Le Couple au jardin/06

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Dumas (p. 69-84).


VI

LE PÈRE


Blanche et Nérée prenaient leur petit déjeuner au soleil dans un coin de la véranda. Fine entr’ouvrit la porte :

— Monsieur n’entend donc pas la sonnerie du téléphone ?

Le jeune homme se leva et se dirigea vers son bureau. D’un bout du fil à l’autre, il y eut un court dialogue et Fine, occupée à éponger le carrelage du vestibule, s’étonna d’entendre son patron dire d’une voix altérée :

— Nous partons immédiatement.

Il revint s’asseoir auprès de sa femme qui ne le questionna pas : on ne téléphonait guère que pour des opérations commerciales. Il la laissa achever son déjeuner, puis, lui entourant du bras les épaules, lui dit. avec tout le calme possible :

— Habille-toi, mon petit. Nous allons partir pour Toulon : ton père est souffrant.

Elle eut un cri sourd, déchirant :

— Mon père est mort !

Il la prit tendrement entre ses bras :

— Calme-toi, pauvre cœur fou ! Tu sais que je ne te mentirais pas… C’est Victorine qui a téléphoné ton père, en se levant, s’est senti indisposé ; sa gouvernante, en même temps qu’elle appelait un médecin, a cru devoir nous prévenir. C’est tout. Nous allons voir de quoi il s’agit ; mais je te supplie de ne pas forger les pires suppositions.

Il ne lui répétait pas exactement les paroles de Victorine, dont il était lui-même fort inquiet. Elle avait dit : « Monsieur s’est évanoui et l’on ne parvient pas à le ranimer. »

Lorsque le couple arriva, deux des confrères du docteur lui prodiguaient leurs soins. L’un des deux, le docteur Jollier, était un de ses plus chers amis. On avait couché le malade. Sa tête exsangue, aux yeux clos, semblait privée de vie. Blanche, éperdue, tomba à genoux devant le lit et colla sa bouche à la belle main pâle qui reposait, inerte, sur le drap.

Le docteur Jollier releva la jeune femme et, faisant un signe à Nérée, les entraîna dans une autre pièce.

— Docteur, supplia Blanche en retenant ses sanglots, dites-moi toute la vérité.

— La vérité, nous la cherchons. Nous ne comprenons pas encore… Nous sommes en présence d’une défaillance cardiaque dont il faut trouver la cause. Nous avons fait d’abord une piqûre d’huile camphrée qui…

Le second médecin entra :

— Le pouls est un peu meilleur, dit-il ; on va pouvoir faire une prise de sang.

Le docteur Jollier émit l’avis de transporter le malade dans une clinique. Nérée demanda :

— Que diriez-vous de l’hôpital hélio-marin de Sylvabelle, qui se trouve à dix minutes de chez moi ? Est-ce trop loin d’ici pour que vous puissiez y voir le malade ?

— Il n’aura pas besoin de nous. Il sera là-bas dans des conditions parfaites et admirablement soigné. Mais vous pensez bien que j’irai le voir tous les jours, ne fût-ce qu’à titre d’ami.

Dans la soirée, une voiture d’ambulance transporta Marc Ellinor vers les beaux ombrages de Sylvabelle. Grâce aux piqûres hypodermiques, le cœur battait moins faiblement ; mais le malade demeurait dans un état de prostration totale.

Blanche avait résolu de s’installer à l’hôpital auprès de son père. Malgré son affreuse inquiétude, après le désarroi de la première heure, la jeune femme se montrait maintenant ferme et calme. Pourtant, au moment de quitter sa maison, où elle était venue prendre quelques objets indispensables, elle se jeta, comme une enfant épouvantée, dans les bras de son mari :

— Nérée, Nérée, protège-moi contre le malheur ! Aide-moi à être forte, aide-moi !… Vois-tu, je ne t’ai jamais dit combien j’aime mon père !

En serrant contre sa poitrine la chère tête éplorée, le mari songeait : « Et combien faut-il qu’elle m’aime pour avoir bravé la volonté de ce père et accepté la douloureuse rupture ! »

Le lendemain soir, à l’hôpital, deux médecins s’entretenaient avec la fille et le gendre du docteur Ellinor. Le docteur Jollier expliqua :

— L’analyse du sang a révélé une diminution extrême du nombre des globules. Nous redoutons l’anémie cryptogénétique. Ce sera long. Nous avons le ferme espoir de sauver le malade, mais il faut nous armer de patience.

— Mais, demanda Nérée, comment expliquez-vous un tel état ? Surmenage ?

— Les causes du mal demeurent obscures. Il y a du surmenage ; mais, quant à moi, je crois surtout à l’influence déprimante de longs chagrins… La médecine n’a pas encore pu déterminer l’action prépondérante de l’état moral sur l’évolution, et peut-être même sur la genèse des maladies dont nous ne cherchons que les causes positives. Vous savez, madame, que ce retentissement du moral sur l’état pathologique est une des idées chères à mon ami Ellinor… Sans doute en sait-il plus long que nous sur les causes profondes de son mal. Malgré sa courageuse attitude, nous n’ignorons pas que ses deuils de famille l’ont laissé inconsolable. Peut-être aussi s’est-il négligé un peu depuis qu’il vit seul : repas avalés en hâte, veilles prolongées… que sais-je ?

Blanche, qui était devenue blême, approuva d’un signe de tête.

Nérée était désemparé en rentrant seul chez lui. Il savait la vie du docteur Ellinor très menacée et se disait avec horreur : « S’il meurt, c’est le chagrin qui l’aura tué ! Deuil de sa femme, deuil de son fils, sans doute… mais fut-il moins cruellement atteint par sa rupture avec Blanche ? Faudra-t-il payer notre bonheur d’un tel remords ? »

Durant vingt jours, l’état du malade demeura très inquiétant. La médication la plus énergique ne semblait avoir d’autre effet que d’entretenir un minimum de vie végétative. Mais les médecins répétaient : « Il faut s’armer de patience. »

Marc Ellinor était pleinement conscient. Aux questions qu’on lui posait, il répondait par un battement des paupières ou un geste à peine perceptible de la main, mais il ne parlait pas et demeurait dans le même état torpide, sans que sa physionomie exprimât un sentiment.

Pendant ces semaines anxieuses, Blanche vécut surtout de la force et de la foi que lui apportait son mari matin et soir.

Nérée ne pénétrait pas dans la chambre du malade. À son arrivée, une infirmière allait discrètement prévenir la jeune femme :

— Madame, on vient prendre des nouvelles.

Blanche accourait, si pâle, et les yeux trop grands dans une pauvre figure de fièvre. Il l’accueillait avec un sourire confiant ; mais, dans les bras qu’il lui ouvrait, elle tombait en fondant en larmes :

— Aucun changement. Nous ne le sauverons pas !

— On le sauvera, je te le dis, je te le promets. C’est plus qu’une conviction, c’est une certitude.

Et l’espoir tremblant de la jeune femme s’affermissait à cette assurance.

Nérée, en dépit de sa ferme attitude, n’était plus qu’un cœur tourmenté. Il vivait tout le jour dans l’attente du quart d’heure qu’il passerait auprès de sa femme. Chez lui, il accomplissait comme un automate la tâche quotidienne ; faisait un effort pour distraire sa mère et, surtout, pressait tendrement contre lui son fils, l’adorable petit être en qui se mêlaient son âme et l’âme de Blanche. Le beau rire de Pomme ranimait l’espérance : oui, l’on sortirait de cette rude épreuve. Le docteur Ellinor, guéri, se rapprocherait de ses enfants, connaîtrait son petit-fils et une joie nouvelle et parfaite brillerait sur la maison.

Mais, entre ces flambées d’optimisme, que d’heures de doute !… Maman Galliane avait voulu qu’on installât dans sa chambre le petit lit de Pomme ; et, pendant ses insomnies inquiètes, Nérée souffrait de ne plus entendre le souffle paisible des deux créatures qu’il aimait plus que sa propre vie.

Lorsque sa mère et son fils étaient couchés, il s’en allait errer sur les routes, le plus souvent sur la plage, ruminant son inquiétude et son amour, cet inexprimable amour qui était devenu le principe même de sa vie. Il lui arrivait de prendre machinalement le chemin de l’hôpital hélio-marin, comme attiré par un aimant, et de se trouver seul, à minuit, dans le silence des bois, en face de ces murs derrière lesquels Blanche veillait et souffrait.

Il revenait le plus tard possible vers sa chambre muette où, de jour en jour, il sentait décroître la douce chaleur laissée par l’absente. Tristement, il cherchait sur chaque objet la chère empreinte, débouchait un flacon pour respirer le parfum familier, ouvrait la penderie et s’oubliait un moment à contempler les robes, dont certains plis semblaient emprisonner un geste de Blanche.

Dans cette atmosphère de lourde anxiété, un seul cœur s’épanouissait : Mme Horsel. Oh ! elle ne souhaitait aucun mal au docteur Ellinor ; elle désirait qu’il finît par guérir — mais lentement ! L’absence de Blanche allégeait ineffablement l’air. Il semblait à Diane que toutes les libres routes s’ouvraient devant elle ; mille espoirs confus — qu’elle ne voulait pas approfondir — la galvanisaient, lui rendaient la foi en sa jeunesse. Elle avait maintenant un prétexte pour accourir deux fois par jour à la grande villa lorsque Nérée revenait de Sylvabelle. Le soir, elle s’attardait, se répandait en paroles réconfortantes. Un homme triste et déprimé devient plus accessible et vulnérable, un homme est faible en face du chagrin et de la solitude ; il est avide de consolations comme un enfant. Diane le savait et s’efforçait, avec une habileté consommée, d’attirer à elle cette sensibilité blessée.

La parfaite courtoisie de Nérée faisait parfois illusion à la jeune femme. Elle ne soupçonnait pas l’espace sidéral qui séparait d’elle cet homme inquiet.

Le plus souvent, si Nérée voyait de loin s’avancer Diane, il disait à sa mère :

Mme Horsel vient prendre des nouvelles ; veux-tu la recevoir, maman ?

Et il allait s’enfermer dans son bureau en emmenant Pomme avec lui.

Un soir qu’elle était allée, assez tard, acheter des oranges dans une des cabanes de l’Almanarre, Diane vit, au clair de lune, Nérée Galliane traverser la route et s’en aller vers la mer. Elle rentra chez elle précipitamment, puis, pendant quelques secondes, le front à la vitre, elle hésita, tentée, tentée !

Il était bien rare qu’elle résistât à ses impulsions les plus folles. Rapidement, elle endossa un vêtement de laine et sortit.

Un limpide clair de lune assurait une visibilité parfaite. Sur l’étendue déserte, Diane distinguait sans peine la silhouette de l’unique promeneur. Le cœur battant, elle se hâtait vers cette ombre. Que lui dirait-elle ? Elle n’en savait rien ; mais il lui semblait impossible que leur rencontre, à cette heure et dans ce décor, ne fût pas émouvante.

Nérée, parvenu au terme habituel de ses promenades avec Blanche, fit automatiquement demi-tour. Aussitôt, il distingua la promeneuse qui venait en sens contraire. Il éprouva un assez vif déplaisir. Il regrettait que sa méditation solitaire fût troublée, et, surtout, sa délicatesse s’offusquait de ce tête à tête nocturne, en l’absence de Blanche, avec une femme séduisante et coquette.

Lorsqu’ils se trouvèrent face à face, Diane s’écria avec une légèreté affectée :

— Ah ! cher monsieur, quel soulagement lorsque je vous ai reconnu ! J’avais presque peur, savez-vous ?

Il répondit assez froidement :

— Un malfaiteur n’aurait vraiment pas grand’chose à faire sur cette bande de sable déserte. Au reste, si vous aviez peur, il me semble que, lorsque vous m’avez aperçu, vous aviez largement le temps de retourner chez vous.

— C’est, en effet, ce que me conseillait la prudence. Mais j’écoute rarement cette voix sage. Ma folie incorrigible est d’espérer toujours quelque merveilleux imprévu.

— Eh bien ! le hasard vous a mal servie ce soir.

Le ton était d’une sécheresse inaccoutumée. Diane, un instant interdite, se demandait si elle avait eu tort de venir. Mais non, non, elle n’avait jamais tort et ne regrettait rien. Après quelques pas en silence, elle dit d’une voix émue :

— Oh ! regardez la mer sous la lune ! Que c’est beau ! Les mots ne peuvent l’exprimer. N’est-ce pas que la mer est une immense présence vivante ? Comme je comprends qu’on puisse l’aimer d’un amour désespéré, inconsolable ! Et cette voix plaintive qu’elle prend la nuit… écoutez-la.

— Je connais bien tous ses appels et toutes ses plaintes, depuis trente ans bientôt que je viens l’écouter.

Le ton s’était adouci. Diane sentit son cœur battre plus vite.

— Nous prenons un grand bain d’azur, reprit-elle. Ce moment est adorable !

En effet, dans la clarté lunaire, la mer, le ciel, l’étendue miroitante des salines, tout était d’un bleu de rêve, moire argentée et gaze impondérable. La majesté, la poésie de ce tableau pénétraient les deux promeneurs isolés sur cette plage solitaire ; et la jeune femme ne pouvait se défendre d’un trouble envahissant. Elle éprouvait un besoin de larmes, comme elle en avait connu dans son enfance sans joie, à la tombée des trop beaux soirs.

— Expliquez-moi, dit-elle, pourquoi la beauté des choses creuse en nous de tels gouffres de mélancolie.

— Sans doute à cause du contraste entre la grandeur des spectacles naturels et notre petitesse, notre fragilité ; entre l’impression d’éternité que nous donne l’univers et la brièveté de nos vies infimes.

— Oh ! c’est surtout cela ! Sentir que nous sommes des passants éphémères qui ne faisons que traverser ce décor immuable ! Qu’il faudra nous en aller si vite, si vite, avant d’avoir rien vu, rien su, rien compris !

— Eh bien ! il faut admirer sans comprendre et nous obstiner à prolonger notre vie par nos actes.

— À quoi bon, puisque tout doit mourir ?

— Rien ne meurt, madame ; n’oubliez pas que c’est la grande loi de la nature : Vita mutatur, non tollitur.

— Voilà que vous me citez la préface de la Messe des morts !

— La Messe des morts peut être consolante.

— Pas pour moi ! Moi, rien ne me console du temps qui passe vainement.

Sa voix avait fléchi ; des larmes nerveuses montaient irrésistiblement à ses yeux. Nérée dit avec bonté :

— Les promenades nocturnes ne vous valent rien ; mieux vaut rentrer.

Sans l’entendre, elle poursuivit d’un ton plaintif :

— Ce doux site de l’Almanarre, que vous me disiez apaisant, je crains qu’il ne m’ait blessée pour longtemps.

— Si cela était vrai, il faudrait le quitter sans plus attendre. En venant ici, sans doute aviez-vous moins besoin de repos que d’une diversion énergique. Retournez à Paris, jetez-vous à nouveau dans la bataille que vous aimez ; travaillez, recherchez le succès… Ce sera mieux pour vous.

— Peut-être !… Dans la mêlée, où il faut rester attentif à rendre les coups qu’on reçoit, on sent moins la mélancolie des destins qui se croisent une fois et ne se rencontreront jamais plus.

À cet aveu à peine voilé, Nérée Galliane ne pouvait opposer que le silence. Machinalement, tous deux s’étaient arrêtés devant les vagues qui venaient leur lécher les pieds.

Sur le golfe bleu qui berça les galères de Marc-Aurèle s’étendait l’ineffable paix nocturne. Au flanc des Maurettes, quelques lampes isolées étoilaient les villas et les sanatoriums, là où veillait l’amour ou la souffrance ; les grands hôtels d’Hyères trouaient la nuit de la vive clarté de leurs salons où l’on devait danser ; à l’ouest, près de Toulon, brillait un phare lointain ; au sud, c’étaient les feux de Giens et le grand éclair vigilant de Porquerolles.

Les deux noctambules, en silence, laissaient s’imprimer en leur cerveau ce cercle enchanté. En silence, un subtil échange de mélancolie s’opérait entre ces deux êtres un instant rapprochés : la femme déçue, inquiète et un peu trouble, qu’un grand bonheur eût sans doute ennoblie, et l’homme fraternel et pensif — qui ne pouvait rien pour elle.

Diane sentit que le plus pur souvenir qu’elle emporterait de l’heureuse Pomponiana serait cette minute d’humaine tristesse.

Le vingt et unième jour de sa maladie, le docteur Ellinor sortit de sa torpeur et sourit à sa fille. Blanche comprit qu’il était sauvé. Alors, elle appuya son front au chevet du lit et pleura.

Dans l’après-midi, après un long examen, le médecin se montra très satisfait et annonça que la convalescence commençait.

Vers le soir, lorsqu’une infirmière vint dire à Blanche qu’ « on » venait prendre des nouvelles, le malade demanda :

— Qui est-ce ?

— Papa, c’est mon mari.

— Ah ! oui… — et, après une imperceptible hésitation : Il faut le faire entrer.

Lorsqu’il parut au seuil de la chambre, Nérée était ému à l’extrême ; mais il eut un geste spontané de gentillesse qui dissipa le pénible embarras : tout naturellement, il vint se pencher sur le lit et embrassa son beau-père. Celui-ci, surpris sans doute, avait fermé les yeux, tandis qu’une onde rose colorait faiblement sa face si pâle. Pendant quelques secondes, il demeura ainsi, puis, relevant les paupières, il parla avec une douceur courtoise :

— Je ne vous dirai jamais assez combien je déplore l’ennui que je vous ai causé.

— Aucun ennui, monsieur ; mais de l’inquiétude, certainement.

— Je vous ai trop longtemps privé de votre femme.

— Blanche n’aurait pu vivre loin de vous pendant ces mauvais jours ; et moi, j’étais plus tranquille de la savoir ici.

En échangeant ces politesses, les deux hommes se regardaient avidement ; ils se voyaient pour la première fois.

Nérée, le cœur battant, considérait le père de Blanche, l’homme inflexible qui avait refusé de l’admettre dans sa famille.

« Il doit être construit d’un riche et dur métal, songeait-il ; près de la soixantaine, il ne porte aucun stigmate de l’âge. »

En effet, le visage énergique, même après ces semaines de mortel danger, gardait une surprenante jeunesse et le regard avait une intensité presque insoutenable.

Le mari de Blanche, pénétré de respect, pensait : « Une âme d’une certaine trempe forge et modèle le corps qu’elle anime. »

Cette impression allait s’affirmer de jour en jour et surtout lorsque le convalescent fut debout, sensiblement amaigri, mais plus droit que jamais. Blanche disait à Nérée :

— Il me semble que mon père a grandi. Il s’est encore spiritualisé : il est devenu la statue de lui-même.

Nérée n’avait eu garde de prolonger la première entrevue. Lorsque sa femme l’eut reconduit jusqu’à sa voiture, ils s’étreignirent en silence, leur émotion ne trouvant pas de paroles.

Enfin, quand le jeune homme eut pris sa place au volant et que Blanche se pencha pour un dernier baiser :

— Tu me promets d’être tranquille maintenant ? pria-t-il, puisque la guérison est certaine.

— Oui, l’affreux cauchemar est fini. Comme toujours, c’est toi qui avais raison.

— Ce n’est pas moi qui avais raison, mon amour, mais l’espérance.

Le docteur Ellinor, qui reprenait rapidement ses forces, avait exigé que sa fille retournât auprès de son mari et de son enfant. Mais Blanche passait à l’hôpital la plus grande partie de l’après-midi : et Nérée. un peu avant l’heure du dîner, la venait chercher.

Ellinor accueillait son gendre avec une grâce courtoise et l’écoutait avec une extrême attention. Entre eux, pourtant, subsistait une sorte de gêne qui ressemblait à la timidité.

Nérée demandait avec inquiétude à sa femme :

— Crois-tu que je déplaise à ton père ?

— J’ai l’impression toute contraire.

— Il m’intimide singulièrement.

— Il intimide tout le monde ; tu t’habitueras à lui.

De subtiles nuances dans l’attitude de son beau-père préoccupaient Nérée. Cet homme, qu’il savait autoritaire et cassant, observait à son égard une douceur qu’on eût dite presque craintive. En lui parlant, il évitait de le regarder en face et, lorsqu’il lui donnait la main, le jeune homme sentait cette main frémissante, impatiente de se dérober.

Secrètement attristé, le gendre se demandait : « Est-ce que je lui inspire une antipathie insurmontable ? Ou ne me pardonnera-t-il jamais de lui avoir pris sa fille ? »

Lorsque le docteur parla de quitter l’hôpital, Nérée proposa :

— Venez achever votre guérison chez nous. Vous y trouverez un repos idéal, dans l’air marin, à l’ombre des arbres. Blanche sera auprès de vous sans cesse ; moi, je vous promènerai en bateau dans les calanques…

Le visage sévère laissa voir un bref attendrissement :

— Ce programme est bien tentant ; mais il n’est pas réalisable. Il est urgent que je rentre chez moi. Jollier se surmène à contenter ma clientèle et la sienne. Je ne veux pas le mettre sur le flanc.

Et Nérée, tristement déçu, se dit : « Il n’a pas désarmé. Je dois perdre l’espoir de le voir jamais dans ma maison. »

Ce même soir, le ménage Galliane eut un grave entretien avec le docteur Jollier. Blanche exigeait des précisions sur l’état de santé de son père. Le praticien répondit :

— L’état de santé de mon ami est pleinement satisfaisant. Votre père est de constitution robuste, bâti pour durer cent ans ; le seul péril qu’il porte en lui est son extrême émotivité. Ce qu’il faut, c’est écarter de lui le souci et surtout lui épargner tout choc moral.

La jeune femme, toute pâle, demanda :

— Dites-moi la vérité entière. Je crois comprendre que mon père a le cœur malade ou affaibli.

— Aucune lésion, je vous l’affirme ; mais seulement quelques troubles fonctionnels. Entendez-moi bien sans me faire dire plus que je ne pense. Ellinor est un grand nerveux, d’une sensibilité excessive. Toute émotion pénible provoque quelques troubles dans le fonctionnement de son cœur ; des émotions répétées détermineraient fatalement des lésions véritables, en affaiblissant le myocarde ou en faisant perdre à l’aorte son élasticité. Voilà ce dont nous devons le défendre, et je compte sur votre vigilance.

Désormais, Blanche serait hantée de cette inquiétude, de cette menace.

Lorsque Marc Ellinor eut réintégré sa maison, sa fille continua de le voir presque chaque jour, surveillant de près sa santé.

Sur la demande du convalescent, elle lui amena Pomme. Le docteur Ellinor examina longuement l’enfant ; il l’examina en médecin, sans laisser voir l’émotion que sa fille devinait.

— C’est un très bel enfant, dit-il, solidement bâti et précocement développé.

Soulevant du doigt le petit menton, il ajouta :

— C’est une réplique exacte de son père.

Y avait-il là un regret ? En effet, on ne retrouvait chez Pomme aucun trait physique des Ellinor.

Nérée s’astreignait à la plus stricte discrétion et limitait ses visites à quelques minutes de politesse lorsqu’il venait chercher sa femme. Et toujours il observait chez son beau-père la même volonté de douceur et le même indéfinissable malaise.

« Qu’y a-t-il entre lui et moi ? se demandait-il, perplexe. Je l’admire ; je serais prêt à l’aimer comme mon propre père ; j’ai parfois l’impression de lui être sympathique. Pourtant, cette gêne, ce regard qui se détourne, cette main qu’il ne me tend jamais sans une imperceptible hésitation… Qu’y a-t-il entre lui et moi ? Blanche le sait-elle ?… Elle le savait évidemment dès avant notre mariage — et ne me le dira jamais ! »