterre va-t-elle désormais s’adresser pour compléter chaque année son approvisionnement normal de coton ? Là commence l’embarras du choix, tant sont nombreuses les contrées qui proposent concurremment de contribuer pour une grande part à l’alimentation des filatures. Les unes produisent le cotonnier herbacé, d’autres le cotonnier arbuste ou le cotonnier arborescent ; ici les planteurs offrent des cotons longue soie, ailleurs des cotons courte soie, des fibres blanches, jaunes ou beurrées. Les terrains les plus différens conviennent à la culture de la plante : telle espèce se plaît au bord de la mer et dans un sol sablonneux, telle autre croît parfaitement à l’intérieur des terres, d’autres espèces encore s’élèvent à une assez grande altitude sur les pentes des montagnes. Un hectare de terrain bien cultivé produit en moyenne 2 balles de coton ; 1 million d’hectares, c’est-à-dire un territoire inférieur en étendue à deux départemens français, suffirait donc pour fournir régulièrement à l’Angleterre 2 millions de balles : on le voit, ce n’est point l’espace qui manque dans l’immense empire colonial de la Grande-Bretagne. Si la demande des filatures allait en croissant, la production des pays où réussit la culture du cotonnier s’élèverait d’une manière pour ainsi dire illimitée.

Parmi les contrées qui s’offrent à produire une quantité considérable de coton pour les marchés d’Europe, il répugne de citer d’abord les Antilles espagnoles et les contrées de l’Amérique méridionale encore cultivées par des esclaves. On peut prétendre, à tort ou à raison, que les lois de l’économie politique différent de celles de la morale et du sentiment ; mais les lois économiques elles-mêmes condamnent le recours au travail servile, et si l’on ne prend pas de mesures sérieuses pour abolir l’esclavage des noirs au Brésil et dans les îles de Cuba et de Porto-Rico, il est certain que ces contrées tomberont tôt ou tard dans le malheur, accablées par les mêmes désastres qui ont fait crouler la prospérité des états confédérés d’Amérique. Aujourd’hui d’ailleurs il semble impossible que la production du coton augmente dans de fortes proportions au Brésil et à Cuba. Il est vrai que les spéculateurs de La Havane ont acheté un nombre assez considérable d’anciennes caféteries abandonnées dans la pensée de les revendre plus tard à des planteurs cotonniers ; mais l’île de Cuba emploie déjà presque toutes ses ressources, — y compris ses nègres, — à la culture de la canne à sucre, et les propriétaires d’esclaves pourraient difficilement modifier leurs luxueuses installations agricoles. Quant au Brésil, il exporte en moyenne 150,000 balles de coton ; mais, par suite de la faveur qui se porte vers la culture du cafier, les plantations cotonnières sont assez négligées dans les parties septentrionales de l’empire, colonisées par 4 millions d’esclaves. Pendant l’année commerciale qui vient de s’écouler, le port de Bahia, qui recevait autrefois de l’intérieur une assez grande quantité de coton, n’en a expédié en Europe que 146 balles.

Bien plus intéressante et bien plus riche d’avenir est la culture du cotonnier dans les Antilles délivrées du fléau de l’esclavage. Déjà les propriétaires se sont mis à l’œuvre pour augmenter l’étendue de leurs cultures, et l’initiative d’une société fondée à Manchester, the Jamaica cotton company, vient se joindre à tous leurs efforts isolés. Dès le mois de mai 1861, c’est-à-dire immédiatement après le bombardement du fort Sumter, la compagnie avait commencé ses semis de coton égyptien, et maintenant elle a déjà une récolte que l’on dit magnifique et dont elle réserve les beaux échantillons pour l’exposition universelle. En outre elle distribue généreusement des semences aux petits propriétaires de l’île, et déjà de nouvelles plantations sont établies dans tous les districts de la Jamaïque. On évalue à 400,000 hectares au moins la quantité de terres disponibles dans cette île seule pour la culture du coton, et, si les prix continuent à être suffisamment rémunérateurs, on peut compter sur l’aide des cent mille familles nègres qui composent presque toute la population[10]. Chose remarquable, cette même crise qui ruine les riches possesseurs d’esclaves à quelques degrés au nord de la Jamaïque enrichira probablement les noirs émancipés. Dans l’île d’Haïti, ce sont les anciens esclaves des planteurs américains qui sont appelés à recueillir leur héritage. Un grand nombre de noirs échappés des plantations de la Virginie s’embarquent pour la république d’Haïti, où l’on s’empresse de leur accorder des terres. Pendant les trois mois qui viennent de s’écouler, onze navires chargés de nègres émigrés ont quitté les ports de New-York, de Philadelphie et de Boston pour se diriger vers la terre libre des Antilles. À peine débarqués, les nouveaux citoyens de la république nègre s’adonnent à la culture du cotonnier ; ceux qui sont établis sur le territoire de Saint-Marc ont récemment expédié 1,902 balles dans l’espace de quelques semaines, et cette année ils ont plus que doublé l’étendue de leurs plantations. « Pourquoi vous expatrier ? demandait un négociant de New-York à l’un de ces émigrans. — Pour mettre un terme à la domination du roi Coton ! répondit-il. Plus de coton dans Dixie[11], plus d’esclavage ! »

Les Antilles libres ne sont pas les seuls pays du Nouveau-Monde où l’on s’occupe des moyens d’alimenter les filatures. L’Amérique centrale, la Colombie, la République-Argentine réclament aussi l’attention du monde commercial, et l’on parle de l’organisation d’une compagnie cotonnière du Venezuela pour la mise en rapport d’un domaine de 100,000 hectares[12]. Il n’est pas jusqu’aux États-Unis eux-mêmes qui ne s’offrent à combler la lacune produite dans l’approvisionnement du coton par la rébellion des états à esclaves. Un planteur du Maryland a fait à 25 kilomètres au nord de Baltimore des semis de cotonnier arborescent qui ont déjà donné les plus beaux résultats. D’après lui, le gossypium arboreum peut produire jusqu’à 50 kilogrammes de fibres dans une seule année, et ces fibres sont d’autant plus longues et plus fines que l’arbre croît dans une région plus rapprochée de la limite septentrionale de la zone ; quant au bénéfice net, il dépasserait de beaucoup celui qu’obtiennent les planteurs dans les états du sud. En admettant que ces affirmations n’aient rien d’exagéré, la terrible crise qui agite les États-Unis les empêchera sans doute de s’occuper d’une nouvelle culture. Si l’énergie ne leur manque pas pour cette œuvre hardie, l’industrie cotonnière du Massachusetts, aujourd’hui presque anéantie, profitera aussitôt de cette nouvelle source d’approvisionnement, car les industriels yankees n’ont pas en général moins de persévérance que leurs frères Anglo-Saxons du Lancashire.

Dans l’ancien monde, les régions méditerranéennes qui ont fourni à l’Amérique du Nord ses premières semences de coton, et qui longtemps ont suffi presque seules à l’alimentation des filatures de l’Europe, pourraient facilement rendre son ancienne importance à la culture du cotonnier, car sur les bords de la Méditerranée les terrains en friche et les bras inoccupés ne manquent pas. Ainsi les Algarves, l’Andalousie, la Sardaigne, la Sicile, les provinces napolitaines, offrent des terrains extrêmement propices à la production des cotons et déjà utilisés en partie ; mais il est probable que tous les produits obtenus dans ces contrées seront réservés pour la consommation locale. La Sicile les a toujours employés dans ses propres manufactures, et ce n’est pas au moment où l’Italie se relève pour entrer dans une nouvelle ère politique et industrielle qu’on peut s’attendre à voir les Italiens exporter en quantités considérables une matière première dont ils ont eux-mêmes besoin. Les industriels de l’Europe occidentale ne doivent guère compter non plus sur les provinces de la Turquie et de l’Asie-Mineure, où la culture du cotonnier va diminuant sans cesse aussi bien que la fabrication des tissus. Smyrne, qui exportait 50,000 balles vers la fin du siècle dernier, n’expédie plus aujourd’hui qu’une faible quantité de cotons, devenus très médiocres par le manque de soins, et le chemin de fer de Smyrne à Éphèse et Aïdin, qu’achève actuellement une compagnie anglaise, n’a point encore stimulé le zèle des planteurs du pays. Il en est de même dans les autres provinces turques du Levant, où partout l’initiative des Francs et des Grecs vient se briser contre le fatalisme musulman : la production totale de l’empire atteint à peine 65,000 balles, dont la moitié est consommée sur place. Parmi les pays mahométans des bords de la Méditerranée, l’Égypte seule est en mesure de développer largement la culture du cotonnier, à laquelle elle doit en grande partie sa prospérité. Déjà ses exportations de coton s’élèvent en moyenne à 150,000 balles ; la crue soudaine du Nil en 1861 a détruit un quart de la récolte, mais ce désastre n’a pas empêché les fellahs d’augmenter l’étendue de leurs plantations. M. Heywood, secrétaire de la Cotton supply association de Manchester, ne trouve pas d’assez fortes expressions pour louer le zèle et l’activité de ces humbles travailleurs : ils ont construit dans le delta du Nil plus de 40,000 norias pour l’irrigation de leurs enclos, et, malgré la simplicité primitive de leurs instrumens, ils réussissent à nettoyer les soies du coton bien mieux que ne pourraient le faire des paysans d’Europe : malheureusement ils sont la proie d’usuriers qui fixent le taux annuel de leurs prêts à 60 ou 70 pour 100, et maintenant ils attendent comme un grand bienfait la création d’une banque agricole qui doit leur faire des avances au taux déjà fort usuraire de 1 à 2 pour 100 par mois. Quel exemple donnent ces pauvres fellahs égyptiens à nos colons d’Afrique, chez lesquels on a si bien encouragé, si bien protégé la culture du cotonnier, que la récolte de 1861, après sept ou huit années de travaux, s’est élevée au total de 426 ballots ! Que de fois cependant on avait affirmé que le coton algérien affranchirait un jour la France du tribut payé à l’Amérique !

Sûres de l’Égypte, les associations formées en Angleterre dirigent leurs efforts vers d’autres pays de l’Afrique, principalement vers la côte de Guinée ; elles font appel à l’intérêt des noirs de Sierra-Leone, de Libéria, d’Abbeokuta, et leur vantent la culture d’une plante qui doit à jamais assurer leur liberté. Dans l’espace de quelques années, les planteurs nègres ont obtenu des résultats étonnans, et dès 1859 le seul district d’Abbeokuta expédiait 5,000 balles, douze fois plus que la colonie d’Alger. Pour sauvegarder cette culture si importante et la défendre à la fois contre les incursions des amazones du roi de Dahomey et les expéditions plus redoutables encore des négriers, le gouvernement anglais s’est récemment emparé de Lagos et s’est fait représenter, par un vice-consul dans la ville d’Abbeokuta. Le traité en vertu duquel l’Angleterre a pris possession du territoire de Lagos mérite une place d’honneur dans les archives diplomatiques, car jamais peut-être on n’a fait moins de cas d’un peuple acheté pour quelques livres sterling, des fusils, des cotonnades et des barils de rhum ; mais, en dépit du mépris que le gouvernement anglais affiche pour les habitans en consentant à tolérer leur présence, la prise de possession de Lagos par la Grande-Bretagne n’en est pas moins un des événemens les plus heureux, en ce qu’il rend la traite impossible dans cette partie de l’Afrique, et permet à la population si souvent décimée par les guerres et la piraterie de se fixer enfin sur le sol et de s’adonner sérieusement à l’agriculture. Sur la côte de Guinée, comme à la Jamaïque et dans la république d’Haïti, c’est le cotonnier, cette plante si fatale jadis à la liberté des nègres, qui doit aider maintenant à leur émancipation définitive.

On peut dire que le monde entier est devenu pour les Anglais un champ d’expériences : en 1861, grâce aux efforts des associations et des particuliers, les filateurs de Manchester ont pu comparer plus de deux cents espèces de coton, toutes de provenances différentes, et pour 1862 on leur promet encore d’autres échantillons. Parmi les colonies qui leur donnent le plus d’espoir, on peut citer la terre de Natal, où seize cents coolies nouvellement importés s’occupent uniquement de la culture du cotonnier, et surtout la province australienne de Queensland, qui fournit des variétés de sea-island plus fines que celles de la Géorgie, mais qui est encore privée d’un nombre suffisant de travailleurs. Tous ces pays, habités par quelques milliers des énergiques enfans de l’Angleterre, vont s’efforcer, chacun pour sa part, de réduire le déficit des approvisionnemens du Lancashire ; mais l’industrie anglaise a de grands besoins et des espérances plus vastes encore : c’est vers l’Hindoustan qu’elle tourne ses yeux pour y trouver, s’il le faut, une quantité illimitée de coton et se soustraire définitivement à la tyrannie des planteurs américains. Le peuple que l’Angleterre opprima longtemps, ce peuple qu’elle vient à peine de reconquérir par un pénible effort, est celui qui doit sauver aujourd’hui ses vainqueurs et leur rendre une prospérité menacée.

L’Hindoustan, on le sait, est la patrie du cotonnier aussi bien que de toutes les plantes industrielles qui ont fait la richesse du monde. Cette riche péninsule, véritable paradis terrestre de l’humanité, a servi de pépinière pour les principales cultures introduites en Amérique, et, malgré sa déplorable situation politique, elle a toujours gardé la supériorité agricole que lui donnait la grande variété de ses produits. Le cotonnier n’a jamais cessé d’être une de ses principales cultures ; ses villes, Calicut, Mazulipatam et d’autres, ont imposé leurs noms aux étoffes de coton qu’elles seules fabriquaient autrefois. Un grand nombre de ses filatures ont dû se fermer, il est vrai, par suite de la concurrence anglaise ; mais les derniers artistes que l’Inde a gardés savent encore tisser des mousselines d’une légèreté exquise, un air visible, que M. Bazley, célèbre filateur de Manchester, a vainement demandé aux plus habiles ouvriers de France et d’Angleterre. On évalue diversement la récolte de l’Hindoustan à 2,500,000, 3 millions ou même 4 millions de balles. Ses exportations varient chaque année suivant les besoins des fabriques du Lancashire : en moyenne, elle expédie 300,000 balles à la Grande-Bretagne et 200,000 balles à l’empire chinois, auquel une récolte annuelle de 500,000 balles ne suffit pas.

On le voit, les ressources de l’Inde en fait de coton sont très considérables, et ne le cédaient en importance qu’à celles des états confédérés d’Amérique. Malheureusement le coton indien ou surate se distingue du coton américain par ses défauts : la soie en est courte et trop souvent mêlée à des débris de feuilles et de capsules ; souvent aussi elle est avariée par les pluies auxquelles elle est exposée pendant le long trajet des plateaux ou des plaines de l’intérieur aux ports d’embarquement. Longtemps les filateurs de Rouen ont refusé d’utiliser le coton surate, et les industriels anglais n’en auraient jamais demandé qu’une quantité limitée, s’ils avaient pu compter, sur un constant approvisionnement de coton américain. Aussi les planteurs de l’Hindoustan manifestent-ils une certaine méfiance et n’osent-ils donner un développement considérable à leurs cultures. Au commencement du siècle et jusqu’en 1826[13], lorsque les cotons américains atteignaient sur le marché de Liverpool des prix beaucoup plus élevés que de nos jours, les négocians de Calcutta expédiaient en Angleterre une grande quantité de cotons provenant de la fertile région du Doab, entre le Gange et la Djumna. La baisse rapide des prix les ruina, et maintenant ils craignent le retour d’une aventure semblable. Quelle serait leur position si, à l’issue de la guerre civile d’Amérique, la production du coton reprenait dans ce pays sa marche ascensionnelle et faisait de nouveau délaisser leurs produits ? Leurs achats de terrains, de semences, de machines, le prix de la main-d’œuvre et du transport n’étant plus remboursés par la vente d’une denrée avilie, ils seraient ruinés après leur seconde tentative comme ils l’ont été après la première.

Aujourd’hui pareil malheur ne peut plus être que temporaire, grâce à la tournure qu’a prise la question de l’esclavage en Amérique. Les filateurs de Manchester, poussés par l’aiguillon de la nécessité, acceptent avec joie les produits qu’ils refusaient autrefois, et, par l’entremise d’associations d’encouragement, font tous leurs efforts pour améliorer la qualité des fibres recueillies dans l’Inde. Le mal est grand, mais ils le connaissent et sont décidés à le combattre. Il s’agit d’abord de réformer l’agriculture elle-même, qui dans certains districts est probablement moins avancée qu’à l’époque du roi Porus. Tandis qu’on peut compter en Amérique sur trois balles de coton nettoyé par hectare, c’est à peine si dans l’Hindoustan on obtient une balle entière sur le même espace de terrain. Les canaux d’irrigation manquent sur presque tous les plateaux de l’intérieur, et ce ne sont pas toujours les meilleures variétés de cotonnier que les paysans cultivent de préférence. Cependant les efforts des associations et du gouvernement indien ont déjà produit des résultats importans pour le choix des semences. Dans certains districts, la plante indigène se développe mieux que les variétés importées d’Amérique. On la conserve alors avec soin ; mais en d’autres régions, où la variété new orleans réussit à merveille, on la sème à l’exclusion de toutes les autres, et l’on obtient ainsi une excellente soie absolument semblable au coton américain. Déjà le district de Coïmbatour, dans les montagnes des Neilgherries, offre plusieurs centaines de mille hectares où croît cette variété du cotonnier, et dans l’espace d’une seule année le port de Bombay en a expédié à Liverpool 60,000 balles provenant des champs du Dharwar. On s’occupe également d’améliorer la qualité du coton en employant des machines perfectionnées qui ne brisent pas la soie et n’y laissent pas de débris de capsules. On a calculé qu’en se servant du churkah indien, un homme ne peut nettoyer un kilogramme de coton en moins de quatre heures, tandis qu’avec les instrumens expédiés de Manchester, il fait dans le même espace de temps sept fois plus de besogne. Ces machines ne sont pas construites comme le saw-gin américain qui coupe la fibre ; mais elles retirent au contraire dans toute sa longueur et ajoutent ainsi plus de 25 pour 100 à la valeur, marchande. Les associations cotonnières de Manchester envoient aussi dans l’Hindoustan des presses à coton, des charrues, des bêches et autres instrumens qui peuvent faciliter le travail des indigènes. En même temps le gouvernement indien invite les écrivains du pays à rédiger des traités populaires sur la culture du cotonnier.

Les progrès de la culture et le perfectionnement des procédés de nettoyage importeraient peu, si on n’améliorait pas en même temps les moyens de communication. Pendant longtemps, le gouvernement indien, jouissant en paix de son monopole, entravait de son mieux la construction des routes. Cette même compagnie des Indes, qui interdisait l’immigration des Européens dans son territoire, avait grand soin de fermer les yeux sur l’état des chemins dans son immense empire, craignant sans doute que des communications faciles ne hâtassent l’émancipation du pays. Lorsque les treize premiers milles de chemins de fer furent inaugurés dans l’Hindoustan, il y avait déjà treize ans que le gouvernement en avait accordé la concession : cela faisait un mille par an. La province de Bellary, l’une des plus fertiles et des plus productives de l’empire indien, peuplée de 10 millions d’habitans, ne possédait, il y a dix ans, ni un pont, ni une route carrossable. On franchissait les rivières à gué ou en bateau ; les chemins étaient complètement impraticables pendant la saison des pluies, et les indigènes ne pouvaient transporter leurs produits qu’au moyen de petits chars en bois traînés par des taureaux. Enfin les plus beaux fleuves, ces voies qui marchent gratuitement, étaient systématiquement négligés ; pendant de longues années, la compagnie des Indes refusa une subvention de 500,000 francs absolument nécessaire pour rendre navigable le Godavery, ce fleuve qui dans son cours de 1,300 kilomètres arrose les territoires les plus riches en coton.

Heureusement les choses ont bien changé depuis que l’Inde n’est plus la propriété de trois ou quatre cents riches actionnaires et qu’elle fait partie de l’immense empire britannique. Au commencement de 1861, lorsque l’Angleterre se vit tout à coup menacée par une famine de coton, le gouvernement indien s’empressa de devancer les accusations en s’accusant lui-même ; il avoua sans mauvaise honte que les voies de communication de l’Hindoustan étaient dans le plus mauvais état, et qu’il était impossible de conjurer immédiatement la crise par le transport des cotons de l’intérieur aux villes d’embarquement. Cependant on avait déjà mis la main à de grandes entreprises, et l’on travaille à les achever avec la plus louable énergie. Les capitales des présidences doivent chacune devenir le point d’attache d’un réseau important de chemins de fer qui rayonneront vers les provinces de l’intérieur, et se rejoindront sur les riches plateaux du centre. La grande ligne ferrée de Calcutta à Delhi, qui se prolongera tôt ou tard pour devenir l’une des principales voies internationales de l’ancien continent, est déjà terminée jusqu’à Monghyr, à 450 kilomètres de Calcutta ; dans quelques mois, elle atteindra Bénarès la sainte, située à 400 kilomètres plus loin ; dans un an, elle aura traversé plus de la moitié de la péninsule sur une longueur de 1,600 kilomètres, et commencera à projeter ses embranchemens au sud et au nord. La principale voie ferrée du réseau méridional de l’Hindoustan, ouverte déjà dans presque toute sa longueur, doit être prochainement inaugurée d’une mer à l’autre, de Madras à la Beypoor, voisine de l’ancienne Calicut. Au nord-ouest de la péninsule, un autre chemin de fer très important, qui jouera pour les régions du Pendjab le même rôle que le chemin de Calcutta à Delhi pour celles du Gange, réunit le port si florissant de Kurachie à la cité de Kotrie, située sur les bords de l’Indus, et reçoit l’immense trafic de ce fleuve et du Pendjab. Dans cette province, plus de 200,000 hectares sont consacrés à la culture du cotonnier, et en 1860 on pouvait encore s’y procurer la fibre à 40 centimes le kilogramme.

Diverses compagnies s’occupent de la construction d’autres lignes de chemins de fer, toutes fort importantes pour la prospérité générale de l’Hindoustan ; mais le réseau dont l’achèvement complet tient le plus à cœur à l’Angleterre est celui qui, prenant son point d’attache à Bombay, rayonne vers Baroda, Surate, Pounah, Sholapore, Nagpore, et traverse les districts cotonniers par excellence du Kandeïsh, du Bérar, du Deccan. Une fois terminé, ce réseau, qui doit se relier dans quelques années, d’un côté aux chemins de fer partis de Calcutta, de l’autre à ceux de la présidence de Madras, pourra faire converger vers Bombay la plus grande partie des produits agricoles de l’Hindoustan, et principalement les cotons. Déjà il commence à ne plus suffire à son trafic, et ce commerce sera peut-être doublé dès le printemps de 1862, lorsque la chaîne des Ghâts, qui opposait encore une barrière au chemin de fer, sera percée par une suite de tunnels et de tranchées à fortes rampes. En même temps le fleuve Godavery, qui arrose aussi la terre promise du cotonnier, sera en partie débarrassé de ses dangereux écueils, les bateaux à vapeur le remonteront jusqu’au centre de la péninsule, et l’on pourra ainsi expédier le coton en Angleterre par deux voies rivales dont la concurrence maintiendra le bon marché dans les transports. Par eau, la distance est plus longue, mais les frais sont moins élevés[14].

Ce n’est pas tout que de changer la semence du cotonnier, de creuser des canaux d’irrigation, d’améliorer le cours des rivières, de construire des chemins de fer dans tous les districts de la péninsule : il faut aussi changer le sort du paysan, le racheter de l’usure, et ne pas le laisser croupir dans un état voisin de l’esclavage. La misère profonde et l’avilissement des cultivateurs sont le plus grand obstacle à la prospérité de l’Hindoustan, et, quoi qu’en disent les optimistes, il est probable que l’Angleterre aura plus d’une fois à gémir sur les résultats de la longue oppression à laquelle a été soumis le peuple hindou. Quelques mesures récentes ont été prises pour la protection des ryots contre les usuriers et les zemindars, des lois sévères ont été promulguées pour garantir l’exécution des contrats, les droits de la petite propriété ont été plus rigoureusement définis ; mais le système des avances n’a pu être modifié, et c’est là ce qui consacre l’asservissement ou tout au moins la gêne de la plupart des paysans. Il n’est pas jusqu’aux mesures les plus justes qui ne puissent avoir des conséquences fâcheuses pour le sort de la masse du peuple. Ainsi les plus grandes facilités que le gouvernement indien a procurées pendant les dernières années pour la vente libre des propriétés ont servi à dépouiller les classes agricoles au profit des commerçans musulmans, des banquiers et des usuriers brahmines, des gozaïns, des byragies et autres gens des castes supérieures. Les résolutions que lord Canning a prises récemment au sujet de la vente des terres incultes, et qui ont été accueillies avec tant de satisfaction par l’Angleterre commerciale, peuvent aboutir au même résultat et contribuer singulièrement à fortifier l’aristocratie féodale aux dépens des petits propriétaires.

Certes on doit louer lord Canning d’avoir abandonné les traditions mesquines de l’ancienne compagnie des Indes et d’avoir ouvert toutes grandes les portes de la colonie pour y convier l’agriculture, l’industrie, le capital. L’ancienne compagnie eût considéré comme une hérésie l’idée de mettre en vente les terres incultes qui forment, selon les diverses évaluations, le tiers ou même la moitié de la superficie de l’Hindoustan ; elle gardait ses déserts et ses jungles avec un soin jaloux et ne permettait à personne, surtout à un Européen, de défricher un champ dans ces solitudes. Lord Canning a osé rompre avec les préjugés traditionnels. Désormais ces terres incultes, divisées en domaines de 1,250 hectares et au-dessous, sont mises en vente au prix de 15 ou 30 francs l’hectare suivant la nature du terrain, et l’acheteur peut à sa guise les cultiver en coton, en thé, en indigo, en café ou en toute autre denrée. Par une mesure complémentaire, le gouvernement a décidé que les possesseurs d’un fief obéré par l’impôt foncier pourraient le racheter en payant une somme égale à vingt fois l’imposition annuelle. Ces résolutions répondent à des vœux depuis longtemps exprimés, et ne peuvent manquer de donner une grande activité à la production en faisant reposer la propriété sur des bases beaucoup plus solides ; mais le simple paysan ne profitera point de toutes ces modifications, et l’on peut même se demander si l’immigration croissante des Européens attirés par les nouvelles mesures ne contribuera pas à maintenir les pauvres Hindous au rang de simples journaliers. Puisse l’Angleterre, heureuse enfin de ne plus demander au travail esclave son approvisionnement de coton, s’occuper de rendre vraiment libres les cultivateurs qui le lui donnent aujourd’hui ! L’exemple des États-Unis peut lui apprendre que l’intérêt commercial et la justice envers un peuple sujet ne doivent jamais être en désaccord.

Quoi qu’il en soit, les négocians du Lancashire, plus immédiatement intéressés à la matière première de leurs manufactures qu’au sort du ryot, applaudissent aux nouvelles théories économiques professées par le gouvernement indien et se mettent en mesure d’en profiter. Déjà une compagnie cotonnière se fonde au capital de 500,000 livres sterling pour la mise en culture de vastes terrains en friche ; une autre compagnie se charge de faciliter le transport des cotons ; d’autres associations moins importantes, des individus isolés, Anglais, Parsis, Arméniens, Brahmines, ont tourné leurs efforts vers le même but ; les deux cent millions d’habitans qui peuplent l’Inde fourniront un assez grand nombre de bras ; des terrains accessibles et fertiles s’offrent par millions d’hectares dans le Pendjab, le Bengale, le Djittatong, au pied de l’Himalaya, dans les vallées du Nerbudda, du Tapty, du Godavery, sur les plateaux du Deccan. Quant aux frais du transport, ils diminuent constamment, grâce aux chemins de fer construits avec tant d’activité, et l’on a calculé que dans les districts cotonniers du Berar et du Dharar ces frais sont déjà de 50 pour 100 inférieurs à ceux de l’année dernière. Sans nul doute, l’Inde peut facilement exporter toute la fibre textile que réclament les manufactures : pour la production du coton, l’équilibre du monde est définitivement déplacé. Plus tard, il est possible que la colonie indienne entre en concurrence avec la métropole elle-même pour la fabrication, car rien ne peut empêcher aujourd’hui les industriels entreprenans d’y fonder de nouveaux Manchesters. Le coton ne provenant plus d’Amérique, l’idée se présente tout d’abord à l’esprit d’élever les fabriques à côté même des champs qui produisent la matière première. En outre l’Inde possède la houille, des chutes d’eau d’une grande puissance, des ouvriers d’une extrême habileté et deux cent millions de consommateurs ; il est donc naturel qu’elle reprenne tôt ou tard son ancien rôle dans le tissage des étoffes de coton.

Une nouvelle ère s’ouvre aujourd’hui pour l’Inde. Le mouvement d’expansion qui poussait vers l’occident les populations de l’Europe s’est ralenti, et un reflux marqué se porte dans la direction de l’orient. Le continent australien, la Nouvelle-Zélande, les îles de l’Océanie, reçoivent ce flot d’hommes, l’Inde elle-même accueillera de nombreux émigrans ; mais l’influence de la civilisation européenne se fait moins sentir par le peuplement des solitudes que par le réveil des nations qui semblaient depuis longtemps endormies. Les peuples de la Méditerranée qui avaient perdu leur indépendance politique l’ont en partie reconquise, et tous les signes des temps nous montrent qu’en Asie s’agite aussi l’esprit de rénovation. Les nombreuses guerres d’Orient qui ont eu pour théâtre d’abord la Grèce, puis la Syrie et l’Asie-Mineure, la Tauride de Mithridate et même les régions lointaines de la Colchide, sont des symptômes de cette fermentation qui précède la renaissance. L’Inde, qui vient à peine d’échapper au triple fléau de la guerre, de la famine et de la peste, promet d’être bientôt en pleine voie de reconstitution, et déjà, grâce à la crise américaine, elle a hérité en grande partie du commerce des états confédérés. Quand un peuple, frappé par le fléau des discordes ou de l’oppression, faiblit dans la mission du progrès, un autre peuple, réveillé à l’autre extrémité de la terre par le souffle de la liberté, surgit de son long sommeil et travaille à son tour à l’œuvre de la civilisation. Ainsi la guerre civile de l’Amérique, l’imminence d’une lutte bien plus déplorable encore, et déjà presque certaine, entre l’Angleterre et les États-Unis n’ont rien qui puisse nous décourager, car cette crise redoutable elle-même doit amener la solution des deux problèmes les plus importans pour l’avenir des sociétés : l’émancipation des races esclaves et la régénération des peuples de l’Orient, si longtemps endormis. Pendant que nuages de la tempête s’amassent au-dessus du monde occidental, le soleil se lève de nouveau sur ces terres de l’Orient qu’il caressa de son premier rayon.


ELISEE RECLUS.

  1. La balle de coton américain est aujourd’hui plus lourde qu’autrefois : elle pèse environ 200 kilogrammes.
  2. Un économiste américain, M. Kendall, a établi de la manière suivante le calcul des profita d’un planteur de coton :
    Intérêt sur la valeur moyenne d’un nègre de champ. 80 dollars.
    Nourriture et vêtement. 75
    Perte de temps, transport, commission, etc… 30
    Total 185 dollars.

    En admettant qu’un nègre puisse cultiver 4 acres (1 hect. 60) et recueillir 500 livres par acre, évaluations qui dépassent de beaucoup la moyenne, le produit de la terre par tête de nègre serait de 2,000 livres, soit, à 10 cents la livre, rendue à la Nouvelle-Orléans, 200 dollars, ce qui ne laissé au planteur qu’un bénéfice de 15 piastres par nègre ou de 3 piastres 75 cents par acre.

  3. En 1860, sur 100 balles de coton consommées dans le royaume-uni, 85 provenaient des états d’Amérique, 8 d’autres pays étrangers, et 7 seulement des colonies anglaises.
  4. En 1860, sur 379,213 ouvriers, 222,027, c’est-à-dire plus des trois cinquièmes, étaient des femmes. Leur salaire était en moyenne de 12 fr. 70 c. par semaine, tandis que celui des ouvriers mâles était de 23 fr, 10 c.
  5. Du 1er août au 24 octobre 1861, on a exporté de Liverpool au Canada et dans la Nouvelle-Angleterre, 7,079 balles de coton américain, et 2,098 balles de coton surate.
  6. La perte brute subie par l’industrie cotonnière est évaluée diversement à 30 ou 35 millions par mois.
  7. Le nombre moyen des pauvres secourus est en Angleterre de 892,000, en Écosse de 121,000, en Irlande de 91,000, ce qui donne respectivement les proportions de 39, 40 et 15 habitans sur 1,000. Au 1er juillet 1861, le chiffre des nécessiteux admis au bénéfice de la loi des pauvres s’était accru de 33,000, et la proportion de cette foule indigente relativement, à la population totale s’était élevée à 43 sur 1,000. Or la crise qui sévit aujourd’hui avec tant d’intensité ne faisait guère que commencer à cette époque.
  8. C’est un fait constaté par le véridique témoignage du correspondant du Times, M. le docteur Russell.
  9. Le 6 décembre 1861, le stock était à Liverpool de 606,810 balles de coton, dont 319,370 balles de coton surate. Le stock de la semaine correspondante de 1860 était de 579,020 balles seulement, et se composait pour les quatre cinquièmes de coton américain.
  10. En 1861, sur un chiffre total de 441,264, le nombre des blancs était seulement de 13,816 : c’est la trente-deuxième partie des habitans.
  11. Sobriquet donné aux états rebelles, sans doute parce qu’ils sont en grande partie situés au sud de Mason and Dixon’s line. On appelle ainsi le degré de latitude 36° 30’ relevé par Mason et Dixon.
  12. On a déjà expédié 800 balles de coton de Puerto-Cabello aux États-Unis.
  13. En 1812, le coton new orleans s’est vendu à Liverpool jusqu’à 31 pence la livre, trois fois plus qu’aujourd’hui.
  14. La compagnie du chemin de fer de Bombay a fixé le taux du transport des cotons à 1 penny 3/4 par tonne et par mille ; sur le Godavery, le prix du transport d’une tonne à la même distance serait d’un tiers de penny seulement.