Le Couple au jardin/Texte entier

La bibliothèque libre.
Dumas (p. -184).


LE COUPLE

AU JARDIN












DU MÊME AUTEUR :

Salutaire Orgueil, Édit. A. Fayard.

Les Belles Vies manquées (ouvrage couronné par l’Académie française), A. Fayard.

Œuvre de Femme, Éd. A. Fayard.

Sur leurs pas, Renaissance du Livre.

La Passion de maître Javille, Éd. Tallandier.

Isabelle et son cœur, Éd. Tallandier.

Le Temps des promesses, Édit. Tallandier.

Les Lis fileront, Édit. Tallandier.

Bluette, Éd. Tallandier.

Instants de leurs vies, Éd. Gutemberg (Lyon).

La Chrysalide, Éditions Dumas.

YVETTE PROST

LE COUPLE
AU JARDIN
roman
ÉDITIONS DUMAS
56, rue Vaneau, 56
PARIS (VIIe)
4 et 6, rue G.-Dupré
Saint-Étienne (Loire)


Droits de traduction, de reproduction et d’adaptation
réservés pour tous pays.
Copyright 1947 by Editions Dumas
Printed in France.




I

CLAIR MATIN SUR POMPONIANA


La sonnerie de la pendule éveilla le dormeur. Il se souleva sur un coude et, tourné vers la porte-fenêtre largement ouverte, il vit, derrière le tulle léger de la moustiquaire, le bleu tendre du ciel et, au delà de l’écran des cyprès, le bleu plus profond de la mer.

Il était sept heures. Nérée Galliane se leva vivement et vint se pencher sur le petit lit où dormait son fils. Il admira, ravi, la douce figure qui reposait si paisiblement entre ses deux petits poings roses. Puis le jeune père fit quelques pas sur la terrasse. C’était un clair matin de février, déjà plein de douceur sous le climat presque africain de cette côte hyéroise. L’air était chargé du parfum des mimosas, des violettes, des giroflées et des narcisses.

Nérée respira profondément et promena son regard sur le vaste demi-cercle de l’horizon familier. À l’est, Hyères, sous ses palmiers, frileusement adossée à la colline du Castéou ; puis le grand miroir bleuâtre des salines. En face et toute proche, la mer rieuse éclaboussée de lumière, où s’étire la presqu’île de Giens, pareille à un grand lézard ; au delà, dans une brume azurée, les Îles d’Or ; du côté de l’ouest, la vue était bornée par les pins parasols, les hauts cyprès et les oliviers touffus du Bois Sacré d’Olbia.

Aussi loin que remontât son souvenir, Nérée Galliane avait eu les mêmes réveils enchantés sur cette large terrasse, dans ce décor harmonieux. Il se pencha vers le jardin. Sous les fenêtres de la villa blanche aux contrevents vert pâle, la brise matinale agitait doucement un fouillis d’orangers, de lauriers-roses, de yuccas géants et de pittospores qui exhaleraient dans quelques semaines un bouquet de senteurs grisantes. En face de la chambre, le plus bel arbre du domaine : le poivrier colossal dont les souples rameaux fléchissent au moindre souffle, ondulent, s’éplorent, balaient le sol et se relèvent comme la vaste chevelure de quelque divinité sylvestre. Mais il ne fallait pas s’oublier en cette contemplation. Nérée regagna sa chambre encore pleine de la fraîcheur de la nuit. Depuis son enfance, il dormait dans cette chambre spacieuse et claire aux vieux meubles d’olivier. Après son mariage, il avait parlé d’acheter un beau mobilier neuf ; mais sa jeune femme s’y était vivement opposée ; elle avait conservé avec tendresse le décor témoin des jeunes années de l’homme qu’elle aimait ; jusqu’à cette très vieille commode à tablette de marbre rouge encombrée d’un bric-à-brac de coquillages, de cailloux dorés rapportés de Porquerolles, de pommes de pins, de fleurs d’eucalyptus ; on y voyait même un nid de chardonneret. Ces choses hétéroclites rappelaient le contenu des poches des petites culottes que maman Galliane explorait chaque soir — était-il possible qu’il y eût presque un quart de siècle ? — après avoir mis au lit un Nérée endormi sur ses genoux…

Avec précaution, il ouvrit la porte de la salle de bain, passa sous la douche. Le coup de fouet de l’eau fraîche, autre joie du matin…

En bas, dans la cuisine qu’emplissait l’arôme du café, Fine, la servante, chantonnait en patois toulonnais. Elle interrompit son fredon pour saluer Moussu Nérée avec une familiarité affectueuse qui n’excluait pas le respect.

Comme il poussait la porte de la salle à manger, deux bras tendres entourèrent son cou, une tête blonde se pressa contre son épaule.

— Bien dormi, mon aimé ?

— Trop ! Je ne suis qu’un gros sac de sommeil. Mais toi, petite fille jolie, pourquoi t’es-tu levée si tôt ?

— Pour m’occuper de toi. Pour être sûre que ton café soit bon, pour préparer moi-même tes tartines, qui ne te nourriraient pas si elles ne sortaient de mes mains !

Il la serra de nouveau contre sa poitrine, étroitement, comme si son cœur eût cherché le contact direct de cet autre cœur.

— Tu as raison, fit-il à voix basse : c’est de toi que je me nourris, c’est toi que je respire, toute ma vie n’est que toi !

Sur un napperon de couleur vive étaient disposés la cafetière fumante, les deux tasses, les toasts, les confitures d’airelles et un éclatant bouquet d’anémones. Le mari et la femme s’assirent face à face et se sourirent.

Un joyeux rayon de soleil glissait sur les belles porcelaines de Chine qui décoraient les murs. Jupiter le coq mordoré, s’avança sur le seuil et tourna curieusement vers le maître son œil latéral. Nérée jeta quelques miettes au volatile qui en piqua une de son bec, mais la laissa retomber et poussa un gloussement d’appel. Trois poules accoururent et se jetèrent sur les miettes, tandis que le mâle, maigre et stoïque, les regardait manger. L’homme, attentif, contemplait ce petit tableau. D’un geste, il le désigna à sa femme :

— Sublimation de l’instinct, dit-il, même chez cet oiseau au cerveau rudimentaire… Il y a dans l’attitude de ce coq de quoi démolir bien des systèmes de philosophie.

En méditant sur ce mystère, il s’était mis à déjeuner. Il avait faim ; il aimait un café au lait bien préparé ; il aimait cette heure encore fraîche et acide de la matinée, ce premier tête-à-tête avec la femme chérie ; il aimait la vie. En dépit de certain choc au cœur qui le faisait encore tressaillir dix fois par jour, Nérée Galliane aimait la vie et y mordait de toutes ses dents solides, comme dans un des fruits juteux des cent quarante pêchers de sa vigne.

Fine disposait sur un plateau une autre tasse, une autre cafetière :

— Est-ce qu’il faut mettre quand même du beurre pour Madamo ? demanda-t-elle. Elle dit que le miel lui suffit.

— Non, le miel ne suffit pas, répondit Blanche ; mettez une coquille du beurre le plus frais. Je vais monter le déjeuner de Madame.

— Laisse-moi cela, chérie, dit Nérée ; je n’ai pas encore vu maman.

Il s’était levé et, le plateau sur le bras, montait l’escalier, frappait à la première porte.

— Bonjour, petite mère. Une bonne nuit ?

Sur la blancheur de l’oreiller, souriait le plus aimable visage de septuagénaire. La vieille dame, sous ses cheveux blancs, avait des yeux de jeune fille, des yeux couleur de myosotis, à la fois ingénus et malicieux, et qui semblaient tout neufs, émerveillés, chaque matin, de voir, depuis tant et tant de jours, se renouveler le prodige de l’aurore.

— Bonjour, mon petit. Oui, j’ai dormi admirablement, et ma fille charmante est déjà venue me visiter. Sais-tu que ta femme est de plus en plus jolie ?

— Si je le sais !…

La vieille maman sourit au plateau que son fils posait devant elle. Elle aussi aimait la vie, malgré le deuil affreux qui avait désolé la maison trois ans plus tôt. Pendant les premières semaines qui avaient suivi l’événement noir, elle avait voulu mourir de désespoir. Mais elle était ardemment croyante : le cher vieux mari qui l’avait devancée dans la vie éternelle, elle avait l’apaisante certitude de le rejoindre un jour ; en attendant, il fallait sourire au bonheur de son fils, être heureuse avec lui, pour lui.

En lui accordant cet enfant, la Providence ne lui avait-elle pas marqué une bienveillance exceptionnelle ? Alors qu’elle désespérait d’être jamais mère, une grâce du ciel avait permis qu’elle eût, à quarante ans passés, ce fils sans défauts.

Son Nérée ! plus beau et meilleur que tous les jeunes hommes de ce temps !… Elle avait pu, pendant vingt ans, le choyer, l’admirer, l’adorer sans le rendre égoïste ni vaniteux. Mais ne lui avait-elle pas fait un cœur trop tendre ?

Le cher petit garçon était devenu un homme ; un homme, dans la plus haute et la plus noble acception du terme ; un être de force et de fierté… mais essentiellement vulnérable — la vieille maman le savait.

— Viens m’embrasser, mon grand, pria-t-elle.

Pour la seconde fois, il se pencha tendrement sur les cheveux de neige.

— Au revoir, maman ; repose-toi encore un peu.

— Tu t’en vas déjà ?

— Il faut bien. Le travail m’attend.

— Et ma petite Pomme ?

— Pomme n’a pas encore commencé sa journée ; il dort comme un bienheureux.

Lorsque cet enfant si désiré leur était né, Nérée avait dit à sa femme :

— Il faut lui donner le nom de ton père.

— Non, avait répondu Blanche, notre second fils portera le nom de mon père, mais l’ainé sera placé sous le patronage du tien.

Le bébé avait donc été baptisé Paul. Mais, dès qu’il avait commencé de parler, il s’était donné le nom plus sympathique de « Pomme ».

Depuis une heure, les ouvriers étaient à l’œuvre. Aux périodes de grands travaux, on faisait appel à des journaliers du pays ; mais, en tout temps, ils étaient trois logés sur le domaine avec leurs familles : un Italien, Carini et deux Français, Ramillien et Labarre. Carini, grand, sec et comme brûlé ; belle tête couleur de terre de Sienne, sous son grand feutre presque de même nuance. Ce paysan, beau comme un bronze antique, possédait le secret des nobles attitudes : « l’allure d’un centurion », disait son patron. C’était un homme consciencieux, sobre et dur au travail ; mais d’une susceptibilité extrême et d’humeur taciturne. Il lui arrivait de demeurer une semaine sans adresser la parole à sa femme ; mais il parlait tendrement à son cheval et, sa journée finie, en grattant une mandoline, chantait pendant des heures d’une voix haute et bien timbrée, de langoureuses romances de son pays. Carini n’avait jamais supporté nulle autorité avant d’obéir ponctuellement à ce jeune patron qui commandait avec une douceur sans réplique.

Labarre était une bonne pâte d’homme, plein de bonne volonté, fort dépourvu d’intelligence. Comme il s’était offert le luxe de sept rejetons, c’était pour lui un rare bonheur que de vivre sur ce domaine de Cocagne.

Ramillien, ancien marin, avait bourlingué pendant dix ans sur les grands bateaux des messageries. À Marseille, un soir de bordée, cet inoffensif Ramillien, qui n’aurait pas fait de mal à un moineau, se trouva entraîné dans une rixe et eut un geste malheureux. Il le paya de deux années de prison. Au moment difficile de sa libération, il avait été recueilli par le maître du domaine Pomponiana, à qui il était fanatiquement dévoué.

Nérée rejoignit tour à tour les trois hommes pour leur donner ses instructions, puis il se dirigea vers la partie haute du domaine où s’étendaient des champs de freesias, d’anémones multicolores, de violettes et de narcisses. Deux femmes, courbées sur les fleurs, étaient occupées à la cueillette.

— Bonjour, Rita ; bonjour, Madeleine. Où donc est Claudine ?

Il était l’heure d’envoyer les marmousets à l’école : Claudine, la femme de Labarre, en avait cinq à préparer. Le patron passa.

Arrivé au sommet du mamelon, il se retourna et, comme il le faisait presque chaque jour, embrassa d’un long regard son patrimoine.

C’est un beau coin de terre que le domaine Pomponiana, situé sur l’antique côte de l’Almanarre à quelques kilomètres d’Hyères. Le portail s’ouvre sur une longue avenue ombragée de palmiers superbes et de mimosas. Séparée de la mer par la route de Toulon, la propriété est bordée, sur quatre cents mètres de façade, par une allée de hauts cyprès, dont le double rideau brise le vent marin. À droite et à gauche de l’avenue, s’étendent de vastes champs de vigne ; puis les cultures de primeurs étagées en gradins, admirablement irriguées. Des allées tracées harmonieusement en arcs de cercle conduisent à la grande villa occupée par les Galliane et à la petite villa haut perchée, inhabitée depuis plusieurs années.

Au cœur de l’hiver comme en plein triomphe printanier, le domaine offre aux yeux charmés ses fouillis de verdure et le flamboiement des géraniums écarlates ruisselant d’une centaine de vases de ciment qui jalonnent les allées. Ces grands vases éternellement fleuris prêtent à ces terres de culture l’élégance d’une résidence de luxe. Le propriétaire les compare en souriant aux vases de marbre qui ornent les jardins de Versailles.

Mais le sol de Pomponiana est plus chargé d’histoire que les jardins du grand Roi. Sous ces champs pacifiques de vignes et de primeurs, sont enfouis les vestiges de quatre civilisations écroulées ; et, durant des années, l’on ne pouvait remuer cette terre rouge, miraculeusement féconde, sans que la bèche rencontrât quelque fragment de pierre portant un mot d’une inscription latine, quelque tesson de poterie grecque, sarrazine ou romaine, l’anse d’une amphore, une pièce de monnaie à l’effigie de Trajan ou de Septime Sévère… Des restes plus importants émergent du sol : puits creusés depuis deux mille ans et demeurés intacts : voûtes et pans de murailles d’un mètre d’épaisseur, construites en ciment romain indestructible et qu’envahissent aujourd’hui le lierre et le lentisque. Au milieu des cultures, flanquée de deux cyprès en cierge, s’élève la minuscule chapelle du XIe siècle, vestige d’un couvent aux sombres légendes.

Comment l’imagination ne serait-elle pas séduite par tous les prestiges de cette terre ? Et les raisons du cœur ne sont pas moins puissantes. Le domaine Pomponiana appartient depuis deux siècles aux Galliane. À la force de leur poignet, à la sueur de leur front, les ancêtres de Nérée défrichèrent ces terres retournées à l’état sauvage, couvertes de pinèdes et de bruyères ; ils plantèrent les oliviers, les orangers, la vigne et, jour après jour, conquirent sur la forêt ou la lande un lambeau de riche terroir.

Immobile sur la hauteur, le jeune homme embrasse du regard son royaume fleuri. Mais bientôt ses yeux se sont fixés sur un point mouvant : la robe claire et la chevelure blonde qu’on voit aller et venir parmi les verdures. Les lèvres de Nérée ont un mouvement : prononcent-elles un nom ? esquissent-elles un baiser ?

La tête blonde va et vient autour de la maison tranquille ; et le jeune mari, pensif, au milieu des fleurs, sent l’amour et la joie monter en lui en grandes ondes chaudes, élargir sa poitrine, animer toutes les cellules de son être.


II

LE PAS LÉGER DES HEURES


Allègrement, la robe claire de Blanche circulait dans les grandes salles pleines de soleil. En attendant le réveil de son enfant, la jeune femme mettait en ordre sa chambre et la salle de bain d’une netteté étincelante ; elle vérifiait l’état des vêtements de Nérée et rangeait avec soin le linge dans l’armoire ancienne tout imprégnée des parfums de soixante étés.

Naguère, lorsqu’elle était encore Mlle Ellinor et dirigeait, à Toulon, la maison de son père, veuf, Blanche ignorait ou méprisait de telles occupations. Très cultivée, elle se sentait plus attirée par les spéculations de l’esprit que par les soucis ménagers, confiés à Victorine, gouvernante experte. Lorsque le docteur Ellinor recevait quelques amis à dîner, — c’étaient toujours des dîners d’hommes — sa fille présidait ces repas avec une gravité de jeune muse ; et les problèmes de la médecine, les fluctuations de la politique, les questions sociales lui étaient plus familiers que les recettes de cuisine. Le mariage avait subitement modifié ses goûts. Le besoin de s’occuper sans cesse de l’homme aimé, de travailler à son bien-être, à son bonheur, lui avait fait découvrir la chaude poésie des travaux féminins. Elle savait maintenant qu’un grand amour ramène irrésistiblement la femme à ses instincts primitifs et aux traditions de ses aïeules. Certes, elle se désintéressait moins que jamais de la vie intellectuelle et des grands courants d’idées ; mais elle éprouvait également le besoin de modeler entre ses mains tendres l’humble bonheur quotidien.

Elle descendit à la cuisine pour établir, avec la bonne, le menu du déjeuner. Mais Fine venait d’abandonner ses casseroles pour aller s’asseoir dans la région de la basse-cour, sur le banc de pierre en demi-lune, à l’ombre des oliviers au quintuple tronc qui ressemblent à des nids creux pour de grands oiseaux. C’était l’heure où Fine prenait son second déjeuner. Le matin dès l’aurore, elle s’était administré une hygiénique soupe à l’oignon et à l’ail. À neuf heures, son estomac dispos réclamait un confortable bol de chocolat. Elle venait le déguster là, sous ses arbres favoris, en conversant avec les poules, les canards de Barbarie et les pigeons de belles races qui s’ébattaient dans la volière. Elle ne se pressait point. La dernière cuillerée absorbée, elle s’attardait à rêvasser en balançant sa pantoufle au bout de son pied. Perdre un peu son temps en balançant sa pantoufle, ce n’était pas seulement le plaisir de Fine, c’était surtout le symbole de son libre arbitre.

Elle n’avait pas toujours été libre, la pauvre femme : mariée toute jeunette à une brute alcoolique, pendant sept ans, elle avait été traitée comme une bête de somme et rouée de coups. Libérée de l’ivrogne par une providentielle pneumonie, alors qu’elle pensait respirer, elle avait connu des jours pires : tout ce que peut redouter une malheureuse créature au cœur de chien fidèle, affamée de tendresse… Temps affreux, jusqu’au jour où le hasard l’avait jetée sur la route du maître de Pomponiana — le père de Nérée. Une fois parlant à Blanche du maître disparu, Fine avait dit : « Madame, cet homme-là, ses yeux étaient comme deux sources fraîches ! » Elle disait encore : « Quand je suis arrivée au domaine, j’étais un poisson crevé qui revient à la vie en se retrouvant dans l’eau pure ».

Dans cette maison bénie, sous des yeux toujours bienveillants, elle fournissait un travail énorme, mais l’organisait à sa guise ; chantait pendant des heures outrageusement faux, sans que personne lui enjoignît de se taire ; et, lorsqu’elle s’attardait sous les oliviers, son bol vide sur les genoux, sa pantoufle dansant au bout du pied, Madamo lui souriait en passant ; Moussu Nérée lui jetait une plaisanterie ; la jolie petite madame lui disait un mot de gentillesse ; personne ne lui aurait jamais rappelé que son temps appartenait à ceux qui le payaient. Fine, le cœur gonflé de reconnaissance, se disait qu’elle avait trouvé au domaine Pomponiana mieux que la sécurité matérielle, mieux qu’une atmosphère affectueuse ; quelque chose de plus haut, qu’elle n’aurait su nommer. Elle ignorait les mots de dignité humaine ; mais elle sentait profondément la chose.

Du seuil de la cuisine, Blanche regardait la servante ; elle regardait le coq Jupiter grattant en liberté dans un fouillis de bourrache bleue et la chatte, Mélusine, voluptueusement étendue sur la dalle tiède… non loin, la marmaille Labarre s’ébattait joyeusement dans le sable ; Carini passait, une ritournelle aux lèvres, menant par la bride Rouan, le cheval de labour, son compagnon de travail et son ami… Bêtes et gens semblaient s’épanouir en joie sur cette terre heureuse. Et la jeune femme songeait : « Ce n’est pas seulement parce que la lumière est belle et le terroir plantureux ; c’est qu’ici la vie bat au rythme de deux grands cœurs ».

C’est à son mari qu’elle pensait et à la vieille mère. Quant à elle-même, comment se serait-elle attribué le moindre mérite ? Chacune de ses heures était comblée de joie, et elle n’avait d’autre souci qu’aimer !

Elle se dirigea vers la véranda où elle savait trouver sa belle-mère. Cette vaste véranda, fermée par des glaces, était la pièce la plus vivante de la maison. C’est là qu’on se réunissait pour causer, lire, faire sa correspondance, écouter la T. S. F., se livrer à de reposantes parties de bridge et de ping-pong ; et c’est là qu’on recevait le plus souvent les visiteurs familiers. Chacun y avait son coin et son siège favori : maman Galliane, dans le voisinage du radiateur, en hiver, siégeait dans sa bergère à oreilles, près de la corbeille à ouvrage remplie de pelotes de laine et de tricots en chantier ; Blanche avait son petit bureau et son fauteuil du côté du midi, en face du grand poivrier ; à proximité d’une bibliothèque tournante, le rocking-chair attendait Nérée, dont les lectures ou les méditations s’accompagnaient d’un continuel balancement. On eût pu appeler cette véranda le living-room de la famille ; mais ici, l’on ne parlait que le français et le provençal.

— Mère, ne tricotez pas trop longtemps : vous savez que cela vous donne une douleur à l’épaule.

— J’y prendrai garde, ma petite fille ; mais ces brigands d’enfants Labarre usent tant de culottes que, bientôt, mes vieilles mains ne suffiront plus à y pourvoir…

Mme Galliane avait fort à faire à exercer sa vigilance sur les familles des ouvriers. Que les marmots de Labarre fussent pourvus de culottes et convenablement chaussés, que la femme de Carini prît soin de son foie, que les Ramillien — ces paniers percés — parvinssent à la fin du mois sans retourner leurs poches, la vieille dame s’en estimait responsable. Elle était toujours trottant de l’un à l’autre ménage, les mains pleines de choses utiles, l’œil attentif et clairvoyant. C’est elle qui discernait, avant les mères, le moindre malaise d’un marmot ; c’est elle qui pansait les genoux écorchés, posait les cataplasmes, faisait avaler les vermifuges, soignait, consolait, cajolait. Elle ne prodiguait point les conseils, mais ceux qu’elle donnait tombaient rarement dans le vide.

Elle disait à sa bru :

— Ma petite enfant, je ne comprends pas grand’ chose aux théories nouvelles qui réclament des réformes sociales. Mon socialisme à moi consiste à traiter nos ouvriers et serviteurs comme s’ils étaient mes enfants. Les payer suffisamment, leur donner le bien-être, veiller à leur hygiène, ce n’est pas assez : nous devons les aimer.

Il faut bien croire que cette théorie avait du bon, car, sur le domaine, la petite vieille dame était l’objet d’une véritable vénération. Blanche avait vu un jour sa belle-mère morigéner sévèrement Carini, qui s’était montré brutal à l’égard de sa femme. L’athlète de bronze, le « centurion », au garde-à-vous devant la patronne qui lui venait au coude, avait l’air penaud d’un petit garçon qu’on menace de la fessée.

Tout en se livrant à ses occupations paisibles, Blanche ne cessait de suivre en pensée son mari. On eût dit qu’un fil magnétique les liait l’un à l’autre sans se rompre jamais. Elle savait sur quel point du domaine Nérée surveillait les travaux ; elle savait qu’il venait de traverser le chemin de St-Pierre-d’Almanarre pour aller dans la grande vigne et l’oliveraie ajoutées depuis quelques années à l’ancien patrimoine ; elle entendait le jeune homme siffler dans le magasin d’emballage ; elle courait à une fenêtre pour voir passer dans le soleil la silhouette mince à la souple allure.

Souvent, lorsque s’en allaient vers la gare d’Hyères les camions chargés de cageots de primeurs, le patron était lui-même au volant. Toute la matinée, Galliane travaillait comme un de ses hommes, vêtu à peu près comme eux de velours fauve en hiver, de toile bise en été. Dans l’après-midi, il expédiait son travail de bureau puis retournait aux cultures. Mais, à partir de cinq heures, on ne devait plus songer au travail : Nérée, baigné, rasé, habillé, n’appartenait plus qu’à sa femme et à son petit enfant. C’était le moment des belles promenades, de la musique ou de la lecture Tous deux étaient de grands liseurs. Blanche avait fait connaître à son mari des chefs-d’œuvre qu’il ignorait ; et Nérée avait ouvert à Blanche sa bibliothèque de garçon composée surtout de livres de nature, passionnantes études sur la vie végétale, les arbres, les mœurs des oiseaux et leurs migrations, le monde hallucinant des insectes… Maintenant, le mari et la femme avait les mêmes goûts. S’émerveiller tous deux d’une découverte biologique ou s’enchanter d’un poème, n’était-ce pas encore une manière exquise de s’aimer ?

Nérée avait une prédilection pour le théâtre ; aussi le couple se rendait-il de temps en temps à Marseille pour y entendre une bonne pièce. Si brillant qu’ait été le spectacle, le moment que Blanche appréciait surtout était le retour nocturne : au-dessus d’eux, la splendeur scintillante du ciel ; à leur droite, la mer avec son grand murmure et, dans leur voiture légère, un amour infini comme cette mer et ce ciel.

Chaque fois que le mari proposait une sortie, la jeune femme acquiesçait de bonne grâce ; cependant, aux yeux de Blanche, aucune fête ne valait les lentes promenades du soir le long des allées du domaine ou sur l’étroite plage de l’Almanarre. Ils allaient d’un pas bien accordé, épaule contre épaule, la petite main tendre étroitement emprisonnée par la main forte. Ils parlaient à voix basse ou se taisaient longtemps — riches silences, exquis recueillement. Leur accord était si parfait que toute parole semblait superflue. Ils n’étaient plus « Blanche et moi », « Nérée et moi » ; ils étaient cet être unique, harmonieux, complet, vibrant d’une vie multipliée, cet être ébloui qu’ils appelaient Nous.

Parfois, la jeune femme s’immobilisait avec une expression ardente.

— Que regardes-tu ? Qu’entends-tu ? demandait son mari.

— Tout ! Nérée, ce moment est d’une douceur si parfaite qu’il faut nous en pénétrer, nous en faire un étincelant souvenir pour plus tard… quand nous serons vieux.

— Je ne parviens pas à croire que, l’un pour l’autre, nous puissions jamais être vieux.

— Tu as raison. Eh bien ! faisons-nous un souvenir immortel pour… quand nous serons morts.

— Ma petite douce ! il n’y aura peut-être pas de mort.

Un souffle plus frais, le murmure plus grave de la mer les ramenaient vers la maison. À pas étouffés, par souci du sommeil de la vieille maman, ils regagnaient leur chambre pleine du bleu lunaire, embaumée en toute saison par l’haleine des jardins. Tempe contre tempe, ils restaient longtemps penchés sur le lit rose où dormait petit Paul ; puis ils s’attardaient encore sur la large terrasse à regarder les feux de Giens, l’éclair mélancolique du phare de Porquerolles et, souvent, les évolutions éblouissantes des hydravions sur le golfe. Même dans leur sommeil heureux, ils demeuraient en contact avec les arbres doucement agités, avec les fleurs, avec la brise, avec la grande rumeur berceuse de la Méditerranée.

Autant l’un que l’autre, ils étaient doués pour goûter pleinement la douceur de la vie, pour savourer, sans en laisser perdre une goutte, l’enivrant élixir du bonheur. Blanche disait :

— Ne crois-tu pas, Nérée chéri, que pour aimer ainsi le bonheur, il faut d’abord avoir souffert ?

— Peut-être… répondait le jeune homme. Peut-être l’attraction irrésistible qui nous jeta l’un vers l’autre fut-elle augmentée par le double deuil que nous portions. La douleur met un cœur en état de réceptivité.

En effet, lorsque, trois ans plus tôt, au printemps de 1934, les deux jeunes gens s’étaient rencontrés chez des amis communs, ils étaient l’un et l’autre vêtus de noir et pâlis par un chagrin récent. Blanche venait de perdre un frère de vingt-six ans, mort au loin. Nérée pleurait la fin tragique de son père, laquelle avait jeté la consternation dans toute la région du Var.

Paul Galliane, propriétaire du domaine Pomponiana, âme énergique et généreuse, était soucieux de l’amélioration de la condition humaine. Dans cet esprit, il militait ardemment pour ses convictions politiques. Depuis longtemps conseiller général, il céda aux instances de ses amis en posant sa candidature à la députation. Un candidat d’un parti adverse lui fut opposé et la lutte prit une violence imprévue, du fait de quelques agitateurs étrangers au pays. Le plus remuant d’entre eux était un jeune homme nommé Pierre Vincent, rédacteur en chef d’une feuille éphémère imprimée au vitriol. Aux excès de ces énergumènes, Paul Galliane opposait son honorabilité inattaquable et sa tranquille bonne foi. Une nuit, à la suite d’un meeting à Toulon, une bagarre se produisit. Cela commença par des coups de poings, puis des coups de feu partirent. Galliane, qui s’avançait, les mains ouvertes, avec des paroles d’apaisement, s’abattit, le ventre troué d’une balle.

Trois témoins affirmèrent que la balle était partie du revolver de Pierre Vincent. Mais, à la faveur du tumulte, de la nuit et, sans doute de complicités, le meurtrier avait disparu et demeura introuvable.

Nérée, âgé alors de vingt-sept ans, éprouva un désespoir violent et fut amèrement déçu de l’impuissance de la police. Résolu à tout tenter pour ne point laisser le crime impuni, il venait demander conseil à un vieil ami de sa famille, Me Vallerix, avocat réputé à Toulon. Or, Me Vallerix avait été le camarade de jeunesse du docteur Ellinor et n’avait jamais cessé de le fréquenter intimement. À cette époque, le docteur devenu veuf ayant dû s’absenter pendant quelques semaines, sa fille accepta l’invitation des Vallerix qui séjournaient dans leur plaisante villa du Mourillon. C’est là que Blanche et Nérée se rencontrèrent pour la première fois et qu’en une seule soirée, leur regard, leur voix, leur tristesse les lièrent l’un à l’autre.

Malgré la parfaite réserve des jeunes gens, Mme Vallerix, fine et sensible, comprit très vite le choc profond que chacun des deux avait reçu. Elle les jugeait parfaitement faits l’un pour l’autre et pensa contribuer à une œuvre excellente en favorisant leur rapprochement.

Au bout de quelques semaines, Nérée Galliane, profondément épris et se sachant aimé, écrivait au docteur Ellinor pour solliciter de lui un entretien. Il fut comme sidéré en recevant cette réponse :

« Monsieur,

« Je connais l’objet de la démarche que vous désirez faire auprès de moi. Je tiens à nous épargner à l’un et à l’autre, une entrevue pénible. Il m’est impossible de donner mon consentement au projet que vous avez formé, vous et ma fille. Je vous prie de ne voir dans ma décision aucune prévention contre votre personne et je vous assure, Monsieur, de ma parfaite estime.

Dr Ellinor. »

Le soir même, Nérée, bouleversé, arrivait au Mourillon, mettait la lettre sous les yeux de Me Vallerix.

— J’en reste stupide, déclara l’avocat. Ellinor, qui ne vous a jamais vu, ne peut rien avoir contre vous ; du reste, il vous le dit… Pourquoi cette opposition ?… Je ne vous cache pas, cher ami, que le docteur Ellinor est un homme admirable, mais de caractère difficile : ma femme l’appelle « le porc-épic sublime ». Blanche a refusé les plus beaux partis de Toulon ; son père tenait peut-être à l’un de ces prétendants ?… Mais, en vérité, nous ne pouvons faire que des suppositions.

— Pensez-vous que je doive perdre tout espoir ?

— Je le crains. Ellinor n’est pas homme à revenir sur un refus ; et Blanche s’inclinera devant la volonté de son père, aussi cruel que lui soit le sacrifice.

Nérée passa deux jours et deux nuits lamentables, se contraignant à d’héroïques efforts pour ménager sa pauvre mère.

Puis vint un billet de Mme Vallerix :

« Venez dîner demain soir avec nous : Mlle Ellinor désire vous rencontrer. »

Il fut le premier au rendez-vous, dans un état nerveux indescriptible, se défendant de toute lueur d’espoir : si Blanche avait voulu le revoir, c’était pour lui dire ses regrets et l’exhorter à la résignation.

Lorsque la jeune fille entra, il fut frappé de son attitude souverainement tranquille. Elle le regarda gravement puis lui sourit en lui tendant la main.

— Voilà quelques mauvais jours pour nous, dit-elle.

— Ma pauvre enfant, soupira Mme Vallerix, avez-vous tout essayé pour convaincre le docteur ?

— Non, madame, c’eût été inutile. Je connais papa : il ne revient jamais sur une décision. Moi non plus… Donc, si M. Galliane n’éprouve pas de répugnance à m’épouser dans ces conditions, je passerai outre à l’opposition de mon père.

Le ménage Vallerix demeura quelques secondes frappé de stupeur. Enfin, la vieille dame crut devoir faire entendre la voix de la raison :

— Ma chère petite, c’est une chose grave. Y avez-vous bien réfléchi ? Vous séparer moralement de votre père !…

Blanche était pâle à faire pitié, mais gardait son attitude de tranquille assurance.

— Vous pouvez croire, dit-elle, que je ne prends pas à la légère un tel parti. Mais rien ne peut me séparer moralement de mon père : ni l’absence ni le silence. Mon père me désapprouve, mais sans me retirer sa tendresse — il en serait bien incapable. Nous aurons à supporter un temps d’épreuve et puis nous nous retrouverons. J’en ai la certitude.

Et c’est ainsi qu’ils s’étaient mariés, un soir, à Toulon, assistés de leurs seuls témoins. Et la mélancolie de ce mariage avait été effacée aussitôt par un bonheur si grand, si complet, si radieux, qu’il dissipait toutes les ombres.

Depuis près de trois ans, Blanche n’avait pas revu son père. Qu’elle en souffrît secrètement, nul n’en pouvait douter ; mais elle n’eut jamais un mot de regret qui pût attrister son mari. Une fois la semaine, elle allait à Toulon, emportant les plus belles fleurs et les meilleurs fruits des jardins. Le docteur demeurait invisible. Blanche s’entretenait longtemps avec la gouvernante, continuait de lui donner les directions utiles. S’il y avait à faire quelque achat important pour la maison, c’est elle qui s’en chargeait ; si le docteur devait recevoir quelques amis, elle réglait le menu du repas. Puis, après avoir visité lentement les salles, elle s’en allait de son air tranquille, le cœur gros, mais avec une indécourageable confiance. Lorsqu’elle rentrait, son mari la questionnait tendrement :

— Tu ne l’as toujours pas vu ?

— Non. Mais tout va bien là-bas. Sachons attendre.

Quand il avait tenté de connaître la cause du refus déconcertant, Blanche avait répondu d’un ton un peu évasif :

— Mon père est autoritaire… sans doute aurait-il souhaité un gendre choisi par lui.

Nérée n’admettait point cette explication ; mais, sentant combien ce sujet était pénible à sa femme, il s’était gardé d’insister. Il avait proposé plus d’une fois :

— Veux-tu que je tente quelque chose ? Je suis prêt à faire abstraction de tout amour-propre. Si ton père me jette à la porte, je m’assoirai dans l’escalier pour l’attendre.

Émue, Blanche entourait de ses bras la tête chérie :

— Non, mon Nérée, non. Tu n’es pas un homme qu’on jette à la porte, mais je ne supporterai pas l’idée qu’on te refuse l’accès de la maison. Patientons…

Mme Galliane hochait la tête d’un air entendu :

— Oui, mes chers petits, patientez. Cette triste situation finira. Lorsque naîtra votre premier enfant, vous irez le porter à son grand-père, et je vous promets que la porte du docteur Ellinor ne restera pas fermée.

Blanche partageait cet espoir ; et c’était une raison de plus de désirer avec ferveur l’arrivée du petit-Nous-Deux, dont ils parlaient si souvent. Hélas ! la déception avait été cruelle : petit Paul était venu au monde, mais son aïeul avait refusé de le connaître.

Et Blanche, dominant son chagrin, avait dit avec douceur à son mari :

— Ne t’attriste pas : mon père nous rappellera un jour. Je n’en doute pas un instant.

En attendant, le grand amour du jeune couple rayonnait autour d’eux. Mme Galliane, sous ses voiles de veuve, s’était reprise à sourire à l’avenir qu’incarnait son petit-enfant. Ses croyances religieuses lui commandaient le pardon et lui promettaient les joies éternelles auprès du mari qu’elle rejoindrait un jour. Tant qu’elle appartenait à la terre, elle continuerait de l’aimer, cette terre ruisselante de fruits et de fleurs, qui lui donnait un avant-goût du Paradis.

Quant à Nérée, au milieu de son bonheur ineffable — de même qu’une guêpe nous pique parmi les fleurs — la pensée de son père le traversait parfois comme un coup de lance. Il disait à sa femme :

— J’ai la certitude qu’un jour la vie me mettra en présence de ce Pierre Vincent. Alors, je l’abattrai comme un chien enragé.

Blanche, frissonnante, lui fermait les lèvres d’une caresse.

Que nous voulez-vous, souvenirs funèbres, quand nos divines heures de jeunesse si vite passent et si vite s’éloignent de leur pas léger ?


III

« MONSIEUR POMME »


Drame dans la maison : malgré les interdictions les plus expresses, Pomme a tiré la queue de la chatte avec un tel acharnement que la dolente Mélusine a eu quelque mérite à ne pas sortir ses griffes.

Alors, maman, pour faire comprendre à l’enfant le supplice qu’il inflige à la chatte, lui a tiré les cheveux de façon à lui faire un peu mal. Puis le coupable a été mis à la porte avec défense de se réfugier à la cuisine, où Fine, pitoyable éducatrice, ne manquerait pas de le cajoler et de le bourrer de confitures.

Les parents restés entre eux, Nérée ne peut se contenir.

— Blanche, tu es implacable ! Comment as-tu le courage de tirer les cheveux d’un innocent de vingt mois qui prend le chat pour un joujou ?

— Eh bien ! il saura désormais qu’un chat n’est pas un joujou et qu’il souffre. Soyons un peu logiques, Nérée : tu déclares à tout venant que ton fils, à vingt mois, est aussi développé qu’un enfant de trois ans ; mais, dès que je veux le corriger de ses petits défauts, ce n’est plus qu’un bébé inconscient !

— Ses défauts !… Les défauts d’un Pomme de vingt mois ! Ô censeur sévère ! laisse-moi te citer un auteur que tu aimes. David-Herbert Lawrence déclare formellement : « Il faut que les enfants tirent un peu la queue du chat. Il faut que les enfants volent quelquefois le sucre… »

— J’aime à lire Lawrence ; mais je ne lui aurais peut-être pas confié l’éducation de mon fils. Et, puisque tu sais cet auteur par cœur, je te rappelle cet autre passage : « Un derrière d’enfant est fait pour être fessé de temps à autre. »

Mme Galliane intervient en riant :

— Allez-vous vous chamailler jusqu’à demain ? Notre adorable petit Pomme va-t-il devenir une pomme de discorde ?

— Mère, vous allez encore vous liguer avec votre fils contre moi ! Comment pourrai-je élever convenablement notre petit homme entre une grand’mère idolâtre et un père d’une faiblesse insigne ? — sans parler de Fine et des ouvriers qui font les quatre volontés de ce marmot. Si Pomme a été un bébé modèle, qui n’a troublé ni la tranquillité de nos jours ni le sommeil de nos nuits, il m’a fallu pour cela batailler contre son père. Dès que l’enfant pleurait une minute dans son berceau, Nérée, en alarme, voulait le prendre dans son lit et le couver comme une mère poule !

— Mais tu y mettais bon ordre, cœur de rocher !

— Oui, et l’enfant se rendormait paisiblement. Mère, pouvez-vous me donner tort ?

— Et non ! eh non ! ma petite fille. Vous savez bien que je vous approuve toujours. Seulement, n’est-ce pas, moi, je n’étais pas une mère à méthode ; j’ai gâté outrageusement mon Nérée : le résultat est-il si mauvais ?

— Vous aviez affaire à une pâte exceptionnelle : qui vous dit que Pomme sera aussi parfait ?

— Pomme est une miniature exacte de son papa.

— Physiquement, oui ; mais que savons-nous du moral ? Pomme n’est pas un pur Galliane. N’oubliez pas qu’il y a dans ses veines quelque peu de sang Ellinor ; et le sang Ellinor n’est pas exempt de défauts.

— Parbleu ! s’écrie Nérée, n’est-ce pas la cruauté Ellinor que manifeste Pomme quand il tire la queue du chat ?


Tandis qu’on se querelle à son sujet, Pomme, une dernière larme au bord des cils, s’épanouit déjà en sourires devant son royaume fleuri. Pomme est le petit roi de Pomponiana. Du matin au soir, il s’ébat en liberté dans le vaste jardin ; il se promène sans danger partout où ses petits pieds peuvent le porter. On ne se fait pas mal en tombant sur le sable fin des allées ; on constate : « Patatas ! » et l’on se relève crânement. On ne touche pas aux agaves ni aux oponces : c’est méchant ! Les roses aussi, ça pique ; mais on sait les prendre à pleine main par la tête. On s’arrête devant les jolies fleurs de toutes couleurs, devant les bêtes qui courent dans l’herbe ; on lève son petit nez pour voir les grands palmiers se balancer au vent. Que de belles choses !… Et les hommes, si grands et si forts, qui travaillent dans les cultures sont à la dévotion de Pomme. Labarre abandonne volontiers son outil pour jouer avec l’enfant et il avoue :

— Ce gosse me ferait tourner en bourrique !

Ramillien approuve :

— Tu n’aurais pas à faire un grand effort.

Le farouche Carini lui-même se déride lorsqu’il voit le petit enfant accourir à sa rencontre en criant :

— Nini ! Nini ! à çeval !

Délicatement, l’homme le soulève de terre et l’assied sur le dos débonnaire de Rouan.

Ah ! quelle merveilleuse destinée qu’être le petit roi de Pomponiana !

Pendant ces journées encore fraîches de l’avant-printemps, Pomme porte un petit paletot de molleton rouge afin d’être aperçu de loin par les tendres yeux qui le cherchent. De quart d’heure en quart d’heure, Blanche s’avance sur la terrasse et contemple les ébats du coquelicot turbulent. Et Nérée, au milieu de sa vigne, ou occupé à soigner ses arbres, s’arrête souvent, le regard fixé sur la petite note rouge folâtrant parmi les verdures.

Dès que papa surgit au détour d’une allée, le bambin se précipite avec des cris de joie et met sa menotte dans la grande main paternelle. Nérée n’est pas encore blasé sur l’émotion que lui cause cette petite main confiante blottie dans la sienne.

Au bout de quelques pas, Pomme demande :

— Au cou, papa !

Le jeune père se penche, prend son fils sur son bras. Est-ce par fatigue que Pomme veut se faire porter ? Non, c’est plutôt par désir de caresses. Quand papa vous porte, on serre son cou dans ses petits bras, on ébouriffe ses cheveux noirs, on frotte sa joue contre la sienne. Pomme trouve tout cela très bon et Nérée en est enivré. L’exaltation du sentiment paternel lui dilate le cœur ineffablement.

Un après-midi, Pomme, le nez écrasé sur la vitre de la véranda, regarde tomber la pluie. Pomme adore la pluie — peu fréquente sur Pomponiana. La pluie, c’est joli, ça chante, ça sent bon et ça fait plaisir aux roses et aux orangers.

— Maman, Pomme voudrait aller au zadin.

— Non, Pomme, tu te mouillerais.

— Pomme aime bien se mouiller.

— Non, reste là et joue gentiment.

Pomme n’est pas satisfait. Maman permet bien à papa de sortir sous la pluie tant qu’il lui plaît. C’est que papa est un personnage considérable ; le signe de son importance, c’est le mot de « monsieur » qu’emploient les ouvriers en lui parlant… Un obscur travail se fait dans le petit cerveau ; tout à coup, Pomme se retourne et prononce avec une autorité impayable :

Monsieur Pomme veut aller se mouiller.

Trois éclats de rire ont accueilli cet impératif catégorique. Alors, le père, le tendre père a enveloppé son fils dans son petit capuchon, l’a pris sur son bras et, sans que les petits pieds se posent sur le sable humide, a promené « Monsieur Pomme » sous la pluie, la douce pluie qui chante et qui sent bon…


Lorsque quelques bons amis viennent passer la soirée chez les Galliane, Pomme fait leur joie et Blanche ne parvient pas sans peine à l’emporter au lit.

Un de ces soirs-là, après que les heureux parents se sont penchés sur leur trésor endormi, Blanche attire son mari sur la terrasse, dans le large fauteuil de rotin où l’on tient deux en se serrant un peu :

— Toi, il faut que je te gronde.

— Bon, soupire Nérée, je vais encore encaisser une réprimande au sujet de Monsieur Pomme !

— Justement. Je ne veux pas que tu deviennes un de ces pères ridicules qui prennent pour argent comptant tous les éloges faits de leur progéniture et qui ne s’aperçoivent pas que la conversation s’éternise sur les espiègleries du jeune prodige. Mon Nérée, si modeste en ce qui concerne sa propre personne, laisse s’épanouir un orgueil démesuré dès qu’il est question de son fils.

— C’est bien. Je prends note de l’observation. Désormais, dès que nos amis s’intéresseront à Pomme, je me mettrai à parler de la Société des Nations ou du Péril Jaune. Du moins, nous sera-t-il permis, quand nous serons seuls, tête à tête, et porte close, de dire que notre Pomme, notre petit Nous-Deux est une merveille et un amour ?

Blanche entoura tendrement le cou de son mari :

— Un amour ? Ce n’est pas assez dire. Notre petit, c’est tout l’amour !… Et sais-tu pourquoi Pomme est un objet ravissant, une petite merveille, un espoir à nous faire éclater le cœur ? Dis, sais-tu pourquoi ?

— Bien sûr : c’est parce qu’il est ton enfant.

— Non ; c’est parce que j’ai bien aimé son père.


IV

ARCHÉOLOGIE ET AUTRES PROPOS


Mme Galliane dit à ses enfants qui revenaient d’une promenade :

— J’ai reçu en votre absence une visite : une jeune femme, arrivée depuis quelques jours à Hyères, désire nous louer la petite villa.

Nérée se rembrunit :

— Qu’est-ce que cette jeune femme et quelle idée a-t-elle eue de venir jusqu’ici ?

— C’est une personne distinguée, qui paraît très intelligente : une journaliste. Elle revient d’Espagne où elle a fait un grand reportage sur la guerre. À la suite d’une bronchite, on lui a prescrit quelques semaines de repos. Mais elle constate que le séjour dans un hôtel est trop onéreux pour son budget. Je pense que nous lui rendrions service en lui louant la villa à des conditions très douces.

— Sans doute… mais si la petite villa est habitée, nous ne serons plus tout à fait chez nous.

— Voyons ! la petite villa est à cent mètres de la nôtre.

Blanche avait fait la moue :

— Cent mètres, ce n’est pas loin ! dit-elle. Et quand nous nous promènerons, le soir, s’il m’arrive, par hasard, d’embrasser mon mari, un œil envieux nous épiera au travers des feuillages !

Mme Galliane sourit, amusée :

— « S’il m’arrive, par hasard… » est d’une modération que j’admire ! Vous êtes deux sauvages. Du temps de mon cher mari, le domaine Pomponiana jouissait d’une réputation d’hospitalité que vous allez lui faire perdre. Sans compter que les meubles et les tentures de la villa toujours fermée finiront pas être mangés des vers.

— Mère, si tu y tiens…

— Moi ? Est-ce que je fais jamais autre chose que vos quatre volontés ? Décidez.

— Eh bien ! on fera ce qui plaira à Blanche.

— Hou ! s’écria la jeune femme, le grand lâche qui ne veut pas prendre ses responsabilités ! Moi, je déclare que je m’en lave les mains.

Nérée tira de son gousset une pièce d’argent :

— C’est le hasard qui tranchera la question : côté face signifiera oui ; côté pile, la madame ira au diable.

Il jeta la pièce qui retomba côté face. Mme Galliane applaudit malicieusement et tous trois acceptèrent en riant la décision de l’oracle.


La nouvelle locataire s’installa le surlendemain. Elle s’appelait Diane Horsel — c’était peut-être un pseudonyme. Elle avouait volontiers, avec une aimable mélancolie, avoir passé trente ans. En réalité, depuis quelques saisons, elle avait entendu avec effroi sonner la quarantaine.

Un peu plus de quarante ans… âge inquiet, âge de tous les regrets et de toutes les peurs pour une coquette sans foyer, sans enfants ! Peur de la première ride, du premier cheveu blanc, de la paupière fripée, de l’empâtement menaçant ; peur de l’indifférence dans le regard des hommes ; peur de se confronter à l’insolente jeunesse authentique. Toutefois, Mme Horsel se croyait d’aspect beaucoup plus jeune que son âge réel — grâce d’état dispensée par la miséricordieuse nature à toutes les femmes, sans exceptions, jusqu’à la plus intelligente, jusqu’à la plus modeste.

D’ailleurs, celle-ci était encore jolie ; elle savait tirer parti de ses avantages, se maquillait habilement, s’habillait bien.

Au cours de la première visite qu’elle fit aux Galliane, elle se montra enchantée de sa demeure temporaire, enchantée de la vue admirable dont elle jouissait, enchantée des jardins, enchantée de tout. Elle savait écouter avec une flatteuse attention et parlait peu d’elle-même. À peine quelques mots de son séjour en Espagne, de son besoin d’oublier tant de ruines et d’horreur. Elle y avait couru de réels dangers, fait preuve de courage ; on le devinait, elle n’insistait pas, elle n’insistait sur rien… — elle était très intelligente.

Tout en gardant l’attitude la plus discrète, elle observait avec une curiosité aiguë les trois personnes qui la recevaient et le décor de leur vie. La jeune Mme Galliane avait plus de joliesse que de beauté classique, et peut-être était-elle plus gracieuse que vraiment jolie. Grande, svelte et souple, sa démarche était une harmonie. Si elle avait les épaules un peu pointues, les bras trop grêles, sa chevelure était d’un blond précieux ; ses yeux bleu sombre, un peu brouillés de noir, ne devaient pas se laisser aisément oublier ; mais son charme le plus enviable était son teint d’une pâleur éclatante, comme translucide et nacré.

Le mari ? Diane, qui aimait les athlètes, l’avait jugé, au premier abord, peu étoffé. À peine plus grand que sa femme, mais fin, nerveux, racé ; une incontestable séduction se dégageait, moins de ses traits que de son regard, de son attitude, de sa voix. Il ressemblait moins à un marchand de primeurs qu’à un gentilhomme vivant sur ses terres.

En somme, le couple était d’une distinction inattendue dans cette grande demeure mi-bourgeoise, mi-paysanne.

Diane Horsel, accoutumée à fréquenter un monde où l’on sacrifie beaucoup au désir de paraître, s’étonnait de sentir, dans tous les détails de cette maison, une vie familiale large, aisée, élégante, absolument dédaigneuse de l’effet à produire. « L’atmosphère qu’on respire ici, songeait-elle, est celle de certains romans anglais du siècle dernier. Je n’imaginais pas qu’elle puisse se rencontrer encore dans la réalité. »

— J’aime, dit-elle, ce nom romain de Pomponiana. Sommes-nous réellement sur l’emplacement d’une cité latine ?

La physionomie du propriétaire s’anima :

— Madame, l’histoire de cette côte de l’Almanarre se perd dans la nuit des temps. Ce domaine où prospèrent de pacifiques cultures est un coin de terre saturé d’humanité. Ici grandirent et s’effondrèrent successivement un port grec, une cité romaine, une ville sarrasine, un couvent légendaire du moyen-âge. Si ces choses vous intéressent, je vous montrerai des vestiges de ces civilisations mortes et un plan de l’antique Pomponiana, reconstitué par mon père.

— Cela m’intéressera beaucoup. Je suis surprise d’entendre parler de ces choses pour la première fois. Retrouve-t-on, dans l’histoire, des traces de Pomponiana ?

— Oui, Diodore de Sicile et Strabon mentionnent la ville phocéenne d’Olbia, fondée sur cette côte à la même époque que Marseille, Nice et Antibes. Olbia signifiait, en grec, « heureuse et libre ». Cette terre semble donc avoir été toujours bénie des dieux. Plus tard, sur l’emplacement de la grecque Olbia, une cité romaine fut fondée par Pomponius, un des généraux de Pompée, pour défendre les côtes de Provence et de Ligurie. L’emplacement de ce domaine marque probablement le cœur de la ville. Le port de Pomponiana, au temps des Antonins, devint une station de galères et la ville fut florissante jusqu’en l’an 400 ; alors, un terrible tremblement de terre la détruisit, ainsi que les autres cités de ce littoral. Les fouilles, très imparfaites, pratiquées sous le second Empire et en 1904, ont mis à jour des murs renversés par le séisme. Ces murs étaient couverts de peintures rappelant celles de Pompéi. Malheureusement, l’humidité du sous-sol et la maladresse des ouvriers qui les lavèrent à l’eau de mer n’ont pas permis leur conservation.

La vieille Mme Galliane dit en riant :

— Madame, je veux vous mettre en garde contre la fureur archéologique de mon fils. Trébuche-t-il contre une brique venue en droite ligne d’une tuilerie de Toulon, il croit découvrir un fragment de chapiteau romain ; et si notre domestique cache dans quelque coin une soupière cassée, il exhume ces tessons pompéiens avec des transports d’expert de Glozel !

Diane leva les yeux sur le jeune homme et fut frappée de l’expression de son sourire. C’était la première fois qu’elle voyait un fils regarder ainsi sa mère.

Lorsque la visiteuse se retira, reconduite par le jeune ménage, elle s’arrêta devant le grand poivrier :

— Quel arbre magnifique ! admira-t-elle. Ce beau feuillage souple, cet énorme tronc d’un grain si compact…

— C’est le plus beau de nos arbres, dit Nérée.

— S’il s’étend encore, il viendra toucher votre mur et vous gênera.

— C’est lui qui sera gêné. Eh bien ! on abattra la maison !

Blanche expliqua :

— Chez nous, les arbres sont quelque chose comme des divinités sacrées.

— Vous en avez, en effet, de fort beaux, surtout les eucalyptus et les cyprès ; mais je m’étonne de ne voir, parmi vos cultures, aucun arbre fruitier.

— Les arbres fruitiers sont ailleurs. Autour de notre maison, nous préférons ceux-ci. Les beaux arbres inutiles sont les titres de noblesse d’une terre.

Ils allèrent voir les deux grands sarcophages romains couchés côte à côte à l’ombre des arbousiers et des lentisques. Nérée indiqua, sous les champs de fleurs, l’emplacement d’un temple et la place probable du stade romain. Il ajouta :

— La partie où est située votre villa fut occupée par un temple dédié à l’Astarté phénicienne ; certains ornements symboliques en verre, retrouvés en remuant le sol, ne laissent aucun doute à ce sujet. Tous les dieux antiques furent adorés sur ce coin de terre. Madame, vous pourrez, si vous avez le goût des évocations littéraires, rééditer, au clair de lune, sur votre balcon, les oraisons de Salammbô à la déesse Anaïtis-Astarté.

Mme Horsel répondit :

— Il n’est pas impossible, monsieur, que je me livre à ces évocations et invocations.

Ce soir-là, l’hôtesse de la petite villa s’attarda longtemps à son balcon. Si elle n’invoqua point Astarté, elle pensa beaucoup à la famille Galliane. Ces gens, qui semblaient si sereinement se suffire à eux-mêmes et ne rien désirer, lui inspiraient une curiosité extrême.

Deux jours plus tard, elle trouva un prétexte pour retourner à la villa. Elle n’y rencontra que les deux femmes : la mère, charmante et bonne sans réserve ; la bru, très grande dame, irréprochablement accueillante — avec beaucoup de réserve. À la déception qu’elle éprouvait, Diane comprit que celui qu’elle avait souhaité revoir, c’était l’absent.

La jeune femme s’arrêtait volontiers au milieu des allées pour causer avec les ouvriers, leurs femmes, leurs enfants. Elle s’entretenait aussi avec les petites gens des cabanes de l’Almanarre. Habitude du reportage ? déformation professionnelle ? Diane Horsel était toujours occupée à mener quelque enquête et elle le faisait avec une incomparable habileté, obtenant tous les renseignements qu’elle désirait, sans avoir l’air de rien demander. En trois jours, elle avait appris que la famille Galliane était « tout ce qu’il y a de mieux entre Hyères et Toulon ». Elle avait appris les circonstances tragiques de la mort du père ; elle savait que Nérée avait été un brillant officier d’aviation avant de se consacrer à sa terre ; que le domaine rapportait de gros revenus et que les maîtres avaient les mains largement ouvertes pour secourir toutes les infortunes. Elle savait enfin que le jeune couple avait fait un mariage de grand amour, qu’ils avaient un petit enfant adorable et que leur vie — disait la femme de Ramillien — était « tissée d’or et de soie ».

Oh ! oh ! dans les plus somptueux tissus, un regard clairvoyant finit toujours par découvrir quelque manque. Ce serait à voir…

Parmi le personnel du domaine, Diane avait promptement distingué Carini. Quelle allure ! quelle noblesse de lignes ! quel beau profil romain ! Malheureusement, cet Antinoüs était muet comme une carpe. Si la jeune femme lui adressait la parole, il semblait malheureux à faire pitié et remettait sournoisement Rouan en marche pour avoir un prétexte à s’éloigner.

Un soir que Mme Horsel avait aventuré ses souliers à hauts talons dans le chemin caillouteux de Saint-Pierre d’Almanarre qui contourne le domaine, elle découvrit la grande vigne et l’oliveraie des Galliane. Nérée en sortait.

— Quoi ! fit-elle, vos terres se prolongent jusque là ? Mais c’est le domaine du marquis de Carabas !

— Non, madame, mes terres me donnent beaucoup plus de peine que celles du conte n’en coûtaient au Chat-Botté. La vigne exige des soins incessants, qu’elle ne paie pas toujours.

— Et là-bas ? Ce sont des oliviers ? Peut-on les voir de près ?

— Je vous en prie. Mais, en ce moment de l’année, tout cela est encore en sommeil.

Ils allaient maintenant côte à côte entre les lignes de ceps nus ; Diane, disposée à tout admirer ; Nérée, de belle humeur parce qu’il achevait une journée de bon travail. Parvenus à l’oliveraie, ils s’arrêtèrent pour contempler l’horizon : au sud, la mer ; à l’est, les hangars du centre d’aviation maritime ; à l’ouest, les jardins, à perte de vue.

— En me promenant, ces jours-ci, dit Mme Horsel, j’ai aperçu des jardins magnifiques.

— Très beaux et très anciens, sans doute, comme l’indique le nom de Saint-Pierre-des-Horts. Pomponiana devait posséder un grand nombre de villas fleuries, au temps où un aqueduc romain amenait jusqu’ici les eaux de San-Salvadour. Nos arbres et nos fleurs puisent leur sève en un humus millénaire. Dans quelques semaines, vous découvrirez la richesse et le charme des jardins de Pomponiana.

— Oui, ce doit être une halte délicieuse. Une halte… Mais j’imagine difficilement une vie entière se déroulant ici.

— Et pourquoi non ? Nulle atmosphère n’est apaisante comme celle des jardins. Les rumeurs inquiètes qui passent sur le monde se fondent en murmures au-dessus de nos tranquilles ombrages. Pas de passions dévorantes dans l’âme d’un homme incliné tout le jour sur la vie végétale. Un beau jardin suffit à absorber l’activité d’un homme, à justifier son effort, à contenter à la fois son goût de l’action et son amour du rêve. Et c’est dans un jardin qu’on peut le plus facilement se consoler, oublier.

— Vous pensez ?… J’aimerais bien me laisser convertir à votre culte des arbres et des plantes.

— Convertie, vous le serez certainement. N’oubliez pas, madame, que tout ce qu’il y a eu de beau dans l’histoire de l’âme humaine, dans les légendes et les religions, a pour décor les jardins. À l’origine du monde se trouve un jardin, le Paradis terrestre ; et le plus grand châtiment qu’on ait pu concevoir pour Adam et Ève, c’est d’en être chassés. Les héros et les dieux vivent dans des jardins ; Hercule risque de se casser le cou et d’être dévoré pour pénétrer dans le jardin des Hespérides ; le jeune prince Cakya poursuit son rêve immense sous un figuier, dans un jardin de l’Inde ; et c’est dans le Jardin des Oliviers que Jésus passe sa dernière nuit d’angoisse humaine…

Il avait commencé de parler en plaisantant ; maintenant, il avait l’air de rêver tout haut, les yeux au loin sur la mer. Diane, un peu dépitée, pensait : « Est-ce pour moi qu’il parle ? Il m’a tout l’air d’oublier ma présence. Je n’aime pas cette façon qu’il a de regarder toujours à cent mètres devant lui. »

Ayant levé les yeux, elle demanda :

— Quelle est donc cette Vierge qui domine la colline ?

— C’est Notre-Dame-de-Consolation. Elle surveille tout le golfe de Giens. Sur quelque point de la côte que vous alliez, vous pourrez vous orienter d’après sa silhouette blanche. Elle est ici l’objet d’une grande dévotion.

Mme Horsel ne s’intéressa pas à Notre-Dame-de-Consolation. Mme Horsel ne désirait pas être consolée ; elle désirait toutes les belles batailles et tous les chocs de la vie.

Un vrombissement puissant, une grande ombre mouvante lui fit encore lever la tête : un hydravion passait au-dessus d’eux, splendide insecte d’argent, portant sous ses ailes les couleurs françaises.

— Il en passe toute la journée, remarqua Diane, et, les nuits, leurs grands signaux lumineux m’éveillent en sursaut.

— Vous vous y habituerez. Moi, ils me manqueraient bien s’ils disparaissaient… Voyez combien ce décor est symbolique : le va-et-vient des avions — appel de l’aventure — là-haut, la chapelle et la vierge blanche — la tradition, les vieilles disciplines…

Avec un sourire moqueur, il acheva :

— Et là, dans ces jardins, le cœur du jardinier, également sollicité par ces deux pôles contraires.

La jeune femme eut un vif regard de côté et risqua :

— Mais il me semble que le cœur de ce jardinier est comblé ?

— Aussi se répand-il en actions de grâces.

Toujours cet air de songe et d’ironie légère, ce regard évadé vers le bleu de la mer. Cet homme était un peu irritant.

— À propos, reprit-elle, ne m’a-t-on pas conté que, pendant un temps, vous vous êtes trimbalé là-dedans ?

Du doigt, elle indiquait un autre avion qui se dirigeait vers Toulon.

— Oui, répondit Nérée, avec un léger accent de mélancolie, je me suis trimbalé là-dedans, avec toute la largeur du ciel devant moi !

— Et puis ?

— Et puis un jour je suis tombé du ciel. Par miracle, je n’avais qu’une épaule démolie. Mais la commotion nerveuse avait été forte ; mes réflexes n’étaient plus très bons ; on me condamna à un long repos… Sur ces entrefaites, mon père nous fut enlevé. Alors, le domaine devenait l’impérieux devoir.

Leurs pas les avaient ramenés à l’entrée de la vigne. Le jeune homme conclut en souriant :

— Ce n’est sans doute pas une méprisable sagesse que de commencer, à vingt-six ans, par où finit Candide.

Il s’était découvert pour prendre congé de la promeneuse et montrait un visage sans ombres, étonnamment jeune, mais très viril.

En rentrant chez lui, Nérée dit à sa femme :

Mme Horsel est venue explorer la vigne et l’oliveraie.

— Ah ? fit Blanche, que t’a-t-elle dit ?

— Rien. Elle n’est pas bavarde et m’a laissé monologuer.

— Se promenait-elle en pyjama de satin ?

Il fit un effort de mémoire et dut avouer :

— Ma foi, je n’en sais rien. Je l’ai peu regardée.

Diane Horsel, au contraire, avait bien regardé Nérée Galliane. Le soir, après avoir lu assez tard, lorsqu’elle eut éteint sa lampe de chevet, elle tarda longtemps à s’endormir. Avec une exactitude singulière, toutes les paroles du jeune homme lui revenaient à l’esprit et les intonations de sa voix et sa physionomie à la fois pensive et doucement moqueuse.

« Singulier garçon… Poète ? Songe-creux ? Sentimental ? — À moins qu’il ne se moque du monde… Il n’a pas eu un regard vers moi. Serait-ce un homme pour qui les femmes n’existent pas ? Ou dont une femme unique emplit le cœur et le cerveau ? Ce phénomène-là serait à voir de près ! »


V

LA CONQUÉRANTE AUX MAINS VIDES


Éveillée tôt par un soleil éblouissant, Diane Horsel sortit pour une promenade matinale. Déjà, les ouvriers du domaine étaient penchés sur la généreuse terre rouge ; ils saluèrent de loin la promeneuse. Elle descendit d’un pas alerte l’avenue des palmiers, s’engagea sur l’étroite plage de l’Almanarre, déserte à cette heure. Diane aimait la solitude idéale qu’elle trouvait là, sur cette mince bande de sable, entre la mer et le grand miroir d’étain des salines. Pour marcher plus commodément, elle suivait, le long du rideau de tamaris qui borde les marais salants, un sentier indécis où des plantes au feuillage gris et aux petites fleurs pâles offrent aux pas un tapis élastique. La mer était unie comme un lac tranquille ; un seul petit bateau de pêcheur attardé regagnait lentement la côte.

Avant que la jeune femme eût franchi un kilomètre, le soleil lui brûlait les épaules et l’invitait à se reposer. Un tronc de palmier mort rejeté par le flux lui offrait un siège ; elle vint s’y asseoir et promena son regard sur cet horizon reposant.

La langue plate de Giens était toute proche ; on en distinguait les maisons. Les Îles d’Or demeuraient voilées d’une gaze bleue et Hyères somnolait encore sous ses palmiers et ses fleurs. Mme Horsel se tourna vers la partie du rivage où brilla la florissante Pomponiana. Elle apercevait les vestiges du vieux môle écroulé dans la mer. Elle imagina un instant la ville romaine avec ses thermes, ses temples, ses palais, ses villas… Tout cela était enseveli à jamais sous un manteau de verdure. — L’herbe a toujours le dernier mot.

Diane, dont la mémoire avait enregistré déjà bien des aspects de la terre, considérait le profil des belles collines sous leur riche fourrure de pins d’Alep, de chênes-lièges et d’eucalyptus, et la trouée bleue de la grande enjôleuse à l’appel ensorcelant.

Elle songeait : « Ce cercle harmonieux d’azur et de forêts est fait pour charmer les êtres au cœur tranquille — comme ces Galliane. À moi, il faut un horizon plus heurté, une mer violente et la menace des tempêtes et des naufrages ».

Mme Horsel n’était pas une femme heureuse ; elle n’avait jamais connu ni la joie ni la paix. Aussi loin que remontât son souvenir, son lot avait été privations, vains désirs, ambitions déçues. Elle se répétait souvent avec une ironie rageuse qu’au « banquet de la vie », elle n’avait obtenu que les rogatons et les os.

Entrée dans la dure carrière du journalisme grâce à quelques aides généreuses — qu’elle oubliait — et à des efforts acharnés, jamais elle n’avait obtenu le succès mérité. Pour arriver à se faire un nom dans la presse, elle avait délibérément exposé sa santé et sa vie en Espagne ; et la notoriété allait à d’autres, à qui elle n’accordait aucune sorte de talent. Jeune fille et jeune femme, belle, spirituelle, séduisante, elle n’avait jamais inspiré un véritable amour. — Noir mystère qui dépassait son entendement ! Et son médiocre mariage éphémère était un souvenir dont elle écartait la cuisante humiliation.

Lorsqu’elle incriminait l’injustice du sort, il ne lui venait pas à l’esprit qu’elle eût sa part de responsabilité dans ses déceptions. Ce qui lui avait fait une jeunesse amère, c’était sa vanité souffrante, son horreur de la pauvreté, où d’autres savent trouver la joie. Si son mariage avait été une faillite, elle oubliait qu’elle n’avait choisi son mari ni par tendresse ni même par estime, mais parce qu’elle lui supposait argent et influence ; et ces biens s’étaient trouvés illusoires. Enfin, si elle se voyait aujourd’hui dans la plus glaciale solitude, c’est qu’elle avait toujours considéré l’enfant comme une charge et une entrave, alors que l’amour d’un enfant l’eût guérie et sauvée.

Diane Horsel était une créature d’orgueil, incapable de se résigner. Elle n’accepterait jamais la banqueroute de sa vie ; elle avait à prendre une ardente revanche. Tous ses projets d’avenir, tous ses rêves, elle les envisageait comme des batailles et des vengeances.

Le soleil montait, éclaboussant d’or la mer joyeuse.

« Il va falloir rentrer, pensa Diane, et tâcher de noircir quelques pages. »

Toujours en quête d’un bon sujet de « copie », elle avait décidé d’écrire une étude historique et poétique sur Pomponiana. Elle s’y était mise avec beaucoup d’ardeur ; et ce lui était un prétexte d’aller interroger Nérée Galliane, inépuisable sur le chapitre des antiquités de l’Almanarre.

Ainsi le séjour de Mme Horsel en ce coin du Var se placerait, comme ses heures les meilleures, sous le double signe d’un projet littéraire et d’une tentation. Le projet : cet ouvrage inspiré par Pomponiana ; la tentation : Nérée Galliane.

Le jeune homme lui apparaissait comme la personnification achevée de cette terre provençale ardente et sereine. Tout en lui était robuste équilibre, harmonie et finesse. Mais sous sa sagesse et sa mesure, il était aisé d’apercevoir la passion latente, les éclairs de fantaisie, quelque chose de frais et piquant à la fois comme la saveur du citron et le parfum de l’origan.

« Ah ! qu’il me plaît ! »

Elle s’était surprise à parler à haute voix. En un redressement brusque, elle se leva, revint sur ses pas, se détournant de la mer dispensatrice de rêve. Le soleil, déjà haut dans le ciel, faisait passer des zébrures d’émeraude sur la toison sombre des Maurettes et jetait de vives clartés sur les murs blancs des villas et des sanatoriums ; des vols de mouettes et des vols d’avions rayaient le ciel aux tons de pastel.

« Qu’il ferait bon être heureuse aujourd’hui ! » soupira Diane.

Pour s’insinuer dans l’intimité des Galliane sans courir le risque d’être importune, Mme Horsel avait d’abord épié les heures de sortie du jeune ménage.

Elle était sûre, alors, d’être accueillie avec plaisir par la vieille dame qui aimait la conversation. Diane s’était facilement gagné ses sympathies en lui vantant la beauté de son domaine, les vertus de ses enfants, la gentillesse irrésistible de son petit-fils.

Auprès de cette jeune femme qui savait si bien écouter, la vieille maman se laissait volontiers aller à ses souvenirs. Elle parlait de ses belles années, du mari qu’elle avait tant aimé, de l’enfance de son fils, du grand bonheur qu’avait été l’arrivée de Blanche dans la maison. Elle contait incidemment mille riens de la vie quotidienne, d’après lesquels l’enquêteuse professionnelle pouvait reconstituer par petites touches les deux visages des absents.

Lorsque Blanche et Nérée rentraient, ils apprenaient que leur belle locataire était encore venue en leur absence, et entendaient louer son esprit, son tact, sa discrétion.

Peu à peu, on se rencontra davantage ; puis Mme Horsel avoua sa passion du bridge et son goût vif pour le ping-pong : alors on se réunit souvent le soir.

Diane apportait surtout ses soins à plaire à Blanche, lui adressant des louanges délicates, se rangeant toujours à son avis, parlant d’elle avec admiration dès qu’elle avait le dos tourné. Elle disait volontiers au jeune mari :

— C’est pour moi un véritable plaisir d’art que regarder marcher Mme Galliane.

Ou encore :

— Le teint de Mme Galliane ferait mourir de dépit les habituées des instituts de beauté. Pouvoir se moquer des fards, quel triomphe !

— Ah ! par exemple, s’écriait en riant la mère, si Blanche se fardait, quelle complication ! La figure de son mari ressemblerait tout de suite à la palette de Rubens !

Diane avait un sourire indulgent qui ne laissait point deviner son agacement.

À l’égard de Nérée, elle observait une parfaite réserve ; mais elle savait bien l’art de se rapprocher de lui en montrant un intérêt passionné pour tout ce qu’il aimait : le passé de Pomponiana, la vie des arbres et des plantes. Elle lui disait :

— Vous m’ouvrez un monde merveilleux que je ne soupçonnais pas. Jusqu’à ce jour, l’humain seul m’attirait ; et voilà que vous me révélez l’émouvant mystère de la vie végétale !

— Venez, disait Galliane, je vais vous montrer quelque chose.

Il l’entraînait vers la volière où venait d’éclore une couvée de pintadeaux ; ou bien il l’emmenait voir ses orangers, ses mandariniers, ses grenadiers, sur lesquels il se penchait avec une sollicitude d’infirmier.

Bientôt, la néophyte accourait vers Blanche pour lui dire :

M. Galliane me parlait d’un oranger semé à Pampelune en 1421, qui, après avoir appartenu successivement à Anne de Bretagne, à François 1er  et à Louis XIV, à l’âge de quatre cent soixante ans, donnait encore deux cents fruits à chaque récolte !

Le lendemain, autre émerveillement :

— Chère madame, votre mari me disait des choses admirables ! Il me parlait du savant naturaliste Bose qui fit, à Calcutta, de si étonnantes découvertes sur la biologie végétale. Savez-vous que, pour transplanter les arbres adultes, Bose les chloroformait, et que l’arbre anesthésié supporte ainsi l’opération sans risquer de mourir du choc opératoire ?

Oui, Blanche savait toutes ces choses ; elle savait aussi qu’il ne pouvait y avoir rien d’inquiétant pour elle dans les colloques de son mari avec Diane Horsel. Et pourtant elle en éprouvait une jalousie subtile qu’elle se reprochait. Il lui était pénible que Nérée dispensât à une autre cette science qu’il savait embellir de toute la poésie qui était en lui.

Quant à Diane, elle n’avait pas à feindre l’intérêt ; tout ce que lui disait Nérée la ravissait ; mais ne lui eût-il dit que des choses médiocres, elle se serait encore enchantée des seules inflexions de sa voix, tant l’attraction qu’il exerçait sur elle devenait puissante.

Cependant, il arriva que la jeune femme, si mesurée en ses propos, si soucieuse de plaire, opposa aux idées de Nérée une humeur contredisante et presque agressive. Cela se produisit chaque fois qu’on vint à discuter du sens de la vie et du bonheur.

Un soir, à l’heure du bridge, Mme Galliane se montrait préoccupée de l’état de santé de Rita, la femme de Carini.

— Je crois, dit Blanche, que sa véritable maladie, c’est d’avoir pour mari une brute.

— Ne dites pas cela ! protesta Mme Horsel. Carini est harmonieusement beau et chante « à voix de sirène ». N’est-ce donc rien ?

— Il a même quelque chose comme une âme, compléta Nérée : il aime son cheval et il aime le jardin.

Je n’ai jamais observé mieux qu’en Carini l’union de l’homme avec la terre où il doit se dissoudre, union plus intime et bienfaisante que nous ne le pouvons discerner.

Mais Blanche s’obstinait dans son jugement :

— Qu’il soit beau, qu’il chante bien et même qu’il ait une espèce d’âme n’empêche qu’il rende sa femme plutôt malheureuse. Or, mon père dit souvent que la conclusion la moins hasardeuse qu’il ait pu tirer de trente années de médecine, c’est que les neuf dixièmes des malades sont malades parce qu’ils ne sont pas heureux.

— Je le crois volontiers, approuva Nérée ; et j’ajouterai que les quatre cinquièmes de ces malades guériraient s’ils voulaient bien tendre la main jusqu’au bonheur placé à leur portée.

— Ça… c’est une autre chanson, grommela Diane.

— Une autre chanson, madame, qu’il faudrait apprendre aux enfants à l’école. Nous serions presque tous heureux et bien portants si nous voulions accepter quelques vérités élémentaires et y conformer notre vie.

— Voyons ces vérités premières ! fit la jeune femme d’un ton ironique.

— D’abord, que le bonheur est en nous seuls et non hors de nous ; ensuite, que la vie est un mouvement continu où rien n’est jamais définitif ; une succession de défaites réparables, une suite de ruines et de recommencements. Savoir s’adapter, oublier, recommencer, là est la sagesse et ce qu’on peut espérer de bonheur.

Mme Horsel eut un petit rire nerveux et demanda :

— Quel âge avez-vous donc, ô sage vénérable ?

— L’âge de raison, madame : j’aurai trente ans à la cueillette des olives.

— Bon. Nous reparlerons de ces choses lorsque trente autres années, moins légères, auront passé sur vous. Vous aurez alors reçu quelques tapes et vous nous direz comment vous avez su accepter, oublier et recommencer !

— Eh bien ! je ne désespère pas de vous rendre un jour mes comptes. Les « tapes » comme vous dites, sont prévues. Mais je crois que le bonheur définitif est une mosaïque patiemment construite avec les éclats et les paillettes de nos espoirs brisés.

— Comme on sent bien que vous parlez théoriquement ! Les espoirs brisés vous apparaissent en brillantes paillettes, alors que, dans la réalité, ils ne sont que boue ou cendre grise !

Et, avec une nervosité qu’elle contrôlait à peine, elle se mit à faire le procès de la vie, toujours injuste, inique, basse et absurde.

Nérée écouta patiemment ce réquisitoire et conclut avec sa foi tranquille :

— Quand vous aurez tout dit sur la tristesse de la vie, ses laideurs et sur l’ignominie des hommes, il n’en restera pas moins que nous possédons ce soleil, cette mer, l’ombre des arbres, le parfum des fleurs, les livres, la musique, le cœur des femmes et le rire des petits enfants.

Diane se leva brusquement, tendit la main aux deux femmes et, se tournant vers l’optimiste impénitent :

— Bonsoir, monsieur. Je vous laisse à vos mosaïques !

Lorsque les trois Galliane se retrouvèrent seuls, la mère remarqua :

Mme Horsel était nerveuse, ce soir.

— Oui, fit Nérée. Et, levant sur sa femme ses yeux profonds et limpides :

— C’est pour elle que j’essayais de dire ces choses raisonnables. Elle n’a pas l’air d’une femme heureuse. C’est un cœur frémissant qui cherche son équilibre.

Blanche, qui s’était levée pour emporter le plateau à thé, vint prendre entre ses mains la tête de son mari et posa tendrement ses lèvres sur ces yeux de bonté, ces deux « sources fraîches », comme disait Fine en parlant de ceux du père.

Une autre fois, Diane Horsel fut près de perdre tout empire sur son âme violente.

On prenait le café au jardin, sous le grand poivrier. Ramillien partait pour la gare, conduisant un camion surchargé. Le patron demanda :

— Est-ce le dernier, Ramillien ?

— Non, monsieur, il y en aura encore un.

Ce jour-là, les envois d’artichauts et de laitues avaient été considérables.

— Votre domaine doit vous rapporter de l’or en barres, remarqua Mme Horsel.

— De minces barres, répondit Nérée, et qui vont s’amenuisant d’une année à l’autre. La main-d’œuvre coûte cher, les engrais sont hors de prix et les feuilles d’impôts écrasantes…

Mme Galliane ajouta :

— Et puis nous n’avons jamais été acharnés au gain.

— Non, approuva le jeune homme. Je ne puis concevoir que tant de mes contemporains soient tellement obsédés par le souci de « gagner leur vie » qu’ils en oublient de vivre.

Diane observa d’un ton amer :

— Vous en parlez à votre aise, comme un héritier qui a toujours ignoré les dévorants embarras d’argent.

— Je reconnais que je n’eus pas grand mérite ; mais ma condition matérielle fût-elle parmi les plus étroites, je puis affirmer que je n’aurais jamais réduit ma vie au souci sordide de gagner des sous.

La jeune femme ne put contenir un geste d’impatience :

— Vraiment, monsieur, dit-elle, vous êtes un anachronisme vivant ! Avez-vous été élevé en vase clos ? Ignorez-vous tout de votre temps où la lutte pour la vie a pris une grandeur tragique L’argent !… Mais, à notre époque, l’argent est le souverain moteur et le suprême objectif… Pardonnez-moi, mais j’estime qu’un homme qui ne se bat pas pour l’argent n’est pas tout à fait un être viril.

— Je vous tire mon chapeau, fit Nérée en s’inclinant. Je ne suis peut-être qu’une vieille femme, une poule mouillée ou un fossile ; mais je refuse de me jeter dans la mêlée pour le vil métal et de me prosterner devant le veau d’or.

Elle baissa le ton d’un air accablé :

— Comment nous comprendrions-nous ? Vous avez été un enfant choyé, puis un homme satisfait ; vous n’avez jamais soupçonné les privations matérielles. Moi, j’ai grandi dans un logis sans air et sans soleil. À dix ans, je n’avais jamais vu un jardin — ce détail peut vous toucher ! — et les conversations que j’entendais chez mes parents n’étaient que récriminations sur le prix du combustible et des aliments, sur l’usure rapide des chaussures, sur le terme à payer… Plus tard, j ai été l’adolescente anémique qui se tue à piocher des programmes d’examens et traîne des robes reprisées ; puis la jeune fille anxieuse de gagner sa vie et qui, malgré sa beauté, ne trouva jamais un mari acceptable, tandis que les oies bien dotées n’ont qu’à choisir dans le tas un homme de valeur ; plus tard, enfin… mais il faut avoir la pudeur de se taire. Toutefois, monsieur, laissez-moi vous dire que votre noble mépris de l’argent est une vertu un peu facile !

Elle parlait d’une voix oppressée et sifflante ; sa nervosité proche des larmes trahissait un long refoulement de désirs insatisfaits et d’âcres jalousies.

Nérée dit avec douceur :

— Je n’ai point le ridicule de me glorifier de mon indifférence à l’égard des richesses. Mais ce que vous dites de votre propre cas n’est pas de nature à modifier mes idées : d’un destin qui semblait sans horizon, voyez ce qu’ont su faire votre intelligence et votre volonté. Combien votre existence aurait moins de prix et de saveur si vous n’aviez eu que la peine de vous laisser vivre !

Diane eut un sourire crispé, mais ne répondit pas. Mme Galliane détourna gentiment le cours de l’entretien. Mais, au fond, elle était choquée de l’attitude de la visiteuse et, après le départ de celle-ci, elle remarqua :

Mme Horsel est peut-être une personne de grand mérite, mais elle manque de pondération.

— Ne la jugeons pas, maman, dit Nérée. Trop de choses semblent lui avoir été refusées. Et puis elle a raison quand elle m’appelle un anachronisme ; c’est elle qui est bien de cette époque-ci, cette époque dure et courageuse.

Blanche vint en souriant offrir le bras à son mari : — Viens donc, homme fossile, pauvre créature macrobite, viens réchauffer tes vieux os au soleil en t’appuyant sur ton oie — non dotée !

Cinq minutes plus tard, ils se promenaient en causant gaîment sous leurs palmiers et avaient oublié Mme Horsel.

Diane n’aimait pas les enfants ; mais jamais encore elle n’avait éprouvé l’agacement que lui causait l’enfant des Galliane, ce beau petit Pomme dont la présence éclairait tous les regards. La vue de Nérée caressant son fils ou le promenant en triomphe à travers le jardin lui était nettement insupportable. Elle ne cherchait pas à analyser l’amertume de ce dépit et se contentait de dire en haussant les épaules : « Ces gens sont ridicules avec leur moutard ! »

Lorsqu’il lui arrivait de rencontrer l’enfant entre ses parents, elle s’évertuait à le séduire par toutes sortes de gentillesses ; mais, fait exceptionnel, M. Pomme accueillait froidement ces démonstrations et observait un mutisme tout à fait inaccoutumé. Nérée en était un peu fâché et disait à sa femme :

— Je me demande pourquoi notre Pomme reste figé devant Mme Horsel. Il n’a pas encore l’âge de la timidité.

— Non ; mais les tout-petits sont peut-être doués d’un flair que nous avons perdu. Pomme doit sentir obscurément que Mme Horsel n’est pas un être de bonté.

— Tu la juges sévèrement.

— Il se peut… Mais que nous importe Mme Horsel ?

Certains jours, Diane ne parvenait pas à rencontrer Nérée, ne l’apercevait même pas de loin. Alors elle éprouvait une sensation de vie diminuée. Le soleil lui paraissait morne, la voix de la mer désespérée ; les objets prenaient un aspect hostile. La jeune femme, énervée, incapable d’aucun travail, regardait avec dégoût la dernière feuille de papier couverte de son écriture. Sans énergie même pour préparer ses repas, elle se nourrissait d’une banane et d’une tablette de chocolat, abusait du café et des cigarettes, et ses pas la portaient cent fois du miroir à la fenêtre. Au miroir, elle considérait comme un ennemi son anxieux visage de quarante-deux ans, à la fenêtre, elle s’irritait de la paisible opulence de ces jardins faits pour enclore un bonheur qu’elle ne goûterait jamais.

Parfois, dans un sursaut de la raison, elle se disait : « Il serait temps de renoncer aux chimères… Une femme de quarante-deux ans !… » Puis aussitôt « Mais je n’ai pas quarante ans, je n’en ai pas vingt, puisque la vie ne m’a rien donné encore ! »

Que pouvait-elle donc espérer d’un homme qu’elle devinait droit et clair comme une lame d’épée et, au surplus, très épris de sa jeune femme ? Le savait-elle ? Elle était de celles qui espèrent envers et contre toute logique. Elle se persuadait qu’elle finirait pas occuper la pensée du jeune homme ; qu’elle obtiendrait au moins de lui quelques minutes d’une émotion inconnue, quelques paroles inoubliables, un regard à emporter à travers le monde désert ; enfin, de quoi se faire un rayonnant souvenir parmi tant de souvenirs poussiéreux.

Toute femme un peu prudente se fut inquiétée d’un tel envahissement de l’idée fixe. Mais Diane Horsel était, par excellence, la femme imprudente. Elle n’aimait qu’à jouer avec le feu et ne désirait rien tant que s’y brûler un peu et y brûler les autres. Perverse ? Non. Elle était simplement dépourvue de toute armature morale. Il lui manquait la solide tradition de discipline et d’honneur qui fait la force et la noblesse de familles comme les Galliane ou les Ellinor. Elle le sentait confusément, sans le regretter : le cheval qui tourne la roue de la noria s’inquiète-t-il de l’allure des pur sang ?

Le besoin de conquête était chez elle si impérieux que, privée de la présence de Nérée, elle déployait son art de séduction pour l’ouvrier Carini. L’Italien était beaucoup plus beau que son patron. Quel dommage que la seule beauté physique soit dépourvue de mystère, alors que le mystère seul exerce sur l’âme sa magie !

En se moquant d’elle-même, Diane appelait Carini un ersatz, ce qui ne l’empêchait pas d’aller s’asseoir en robe élégante sur le seuil des Italiens, d’y secouer ses parfums et de prier l’homme intimidé de lui chanter quelque romance langoureuse… Si bien que le rude et taciturne Carini commençait à ressentir un trouble obscur.

Blanche, avec sa clairvoyance féminine, observait ces manèges — et peut-être quelques autres. Elle demanda à son mari :

— As-tu remarqué que Mme Horsel fait des frais de coquetterie pour Carini ?

— Je m’en suis aperçu, répondit Nérée. Puis, d’un ton apitoyé : Pauvre femme inquiète et désaxée !…

Blanche n’insista point. Elle connaissait bien son mari : incapable d’effleurer une femme, même avec un pétale de rose. Chez lui, le respect de la femme ressemblait à une religion ; la créature la plus déchue ne lui eût inspiré que des paroles de pitié.

Et Blanche l’aimait tant d’avoir cette âme-là !


VI

LE PÈRE


Blanche et Nérée prenaient leur petit déjeuner au soleil dans un coin de la véranda. Fine entr’ouvrit la porte :

— Monsieur n’entend donc pas la sonnerie du téléphone ?

Le jeune homme se leva et se dirigea vers son bureau. D’un bout du fil à l’autre, il y eut un court dialogue et Fine, occupée à éponger le carrelage du vestibule, s’étonna d’entendre son patron dire d’une voix altérée :

— Nous partons immédiatement.

Il revint s’asseoir auprès de sa femme qui ne le questionna pas : on ne téléphonait guère que pour des opérations commerciales. Il la laissa achever son déjeuner, puis, lui entourant du bras les épaules, lui dit. avec tout le calme possible :

— Habille-toi, mon petit. Nous allons partir pour Toulon : ton père est souffrant.

Elle eut un cri sourd, déchirant :

— Mon père est mort !

Il la prit tendrement entre ses bras :

— Calme-toi, pauvre cœur fou ! Tu sais que je ne te mentirais pas… C’est Victorine qui a téléphoné ton père, en se levant, s’est senti indisposé ; sa gouvernante, en même temps qu’elle appelait un médecin, a cru devoir nous prévenir. C’est tout. Nous allons voir de quoi il s’agit ; mais je te supplie de ne pas forger les pires suppositions.

Il ne lui répétait pas exactement les paroles de Victorine, dont il était lui-même fort inquiet. Elle avait dit : « Monsieur s’est évanoui et l’on ne parvient pas à le ranimer. »

Lorsque le couple arriva, deux des confrères du docteur lui prodiguaient leurs soins. L’un des deux, le docteur Jollier, était un de ses plus chers amis. On avait couché le malade. Sa tête exsangue, aux yeux clos, semblait privée de vie. Blanche, éperdue, tomba à genoux devant le lit et colla sa bouche à la belle main pâle qui reposait, inerte, sur le drap.

Le docteur Jollier releva la jeune femme et, faisant un signe à Nérée, les entraîna dans une autre pièce.

— Docteur, supplia Blanche en retenant ses sanglots, dites-moi toute la vérité.

— La vérité, nous la cherchons. Nous ne comprenons pas encore… Nous sommes en présence d’une défaillance cardiaque dont il faut trouver la cause. Nous avons fait d’abord une piqûre d’huile camphrée qui…

Le second médecin entra :

— Le pouls est un peu meilleur, dit-il ; on va pouvoir faire une prise de sang.

Le docteur Jollier émit l’avis de transporter le malade dans une clinique. Nérée demanda :

— Que diriez-vous de l’hôpital hélio-marin de Sylvabelle, qui se trouve à dix minutes de chez moi ? Est-ce trop loin d’ici pour que vous puissiez y voir le malade ?

— Il n’aura pas besoin de nous. Il sera là-bas dans des conditions parfaites et admirablement soigné. Mais vous pensez bien que j’irai le voir tous les jours, ne fût-ce qu’à titre d’ami.

Dans la soirée, une voiture d’ambulance transporta Marc Ellinor vers les beaux ombrages de Sylvabelle. Grâce aux piqûres hypodermiques, le cœur battait moins faiblement ; mais le malade demeurait dans un état de prostration totale.

Blanche avait résolu de s’installer à l’hôpital auprès de son père. Malgré son affreuse inquiétude, après le désarroi de la première heure, la jeune femme se montrait maintenant ferme et calme. Pourtant, au moment de quitter sa maison, où elle était venue prendre quelques objets indispensables, elle se jeta, comme une enfant épouvantée, dans les bras de son mari :

— Nérée, Nérée, protège-moi contre le malheur ! Aide-moi à être forte, aide-moi !… Vois-tu, je ne t’ai jamais dit combien j’aime mon père !

En serrant contre sa poitrine la chère tête éplorée, le mari songeait : « Et combien faut-il qu’elle m’aime pour avoir bravé la volonté de ce père et accepté la douloureuse rupture ! »

Le lendemain soir, à l’hôpital, deux médecins s’entretenaient avec la fille et le gendre du docteur Ellinor. Le docteur Jollier expliqua :

— L’analyse du sang a révélé une diminution extrême du nombre des globules. Nous redoutons l’anémie cryptogénétique. Ce sera long. Nous avons le ferme espoir de sauver le malade, mais il faut nous armer de patience.

— Mais, demanda Nérée, comment expliquez-vous un tel état ? Surmenage ?

— Les causes du mal demeurent obscures. Il y a du surmenage ; mais, quant à moi, je crois surtout à l’influence déprimante de longs chagrins… La médecine n’a pas encore pu déterminer l’action prépondérante de l’état moral sur l’évolution, et peut-être même sur la genèse des maladies dont nous ne cherchons que les causes positives. Vous savez, madame, que ce retentissement du moral sur l’état pathologique est une des idées chères à mon ami Ellinor… Sans doute en sait-il plus long que nous sur les causes profondes de son mal. Malgré sa courageuse attitude, nous n’ignorons pas que ses deuils de famille l’ont laissé inconsolable. Peut-être aussi s’est-il négligé un peu depuis qu’il vit seul : repas avalés en hâte, veilles prolongées… que sais-je ?

Blanche, qui était devenue blême, approuva d’un signe de tête.

Nérée était désemparé en rentrant seul chez lui. Il savait la vie du docteur Ellinor très menacée et se disait avec horreur : « S’il meurt, c’est le chagrin qui l’aura tué ! Deuil de sa femme, deuil de son fils, sans doute… mais fut-il moins cruellement atteint par sa rupture avec Blanche ? Faudra-t-il payer notre bonheur d’un tel remords ? »

Durant vingt jours, l’état du malade demeura très inquiétant. La médication la plus énergique ne semblait avoir d’autre effet que d’entretenir un minimum de vie végétative. Mais les médecins répétaient : « Il faut s’armer de patience. »

Marc Ellinor était pleinement conscient. Aux questions qu’on lui posait, il répondait par un battement des paupières ou un geste à peine perceptible de la main, mais il ne parlait pas et demeurait dans le même état torpide, sans que sa physionomie exprimât un sentiment.

Pendant ces semaines anxieuses, Blanche vécut surtout de la force et de la foi que lui apportait son mari matin et soir.

Nérée ne pénétrait pas dans la chambre du malade. À son arrivée, une infirmière allait discrètement prévenir la jeune femme :

— Madame, on vient prendre des nouvelles.

Blanche accourait, si pâle, et les yeux trop grands dans une pauvre figure de fièvre. Il l’accueillait avec un sourire confiant ; mais, dans les bras qu’il lui ouvrait, elle tombait en fondant en larmes :

— Aucun changement. Nous ne le sauverons pas !

— On le sauvera, je te le dis, je te le promets. C’est plus qu’une conviction, c’est une certitude.

Et l’espoir tremblant de la jeune femme s’affermissait à cette assurance.

Nérée, en dépit de sa ferme attitude, n’était plus qu’un cœur tourmenté. Il vivait tout le jour dans l’attente du quart d’heure qu’il passerait auprès de sa femme. Chez lui, il accomplissait comme un automate la tâche quotidienne ; faisait un effort pour distraire sa mère et, surtout, pressait tendrement contre lui son fils, l’adorable petit être en qui se mêlaient son âme et l’âme de Blanche. Le beau rire de Pomme ranimait l’espérance : oui, l’on sortirait de cette rude épreuve. Le docteur Ellinor, guéri, se rapprocherait de ses enfants, connaîtrait son petit-fils et une joie nouvelle et parfaite brillerait sur la maison.

Mais, entre ces flambées d’optimisme, que d’heures de doute !… Maman Galliane avait voulu qu’on installât dans sa chambre le petit lit de Pomme ; et, pendant ses insomnies inquiètes, Nérée souffrait de ne plus entendre le souffle paisible des deux créatures qu’il aimait plus que sa propre vie.

Lorsque sa mère et son fils étaient couchés, il s’en allait errer sur les routes, le plus souvent sur la plage, ruminant son inquiétude et son amour, cet inexprimable amour qui était devenu le principe même de sa vie. Il lui arrivait de prendre machinalement le chemin de l’hôpital hélio-marin, comme attiré par un aimant, et de se trouver seul, à minuit, dans le silence des bois, en face de ces murs derrière lesquels Blanche veillait et souffrait.

Il revenait le plus tard possible vers sa chambre muette où, de jour en jour, il sentait décroître la douce chaleur laissée par l’absente. Tristement, il cherchait sur chaque objet la chère empreinte, débouchait un flacon pour respirer le parfum familier, ouvrait la penderie et s’oubliait un moment à contempler les robes, dont certains plis semblaient emprisonner un geste de Blanche.

Dans cette atmosphère de lourde anxiété, un seul cœur s’épanouissait : Mme Horsel. Oh ! elle ne souhaitait aucun mal au docteur Ellinor ; elle désirait qu’il finît par guérir — mais lentement ! L’absence de Blanche allégeait ineffablement l’air. Il semblait à Diane que toutes les libres routes s’ouvraient devant elle ; mille espoirs confus — qu’elle ne voulait pas approfondir — la galvanisaient, lui rendaient la foi en sa jeunesse. Elle avait maintenant un prétexte pour accourir deux fois par jour à la grande villa lorsque Nérée revenait de Sylvabelle. Le soir, elle s’attardait, se répandait en paroles réconfortantes. Un homme triste et déprimé devient plus accessible et vulnérable, un homme est faible en face du chagrin et de la solitude ; il est avide de consolations comme un enfant. Diane le savait et s’efforçait, avec une habileté consommée, d’attirer à elle cette sensibilité blessée.

La parfaite courtoisie de Nérée faisait parfois illusion à la jeune femme. Elle ne soupçonnait pas l’espace sidéral qui séparait d’elle cet homme inquiet.

Le plus souvent, si Nérée voyait de loin s’avancer Diane, il disait à sa mère :

Mme Horsel vient prendre des nouvelles ; veux-tu la recevoir, maman ?

Et il allait s’enfermer dans son bureau en emmenant Pomme avec lui.

Un soir qu’elle était allée, assez tard, acheter des oranges dans une des cabanes de l’Almanarre, Diane vit, au clair de lune, Nérée Galliane traverser la route et s’en aller vers la mer. Elle rentra chez elle précipitamment, puis, pendant quelques secondes, le front à la vitre, elle hésita, tentée, tentée !

Il était bien rare qu’elle résistât à ses impulsions les plus folles. Rapidement, elle endossa un vêtement de laine et sortit.

Un limpide clair de lune assurait une visibilité parfaite. Sur l’étendue déserte, Diane distinguait sans peine la silhouette de l’unique promeneur. Le cœur battant, elle se hâtait vers cette ombre. Que lui dirait-elle ? Elle n’en savait rien ; mais il lui semblait impossible que leur rencontre, à cette heure et dans ce décor, ne fût pas émouvante.

Nérée, parvenu au terme habituel de ses promenades avec Blanche, fit automatiquement demi-tour. Aussitôt, il distingua la promeneuse qui venait en sens contraire. Il éprouva un assez vif déplaisir. Il regrettait que sa méditation solitaire fût troublée, et, surtout, sa délicatesse s’offusquait de ce tête à tête nocturne, en l’absence de Blanche, avec une femme séduisante et coquette.

Lorsqu’ils se trouvèrent face à face, Diane s’écria avec une légèreté affectée :

— Ah ! cher monsieur, quel soulagement lorsque je vous ai reconnu ! J’avais presque peur, savez-vous ?

Il répondit assez froidement :

— Un malfaiteur n’aurait vraiment pas grand’chose à faire sur cette bande de sable déserte. Au reste, si vous aviez peur, il me semble que, lorsque vous m’avez aperçu, vous aviez largement le temps de retourner chez vous.

— C’est, en effet, ce que me conseillait la prudence. Mais j’écoute rarement cette voix sage. Ma folie incorrigible est d’espérer toujours quelque merveilleux imprévu.

— Eh bien ! le hasard vous a mal servie ce soir.

Le ton était d’une sécheresse inaccoutumée. Diane, un instant interdite, se demandait si elle avait eu tort de venir. Mais non, non, elle n’avait jamais tort et ne regrettait rien. Après quelques pas en silence, elle dit d’une voix émue :

— Oh ! regardez la mer sous la lune ! Que c’est beau ! Les mots ne peuvent l’exprimer. N’est-ce pas que la mer est une immense présence vivante ? Comme je comprends qu’on puisse l’aimer d’un amour désespéré, inconsolable ! Et cette voix plaintive qu’elle prend la nuit… écoutez-la.

— Je connais bien tous ses appels et toutes ses plaintes, depuis trente ans bientôt que je viens l’écouter.

Le ton s’était adouci. Diane sentit son cœur battre plus vite.

— Nous prenons un grand bain d’azur, reprit-elle. Ce moment est adorable !

En effet, dans la clarté lunaire, la mer, le ciel, l’étendue miroitante des salines, tout était d’un bleu de rêve, moire argentée et gaze impondérable. La majesté, la poésie de ce tableau pénétraient les deux promeneurs isolés sur cette plage solitaire ; et la jeune femme ne pouvait se défendre d’un trouble envahissant. Elle éprouvait un besoin de larmes, comme elle en avait connu dans son enfance sans joie, à la tombée des trop beaux soirs.

— Expliquez-moi, dit-elle, pourquoi la beauté des choses creuse en nous de tels gouffres de mélancolie.

— Sans doute à cause du contraste entre la grandeur des spectacles naturels et notre petitesse, notre fragilité ; entre l’impression d’éternité que nous donne l’univers et la brièveté de nos vies infimes.

— Oh ! c’est surtout cela ! Sentir que nous sommes des passants éphémères qui ne faisons que traverser ce décor immuable ! Qu’il faudra nous en aller si vite, si vite, avant d’avoir rien vu, rien su, rien compris !

— Eh bien ! il faut admirer sans comprendre et nous obstiner à prolonger notre vie par nos actes.

— À quoi bon, puisque tout doit mourir ?

— Rien ne meurt, madame ; n’oubliez pas que c’est la grande loi de la nature : Vita mutatur, non tollitur.

— Voilà que vous me citez la préface de la Messe des morts !

— La Messe des morts peut être consolante.

— Pas pour moi ! Moi, rien ne me console du temps qui passe vainement.

Sa voix avait fléchi ; des larmes nerveuses montaient irrésistiblement à ses yeux. Nérée dit avec bonté :

— Les promenades nocturnes ne vous valent rien ; mieux vaut rentrer.

Sans l’entendre, elle poursuivit d’un ton plaintif :

— Ce doux site de l’Almanarre, que vous me disiez apaisant, je crains qu’il ne m’ait blessée pour longtemps.

— Si cela était vrai, il faudrait le quitter sans plus attendre. En venant ici, sans doute aviez-vous moins besoin de repos que d’une diversion énergique. Retournez à Paris, jetez-vous à nouveau dans la bataille que vous aimez ; travaillez, recherchez le succès… Ce sera mieux pour vous.

— Peut-être !… Dans la mêlée, où il faut rester attentif à rendre les coups qu’on reçoit, on sent moins la mélancolie des destins qui se croisent une fois et ne se rencontreront jamais plus.

À cet aveu à peine voilé, Nérée Galliane ne pouvait opposer que le silence. Machinalement, tous deux s’étaient arrêtés devant les vagues qui venaient leur lécher les pieds.

Sur le golfe bleu qui berça les galères de Marc-Aurèle s’étendait l’ineffable paix nocturne. Au flanc des Maurettes, quelques lampes isolées étoilaient les villas et les sanatoriums, là où veillait l’amour ou la souffrance ; les grands hôtels d’Hyères trouaient la nuit de la vive clarté de leurs salons où l’on devait danser ; à l’ouest, près de Toulon, brillait un phare lointain ; au sud, c’étaient les feux de Giens et le grand éclair vigilant de Porquerolles.

Les deux noctambules, en silence, laissaient s’imprimer en leur cerveau ce cercle enchanté. En silence, un subtil échange de mélancolie s’opérait entre ces deux êtres un instant rapprochés : la femme déçue, inquiète et un peu trouble, qu’un grand bonheur eût sans doute ennoblie, et l’homme fraternel et pensif — qui ne pouvait rien pour elle.

Diane sentit que le plus pur souvenir qu’elle emporterait de l’heureuse Pomponiana serait cette minute d’humaine tristesse.

Le vingt et unième jour de sa maladie, le docteur Ellinor sortit de sa torpeur et sourit à sa fille. Blanche comprit qu’il était sauvé. Alors, elle appuya son front au chevet du lit et pleura.

Dans l’après-midi, après un long examen, le médecin se montra très satisfait et annonça que la convalescence commençait.

Vers le soir, lorsqu’une infirmière vint dire à Blanche qu’ « on » venait prendre des nouvelles, le malade demanda :

— Qui est-ce ?

— Papa, c’est mon mari.

— Ah ! oui… — et, après une imperceptible hésitation : Il faut le faire entrer.

Lorsqu’il parut au seuil de la chambre, Nérée était ému à l’extrême ; mais il eut un geste spontané de gentillesse qui dissipa le pénible embarras : tout naturellement, il vint se pencher sur le lit et embrassa son beau-père. Celui-ci, surpris sans doute, avait fermé les yeux, tandis qu’une onde rose colorait faiblement sa face si pâle. Pendant quelques secondes, il demeura ainsi, puis, relevant les paupières, il parla avec une douceur courtoise :

— Je ne vous dirai jamais assez combien je déplore l’ennui que je vous ai causé.

— Aucun ennui, monsieur ; mais de l’inquiétude, certainement.

— Je vous ai trop longtemps privé de votre femme.

— Blanche n’aurait pu vivre loin de vous pendant ces mauvais jours ; et moi, j’étais plus tranquille de la savoir ici.

En échangeant ces politesses, les deux hommes se regardaient avidement ; ils se voyaient pour la première fois.

Nérée, le cœur battant, considérait le père de Blanche, l’homme inflexible qui avait refusé de l’admettre dans sa famille.

« Il doit être construit d’un riche et dur métal, songeait-il ; près de la soixantaine, il ne porte aucun stigmate de l’âge. »

En effet, le visage énergique, même après ces semaines de mortel danger, gardait une surprenante jeunesse et le regard avait une intensité presque insoutenable.

Le mari de Blanche, pénétré de respect, pensait : « Une âme d’une certaine trempe forge et modèle le corps qu’elle anime. »

Cette impression allait s’affirmer de jour en jour et surtout lorsque le convalescent fut debout, sensiblement amaigri, mais plus droit que jamais. Blanche disait à Nérée :

— Il me semble que mon père a grandi. Il s’est encore spiritualisé : il est devenu la statue de lui-même.

Nérée n’avait eu garde de prolonger la première entrevue. Lorsque sa femme l’eut reconduit jusqu’à sa voiture, ils s’étreignirent en silence, leur émotion ne trouvant pas de paroles.

Enfin, quand le jeune homme eut pris sa place au volant et que Blanche se pencha pour un dernier baiser :

— Tu me promets d’être tranquille maintenant ? pria-t-il, puisque la guérison est certaine.

— Oui, l’affreux cauchemar est fini. Comme toujours, c’est toi qui avais raison.

— Ce n’est pas moi qui avais raison, mon amour, mais l’espérance.

Le docteur Ellinor, qui reprenait rapidement ses forces, avait exigé que sa fille retournât auprès de son mari et de son enfant. Mais Blanche passait à l’hôpital la plus grande partie de l’après-midi : et Nérée. un peu avant l’heure du dîner, la venait chercher.

Ellinor accueillait son gendre avec une grâce courtoise et l’écoutait avec une extrême attention. Entre eux, pourtant, subsistait une sorte de gêne qui ressemblait à la timidité.

Nérée demandait avec inquiétude à sa femme :

— Crois-tu que je déplaise à ton père ?

— J’ai l’impression toute contraire.

— Il m’intimide singulièrement.

— Il intimide tout le monde ; tu t’habitueras à lui.

De subtiles nuances dans l’attitude de son beau-père préoccupaient Nérée. Cet homme, qu’il savait autoritaire et cassant, observait à son égard une douceur qu’on eût dite presque craintive. En lui parlant, il évitait de le regarder en face et, lorsqu’il lui donnait la main, le jeune homme sentait cette main frémissante, impatiente de se dérober.

Secrètement attristé, le gendre se demandait : « Est-ce que je lui inspire une antipathie insurmontable ? Ou ne me pardonnera-t-il jamais de lui avoir pris sa fille ? »

Lorsque le docteur parla de quitter l’hôpital, Nérée proposa :

— Venez achever votre guérison chez nous. Vous y trouverez un repos idéal, dans l’air marin, à l’ombre des arbres. Blanche sera auprès de vous sans cesse ; moi, je vous promènerai en bateau dans les calanques…

Le visage sévère laissa voir un bref attendrissement :

— Ce programme est bien tentant ; mais il n’est pas réalisable. Il est urgent que je rentre chez moi. Jollier se surmène à contenter ma clientèle et la sienne. Je ne veux pas le mettre sur le flanc.

Et Nérée, tristement déçu, se dit : « Il n’a pas désarmé. Je dois perdre l’espoir de le voir jamais dans ma maison. »

Ce même soir, le ménage Galliane eut un grave entretien avec le docteur Jollier. Blanche exigeait des précisions sur l’état de santé de son père. Le praticien répondit :

— L’état de santé de mon ami est pleinement satisfaisant. Votre père est de constitution robuste, bâti pour durer cent ans ; le seul péril qu’il porte en lui est son extrême émotivité. Ce qu’il faut, c’est écarter de lui le souci et surtout lui épargner tout choc moral.

La jeune femme, toute pâle, demanda :

— Dites-moi la vérité entière. Je crois comprendre que mon père a le cœur malade ou affaibli.

— Aucune lésion, je vous l’affirme ; mais seulement quelques troubles fonctionnels. Entendez-moi bien sans me faire dire plus que je ne pense. Ellinor est un grand nerveux, d’une sensibilité excessive. Toute émotion pénible provoque quelques troubles dans le fonctionnement de son cœur ; des émotions répétées détermineraient fatalement des lésions véritables, en affaiblissant le myocarde ou en faisant perdre à l’aorte son élasticité. Voilà ce dont nous devons le défendre, et je compte sur votre vigilance.

Désormais, Blanche serait hantée de cette inquiétude, de cette menace.

Lorsque Marc Ellinor eut réintégré sa maison, sa fille continua de le voir presque chaque jour, surveillant de près sa santé.

Sur la demande du convalescent, elle lui amena Pomme. Le docteur Ellinor examina longuement l’enfant ; il l’examina en médecin, sans laisser voir l’émotion que sa fille devinait.

— C’est un très bel enfant, dit-il, solidement bâti et précocement développé.

Soulevant du doigt le petit menton, il ajouta :

— C’est une réplique exacte de son père.

Y avait-il là un regret ? En effet, on ne retrouvait chez Pomme aucun trait physique des Ellinor.

Nérée s’astreignait à la plus stricte discrétion et limitait ses visites à quelques minutes de politesse lorsqu’il venait chercher sa femme. Et toujours il observait chez son beau-père la même volonté de douceur et le même indéfinissable malaise.

« Qu’y a-t-il entre lui et moi ? se demandait-il, perplexe. Je l’admire ; je serais prêt à l’aimer comme mon propre père ; j’ai parfois l’impression de lui être sympathique. Pourtant, cette gêne, ce regard qui se détourne, cette main qu’il ne me tend jamais sans une imperceptible hésitation… Qu’y a-t-il entre lui et moi ? Blanche le sait-elle ?… Elle le savait évidemment dès avant notre mariage — et ne me le dira jamais ! »


VII

PRINTEMPS LOURD D’ORAGE


La splendeur de ce début de mai effaçait dans l’esprit de Diane le souvenir de tous les printemps.

Les bois, les parcs, les jardins étaient envahis par une profusion, une débauche de fleurs. C’était comme une marée montante qui submergeait les détails du paysage. Les murs fanés des bastides disparaissaient sous un manteau de clématites ou de bougainvillées ; la margelle des puits, dans les cours, émergeait à peine de la dentelle des marguerites ou d’un fouillis de géraniums roses et d’iris noirs ; les rosiers grimpants et la glycine faisaient aux pergolas des voûtes de parfums et montaient à l’assaut des cyprès. Dans les jardins de Pomponiana, les premiers rossignols chantaient toute la nuit, troublant de rappels de jeunesse et de mélancolie le sommeil léger de la dormeuse.

Mme Horsel prétendait qu’un charme enivrant et pernicieux s’exhalait de ces jardins millénaires et qu’elle en subissait l’envoûtement.

D’une voix dolente, avec un beau regard languide, elle confiait à Nérée :

— Je suis ensorcelée, je n’y peux rien ! Alors que mes intérêts les plus urgents me rappellent à Paris, je m’éternise et je m’enlise dans les délices de votre Pomponiana. Chaque jour, je me sens plus étroitement enlacée par un réseau fait de lumière, de couleurs, de parfums, de musiques aériennes, de poésie, de tristesse… C’est un sortilège dont je souhaiterais parfois de mourir !

— Ne nous faites pas cette farce funèbre, madame, répondait Galliane en souriant.

Mais elle se faisait plus dolente encore, renversant avec grâce sa jolie tête au dossier du fauteuil ; — elle savait ce mouvement avantageux : il affinait le bas du visage qui avait tendance à s’alourdir.

— Monsieur, se plaignait-elle, vous n’auriez jamais dû me dire que la villa qui m’abrite est bâtie sur l’emplacement d’un temple d’Astarté : je crains les maléfices de la redoutable déesse. J’y songe avec effroi pendant les nuits trop douces.

Nérée, bien résolu à ne jamais comprendre, répondait par quelque plaisanterie anodine. Blanche écoutait ces propos avec un agacement croissant dont elle ne laissait rien voir.

Les préoccupations de Diane Horsel n’étaient pas toutes aussi poétiques. La prose amère des ennuis d’argent y tenait une large place. Les périodiques dont la jeune femme tirait le plus clair de ses ressources avaient cessé de paraître. Quelques articles acceptés par différents journaux étaient renvoyés d’une semaine à l’autre. Les absents ont toujours tort, Diane ne l’ignorait point. En s’attardant loin des bureaux de rédaction assiégés, elle perdait à peu près ses chances. Elle le savait, mais était incapable de renoncer à sa folie.

Un soir, chez les Galliane, elle avait avoué, d’un ton mi-plaisant, mi-soucieux :

— Je suis dans une noire période de vaches maigres. J’ai une peur horrible de vous laisser attendre le loyer de votre villa.

Et Nérée, avec un geste négligent :

— Ne vous préoccupez pas de ce détail.

La bonne madame Galliane s’inquiétait :

— Pourvu que cette pauvre petite femme ne s’impose pas des privations !… Blanche, j’ai envie de lui faire porter par Fine un bon petit poulet de grain, tout prêt à rôtir. Qu’en dites-vous ?

— Je dis que cela ne peut lui être désagréable, mère, répondit la bru en réprimant un sourire.

Il était bien vrai que Diane Horsel faisait peu de frais pour son alimentation ; en revanche, les fards et autres produits de beauté lui coûtaient cher. De plus, elle venait de s’acheter une robe inutile, des souliers ravissants et un coquin de petit chapeau rêvé pour un minois d’adolescente. Elle avait à Hyères quelques dettes qui faisaient tout doucement boule de neige. Lorsque cette pensée l’importunait elle grillait une demi-douzaine de cigarettes afin de diluer ses soucis.

Un jour qu’elle se plaignait encore en riant des vaches maigres devenues squelettes, elle arborait un lourd collier barbare qu’elle avait acquis le matin même. On admira le collier ; mais, après le départ de la belle imprévoyante, Mme Galliane soupira :

— Elle est bien charmante ; mais elle se gouverne comme une enfant de sept ans.

— Curieux ! observa Blanche, moi, une dette de cinquante francs suffirait à me couper le sommeil.

Nérée sourit :

— Moi aussi. C’est que, au point de vue financier, il y a deux mentalités : la mentalité artiste et la mentalité petit bourgeois. Restons petits bourgeois !

— Et, pourtant, tu es très indulgent au genre artiste !

— Mais oui. En pays provençal, comment les cigales ne seraient-elles pas sympathiques ?

La maman approuva — songeant déjà, peut-être à l’envoi d’un autre poulet.

Blanche ressentait peu de sympathie pour la belle cigale. Elle songeait : « Ma belle-mère est d’une bonté un peu aveugle. Quant à lui… Ah ! il a beau être le plus parfait des hommes, il est homme, donc sensible aux coquetteries de cette fine mouche. Ignore-t-il que les belles robes, les colliers, les fards et les parfums sont achetés pour lui plaire ? Si ces jolies choses ne sont pas payées, est-ce à lui d’en faire grief à l’enjôleuse ? »

La jeune Mme Galliane eut bientôt d’autres motifs de secrète impatience.

Un soir, que Mme Horsel rapportait de Toulon quelques menus achats dont elle s’était chargée pour ses propriétaires, les trois femmes s’attardaient à causer au seuil de la véranda, tandis que Nérée lisait le Courrier du Var en se balançant dans son fauteuil à bascule.

— Tiens ! fit-il, ce pauvre Georges Cartier est mort. C’est un deuil pour le journal. Georges Cartier, depuis très longtemps, faisait la critique littéraire au Courrier.

Diane avait dressé l’oreille. Elle demanda :

— Croyez-vous, monsieur, que le successeur de ce journaliste sera désigné sans délai ?

— C’est peu probable, madame ; nous ne sommes pas à Paris et les critiques littéraires ne se rencontrent pas à chaque tournant de rue.

— C’est ce que je me disais. Pensez-vous que j’aurais quelques chances d’obtenir… au moins l’intérim ?

— Je n’en sais rien. Mais vous pouvez tenter une démarche.

Elle sembla hésiter, puis risqua :

— N’auriez-vous pas quelques intelligences dans la place ? Votre recommandation pourrait m’être précieuse.

— Je connais bien le directeur de ce journal ; je lui parlerai volontiers de vous si vous le jugez utile.

Elle se confondit en remerciements et montrait déjà une joie puérile, comme si l’affaire avait été conclue.

Galliane, le soir même, se disposa à se rendre aux bureaux du Courrier du Var.

Blanche se sentait dans un état d’exaspération déraisonnable qu’elle se reprochait. Elle ne put s’abstenir d’une remarque :

— Chéri, est-il bien prudent de t’entremettre ainsi ? Tu ignores tout du talent littéraire de Mme Horsel.

— Elle est intelligente. Elle n’aura pas de peine à faire aussi bien que ce pauvre Cartier qui n’avait guère évolué depuis vingt ans.

Mme Horsel n’est pas une enfant timide ; elle était de taille à empaumer le directeur du Courrier, sans qu’il soit nécessaire de te mobiliser !

— Peut-être ; mais je suis à peu près sûr que mon intervention sera utile. Et quand une femme seule a son pain à gagner, mon petit, j’estime que tout homme de cœur doit se mettre en quatre pour lui venir en aide.

Blanche vérifia en silence le nœud de cravate de son mari, brossa son chapeau, passa le peigne dans la vigoureuse chevelure ; puis, pressant sous ses lèvres la figure chérie :

— Va, preux chevalier ! Va « te mettre en quatre » ! Moi, je t’adore…

Lorsque Galliane quitta les bureaux du journal, un peu d’inquiétude se mêlait à sa satisfaction : « Si elle trouve à gagner un peu d’argent ici, songeait-il, jusqu’à quand s’y attardera-t-elle ? »

Or, il souhaitait le départ de sa belle locataire.

Diane Horsel fit merveille au Courrier du Var. Non seulement elle signa, une fois la semaine, d’excellentes critiques littéraires, mais elle donna aussi, le dimanche, une chronique pleine d’esprit et de fantaisie. Jamais elle n’avait apporté plus de soin et d’amour à ses écrits. C’est que, à chaque page, elle se demandait : « Nérée Galliane aimera-t-il cela ? En le lisant, aura-t-il dans les yeux ce vif éclair qui m’est plus précieux que tous les éloges des pontifes ? »

Nérée, en effet, goûtait fort le tour d’esprit et le style de Mme Horsel. Maintenant, lorsqu’il ouvrait le journal local, il y cherchait d’abord la signature de Diane. Et Blanche, qui ne quittait pas des yeux son mari, éprouvait une pinçure au cœur.

— Lis. Ce n’est vraiment pas mal.

Comment eût-il soupçonné la jalousie de Blanche ? N’était-elle pas l’élue, la seule aimée, la femme admirée et chérie entre toutes les femmes ?

Quant à elle, elle cachait pudiquement le trouble qui grandissait en son cœur. Mais Diane Horsel en avait quelque soupçon et il lui était doux d’inspirer un peu d’inquiétude à celle dont elle était si âprement jalouse. Ses quelques satisfactions de vanité, elle les payait de tant d’amertume ! Combien n’avait-elle pas dévoré de larmes de dépit, lorsque, le soir, dissimulée derrière un store, elle épiait la promenade du couple heureux ! Blanche et Nérée s’en allaient, la main dans la main, sous leurs beaux arbres. Quelquefois, elle les voyait rire comme des enfants joyeux ; ou bien, ralentissant le pas, leurs têtes rapprochées, ils causaient à voix basse.

Diane détestait aussi cette façon familière à Blanche de marcher, une main posée sur l’épaule de son mari. Cette main légère posée sur l’épaule solide exprimait à la fois une confiance et une prise de possession qui exaspéraient la jalousie. Lorsque Diane causait avec Galliane, elle essayait en vain de capter son regard qui s’évadait toujours au delà d’elle, à l’infini ; mais comme ce clair regard changeant devenait attentif lorsqu’il se fixait sur Blanche !

Une autre souffrance était de voir ces parents follement tendres s’enchanter des espiègleries et des caresses de Pomme. Ah ! cet enfant trop beau, trop charmant, trop choyé, pourquoi inspirait-il une telle amertume à la femme aux mains vides ?

Les jours où le bonheur des Galliane l’irritait d’une trop cuisante jalousie, Diane se tournait vers « l’ersatz » Carini. Ce taciturne Carini incapable de s’arracher quatre mots de suite, était tout de même très beau. Et peut-être pensait-il ! La coquette se dirigeait de son pas nonchalant vers la maisonnette de l’Italien, se laissait tomber sur le banc du seuil et demandait de sa voix câline :

— Monsieur Carini, chantez un peu pour moi.

L’homme hésitait un instant, puis, sans mot dire, allait chercher sa mandoline et chantait quelque rengaine de son pays. La musique était fade et vulgaire ; mais la voix du chanteur avait de bien jolies notes.

La dame écoutait, en une pose gracieusement abandonnée ; les paupières mi-closes, elle observait entre ses cils la face maugrabine où les superbes yeux noirs flamboyaient. Ces yeux se posaient à la dérobée sur les fines mains aux ongles vernis, sur le visage éclatant comme une aquarelle toute fraîche… et l’imprudente aurait dû se méfier de leur éclair farouche.

Pendant ce temps, Rita, l’épouse mélancolique, lavait la vaisselle sur l’évier en bougonnant en italien et s’abstenait de venir sur son seuil saluer l’élégante visiteuse.

Un soir que Fine montait dans la chambre de Blanche le linge qu’elle venait de repasser, elle se hasarda à dire à la jeune femme :

— Je voudrais bien confier quelque chose à Madame.

— De quoi s’agit-il ?

— Il s’agit de Rita, qui a des ennuis du fait de Mme Horsel.

— Que me racontez-vous là ?

— La pure vérité, Madame. Cette personne se fait un amusement du pauvre Carini ; elle l’aguiche tant qu’elle peut ; elle veut lui faire perdre la tête. Ce sont des jeux bien déshonnêtes quand ils s’adressent à un père de famille. Madame, permettez-moi de vous le dire : Mme Horsel est une personne dangereuse, une de ces femmes qui endorment les hommes debout rien qu’en clignant les yeux. Si elle s’en prend à cette pauvre bête de Carini, c’est faute de pouvoir réussir en visant trop haut… Madame a été trop bien élevée pour comprendre de pareils manèges ; quant à moussu Nérée, il est tellement bon qu’il ne croit pas au mal. Je me suis demandé si je devais tout dire à madamo.

— Non, Fine, répondit tranquillement Blanche, je vous prie de ne pas ennuyer Mme Galliane de ces enfantillages. Mme Horsel a l’habitude de Paris et des grandes villes ; ses façons diffèrent un peu des nôtres ; mais croyez bien qu’elle est sans mauvaises intentions à l’égard de Carini ; et si Rita se plaint à vous, rassurez-la sagement, au lieu de l’entretenir dans ses chimères.

Fine se mordit la lèvre et se retira, vexée : « Ces jeunes femmes élevées dans les pensions, ruminait-elle, ça n’a aucune idée des vilains côtés de la vie. Elle ne voit même pas de quel œil l’autre guigne moussu Nérée ! »

Blanche réfléchit une minute : parlerait-elle de ces choses à son mari ? Non ; ne pas se donner l’attitude déplaisante d’une épouse ombrageuse à l’affût des rivales possibles. S’ils avaient eu une vie moins retirée, le charmant Nérée aurait été en butte, tous les jours, à bien d’autres coquetteries. Il fallait affronter en souriant ce danger et garder une foi absolue en l’homme aimé. Quant à Carini, on pouvait espérer que la dame ne l’enlèverait pas !

Cependant la jeune femme devait faire effort pour ne point marquer à l’intruse une trop sensible froideur.

Diane Horsel mettait tous ses soins à entourer « madame mère », comme elle l’appelait tout bas, de gentillesses et de cajoleries ; elle savait que l’amitié de la vieille dame lui ouvrirait toujours toutes les portes de la maison. Un après-midi, elle vit les rejetons de Labarre, mouchés, peignés, vêtus d’un tablier propre, se diriger, une fleur à la main, vers la villa. Que se passait-il donc ?

Elle apprit qu’on fêtait, ce soir-là, le soixante-douzième anniversaire de madamo. Aussitôt de courir chez le grand confiseur d’Hyères et d’arriver chez les Galliane, une demi-heure avant le dîner, munie d’une gerbe de roses et d’une luxueuse boîte de bonbons. La vieille dame fut touchée aux larmes.

— Ne partez pas, dit-elle, vous dînez avec nous. Diane se défendait avec discrétion :

— Non, madame : je me sentirais de trop dans une fête de famille.

— Pas du tout ! Les fêtes de famille sont complétées par la présence de bons amis. Nous aurons d’ailleurs, à dîner un beau capitaine aviateur, camarade de mon fils.

Mme Horsel, ravie, demanda l’autorisation d’aller changer de robe et revint bientôt en tenue très élégante, gorge et bras au vent, un peu trop parfumée, un peu trop éclatante, mais, en somme, fort jolie.

Mais Blanche était délicieuse, avec son teint de perle, dans une très simple robe de crêpe rose pâle et sans un seul bijou que son alliance. Elle présenta à l’invitée de sa belle-mère le capitaine Aulnoy — laid, mais très chic — et dit en souriant à l’officier :

— Madame Diane Horsel, l’enchanteresse des lecteurs du Courrier du Var, qui fait baisser le tirage de tous les autres journaux du département.

Il sembla à Nérée que la belle journaliste avait eu un demi-sourire crispé. Soupçonnait-elle quelque ironie dans les paroles de Blanche ? Avec une parfaite délicatesse, il précisa que Mme Horsel ne collaborait au Courrier que pour occuper un court repos entre deux brillants reportages. Et il rappela les enquêtes presque héroïques qu’elle avait faites en Espagne.

Le capitaine salua et resalua. Mais ces titres de gloire ne l’intéressaient pas. Héros lui-même, il ne désirait point trouver chez les femmes des émules et des rivales, mais des êtres de grâce et de tendresse, propres à embellir les douces haltes. À ses yeux, Blanche réalisait en perfection cet idéal et, sans arrière-pensée, il s’enchantait de ce délicat visage féminin.

Mme Mère n’avait rien négligé pour assurer l’excellence de ce dîner. Fine, cuisinière émérite, avait déployé tous ses talents ; le meilleur pâtissier d’Hyères avait été prié de se surpasser et de vénérables bouteilles étaient sorties de la cave. Les cristaux et la vieille argenterie étincelaient sur la nappe semée de roses.

Dans la maison Galliane, tout rendait un son plein. Aucun sacrifice à la vanité ; rien de frelaté, rien d’artificiel ; tout se révélait authentique, sincère et du meilleur aloi, depuis le solide mobilier Louis-Philippe, depuis le camée qui fermait le col de dentelle de la vieille maman, depuis la carnation de fleur de la jeune femme jusqu’au bouquet de ce vin dont le rubis brillait dans les verres et jusqu’aux sentiments qui s’exprimaient d’un ton sobre, avec un regard droit.

Diane était trop intelligente pour ne point sentir vivement ces nuances. Elle songeait : « Ces vieilles familles de chez nous, implantées dans le même coin de terre depuis deux cents ans, quelle richesse spirituelle, quelle réserve de forces ! »

Et, faisant un retour sur elle-même, sur sa vie sans foyer, sans traditions familiales, sans but fixe, sans espoir de se perpétuer en d’autres vies, elle sentait une fois de plus les tenailles ardentes de la jalousie lui tordre le cœur.

La conversation libre et gaie bondissait d’un sujet à l’autre. Nérée était en verve autant que sa femme était en beauté. À certaines de ses plaisanteries, son ancien camarade éclatait de rire et disait :

— Oh ! Galliane, comme je vous retrouve ! Je me sens vieilli alors que vous avez toujours vingt ans. Quelle jouvence peut bien vous maintenir si merveilleusement en forme ?

Et Nérée, souriant :

— Ma jouvence est à votre côté, mon ami.

L’aviateur, avec une fugitive mélancolie, regardait pensivement Blanche.

Mais ce ne fut qu’un rapide nuage : comment ne pas céder à l’action euphorique de ce dîner de gourmets arrosé de deux magnifiques vins de Porquerolles ?

Au moment du café, on déboucha un vieux flacon d’aigo-ardènt que l’officier apprécia en connaisseur. Son verre à mi-chemin entre la nappe et ses lèvres, il parcourut des yeux la salle claire au charme intime et murmura :

— Qu’on est bien ici ! Qu’il y fait bon vivre !

— Eh bien ! dit Mme Galliane, suivez l’exemple de mon fils. Descendez volontairement du ciel avant d’en tomber en cent morceaux ! Un homme de trente ans est fait pour le foyer et non plus pour des aventures à tenter la patience du Bon Dieu !

— Ce que vous me dites, madame, je le pense à peu près tous les jours en m’installant dans ma carlingue…

Ces mots du capitaine provoquèrent chez Mme Horsel une de ces explosions imprévues qui amusaient Nérée.

— Quoi ! s’écria-t-elle, l’œil étincelant, vous renonceriez à vos ivresses de demi-dieu pour venir vous claquemurer dans un petit bonheur à l’odeur moisie ?

Mme Galliane leva vers le ciel deux frêles mains scandalisées :

— Voilà-t-il pas que le bonheur des honnêtes gens sent le moisi ! Petite madame, je vous trouve terrible ! Mais, vous-même, est-ce que je ne vous entends pas dire tous les jours que la paix heureuse de nos jardins vous enchaîne ici ?

— Pour quelques jours, peut-être… Parce que j’étais physiquement exténuée, mon humeur errante a pu être un instant combattue par un autre instinct… Avez-vous remarqué que les deux instincts contradictoires de l’oiseau sont ceux qui se partagent aussi le cœur de l’homme ? Instinct de l’envol, instinct du nid. Mais, plus son vol est puissant, moins l’oiseau s’attache à son nid.

— Permettez, madame, interrompit Aulnoy, que direz-vous de l’hirondelle ?

— Eh bien ! je ne suis pas de l’espèce hirondelle.

Pour me fixer sous un toit, il faut un fléchissement passager de mes forces. Je me suis plu dans ces jardins ; mais je sais que, dans quelques jours, ma curiosité insatiable m’emportera bien loin d’ici. Les grands spectacles du monde et l’âme humaine n’ont pas épuisé pour moi leur magie. Longtemps encore, je veux promener par tous les chemins mes yeux et mon cerveau, me sentir divinement libre et disponible, loin des foyers fermés, affranchie de toute attache, ignorante des soucis matériels et des affections humaines, toujours rapetissantes !

Elle parlait avec une ardeur fébrile. L’aviateur pensait : « Elle est diablement romantique et grandiloquente ! »

Et Nérée : « Si elle va un peu plus loin, elle déraillera ».

Ce fut Blanche qui répondit d’un ton mesuré :

— Votre conception de la vie est sans doute séduisante, mais ne peut convenir qu’à une élite restreinte. Il faut, pour la beauté du monde, des Diane Horsel, flammes errantes qui jettent une lumière sur leur passage ; il faut aussi de modestes veilleuses — comme les Galliane — sur les points de la vieille terre où s’enracinent les familles et les races.

D’un mouvement impulsif, le capitaine Aulnoy prit doucement la main féminine posée près de lui et la garda un instant dans la sienne en souriant à Nérée.

Mme Horsel, qui avait vu le geste, en conçut un certain mépris pour les facultés intellectuelles de l’aviateur. Elle se plongea le nez dans sa tasse de café, résolue à ne plus rien dire. Et, tandis que Mme Galliane ramenait la conversation sur un terrain de tout repos, Diane, qui n’écoutait plus, évoquait un souvenir d’enfance qui venait de surgir du plus profond de sa mémoire : âgée de six ans à peine, elle avait été invitée à jouer chez une petite fille dont les parents occupaient une haute situation. Cette enfant de riches possédait une poupée qui fut pour Diane une révélation féerique : une poupée qui parlait, envoyait des baisers, portait un corset baleiné, un manchon, un sac à main et autres objets inconnus des poupées de la fin du XIXe siècle. Après avoir longuement contemplé la merveille, l’enfant Diane, serrant contre elle sa grossière poupée bourrée de son et coiffée d’une perruque d’étoupe, avait déclaré « Ta fille est bien habillée, mais elle est bête ! Elle ne sait dire que quatre mots. La mienne est bien plus intelligente : si elle disait tout ce qu’elle pense, elle parlerait mieux que toi ! »

Et Mme Horsel constatait qu’elle venait à trente-cinq ans d’intervalle, de rééditer l’histoire de la poupée.

En quittant la table, on fit quelques pas au jardin dans un doux crépuscule. Un vent tiède promenait les parfums exaltés. Aulnoy admirait le buisson de roses de Bengale extraordinairement fleuri. Nérée dit :

— Il y a tant de roses qu’il ne reste plus de places pour les épines.

Et aussitôt, la voix mordante de Diane :

— Dommage, cher monsieur ! car ce sont les épines qui font les roses si attirantes.

Quelques heures plus tard, alors que le domaine semblait plongé dans le sommeil, Blanche et Nérée s’attardaient, coude à coude, sur la terrasse. La jeune femme demanda :

— Qu’as-tu pensé du joli couplet de Mme Horsel, ce soir, à table ?

— La pauvre femme a cédé à une de ces poussées de jalousie dont elle n’est peut-être pas très fière lorsqu’elle y songe après coup.

— Malgré cette jalousie agressive, il me semble que la dame ne t’est pas antipathique.

— Mais non… Un cancéreux peut être sympathique, n’est-ce pas ? Eh bien, je considère cette jalousie foncière, sans doute congénitale, comme une maladie aussi cruelle et digne de pitié que le cancer.

— Dis-moi, Nérée, si tu me voyais me comporter comme Mme Horsel, aurais-tu pour moi la même indulgence ?

— Certes non ! fit-il vivement. Mme Horsel, malgré sa stature de Victoire antique, n’est qu’une faiblesse féminine ; toi, mon fin roseau ployant, tu es une force égale à la mienne, une force capable d’étayer la mienne et de qui je puis exiger tout ce que j’exige de moi-même.

Blanche posa sa tête sur l’épaule toute proche et ne demanda plus rien.


VIII

LE CAMPEUR


Depuis trois quarts d’heure, un homme, tenant par la main un petit garçon, arpentait d’un bout à l’autre le chemin raboteux de Saint-Pierre-d’Almanarre. Âgé d’une trentaine d’années, bâti en athlète, il avait un visage aux traits fins, d’une extrême mobilité. Une tristesse profonde éteignait le regard et un tic du coin de la bouche trahissait la nervosité. Un observateur eût remarqué que ce jeune homme d’allure élégante ne semblait pas habillé selon sa condition sociale : les chaussures étaient fatiguées, le veston ciré par un trop long usage et les mains, belles et soignées, sortaient de manches dépourvues de manchettes.

Le bambin, qui allait sautillant au côté du promeneur, pouvait avoir six ans. Il ressemblait à son père ; la petite figure avait une singulière intensité d’expression, mais elle était pâlotte et maladive.

L’homme, pensif, regardait attentivement à ses pieds les champs de fleurs et les beaux arbres du domaine Pomponiana. Pour la dixième fois peut-être, il arrivait à la croisée des chemins de la Font-des-Horts et de Saint-Pierre-d’Almanarre. Il consulta sa montre et soupira : « Elle n’a pas pu venir. Inutile d’attendre plus longtemps ».

Le petit garçon leva sa frimousse éveillée :

— Qui donc, papa, qui a pas pu venir ?

— Rien… Ne pose donc pas tout le temps des questions.

— Depuis le temps qu’on est dans ce chemin, c’est pas amusant. Viens donc voir la mer !

Le jeune homme hésita une seconde, regarda une fois de plus sa montre : « Trop tard… » Pour contenter son fils, il redescendit vers le golfe bleu qui scintillait sous le soleil déclinant. Lorsqu’ils atteignirent la route de Toulon, l’enfant grimpa sur le parapet de pierre et demeura un moment en contemplation.

— Papa, cette mer-là, est-ce qu’elle est aussi grande que le Pacifique ?

— Non, mon petit ; elle est beaucoup, beaucoup moins grande.

— Tu l’avais déjà vue, toi ?

— Oui, je l’avais déjà vue… Descends : il est temps que tu ailles te reposer.

Ils reprirent leur chemin et les questions se poursuivirent :

— Papa, est-ce que tu étais déjà venu juste dans cet endroit-là ?

— Oui, j’y suis venu lorsque j’avais ton âge.

— Tu étais aussi avec ton papa.

— Non, j’étais avec maman.

Court silence absorbé, puis :

— Tu avais une maman, toi. À cause que j’en ai pas ?

— Tu n’en as pas besoin. Est-ce que je ne te suffis pas ?

— Oh si ! oh si ! Moi, je veux aimer rien que toi !

Et la petite bouche se mit à couvrir de baisers chauds la main paternelle.

Sous cette caresse, l’homme triste laissa échapper une sorte de plainte :

— Laisse, petit, laisse ! Je n’aime pas que tu m’embrasses les mains.

— Je te fais mal ?

— Oui… tu me fais un peu mal.

La voix trahissait une telle détresse que l’enfant en eut conscience.

— Papa… questionna-t-il, inquiet, t’es embêté ?

— Ne parle pas si mal, je t’en prie. Non, je ne suis pas ennuyé, je suis las… très las. Allons nous reposer.

Maintenant, le petit garçon poursuivait un soliloque ; le père ne l’entendait plus. Bourrelé de tristesse et d’inquiétude, il s’en revenait vers ce pré bordé d’oliviers où il avait dressé pour son fils et lui une tente de toile. Fragile abri, symbolique !

Tandis que l’étranger et son fils croisaient dans le chemin de Saint-Pierre-d’Almanarre, Blanche Galliane à l’ombre du grand poivrier, servait le thé à des visiteurs fortuits. C’était un ami d’enfance de Nérée, Paul Saby, avec sa jeune femme et la mère de celle-ci ; et il y avait aussi Mme Horsel, arrivée par hasard au moment où Fine apportait le plateau du goûter.

Les Saby, qui vivaient « dans le nord », c’est-à-dire à Blois, avaient fait un crochet, au cours d’un voyage à Nice, pour embrasser l’ami Nérée. C’étaient des gens charmants, très expansifs, répondant beaucoup mieux que Galliane au type conventionnel du Méridional ; et ils étaient visiblement heureux de se trouver là.

Mme Horsel, en beauté dans une robe fleurie, s’épanouissait d’aise, d’autant que la jeune Mme Saby n’était pas jolie et que Blanche, très exceptionnellement, avait le teint un peu terne et les traits tirés.

Inévitablement, les deux anciens camarades de jeux et d’études évoquaient les souvenirs et les visages de leurs jeunes années. Des noms presque oubliés leur revenaient aux lèvres :

— Et Max Guillot, l’as-tu revu ?

— Jamais… Et sais-tu ce que devient ce grand fou de Rollier ?

— Un grave magistrat. Il est juge d’instruction à Châteauroux.

— Et Georges Bard ? questionna Nérée. La dernière lettre que je lui écrivis est restée sans réponse.

— Pauvre Bard ! Il ne doit pas être très disposé aux épanchements épistolaires. Tu ne sais donc pas son histoire ?

— Je ne sais rien de lui depuis son mariage, qui eut lieu peu de temps avant le mien.

— Eh bien ! les Bard sont maintenant en instance de divorce. C’est une histoire triste et absurde. Cela commença comme les romans archi-usés : le patron qui épouse sa dactylo. Mais je crois qu’il s’agissait vraiment d’un grand amour réciproque, et, comme tout grand amour, un peu trop exigeant, un peu chimérique… Or, la femme de Georges, avant d’entrer chez lui comme secrétaire, avait été victime d’une déplorable erreur. Dans la grande maison de commerce où elle était employée, d’importants détournements d’argent se produisirent ; par suite de troublantes coïncidences, la jeune fille fut soupçonnée, accusée, arrêtée. Elle fit quelques jours de prison préventive avant qu’un hasard inespéré ne fît découvrir le coupable.

— C’est assez affreux ! murmura Blanche.

— Oui, madame ; et la pauvre enfant en avait tant souffert qu’elle se croyait presque flétrie par cette accusation injustifiée. Aussi, lorsqu’elle épousa Georges, elle ne put se résoudre à lui faire connaître ce triste épisode. Après dix-huit mois de mariage, Bard apprend inopinément la chose. En constatant que sa femme — qu’il avait toujours jugée transparente comme le cristal — avait pu lui cacher un événement de cette importance, il éprouva une telle stupéfaction que sa confiance en sa compagne s’en trouva ébranlée, ruinée. Il fut impossible à ce mari trop sentimental de surmonter sa déception ; et sa femme le sentit si vivement que, d’un commun accord, ils demandent le divorce.

— Cet homme est fou et criminel ! s’écria Mme Galliane. La malheureuse jeune femme sera donc deux fois châtiée pour une faute qu’elle n’a jamais commise ?

— Mère, fit pensivement Nérée, il ne faut pas déplacer la question. Ce que Georges Bard reproche à sa femme, c’est de lui avoir dérobé quelque chose de sa vie, c’est de l’avoir trompé sur la qualité de leur confiance mutuelle… Ou plutôt, je suppose qu’il ne lui fait aucun reproche ; mais il ne peut prendre son parti de cette paille qui existait, à son insu, dans leur amour.

Mme Horsel s’était vivement tournée vers Galliane :

— Comme vous en parlez, monsieur ! Devons-nous penser que vous approuvez cet homme inhumain ?

— Je ne dis pas que je l’approuve ; mais je le comprends… oui, je le comprends.

Diane s’anima :

— J’estime, moi, que ce mari est d’une étroitesse d’esprit révoltante. Toute femme vraiment éprise eût agi comme fit sa fiancée.

— Il ne faut pas se hâter de généraliser, madame. Qu’en penses-tu Blanche ?

Était-ce le reflet du feuillage qui verdissait ainsi le teint laiteux de la jeune femme ?

Elle tarda quelques secondes à répondre et dit enfin :

— Je pense, comme Mme Horsel, que cette jeune fille s’est contrainte au silence par excès d’amour. Son mari devrait le sentir et lui accorder une pitié compréhensive.

— Il faut croire qu’elle ne se contente pas de sa pitié puisque, d’accord avec lui, elle demande le divorce.

Nérée avait répondu d’un ton un peu sec et il passa sans transition à un autre sujet.

Mme Saby posait des questions sur le climat d’Hyères :

— Ce doit être un pays d’élection pour le camping, puisque les pluies sont si rares ici. Justement, nous avons vu, à cinq cents mètres de chez vous, dans un pré, une tente de campeur.

— Fine m’en a parlé, dit Mme Galliane. Elle a vu, auprès de la tente, un homme jeune et un petit garçon ; mais il n’y a pas de femme…

Tandis qu’on discutait des plaisirs et des inconvénients du camping, le soleil s’était couché. Les Saby, qui ne voulaient pas arriver tard à Marseille, prirent congé avec regret, promettant une prochaine visite.

Mme Horsel s’attardait : on était si bien là !… Comme Fine venait chercher le service à thé, sa maîtresse lui demanda :

— N’est-ce pas, Fine, que vous avez vu les personnes qui campent sur la route d’Hyères ?

— Oui, madamo, ils sont deux : un petit garçon et son père. Le père est jeune ; c’est un bel homme.

Lorsque Fine parlait d’un bel homme, elle s’emplissait les poumons pour donner plus de force à l’adjectif. Nérée, amusé, recommanda :

— Fine, n’allez pas trop vous promener du côté de ce campeur impressionnant. Vous savez que la vue d’un bel homme jette toujours le désordre dans vos esprits.

— Ah ! Moussu Nérée aime bien se moquer de moi ! fit la servante en remportant son plateau.

Galliane consulta sa montre, Il avait une course à faire à la gare d’Hyères et demanda qu’on retardât le dîner d’une demi-heure. Puis il monta dans sa chambre pour remplacer par un veston de drap son léger veston de tussor.

Selon son habitude, Blanche le suivit.

En l’aidant à se préparer, elle remarqua :

— Tu as ta figure de petit garçon boudeur : qu’y a-t-il ?

— Il y a que je boude : ce soir, tu n’as pas été de mon avis.

— Mais, chéri, il faut bien que cela se produise quelquefois ! Ainsi, tu exiges une gousse d’ail dans la salade, et moi, je ne la supporte pas.

— II n’était pas question d’ail dans la salade ; il était question de la confiance totale entre deux êtres qui s’aiment ; et tu as pensé autrement que moi !

D’une caresse elle lui ferma la bouche :

— Ne te fâche pas. Va vite à tes affaires : il ne faut pas que ta mère dîne trop tard.

Aussitôt en voiture, Nérée oublia son accès d’humeur. À peine eut-il dépassé la halte du chemin de fer, qu’il aperçut, à gauche de la route, sous un bouquet d’oliviers, la blancheur d’une tente, et, marchant à petits pas dans cette direction, Mme Horsel. Il sourit : « Hé ! hé ! Fine n’est pas la seule à éprouver de l’intérêt pour les hommes beaux ! »

Une demi-heure plus tard, Nérée Galliane rentrait, conduisant sa voiture à une allure modérée. La route était libre quand, tout à coup, un homme voulut la traverser en courant. Galliane freina aussitôt, mais trop tard : l’homme, accroché, avait roulé sur le sol. Des cris déchirants retentirent, des cris aigus d’enfant.

Epouvanté, Nérée se demandait qui il avait écrasé. Il se précipita vers le corps inerte, tenta de le soulever… Il y eut quelques secondes d’angoisse ; et les cris de l’enfant semblaient ceux d’une bête qu’on égorge. Enfin, l’homme fit un mouvement et parla :

— Ce n’est rien… J’ai été étourdi ; mais je crois que je n’ai pas de mal… Non, monsieur, n’essayez pas de me soulever, je suis trop lourd. Laissez-moi seulement m’appuyer sur vous pour que je tâche de me mettre debout.

Avec quelque peine il y parvint.

— Bon, fit-il, je n’ai rien de cassé. — Mon petit, cesse de crier ainsi, tu nous romps la tête.

— Monsieur, proposa Nérée, qui tremblait encore, je vais vous emmener chez moi où l’on vous soignera. J’habite tout près d’ici.

— C’est inutile, je vous assure. Je campe dans ce pré. Si vous voulez bien m’aider à regagner ma tente, ma couchette est préparée, je m’y étendrai.

Nérée insista vainement. L’inconnu, tout en s’appuyant sur lui le plus légèrement possible, s’efforçait d’atténuer l’accident, et même s’excusait :

— C’est ma faute, mon petit garçon s’apprêtait à traverser la route pour me rejoindre ; j’ai craint qu’il ne se jetât sous votre voiture et, en voulant courir à lui, c’est moi qui m’y suis jeté.

Ils atteignirent la tente où l’éclopé put s’étendre. Alors l’enfant, qui avait cessé de crier et qu’on oubliait, bondit sur Galliane comme un petit chat sauvage, l’assaillit à coups de pied et coups de poing en vociférant :

— Tiens ! tiens ! grand idiot I grand affreux ! bête sauvage !…

— Monsieur, s’écria le père, donnez-lui une gifle, je vous en prie. Cet enfant est par trop mal élevé !

— Mais non… il est charmant.

Nérée avait réuni dans sa main les deux poignets frêles et maîtrisait doucement la petite furie. L’enfant ne pouvait plus frapper ; mais, avec une rage folle, il jetait à la face de l’homme tout un répertoire d’injures, c’est-à-dire tous les noms d’animaux nuisibles qu’il connaissait.

— Je suis un vrai jardin zoologique ! fit Galliane, sans pouvoir s’empêcher de rire.

Le père finit par réduire son fils au silence en lui disant gravement :

— Moustique, tu me fais beaucoup plus de mal que je ne m’en suis fait en tombant : j’ai honte de mon petit garçon.

En une réaction violente, Moustique se jeta à genoux devant la couchette et couvrit de baisers mouillés le visage et les mains de son père. Il fallut l’écarter doucement pour se rendre compte de l’état des membres du blessé.

Heureusement, il n’y avait aucune plaie ouverte, mais de larges ecchymoses à la partie supérieure de la cuisse et à la hanche. Galliane eut un soupir de soulagement.

— Dieu merci, dit-il, vous vous en tirerez avec le minimum de dommage ; mais il vous faudra bien quelques jours de repos. N’avez-vous pas une petite pharmacie ?

— Je n’ai que de l’éther et de la teinture d’iode.

— Je vais aller chez moi chercher ce qu’il faut. Je serai ici dans dix minutes.

Blanche et sa belle-mère attendaient à la salle à manger qu’on pût servir le dîner. À la vue de son mari, la jeune femme s’inquiéta :

— Qu’y a-t-il chéri ? Tu es tout pâle.

— Je viens d’avoir une rude émotion : ma voiture a accroché le campeur sur la route.

— Oh !… fit-elle blêmissant.

— Eh bien ? Tu ne vas pas défaillir ? Il y a aussi peu de mal que possible : seulement des meurtrissures. Mais il faut que j’aille soigner ma victime.

Mme Galliane s’était précipitée vers l’armoire à pharmacie :

— Voici l’eau blanche et la teinture d’arnica ; mais nous avons mieux : ce liniment qui a si promptement soulagé Carini quand il est tombé de bicyclette.

— C’est cela que je vais emporter.

— Et voici de la gaze pour les compresses… Mais si j’allais avec toi ?

— Non, maman, ce jeune homme serait peut-être gêné. Je me tirerai d’affaire. Dînez sans m’attendre.

Avant de sortir, il embrassa Blanche :

— Ma pauvre sensitive, je t’ai sottement effrayée. Te voilà décomposée.

Sous la tente, Moustique dormait déjà, la tête entre ses deux petits poings, dans la pose familière à Pomme. Nérée se pencha en souriant sur le sac de couchage :

— La grande colère est apaisée. — Heureux âge !

— Monsieur, dit le père, je m’excuse encore de cet accès de frénésie. L’enfant a été malade ces temps derniers : il était déjà fort mal élevé… aujourd’hui, il n’est plus sortable.

Nérée ouvrait le paquet qu’il avait apporté. L’inconnu tendit la main vers le flacon, regarda l’étiquette :

— Excellent, dit-il. Dans quelques heures, cette préparation aura fait merveille.

— Vous la connaissez ?

— Comme toute la pharmacopée, — c’est mon rayon.

Galliane préparait les compresses avec zèle et sans trop de maladresse. Le patient remerciait et s’excusait encore avec beaucoup de grâce. C’était évidemment un homme d’excellente éducation. Le faisceau lumineux de la lampe de poche éclairait le membre contusionné, mais laissait dans l’ombre les deux visages curieux l’un de l’autre.

L’infirmier improvisé soupira :

— Quand je songe que j’aurais pu vous tuer !…

— Que cette idée ne vous émeuve pas. C’eût été pour moi, peut-être, un dénoûment providentiel.

— Vous avez des plaisanteries sinistres.

— Je ne plaisante pas. Vous savez qu’il y a des heures où notre destin semble inextricable… Votre voiture arrivait sur moi avec un sens certain de l’opportunité !

— Mais non, puisqu’elle vous a manqué.

Nérée devinait quelque détresse morale qu’il eût voulu secourir. Cet étranger lui inspirait une sympathie soudaine. Mais il fallait se garder d’une hâte indiscrète.

Au bout d’un moment, le campeur dit :

— Monsieur, vous n’allez pas faire fonction d’infirmier la moitié de la nuit. Je puis soigner moi-même ces bobos. Je sais poser une compresse — presque aussi bien que vous.

Le ton avait été malicieux. Galliane ne s’en inquiéta point :

— Laissez-moi donc l’illusion de réparer un peu ma maladresse, dit-il. Je vous tiendrai compagnie jusqu’à ce que le sommeil soit plus fort que votre mal.

Ils continuèrent à causer à voix basse. De temps en temps, l’enfant endormi s’agitait sur sa couchette. Nérée dit :

— Votre petit bonhomme est encore trépidant de sa grande émotion.

— Oui… il est fragile, le pauvre gosse, et le souci de sa santé me jette dans un grand embarras.

— Est-ce pour le soigner que vous êtes venu sur cette côte ? Il y a justement à Pomponiana un bel établissement hélio-marin pour enfants.

— Je sais ; mais il dépasse mes moyens. En réalité, ce n’est pas ce que je cherche. J’arrive du Chili où mon petit garçon ne peut s’acclimater. J’espérais le faire accepter à ma famille. Je me heurte à des empêchements imprévus… Je ne vois qu’une solution : confier l’enfant à une famille d’honnêtes paysans… Mais que d’aléas !

— Cela peut tout de même se trouver et, si vous le permettez, je vous aiderai dans vos recherches. Vous devez retourner au Chili ?

— Il le faut. Du moins pour une année eu deux. Une année ou deux que ce petit devra passer seul en France !

Nérée hésita avant de poser une question :

— Peut-être êtes-vous veuf ?

— Heu… non. Mon Moustique est… de mère inconnue. C’est mon petit à moi tout seul. J’avais vingt-trois ans et lui quinze jours lorsqu’on me l’apporta dans un carton à chapeau dont le couvercle était percé de trous d’aération — comme les boîtes où nous enfermions des hannetons, dans notre enfance.

« Une tête folle, pensait Galliane ; mais singulièrement sympathique. »

L’autre poursuivait :

— Quelle tuile sur la tête d’un étudiant en rupture d’école !

— Comment avez-vous fait ?

— Que sais-je ?… J’employais à payer les mois de nourrice du poupon la moitié des subsides que m’envoyait mon père et je me contentais d’un tout petit repas par jour. Mais la situation s’aggrava tragiquement lorsque, après des bêtises majuscules, je vis mon père me couper les vivres.

— Vous n’aviez aucun moyen d’existence ?

— J’avais abandonné mes études de médecine pour me livrer aux pires folies… J’étais à peu près incapable d’aucun travail ; mais la pensée de l’enfant me harcelait. J’ai fait les métiers les plus étranges, jusqu’à celui de figurant à l’Opéra ! — ce qui me permettait d’entendre de la musique, mais rarement de dîner. Et, abruti de fatigue, de saleté et de sous-alimentation, phénomène curieux, je fus pris de la nostalgie de la médecine ! Alors, figurez-vous que j’ai fini par m’introduire à l’hôpital Saint-Louis — en qualité d’homme de peine — au pavillon de Malte, réservé aux lépreux. La journée, je balayais les salles et faisais cent corvées dégoûtantes ; la nuit, j’étudiais. En m’exténuant de travail, j’ai pu suivre des cours. Je prépare une thèse sur la lèpre et vous ne pourriez concevoir quels espoirs je mets en ce travail… De son succès dépendra tout mon avenir et celui de mon enfant.

Une émotion secrète avait voilé sa voix. Il fit une pause, puis reprit d’un ton plus animé :

— La lèpre, monsieur, est une question émouvante qui ne peut nous laisser insensibles. Songez que ce mal — parfaitement curable — s’accroît dans des proportions alarmantes, grâce à des légendes dignes du moyen-âge, à la peur, à une espèce de honte dont il est temps de faire justice. J’y emploierai ma vie, — ma pauvre vie !

« Le professeur Marchoux a daigné m’encourager ; plusieurs membres de l’International Leprosy Association m’ont accordé quelque intérêt et, muni de recommandations précieuses, je suis parti pour la léproserie de San-Juan, à Santiago de Chili, où l’on soigne les Indiens Auracans sur qui sévit la lèpre. Sous les ordres du professeur Borrego, je fais chaque jour de passionnantes observations et je travaille à ma thèse… »

Sentait-il chez celui qui l’écoutait la chaleur d’une sympathie compréhensive ? Il s’abandonnait à parler de ce qui était le grand intérêt de sa vie :

— Avez-vous quelque idée de cette lutte contre la lèpre ?

— Je suis un ignorantissime. Je crois qu’on traite ce terrible mal au moyen de l’iode et du mercure ?

— L’iode et le mercure sont insuffisants. Tous nos efforts se concentrent sur la mise au point d’un complexe de chaulmoogra et de cholestérol… Nous faisons en ce moment des recherches qui nous donnent d’immenses espérances… En somme, je mènerais là-bas une vie magnifique, n’était le tourment que me cause mon pauvre Moustique.

— Je vous vois mal dans une léproserie, sous le climat du Chili, avec cet enfant délicat.

— Il y était très mal. Toujours confié à des soins mercenaires. Le pauvre petiot a déjà bien roulé sa petite bosse… J’en ai le cœur crevé. Que voulez-vous ! Je l’aime… Je n’ai que ça à aimer.

L’émotion serrait Galliane à la gorge.

— Il me semble, dit-il, que puisque vous avez votre père, il ne pourrait rester insensible à la situation que vous me dépeignez. Tous les pères ont eu à pardonner à leurs fils quelques folies de jeunesse.

L’inconnu murmura :

— Mes folies, à moi, eurent des conséquences trop graves.

Un silence tomba. Tout en renouvelant les compresses, Nérée pensait : « Je tirerai le cher garçon de ce mauvais pas. » Il dit, avec cet accent qui avait un pouvoir apaisant :

— Ne vous effrayez pas des difficultés de l’heure actuelle. Je puis sans doute vous aider : je vous dois tant de reconnaissance !

— De reconnaissance ?

— Mais oui : de ne point vous être laissé tuer par ma voiture. — Je connais tous les braves gens de la côte. Je trouverai une famille où votre petit garçon sera en sûreté et bien soigné. Même, si vous m’y autorisez, j’aurai l’œil sur lui.

— Monsieur, ce serait me rendre un bienfait inoubliable. Mon petit bonhomme est doué d’une sensibilité qui m’inquiète ; il a besoin de douceur, il a besoin qu’on l’aime.

— J’ai vu. On trouvera ce qu’il lui faut. Et vous pourrez vous en retourner, l’esprit tranquille, vers ce lieu de délices que peut être une léproserie au Chili.

— Si vous pouvez faire cela, monsieur, notre rencontre — un peu brusque — aura bien été pour moi la plus belle de ma vie. Et c’est d’un cœur plus libre que je tâcherai de résoudre l’autre problème, celui de mon départ.

— Il y a donc d’autres obstacles ?

— Bah ! toujours le même grain de sable dans l’engrenage !… Mais il est tard. Allez vous reposer, je vous en prie.

— Je n’ai pas sommeil et, voyez, les ecchymoses sont moins noires. Les compresses produisent leur effet. L’inconnu voulut donner à la conversation un tour moins personnel ; mais Galliane suivait son idée.

— Ce grain de sable… dit-il, ne serait-ce qu’une simple question d’argent ?

— Simple ! Vous avez des mots charmants. Vous dites simple ce qui pourrait bien être insoluble.

— Rien n’est insoluble.

— Vous savez le prix d’un voyage au Chili ? Une place sur le paquebot qui va, en quarante jours, d’Anvers à Valparaiso coûte cent cinquante dollars. J’espérais obtenir cette somme de mon père. Or, je ne puis le rencontrer.

Nérée renouvela encore une fois les compresses, puis plongea deux doigts dans une poche de son veston pour s’assurer de la présence de son portefeuille. Il hésitait. Une délicate pudeur retenait sa voix. Enfin, surmontant sa timidité :

— Écoutez… j’ai sur moi, par hasard, un chèque que je me disposais à porter à la banque cet après-midi quand une visite m’en empêcha. Ce chèque, je n’en ai pas besoin. S’il peut aplanir devant vous les plus grosses difficultés, je n’en saurai faire un emploi qui me donne plus de satisfaction.

Il avait retiré le papier de son portefeuille et le posa sur la couchette. Le jeune homme y jeta un coup d’œil et vit le chiffre : huit mille francs. Il rougit, puis, avec une émotion qui fit fléchir sa voix :

— Vous offririez tout de go huit mille francs à un passant dont vous ne savez même pas le nom ?

— Je n’ai que faire de votre nom et je ne vous ai pas dit le mien. Qu’importe ? Ce que j’ai appris de vous en une heure m’intéresse plus que la vie entière de bien des gens que je connais depuis vingt ans. Acceptez sans façon cette petite somme dont je n’avais pas prévu l’usage.

— Mais, cher monsieur, il y aurait neuf chances sur dix pour que je ne puisse jamais vous rendre votre argent : mon avenir est si aléatoire !

— Il n’est pas question que vous me rendiez rien.

— Ah ?… Eh bien ! non, merci. Je ne suis pas encore assez illustre pour accepter de tels cadeaux.

— Entendez-moi : il ne s’agit ni de prêt ni de cadeau, mais d’un simple dépôt. Utilisez cet argent pour vous libérer des tracas matériels et vous consacrer à votre beau projet. Plus tard, lorsque vous aurez réussi, que vous serez peut-être un médecin éminent, disposez de cette même somme pour aider un garçon digne d’intérêt, qui aura besoin d’un coup d’épaule ; et faites-lui les mêmes conditions. Alors, voyez-vous ? Ce modeste chèque se transforme ainsi en un capital moral qui peut circuler indéfiniment en produisant peut-être un bien incalculable.

— Dites-moi : vous êtes poète ?

— Je ne crois pas. Je suis… un homme moyen.

— Eh bien ! cet homme moyen est un phénomène dont j’aurais nié, hier, l’existence.

Nérée était entré avec précaution dans la chambre ; mais sa femme donna aussitôt la lumière.

— Tu ne dors pas, chérie ?

— Comment pourrais-je dormir ? J’étais si inquiète ! Il est plus de minuit.

— Pourquoi t’inquiéter follement ? Je t’avais dit que le jeune homme n’était pas sérieusement touché. Mais je devais au moins lui donner quelques soins… et puis on a causé. Ce garçon n’est pas ordinaire. Il a quelques sottises de jeunesse à son actif et semble les payer cher… Il me plaît singulièrement.

Il parla de l’enfant, des soucis du jeune père :

— Sais-tu à qui j’ai pensé ? On pourrait confier ce petit garçon au ménage Ramillien. Les Ramillien ont le cœur tendre ; ils soigneraient l’enfant et le chériraient. Ce petit s’ébattrait dans les jardins et s’y ferait du sang et des muscles, et nous le surveillerions un peu…

Blanche avait fermé les yeux et se taisait.

— Et puis, j’ai autre chose à t’avouer — je te dois compte des biens de la communauté ! Mais je sais que tu m’approuveras. J’avais dans ma poche un chèque…

— Blanche, tu dors ?

La jeune femme, en effet, semblait rendormie. Nérée éteignit la lampe et ne fit aucun bruit.

Cependant, sur la route d’Hyères, dans le champ aux oliviers, le campeur, sous sa tente, demeurait les yeux grands ouverts. La meurtrissure de ses membres n’était pas une vive souffrance, mais un endolorissement qui se laissait oublier. L’homme respirait lentement, profondément, pénétré par un puissant afflux d’espoir, de joie grave. Cette douceur émouvante, cette subite confiance en son destin, il lui semblait ne les avoir jamais éprouvées avec une telle plénitude.

Est-ce que la vie allait enfin lui faire grâce ?… Cet être invraisemblable, qui se disait modestement « un homme moyen », il faudrait, demain, mieux voir ses traits et son regard, afin d’emporter son image comme un viatique à travers les tribulations de l’avenir… Au fait, qui était-il ? Le chèque devait porter sa signature…

En tâtonnant, il atteignit la lampe de poche. Mais elle ne s’alluma pas : la pile était épuisée.

Il se replongea dans son euphorie, se laissa emporter par une grande vague d’espérance. De l’herbe, autour de lui, montait la senteur de l’origan foulé ; le vent tiède qui avait passé sur les jardins apportait d’autres parfums plus capiteux, la plainte infinie de la mer devenait une tendre berceuse ; au loin, dans le Bois Sacré d’Olbia, deux rossignols se répondaient.

Splendeur de cette nuit méditerranéenne qui comblait le cœur au point de faire monter des larmes dans les yeux… Mais, ce soir, le déraciné solitaire et malheureux avait rencontré mieux que la mer ensorcelante, mieux que la magie des jardins : un simple cœur d’homme.


IX

NUAGES


Aux premières clartés de l’aube, Carini s’était levé pour aller à l’écurie de Rouan. Le cheval souffrait d’un refroidissement ; l’homme redoutait une pneumonie. Se sentant coupable de négligence, il n’avait pas osé en parler au patron ; mais il venait de passer une nuit blanche, plus tourmenté que si Rita, sa femme, eût été menacée du même mal.

Avec des caresses et des paroles de nourrice il obtint que Rouan avalât une potée de tisane de bourrache ; puis, un peu rassuré, il se disposa à se remettre au lit pour une heure ou deux. Du seuil de sa maison bâtie sur la hauteur, il contempla un instant la mer qui se déployait comme une soie pâle, les orangers en fleurs de la villa Olbia et ses ombrages déjà murmurants de tous leurs nids ; enfin, il se tourna vers l’entrée du domaine : mais qui donc, à cette heure matinale, s’éloignait précipitamment par l’avenue des palmiers ? Une femme vêtue d’un manteau clair… Madame Nérée ? Impossible. Alors ?… Eh oui ! c’était l’autre !

Pris soudain de frénésie, l’Italien dévala la côte à longues enjambées et déboucha bientôt en courant sur la route d’Hyères. Mais la dame courait presque, elle aussi. Au moment où l’homme essoufflé retrouvait la silhouette en manteau clair, elle s’engageait dans un pré, se dirigeait sans hésiter vers une tente de toile où elle disparut.

Carini savait que, sous la tente, campait depuis deux jours un superbe jeune homme. Il l’avait vu errer avec un enfant autour du domaine… Il demeura une minute béant, planté comme un cyprès au bord de la route. Enfin, faisant volte-face, il regagna sa maison en marmottant d’une lèvre tremblante la litanie de toutes les injures que lui pouvaient fournir les deux langues qu’il parlait approximativement.

Toute la journée, la pauvre Rita demanda à la Bonne Mère sur quelle herbe avait pu marcher son brigand de Carini. Allait-il massacrer toute la maison parce que Rouan toussait ?…

Nérée s’éveilla tard. Lorsqu’il descendit à la salle à manger, Blanche avait déjeuné ; mais elle resta auprès de lui à le servir avec tendresse.

— Je suis montée te voir il y a une demi-heure, dit-elle : tu dormais comme notre Pomme ! J’ai caressé tes cheveux, tu ne l’as pas senti.

— À chacun son tour de perdre ses politesses ! fit-il en souriant : cette nuit, tu t’es sereinement endormie au moment le plus palpitant de mes discours.

— Il faut m’excuser : j’étais écrasée de fatigue.

— Je reprendrai mon récit un peu plus tard. Maintenant, j’ai hâte d’aller voir comment se comporte ma victime.

Lorsqu’il fut prêt à sortir, Blanche vint l’entourer de ses bras, le pressant contre elle de toutes ses forces, baisant avec une sorte d’emportement son front, ses paupières, ses cheveux.

Il dut se dégager doucement pour courir où il avait affaire. Sur la route, il songeait : « Elle a parfois des élans fébriles de tendresse qui me troublent et me font un peu peur ; on dirait qu’elle sent notre amour menacé… que l’un de nous deux, peut-être, doit trop tôt mourir. »

Avec un frisson, il secoua ces pensées, accéléra le pas. Parvenu en vue du champ bordé d’oliviers, il s’immobilisa, stupéfait : la tente blanche avait disparu comme un rêve ; aucune trace ne demeurait du passage de l’inconnu.

Galliane se sentit extraordinairement déçu, peiné, presque humilié. Revenu auprès de sa mère et de sa femme, il dit brièvement :

— L’oiseau s’est envolé. Il n’était donc pas trop endommagé. N’y pensons plus.

Et, avec un visage fermé, il s’en fut à grands pas du côté où travaillaient ses hommes.

Mme Galliane commentait cette disparition :

— Qu’en pensez-vous, Blanche ? Voilà un monsieur qui s’entend à abréger les politesses ! Cela ne me dit rien de bon… Et notre Nérée, si réservé, si peu enclin aux emballements, semblait déjà coiffé de ce jeune homme !

— Non, maman, il n’en était pas coiffé ; mais il avait eu une grosse émotion après l’avoir renversé, et vous connaissez le cœur de votre fils.

— Je vous dis que cet étranger lui avait plu extrêmement. Et Dieu sait quelle sorte d’homme ce peut être. Ce départ a tout l’air d’une fuite.

— Mère, savons-nous jamais ce qui se passe dans l’âme d’autrui ? Il faut bien nous garder des suppositions trop faciles.

— Vous avez raison, ma fille. L’essentiel pour nous est que ce passant se soit tiré sans grand dommage d’un accident qui pouvait être grave.

Pendant cette journée on reparla peu du fugace campeur ; mais, le lendemain matin, quand on apporta le courrier, Nérée ouvrit un pli qu’il passa sans commentaires à Blanche : le chèque de huit mille francs était plié dans un feuillet qui portait trois lignes d’écriture :

« Monsieur, je vous renvoie ce chèque dont je n’ai plus besoin ; mais je vous prie de croire que je garderai longtemps le souvenir émouvant de notre rencontre. »

Et ce billet ne portait pas de signature.

Blanche rendit le papier à son mari sans un mot.

— Curieux… murmura Galliane. Et il demeura un peu triste.

Depuis quelques jours, Blanche allait chaque après-midi chez son père : Victorine avait besoin de ses avis pour certains achats et quelques changements à apporter dans l’aménagement des chambres. Le soir, la jeune femme revenait assez tard, pâle et visiblement fatiguée, malgré ses efforts pour faire figure. Elle touchait à peine au dîner et se couchait en même temps que Pomme. Nérée s’inquiétait :

— Tu n’es pas bien, ma petite fille chérie ; tu semblés t’anémier. Je vais demander le médecin.

Un médecin ? Tu n’y songes pas ! Quand je vois papa tous les jours !

— Ton père ne remarque-t-il pas ta pâleur ?

— Il connaît bien mon tempérament. Le changement de saison me déprime un peu… Ce n’est rien du tout.

— J’ai vu changer plusieurs fois les saisons depuis que nous sommes mariés et tu ne semblais pas en souffrir…

Mme Galliane avait dit à son fils :

— Ta femme se tue à courir ainsi tous les jours à Toulon. Est-ce tellement nécessaire ?

— Je suis de ton avis, mère. Blanche aurait besoin de repos. J’ajouterai égoïstement que je suis trop souvent privé de sa présence ; mais ce lui fut une si grande joie de retrouver son père, j’en ai été moi-même si heureux que je n’ose lui faire la moindre observation qui ressemblerait à un reproche.

Cependant, le jeune mari connaissait maintenant des heures de mélancolie, surtout le soir, lorsque Blanche était couchée et qu’il errait seul à travers les jardins.

« De si beaux soirs perdus pour elle ! perdus pour notre amour ! » soupirait-il.

Ses promenades solitaires étaient fréquemment abrégées par l’apparition d’une robe claire au tournant d’une allée. Mme Horsel, elle aussi, errait sous les arbres ou sur la plage déserte jusqu’à une heure avancée. Et Nérée ne voulait point la rencontrer.

Diane, dont l’observation aiguë ne cessait de fouiller la vie du ménage Galliane, avait depuis peu l’intuition de quelque imperceptible fêlure dans ce grand bonheur. Elle en ressentait un tressaillement de joie. La personne de Nérée exerçait sur elle une attraction de plus en plus obsédante ; loin d’y vouloir résister, elle prenait plaisir à se jeter au-devant du péril.

Nérée, clairvoyant et bien armé, savait l’art de se dérober toujours, comme par hasard, sans rien voir, sans comprendre ; simple, courtois, infiniment respectueux, désespérant.

La conquérante, parfois, en avait des larmes de dépit. Énervée, désœuvrée, ne sachant sur qui éprouver son charme, elle traînait nonchalamment ses beaux pieds nus dans ses sandales du côté de la maison de Carini. Mais l’Italien demeurait invisible ; on n’entendait plus la mandoline ; et la figure revêche de Rita à la fenêtre n’ajoutait rien à l’agrément du paysage.

Un après-midi que Blanche était à Toulon, Mme Galliane revint sur le sujet qui la préoccupait :

— Mon petit, il faut te décider à soigner ta femme. Je te dis qu’elle ne va pas bien. L’équilibre nerveux d’une jeune femme, c’est quelquefois fragile. Blanche a été très affectée par la maladie de son père ; elle a tenu bon tant qu’il l’a fallu ; mais qui sait si ses nerfs ne subissent pas, maintenant, une sorte de choc en retour ? Le soir, elle est d’une pâleur inquiétante. Peut-être souffre-t-elle sans se plaindre, de peur de t’alarmer. À moins… à moins qu’il ne s’agisse d’un nouvel espoir de maternité ?

— Ce serait trop beau !… murmura tristement Nérée.

Les remarques de sa mère ne faisaient que confirmer les siennes. Il en était si préoccupé que, sans attendre, il sortit sa voiture du garage. Il irait à Toulon, demanderait à voir son beau-père, lui confierait ses inquiétudes.

Il était à peine quatre heures lorsqu’il sonna à la porte du docteur Ellinor. Victorine s’étonna :

— Mais, monsieur, Mme Blanche doit être de retour chez vous. Elle est venue embrasser son père et ne s’est pas même assise ; elle est repartie aussitôt.

— Puis-je voir le docteur ?

— Monsieur a fini ses consultations il y a une demi-heure et il est parti en tournée.

Galliane se retira, fâché d’avoir perdu son temps, fâché de ne pouvoir emmener Blanche. Sans doute avait-elle quelques courses à faire à Toulon, il la retrouverait à la maison.

Blanche n’était pas rentrée. Il était plus de sept heures lorsqu’elle revint enfin. En la voyant s’engager dans l’avenue, son mari alla au-devant d’elle :

— D’où viens-tu si tard, mon petit ?

— Mais… de chez mon père.

— Tu y es donc retournée après mon passage ?

— Ton passage ?

— Oui ; j’ai sonné à quatre heures à la porte de ton père. Victorine m’a dit que tu n’avais fait qu’une apparition ; qu’es-tu donc devenue pendant tout cet après-midi ?

Ces questions posées tendrement ne ressemblaient en rien à l’interrogatoire d’un mari soupçonneux : pourquoi le fin visage fatigué fut-il envahi d’une rougeur brûlante ?

Nérée, bouleversée, détourna son regard, prit le bras de sa femme et fit quelques pas en silence.

Blanche, qui s’était ressaisie, se mit à parler trop vite, d’un ton faussement désinvolte :

— Vraiment, je n’ai pas eu conscience de perdre un si long temps. J’ai exploré les magasins pour voir les tissus nouveaux ; — j’aurais besoin d’une robe légère — je n’ai rien trouvé à mon goût. Ensuite, je suis allée chez ma couturière qui m’a retenue plus que je ne croyais.

Nérée, la tête basse, pensait : « Que faire chez une couturière lorsqu’on n’a pas trouvé l’étoffe de la robe ? » Avec une certitude affreuse, déchirante, il sentait que Blanche mentait. Blanche pouvait mentir ! — et lui mentir, à lui !…

Pendant le repas du soir, il fit preuve d’une assez méritoire maîtrise de soi : d’un air tranquille et souriant, il entretint gaîment la conversation. Blanche accomplit sans doute un égal effort pour lui répondre avec enjouement. La pauvre vieille maman, facilement abusée, se sentait tout heureuse et riait pour un rien de son rire clair de jeune fille.

En sortant de table, ils allèrent tous les trois sous le grand poivrier. Nérée prit la main de Blanche — qui n’avait pas cherché la sienne, selon la chère habitude — et ils restèrent les doigts unis, comme en leurs heures les plus parfaites, tandis qu’une tempête grondait sous leurs deux fronts.

« Dès que ma mère nous aura laissés seuls, pensait Nérée, je parlerai. Je ne pourrais passer la nuit avec ce poids écrasant sur le cœur. Je saurai interroger Blanche avec tout le tact possible, avec mon immense tendresse, sans risquer de froisser cette sensibilité frémissante… Et, très probablement, je découvrirai que la cause de son étrange attitude tient à quelque scrupule excessif. »

Ces réflexions furent coupées par une diversion imprévue : on entendit des cris de femme et, presque aussitôt, on vit surgir Mme Horsel dans le plus insolite désordre : elle ruisselait de la tête aux pieds, ses cheveux collés sur sa figure, sa robe dégommée plaquée sur elle. Elle courait, s’ébrouant comme un chien mouillé et laissant sur le sable un sillage humide.

— Monsieur, cria-t-elle dans un paroxysme de fureur, voyez en quel état m’ont mise vos ouvriers ! Ils m’ont injuriée, maltraitée, bafouée ! Monsieur, laisserez-vous, chez vous, insulter une femme ?

Les mots s’entrechoquaient sur ses lèvres tremblantes ; elle se mit à pleurer à grands sanglots, comme une enfant battue.

Galliane s’était levé, la face empourprée :

— Madame, dit-il, soyez sûre que les coupables seront traités de façon exemplaire. Mais le plus urgent pour vous est d’aller changer de vêtements : vous risquez de prendre mal.

— C’est vrai, fit-elle, un peu calmée… Mon Dieu ! je dois être ridicule.

Et, aussi brusquement qu’elle était apparue, elle reprit en courant le chemin de sa maison.

Nérée, stupéfait de l’incident et vivement irrité, se tourna vers sa mère et sa femme : cette dernière ne parvenait pas à étouffer un rire fou, incoercible. Elle riait avec la même violence, peut-être, qu’elle eût pleuré, incapable de se dominer.

— Vraiment, fit le mari, je ne vois pas qu’il y ait lieu de rire. Cette incartade, de la part de mes hommes, est presque incroyable.

Et Blanche, pantelante, à force de rire :

— Tes hommes, ils ont bien fait, bien fait ! Cette douche guérira peut-être la belle d’aller exercer ses séductions sur Carini jusqu’auprès du berceau de son enfant. Ah ! qu’ils ont bien fait !

Nérée regarda sa femme un instant et se borna à constater d’un ton froid :

— Tu es énervée, Blanche.

Et, s’adressant à sa mère :

— Je vais immédiatement éclaircir cette affaire. Quel que soit le coupable, il lui en cuira.

Le coupable, évidemment, c’était Carini, cette brute de Carini, exaspéré à la fin par les manèges provocants de la dame. Ces manèges, Galliane ne les ignorait point.

À grands pas, il se dirigea vers la maisonnette de l’Italien. Les volets étaient clos. Nulle lumière à l’intérieur. Le patron heurta sans ménagements à la porte. Aucune réponse. Il dut presque ébranler l’huis avant d’entendre une voix ensommeillée — invraisemblablement ensommeillée.

— Assez de comédie ! gronda-t-il, Carini, ouvrez immédiatement.

Malgré cette juste impatience, il se passa quelques minutes. La porte s’ouvrit enfin devant un Carini en chemise et pieds nus, qui bredouilla en se frottant les yeux :

— Mande pardon, monsieur, nous étions dans notre premier sommeil…

— Une premier sommeil venu bien subitement. Trêve aux plaisanteries : que s’est-il passé, tout à l’heure, entre Mme Horsel et vous ? Répondez.

Alors Rita bondit du fond des ténèbres, jupon aux genoux et poitrail au vent :

Mme Horsel ? s’exclama-t-elle. Bonne Mère ! nous ne l’avons pas aperçue depuis avant-hier. Nous ne savons pas ce que Monsieur veut dire… Monsieur pourrait peut-être demander à Ramillien…

Un flux de paroles inutiles coulait sans arrêt pour suppléer au peu d’éloquence de Carini, muet et digne, dans le gracieux appareil d’une beauté virile arrachée brutalement à son repos.

Nérée, exaspéré, tourna les talons et se dirigea vers la maison de Ramillien. Mêmes ténèbres, même silence, et, après les objurgations irritées du patron, même apparition d’un homme en chemise et ahuri :

— Monsieur, je n’y comprends rien du tout. Je m’étais couché, éreinté, je dormais comme une marmotte, je n’ai rien entendu… Labarre et Carini pourraient peut-être vous renseigner…

— Merci. La comédie a suffisamment duré. Mais n’espérez pas en êtes quittes à si bon compte.

Il rentra chez lui, furieux. De toute évidence, il y avait là un coup monté. Non seulement les hommes avaient molesté Mme Horsel, mais ils se moquaient insolemment de leur patron, ce qui était presque inimaginable.

En rejoignant sa mère et sa femme, Nérée dit brièvement :

— Mes hommes viennent de me donner la comédie, mais ils me retrouveront demain. L’affaire s’éclaircira ou je les renvoie tous les trois.

Mme Galliane eut un geste de protestation.

— Mon petit, tu exagères. Renvoyer tout ton personnel pour une farce de mauvais goût !… On peut regretter la mésaventure de Mme Horsel ; mais il paraîtrait qu’elle l’a bien cherchée. Fine nous dit…

Le fils coupa, non sans brusquerie :

— Quoi ! mère, il te faut demander l’avis de Fine ?

Une femme à qui nous donnons l’hospitalité a été malmenée chez nous, et j’accepterais cela comme une plaisanterie innocente ? C’est ce que nous verrons !

Jamais les deux femmes n’avaient vu leur Nérée dans un tel état d’irritation. Il était furieux contre ses ouvriers, furieux contre Mme Horsel, qui s’avérait indésirable et tenace, furieux contre Blanche et son fou-rire, et même contre la vieille maman.

Il s’enferma dans son bureau pour y attendre, dans la solitude et le silence, l’apaisement de sa trépidation nerveuse. Pendant ce temps, les deux femmes s’allaient coucher. Et la tendre explication nécessaire entre les époux ne devait pas avoir lieu ce soir-là.

Le lendemain, de bonne heure, Mme Galliane, soucieuse, se dirigeait de son petit pas vers le haut du domaine : il fallait « raisonner » ces mauvaises têtes, éviter un éclat.

Carini avait un air sournois et buté qui en disait long ; Labarre avait l’air idiot ; Ramillien semblait hésitant. Enfin, il se décida :

— Madame, c’est moi qui ai fait le coup. Je vais parler au patron.

Il n’était pas très abordable, le patron, ce matin-là. Ramillien dut rassembler son courage des grands jours :

— Monsieur, dit-il, l’œil fixé sur ses espadrilles, je viens m’excuser des bêtises d’hier soir : c’est moi le coupable.

Galliane, incrédule, demanda d’un ton sec :

— Veuillez me dire exactement ce qui s’est passé.

— Monsieur, j’étais saoûl… (mensonge flagrant). J’arrosais les parterres ; la dame venait de mon côté ; il ne faisait plus très clair ; je ne l’ai pas reconnue, je l’ai prise pour Fine… (autre mensonge inadmissible). Vous savez ce qui peut passer par la tête d’un homme saoûl…

— Non, Ramillien, je n’en sais rien.

— En effet, faites excuses… Sans vouloir faire du mal à cette dame, que je prenais pour Fine, j’ai dirigé sur elle le jet d’arrosage. J’avais bu… Je ne raisonnais plus.

— Et Carini ?

— Carini était couché, monsieur ; il n’a rien vu.

Labarre, non plus… Que voulez-vous maintenant que je fasse ? Faut-il aller demander pardon à la dame ?

Nérée réfléchissait : tout cela n’était qu’un tissu de mensonges ; mais Mme Horsel était trop intelligente pour ne pas accepter cette version. On allait voir.

— Bien entendu, dit-il, vous ferez des excuses, et en ma présence.

Les excuses furent présentées avec toute la contrition désirable. — Ramillien n’hésitait pas à faire bonne mesure. Mme Horsel, aux premiers mots de l’ouvrier, avait semblé un peu déconcertée ; mais elle accepta sans objections l’état d’ébriété du coupable et la confusion de sa propre silhouette avec celle de Fine. Pleine de bonne grâce et d’indulgence, elle pria le maître du domaine de passer l’éponge sur cette gaminerie.

Pendant que se déroulait cette scène, Nérée suivait des yeux Carini qui passait au large, tenant Rouan par la bride et sifflant comme un merle.

Le patron n’avait pas été dupe des assurances de Ramillien ; mais il ne pouvait s’expliquer le rôle de son ouvrier. Il en avait été question pendant le repas de midi ; ni Mme Galliane ni Blanche ne trouvaient une explication à ce petit mystère.

Tout en discutant quelques hypothèses, Blanche se hâtait d’avaler son café car elle voulait prendre, à deux heures, l’auto-rail pour Toulon.

Nérée jouait distraitement avec le sac à main de sa femme posé sur la table. Il remarqua que ce sac. trop rempli, ne se tenait pas fermé. Qu’est-ce que Blanche avait donc fourré là-dedans ? Un écrin ?

— Oui, expliqua rapidement la jeune femme, c’est mon collier dont le fermoir ne tient pas bien ; je le porte au bijoutier.

Nérée ouvrit l’écrin, examina le collier. C’était un collier de perles qui avait appartenu à Mme Ellinor.

— Je ne vois pas, dit le jeune homme, ce que tu reproches à ce fermoir.

Blanche réprima à peine un geste d’impatience.

— Mon pauvre ami, fit-elle, ton besoin de tout vérifier, de tout contrôler devient un véritable tic. Tu es plus tatillon qu’une vieille femme !

— Hé ! hé ! protesta Mme Galliane, laissez donc tranquilles ces pauvres vieilles femmes qui ne vous demandent rien !

— On en peut parler devant vous, mère, qui êtes plus jeune que nous deux. Mais, je vous le dis, Nérée tourne à la vieille femme.

Elle riait ; il y avait pourtant dans son accent un agacement certain.

Nérée reposa le sac à main en simulant la confusion. Mais, après le départ de sa femme, il repensa à cet incident. C’était bien machinalement qu’il avait vérifié le fermoir du collier ; mais il était indubitable que ce fermoir n’avait aucun besoin d’être confié au bijoutier.

De nouveau, le mari de Blanche éprouva une sensation d’étouffement. L’atmosphère, autour de lui, s’empoisonnait de doutes informulables, de craintes obscures. Il fallait en finir. Il fallait, par une explication sincère, dissiper ces nuages avant qu’ils ne prissent une consistance redoutable.

Une explication ?… Combien ce serait chose délicate avec Blanche, cette sensitive à la fierté ombrageuse ! Quelle regrettable maladresse s’il allait se donner l’air d’un mari soupçonneux ! Leur amour, qu’ils avaient placé si haut, ne suffirait-il pas du moindre effleurement pour le blesser d’une fêlure irréparable ?

Ces pensées furent interrompues par l’apparition de la plus coquette robe sortie en ce mois de mai des magasins d’Hyères. Mme Horsel, fraîche et pimpante, venait demander l’avis de Galliane sur un chapitre du livre qu’elle voulait consacrer à Pomponiana.

Nérée, désireux de faire oublier à sa locataire les mauvais procédés de ses ouvriers, l’accueillit avec une courtoisie souriante et lut avec intérêt les pages qu’on lui soumettait. Cette évocation historique poétisée ne manquait ni d’art ni de charme et nul n’aurait pu la goûter mieux que le maître du domaine Foniponiana. Il en fit un éloge discret mais exact qui jeta l’auteur dans le ravissement. Et l’entretien se prolongea.

Lorsque Nérée fut libre, il fit quelques pas hors de la maison et s’arrêta, indécis, au haut de l’avenue des palmiers : irait-il à Toulon chercher sa femme ?…

Ramillien passait en détournant les yeux, l’air gêné. Le patron le regarda avec attention, puis l’interpella : — Ramillien, suivez-moi.

Et, lorsqu’ils furent tête à tête au bureau :

— Mon garçon, vous ne supposez pas que je me contenterai de vos explications de ce matin. Je vous ai laissé dire ; je vous ai laissé, comme il se devait, présenter des excuses à Mme Horsel. Maintenant, assez de fariboles, je veux la vérité.

Ramillien fut d’abord démonté ; puis, faisant peut-être appel, tout bas, à sa dignité d’homme, il leva un regard plus assuré :

— Monsieur, puisque l’affaire est réglée ainsi, pourquoi y revenir ?

— Elle n’est pas réglée entre vous et moi. J’exige de voir clair dans tout ce qui se passe chez moi. Expliquez-vous.

— Monsieur… je ne peux pas. Si je défaisais ce soir ce que j’ai fait ce matin, je serais un pauvre type.

Le ton de Galliane se fit moins impérieux :

— Voyons, Ramillien… je puis tout comprendre.

— Monsieur, d’ouvrier à patron, je ne peux rien vous dire ; mais si vous me permettiez de parler… d’homme à homme…

— Bien. Expliquez-vous.

— Voici : j’ai fait de mon mieux pour empêcher Carini de commettre les plus grosses sottises. Je ne sais pas si vous connaissez bien Carini : c’est un drôle d’animal… La dame de la petite villa, depuis qu’elle est ici, a fait tout ce qu’il fallait pour le chauffer à blanc. Cette dame a tort de jouer comme ça avec le feu ; ce sont des jeux qui peuvent finir mal. Mon Carini n’avait l’air de rien, avec sa figure en bois ; mais la Rita se faisait de la bile. Elle le connaît, elle, son drôle de pistolet… Il y a quelques jours, je ne sais ce qui s’est passé ; mais Carini a compris que la dame se moquait de lui. Alors, monsieur, il n’a fait ni une ni deux, il est venu froidement m’emprunter mon fusil. Pas de doute, il aurait tiré comme un diable. J’ai voulu empêcher ça. Je lui ai d’abord remontré ce que lui coûterait son coup de folie : le scandale, la prison, le chagrin de sa femme, la perspective d’être chassé du domaine… Que ne lui ai-je pas dit ? Mais il s’entêtait comme une brute. Alors, j’ai trouvé autre chose : un coup de fusil ? S’il tuait la dame, il était bon pour les travaux forcés ; s’il la manquait, ce serait pour elle un succès fou. Devant la cour d’assises où on le jugerait, elle apparaîtrait comme une héroïne : les jeunes avocats, les jurés, les journalistes seraient tous entichés d’elle ; tous les journaux publieraient sa jolie figure. Jamais elle n’aurait été aussi heureuse !

« Le vrai moyen de la punir, c’était l’humilier, la rendre ridicule… Et j’ai proposé l’idée du jet d’arrosage. Ce n’était sans doute pas bien malin ; mais remarquez, monsieur, que j’ai peut-être sauvé la vie de la dame et l’avenir de Carini.

— En effet… Mais, dites-moi, qui donc a manié le tuyau d’arrosage ?

— Carini, bien sûr. Je ne pouvais tout de même pas lui ôter cette satisfaction.

— Pourquoi avez-vous endossé toute la responsabilité de l’affaire ?

— Mais, monsieur, c’était juste, puisque c’est moi qui avais monté le coup. Et puis, je prévoyais qu’il y aurait des excuses à faire, des giries, des salamalecs ; moi, je m’en moquais pas mal, et vous savez qu’on n’aurait jamais pu tirer ça de Carini.

— Bien. J’ai compris.

L’ouvrier fit deux pas vers la porte, puis au moment de sortir :

— Monsieur… le patron ne sait rien, n’est-ce pas ?

— Le patron ne sait rien. Allez, Ramillien.

Et Diane Horsel ne se douta jamais qu’elle avait peut-être couru un danger mortel pour certaine promenade matinale — dont elle était innocente.


X

HEURES TROUBLES


Il était plus de huit heures et Blanche n’était pas rentrée. Nérée arpentait nerveusement l’avenue des palmiers. Il avait trompé un moment son impatience en promenant Pomme ; mais l’enfant tombait de sommeil ; il avait fallu le coucher.

Mme Galliane rejoignit son fils :

— Viens donc t’asseoir auprès de moi, mon petit. Je te vois inquiet du retard de ta femme. Comme tu es prompt à te tourmenter ! Blanche aura manqué le train de sept heures ; elle ne tardera pas d’arriver.

Sans répondre, le mari anxieux vint s’asseoir auprès de sa mère sous les orangers en fleurs. Après une journée chaude, le doux crépuscule de mai commençait à velouter les masses de verdure ; la mer, comme lasse, chuchotait en sourdine et, dans les branches mollement balancées, les nids s’assoupissaient.

Heure exquise, que chacun interprétait selon ses dispositions intimes. — La nature n’est qu’un grand miroir qui nous renvoie, élargi, ce que nous lui donnons. Mme Galliane accueillait les moindres détails de ce luxuriant printemps comme une faveur insigne à elle accordée par la Providence. Elle avait accoutumé de dire qu’après soixante-dix ans, nous devons adorer la vie comme l’adore un condamné qui vient d’obtenir sa grâce. Elle laissait errer ses yeux ravis sur les riches cultures qui se déployaient presque jusqu’à la mer et songeait :

« La vigne sera fleurie dans huit jours. Je respirerai une fois encore ce parfum sans pareil que mon cher mari aimait tant. Je verrai encore d’abondantes vendanges et, sans doute, aussi la cueillette des olives… Dieu est bon de m’accorder un été de plus sur cette terre que j’aime de toutes mes forces — ou de toute ma faiblesse ! »

Nérée se demandait : « Pourquoi ce soir limpide est-il d’une tristesse inexprimable ?… Jamais la beauté des choses ne m’avait blessé ainsi depuis les mélancolies vertigineuses de l’adolescence… À seize ans, on doit confusément prévoir qu’on attend trop de la vie qui vous mentira. Et, à trente ans… »

Mais voilà que, dans le crépuscule bleuissant, une forme claire s’avançait entre les stipes des palmiers. Nérée fut aussitôt debout et courut à la rencontre de sa femme.

— Si tard, Blanche ? Qu’y a-t-il eu, ce soir ?… Ou plutôt qu’y a-t-il depuis quelque temps ? Finirai-je par le savoir ?

Il l’avait prise dans ses bras. Elle s’accrocha étroitement à lui, mais en lui dérobant son regard :

— Il n’y a rien, mon grand chéri. J’ai manqué le train et je suis lasse… rien de plus.

— Lasse !… Dieu sait tout ce que ce mot peut contenir !

Renonçant à sa sérénité de commande, il laissait voir une physionomie très sombre. Alors Blanche lui montra un visage clair et souriant :

— Ce qu’il peut contenir ? Je vais te le dire : de gros pieds brûlants d’avoir trotté dans des souliers à talons hauts, une tête et des reins endoloris par le roulement du car, une lourde envie de dormir. Voilà ?

Mal convaincu, il se dégagea doucement :

— Eh ! bien, couche-toi, dit-il, puisque tu en as tant besoin.


Mme Horsel était en proie à des difficultés d’argent grandissantes. Elle ne parvenait plus à placer sa « copie ». Son reportage sur l’Espagne en guerre lui avait réservé de graves mécomptes. Hélas ! les journalistes de talent, à la signature mieux cotée que la sienne, avaient été nombreux sur le front des armées et dans les villes dévastées.

Diane n’était vraiment pas heureuse. Était-ce donc son destin de se voir toujours sous-estimée, de ne recueillir que des résultats sans proportion avec son effort et sa valeur ?

Elle intriguait maintenant pour s’introduire dans l’équipe de rédaction d’un journal féminin : Élégances. Elle y proposait une rubrique humoristique.

Elle eut donc un mouvement de joie en recevant une convocation de la directrice d’Élégances, qui était venue prendre un repos de quelques jours à Toulon, dans sa villa du Mourillon.

Il faut battre le fer pendant qu’il est chaud ; le jour même, Diane partait pour Toulon et y prenait le tramway qui conduit au Mourillon. Elle se sentait en dispositions optimistes : comme il suffit d’une espérance infime pour nous remettre en selle !

Le tramway traversait un quartier populeux, aux vieilles maisons noires. La jeune femme s’amusait du va-et-vient des passants, où dominaient les soldats de l’armée coloniale et les petits cols bleus.

Comme elle levait machinalement les yeux sur la haute façade d’une maison, elle eut un soubresaut, étouffa une exclamation… Ce qu’elle venait de voir était tellement inattendu, inouï, incroyable, qu’elle en fut, pendant quelques secondes, comme sidérée. Puis, se levant de sa banquette, elle gagna la plate-forme, descendit à la première halte et revint sur ses pas : il fallait retrouver la maison où elle avait fait la découverte bouleversante. Elle la reconnut sans peine. C’était un café-hôtel de douzième ordre, dont elle nota soigneusement le nom et le numéro ; puis elle remonta jusqu’à l’entrée de la rue pour voir la plaque indicatrice. Après quoi, Diane se sentit dans un si fol état de nervosité qu’elle remit au lendemain sa visite et vint échouer dans un café de la rade où elle se fit servir une tasse de thé.

La découverte stupéfiante qu’elle venait de faire pourrait être un explosif mortel entre des mains haineuses… Diane n’en ferait pas usage… Certainement non, elle n’en ferait rien. Mais quelle secrète ivresse de savoir ! Quelle voluptueuse vengeance !


Immobile derrière une vitre de la véranda. Blanche semblait regarder tomber le soir. En réalité, elle ne voyait rien de l’extérieur. Le regard fixe, avec une expression d’angoisse, elle demeurait hypnotisée par quelque vision cruelle. Et elle ne savait pas que son mari l’observait.

Il franchit lentement les quelques pas qui le séparaient d’elle et demanda :

— À quoi penses-tu, Blanche ?

Elle s’éveilla :

— Moi, mon chéri ? Mais… à rien.

— Voilà bien la réponse que je devais attendre, fit-il avec une ironie triste. Qu’on puisse avoir cette physionomie désespérée lorsqu’on ne pense à rien !…

Sa phrase resta en suspens : Mme Galliane entrait.

La jeune femme fit un courageux effort pour se montrer gaie pendant le dîner ; elle y réussit presque grâce aux réflexions amusantes de Pomme et à ses gentillesses.

En sortant de table, Nérée monta en voiture pour faire une course urgente à Hyères. Il revint assez tard. Blanche dormait — ou faisait semblant. Alors il s’éternisa sur la terrasse à contempler les manœuvres des hydravions sur le golfe et à demander un peu de calme au vent nocturne qui berçait les palmes de l’avenue et ployait la grande chevelure du poivrier.


Durant ces mêmes heures, Mme Horsel se retournait avec agitation entre ses draps qui semblaient la brûler. L’insomnie faisait naître et se heurter dans son cerveau des pensées troubles dont elle ne pouvait chasser l’obsession… Posséder un si redoutable secret et n’en point faire usage, serait-ce sublimité d’âme ou duperie ? La sublimité, elle n’y croyait pas beaucoup. Cela n’existait guère que dans les pièces de Corneille, qu’elle n’avait jamais pu avaler… Diane n’était pas méchante. Elle se rendait en toute assurance ce témoignage ; mais elle avait la passion de la Justice — d’autant que la vie et les hommes s’étaient toujours montrés injustes à son égard. Et n’était-ce pas le meilleur d’elle-même qui s’insurgeait contre l’hypocrisie triomphante ? La haine du vice n’est-elle pas la marque d’une âme généreuse ?… Rétablir d’un geste la vérité, démasquer la plus honteuse imposture, ne serait-ce pas faire œuvre d’assainissement ?…

De sophisme en sophisme, elle en arrivait presque à se considérer comme le nécessaire instrument de la Justice immanente. Malheureusement, elle devait bien s’avouer que le moyen auquel il faudrait recourir était répugnant… Elle s’efforça de faire dévier sa pensée, d’imaginer son entrevue du lendemain avec la directrice d’Élégances… Par une pente inévitable, elle revit le tramway qu’elle prendrait, la route du Mourillon, la façade du médiocre hôtel et, en face d’une fenêtre ouverte, ce jeune homme et cette femme qui le tenait tendrement aux épaules avec le même geste d’amour qu’elle avait pour son mari.

Cette fois, la vision fut si nette que Diane bondit hors de son lit. Elle apporta sa machine à écrire dans la clarté de la lampe de chevet, « tapa » quatre lignes et, sur une enveloppe, l’adresse de Nérée Galliane.

Recouchée, elle éprouva une détente, l’apaisement des gestes accomplis. Elle espéra s’endormir. La pensée ne fonctionnait plus qu’au ralenti :

« Oui, le moyen employé est déplaisant… assez honteux ; mais c’est le seul possible. Et, s’il est inavouable, combien d’honnêtes gens pourraient se vanter de n’en avoir jamais eu la tentation ?… »

Dormir ? Non, c’était fini. Tous les phantasmes, tous les monstres de l’insomnie se dressaient, l’encerclaient à nouveau, la menaçaient, l’affolaient.

« Une dénonciation anonyme, quelle vilenie ! Diane, en proie à tes pires démons, tu n’avais jamais été en danger de tomber si bas… Mais cette femme, avec ses airs d’hermine immaculée, qui bafoue ce grand honnête homme ! C’est une créature abjecte, qu’il faut confondre. Et, à défaut d’un procédé plus conforme à mon caractère…

« Créature abjecte ?… Mais toi, la justicière, hésiterais-tu à lui prendre son mari, s’il était accessible ?…

« Et, même si la femme est indigne, est-il permis d’adresser cette saleté que je viens de mettre sous enveloppe à l’homme qu’est Nérée ?… Je me demandais hier pourquoi je l’aime tant. Ce n’est pas seulement pour ses traits physiques, son sourire et sa voix ; c’est surtout à cause d’une qualité d’âme que je n’ai jamais rencontrée chez un autre homme. Est-il permis de délivrer cet être pur par un procédé dégradant ?… »

Diane, agitée par une nervosité croissante, ne pouvait rester étendue. Elle quitta son lit fiévreux, endossa un kimono, ouvrit la porte de la maison, s’assit sur les marches du seuil. Et, seule dans la splendide nuit printanière, elle pleura.

La brise, chargée de l’odeur des orangers et des pittospores, baignait de fraîcheur les paupières humides ; au travers du prisme des larmes, les images extérieures s’embellissaient d’un rayonnement surnaturel.

Sur le golfe de Giens, les hydravions évoluaient trois par trois, et leurs projecteurs éclatants figuraient d’éblouissantes et mobiles constellations. Dans les bosquets d’Olbia, un rossignol avait des accents de passion désespérée. Cette nuit de mai, lourde de vie murmurante, transperçait le cœur de la femme troublée.

Le temps passait. La lune rêveuse avait voyagé au-dessus des cyprès ; les hydravions avaient regagné leur gîte en promenant sur le domaine leurs pinceaux lumineux ; les derniers feux de la presqu’île de Giens s’étaient éteints ; seul, le grand phare de Porquerolles jetait toutes les douze secondes son vigilant éclair. Une indicible tristesse descendait sur la mer et les jardins.

Immobile et blanche, sur les marches de pierre inondées de lune, là où s’était dressé l’antique temple d’Astarté, Diane Horsel, victime plaintive, semblait demander grâce à la déesse inexorable.

Avait-elle fini par s’assoupir, le corps ployé en avant, la face dans ses mains ? La douleur de ses membres courbatus la rappela à la réalité. Elle se leva péniblement et rentra. Il était trois heures du matin. La jeune femme prit le buvard laissé près de la lampe, froissa la lettre indigne, frotta une allumette et enflamma le papier sur la pierre de l’âtre. Puis elle écrasa la mince pellicule noire pour la mêler aux cendres de la dernière souche d’olivier de l’hiver précédent.


Le lendemain soir, Blanche revint de Toulon plus tôt que d’habitude. Elle était d’une pâleur extrême avec de larges cernes sous les yeux ; mais, à la vue de son mari, elle sembla se ranimer ; elle se jeta dans les bras de Nérée et l’embrassa fougueusement.

— Tu m’aimes donc toujours ? demanda-t-il à voix basse.

Elle se pressa plus étroitement contre lui.

— Oh ! Nérée, quelle question !… Mais chaque jour je t’aime un peu plus que la veille, dix fois plus que le jour de notre mariage. — Et tu sais que c’est beaucoup dire ! Est-il besoin d’exprimer par des mots un tel sentiment ? Ta pensée m’habite et, serais-je à cent lieues de toi, que je continue de te sentir là, comme si tu me tenais par la main !…

Elle parlait d’une voix oppressée avec une sourde ardeur. À ce moment, Pomme vint saisir la jupe de sa mère. Alors, la jeune femme souleva l’enfant et, fébrilement, le couvrit de caresses. On eût dit qu’elle ne parvenait pas à se rassasier le cœur.

De loin, Mme Galliane regardait pensivement le groupe. La vieille maman était en grand souci au sujet de sa bru. La jeune femme avait des pâleurs inquiétantes et il était trop visible qu’elle dissimulait quelque peine morale ; probablement un douloureux secret concernant son père. Car enfin, pendant sa maladie et depuis sa guérison, le docteur Ellinor avait reçu son gendre, lui avait témoigné des attentions délicates et même affectueuses : pourquoi cette abstention de paraître au domaine, comme si l’entrée lui en eût été interdite ? Mme Galliane, sans en parler jamais, en avait le cœur ulcéré. Elle se disait : « Notre chère petite Blanche, âme exquise, doit nous cacher de grands crève-cœur. Elle craint de peiner ou d’offenser Nérée. Moi, je ne suis qu’une pauvre vieille qu’on croit devoir ménager… de sorte que la pauvre enfant se consume en silence. Impuissante, je ne sais que prier. Mais Dieu ne finira-t-il pas par m’entendre ?… »

Quelques heures plus tard, dans la chambre grande ouverte sur la terrasse, Blanche, après avoir couché son fils, s’occupait à quelques rangements. Ses mains légères vérifiaient les piles de beau linge blanc dans l’armoire, l’alignement des vêtements dans la garde-robe, la netteté des objets de toilette dans la salle de bain… Elle savait que l’ordre matériel autour de nous ne manque jamais d’apporter quelque sérénité dans notre âme troublée. Et, chaque fois qu’elle passait près du petit lit où dormait Pomme, elle se penchait avec une tendresse passionnée sur la tête charmante.

Nérée, qui rêvait seul sur la terrasse, appela doucement :

— Ma chérie, viens donc un peu avec moi !

Il l’attira dans le large fauteuil adossé à la balustrade et, lorsqu’il l’entoura de son bras, le corps mince lui sembla diminué, d’une fragilité inquiétante.

Pourtant il se tut. Il sentait Blanche inquiète, un peu tremblante. En la serrant contre lui, il pensait :

« Tu as peur de moi, mon pauvre amour ! Peur de mes questions, de ma jalousie peut-être… Eh bien ! rassure-toi : je ne te demanderai rien. Aussi pénible que soit le silence, je ne te demanderai rien. J’attendrai avec patience que tu me connaisses mieux encore, que tu m’aimes encore mieux ; et c’est toi qui ne pourras plus supporter de te taire et qui m’ouvriras toute ton âme — ton âme, dont je ne veux, dont je ne peux pas douter ! »

Étroitement enlacés, ils laissaient la brise calmante soulever leurs cheveux ; et Blanche sentait avec émotion, contre son bras, le battement bien rythmé du grand cœur. La pleine lune idéalisait la perspective des jardins, baignait de sa clarté d’argent la terrasse et spiritualisait les traits des deux visages rapprochés.


Fiévreuse, étouffant dans l’espace trop mesuré de sa chambre, Mme Horsel sortit, s’engagea dans une allée étroite au milieu des cultures, vint s’adosser au treillis de la basse-cour, interrogeant des yeux les fenêtres de la villa des Galliane. Mais cette face du bâtiment était plongée dans le sommeil dès que la lampe s’éteignait dans la chambre de Fine. Pour surprendre la vie nocturne de la maison, c’est la façade qu’il fallait observer. Diane était coutumière de ces explorations clandestines ; mais, ce soir, elle devait se méfier de la grande clarté lunaire.

De crainte que le gravier ne criât sous ses sandales, elle prit soin de marcher dans l’herbe, quitta l’ombre des oliviers pour s’abriter derrière l’épais rideau de lauriers-roses et de pittospores. De là, son regard plongea au travers des feuillages : sur la terrasse, en pleine lumière, se découpaient nettement les deux profils jumelés, comme à l’avers d’une médaille.

Ce que Mme Horsel appelait sa passion de la vérité et de la justice la souleva comme une vague. Négligeant toute prudence, elle s’enfuit à pas précipités. Qui l’eût rencontrée l’eût crue en démence. Elle courait en proférant sourdement des invectives, tout comme l’avait fait Carini, un matin, quelques jours plus tôt, et prête, comme lui, à obéir aux pires impulsions de son instinct.


XI

ELLINOR ET GALLIANE


Vers le milieu de la matinée, Galliane sortit de chez lui pour se rendre au centre d’aviation maritime où il devait voir un ancien camarade. Il aimait la marche et regrettait seulement de n’avoir pas Blanche à son côté.

Le matin était d’argent et de perle sous un ciel voilé qui pâlissait la mer.

Le jeune homme allait s’engager sur la route de Giens quand le facteur déboucha de celle d’Hyères et, descendant de bicyclette, lui remit son courrier : quelques lettres d’affaires.

En les décachetant, il marchait d’un pas allongé entre les salines et les marécages encombrés de roseaux. Il y avait dans l’air une activité qui le distrayait de sa lecture : une extraordinaire affluence de mouettes tournoyaient au-dessus des herbes aquatiques ; beaucoup plus haut, le vrombissement d’autres grands oiseaux de métal en route vers Toulon emplissait le ciel.

Nérée musa quelques minutes devant les évolutions des mouettes voraces. Il se rappelait que, dans son enfance, il ne pardonnait pas à ces oiseaux élégants de se détourner de la pureté bleue de la mer pour se complaire autour des eaux stagnantes et polluées. — Symbole !… La vie est rude et souvent laide. Il faut manger pour vivre ! Et peu d’êtres savent conquérir leur subsistance sans se salir le bout des ailes dans la fange…

Engagé sur ce thème, il oubliait d’ouvrir la dernière lettre de son courrier. Il s’en avisa, ralentit le pas et, de l’index, fendit l’enveloppe blanche.

Arrêté au bord de la route, il lut les quatre lignes dactylographiées et prononça :

— Dégoûtant !…

Il reprit sa marche, gardant au creux de sa main le papier pressé en boulette. Ce ne fut qu’après une cinquantaine de pas qu’il eut l’impression que quelque chose faiblissait dans sa poitrine et que ses jambes ne le soutenaient plus.

Comme il arrive toujours en pareille occurrence, il déplia soigneusement le papier chiffonné pour y relire les mots qui ne s’étaient que trop profondément imprimés dans son cerveau : « Monsieur Galliane est-il instruit des visites que fait sa femme à un jeune homme logé à l’hôtel de… » Suivaient le nom de l’hôtel et son adresse exacte.

Cette fois, Nérée enfonça dans sa poche le papier froissé, en murmurant :

— Ignoble !

Il ne s’était pas questionné une seconde sur l’auteur du billet : il savait.

Mais il s’aperçut avec une secrète horreur que, pas davantage, il n’avait douté une seconde de la véracité de l’accusation.

Il éprouva subitement un tel épuisement physique qu’il chercha des yeux un coin où s’asseoir… Mais un passant le verrait là, gisant comme une loque, lui, Nérée Galliane, connu de tout ce qui circulait entre Hyères et Toulon ! Il se raidit essuya la sueur qui lui mouillait la face, se traîna jusqu’à la prochaine pinède et put enfin se laisser tomber dans un coin d’ombre, à l’écart des sentiers fréquentés.

Adossé à un tronc de pin, les paupières closes, il attendit que s’apaisât l’orage de son sang qui semblait près de lui briser les artères et lui emplissait les oreilles d’un bruit de torrent. Un quart d’heure, peut-être, il demeura ainsi. Puis, rouvrant les yeux, lucide et résolu, il se mit à considérer le problème.

Donc, lorsque Blanche passait à Toulon ces longues heures qui la laissaient si pâle, c’était pour y rencontrer un homme.

Rendez-vous coupable ?

Le mari accablé sembla retrouver toute son énergie pour affirmer à voix haute :

— Impossible !… Cela, jamais ! jamais !

Et sa propre voix s’élevant dans le silence affermit encore sa foi.

L’odieuse hypothèse était écartée sans examen. Il fallait trouver autre chose.

Si cet homme eût été un inconnu se dressant subitement sur le chemin de Blanche et menaçant sa tranquillité, elle en aurait informé sur-le-champ son mari. On pouvait donc croire que l’homme était un revenant qui surgissait du passé de la jeune femme.

Blanche aurait-elle eu un passé ?

« Lorsque le destin me la donna, songeait Nérée, elle était pure comme un lis… Alors ? Quelque passionnette de jeune fille, un amour de tête qu’elle n’aurait jamais osé m’avouer ? »

Mais Blanche était aujourd’hui une femme avertie et très intelligente. Comment serait-elle retombée sous l’influence d’un homme qui n’aurait jamais joué dans sa jeunesse que ce rôle négligeable ?…

Une jeune fille aimante et candide peut s’éprendre d’un être indigne… On voit ces choses tous les jours… Dans ce Toulon, une enfant sans mère, dont le père est absorbé par sa profession, peut faire d’étranges rencontres. Si Blanche avait eu un premier amour pour quelque aventurier qui, revenu inopinément, exercerait sur elle un odieux chantage ?

Cette hypothèse expliquerait l’angoisse que trahissait, par moments, la physionomie de la jeune femme.

Et voilà qu’une autre pensée s’insinua en Galliane comme une pointe de feu : pourquoi le docteur Ellinor avait-il refusé son consentement au mariage de sa fille ? Il avait écrit à Nérée : « Ne voyez dans ma décision aucune prévention contre votre personne. » Quel était donc le mobile de son attitude inflexible ? Marc Ellinor, réputé pour sa conception altière de l’honneur, voyait-il quelque chose de répréhensible dans le mariage de Blanche ? Avait-il quelque raison de le considérer comme une déloyauté ? Était-ce ce même scrupule qui le laissait visiblement gêné et contracté en face de son gendre, en dépit des efforts de rapprochement, et peut-être même d’une sympathie réelle ?…

Ces pensées s’enchaînaient dans l’esprit de Nérée avec une logique impitoyable.

La situation était donc celle-ci : Blanche avait aimé Nérée dès qu’elle l’avait connu ; elle l’avait aimé absolument, passionnément — trop pour oser lui dire qu’avant lui un autre lui avait donné l’illusion de l’amour, l’avait entraînée, sans doute, à des imprudences… graves. Assez graves pour motiver l’attitude du père.

Cet autre venait de reparaître et se livrait à quelque manœuvre ténébreuse. Blanche, terrorisée, ne pouvant supporter l’idée de déchoir aux yeux de son mari, endurait depuis quelques semaines on ne savait quel martyre…

Et plus Nérée tournait et retournait le problème, plus il groupait les indices, plus sûrement il se confirmait dans cette explication.

Que Blanche fût tendrement fidèle, qu’elle n’eût jamais cessé d’aimer son mari de toutes ses forces, cela n’inspirait aucun doute à Nérée. Pourquoi donc se sentait-il perdre pied en une telle détresse, comme si la vie, en une demi-heure, venait de se défleurir à jamais ?

Il songea au désenchantement mortel de son camarade Georges Bard, en découvrant dans la vie de sa jeune femme un fait passé sous silence. — Silence infiniment moins grave que celui qu’il aurait, lui, à pardonner. Et Bard divorçait !… Jamais une telle pensée ne pourrait effleurer Nérée. Son union avec Blanche était indissoluble, quoiqu’il arrivât. En présence des pires déceptions, il sentirait grandir ses devoirs.

— Mais s’il allait ne lui rester que des devoirs ?…

Affaissé, les coudes aux genoux et le menton sur les poings, il avait perdu toute notion de l’heure. Il n’était plus question d’aller voir son ami, de s’occuper de ses affaires ; rien ne méritait plus un geste. Il ne pouvait que rester là, penché sur son désastre.

Le soleil avait triomphé des vapeurs du matin ; au loin, il resplendissait sur la mer joyeuse. Nérée, incommodé par la chaleur montante, finit par éprouver le besoin de changer de place. Il regarda sa montre, vit qu’il était midi et demie. À la maison, sans doute, l’attendait-on encore pour le déjeuner. Rentrer, se mettre à table entre sa mère et Blanche ? C’eût été trop exiger de ses forces. Il s’enfonça plus avant sous l’ombre des pins, se replongea en ses pensées.

Il était plus de deux heures quand il se remit debout. Bien qu’il restât pâle, il avait les traits détendus, le regard calme. Il savait maintenant ce qu’il avait à faire : rentrer chez lui pour y prendre sa voiture, aller à Toulon chercher sa femme… la délivrer, la guérir, la rendre à elle-même ; lui apprendre quel sûr refuge peut être un cœur d’homme et quel est le sens le plus haut du mariage.

Immobilisé un instant au milieu du sentier, il se posa une dernière question :

« Même si j’allais, ce soir, me trouver en présence de… l’impossible ? — Oui, même dans ce cas. »

Et, d’un pas ferme, il reprit le chemin de Pomponiana.

Lorsqu’il arriva au plus épais des marécages, son regard fut attiré par un immense frémissement d’ailes. Au-dessus des roseaux, les mouettes tournoyaient par centaines, se mêlant au vol chatoyant des bleus martins-pêcheurs. Comme le matin, Nérée s’oublia un moment à les contempler, si absorbé qu’il tressaillit à la voix d’un passant. C’était un homme des cabanes, qui revenait de vendre du poisson :

— Adieu, monsieur Galliane. Vous aimez donc bien les oiseaux ?

— Bonjour, Casténou… Oui, j’aime les oiseaux. Voyez comme ils sont gracieux.

— Bien sûr. Mais les oiseaux, comme les autres bêtes, c’est malfaisant.

— Casténou, ils ont des ailes !

— Eh ! Moussu Nérée, vous en avez eu aussi, des ailes, il n’y a pas bien longtemps.

— J’en ai peut-être encore… — Adieu, Casténou.


En arrivant à Toulon, Nérée alla d’abord sonner chez son beau-père où Victorine lui fit la réponse qu’il prévoyait : Mme Blanche était venue embrasser son père avant l’heure de la consultation et elle était repartie depuis longtemps.

Ne voulant pas s’encombrer de sa voiture, il la laissa dans un garage et s’en fut à pied, suivant la ligne du tramway. Bien que le quartier lui fût peu familier, il découvrit sans difficulté le petit hôtel. Mais, parvenu là, qu’allait-il faire ? Il ne pouvait entrer et demander sa femme. Et il ignorait le nom de l’homme. S’il restait en croisière en face de la maison, il attirerait tous les regards… Le mieux serait de s’asseoir à la terrasse devant un verre de bière, sans quitter des yeux la porte de sortie.

Gorgé d’amertume, il se disait : « Qui aurait pu prévoir que je me verrais un jour contraint à ce guet, humiliant pour moi, offensant pour elle ? » — Mais il était stoïquement résolu à vider, ce soir, le calice jusqu’au fond.

Il cherchait des yeux une table placée selon ses desseins, quand il reçut un coup de tête dans l’estomac. Un enfant, en courant, venait de se jeter sur lui ; c’était Moustique !

Le petit reconnut fort bien le monsieur et lui rit au nez.

— Toi ?… fit Galliane, stupéfait. Où est ton père ?

— Là-haut, dans sa chambre.

— Veux-tu me conduire auprès de lui ?

— Je veux bien.

Ils montèrent un triste escalier où s’éternisaient les vapeurs de cuisine, s’engagèrent dans un corridor au tapis élimé. Moustique allait en sifflotant, conscient de son importance. Il ouvrit délibérément une porte et passa le premier…

Au cours des cauchemars, le dormeur accepte d’ordinaire sans étonnement les péripéties les plus extravagantes. Ainsi, Nérée, sans réaction aucune, avançait dans son cauchemar. Qu’il retrouvât dans cette chambre pauvre le campeur de la route d’Hyères, et que Blanche fût là, seule avec cet homme, il lui sembla que cette rencontre invraisemblable avait toujours été prévue.

Cependant, l’inconnu, assis au bord du lit, venait de se dresser comme un ressort. Il était si grand, si rigide et blême qu’on eût dit un cadavre debout. Il parla d’une voix extraordinairement calme :

— Cela devait arriver !… Et, sans doute, est-ce bien ainsi.

Mais Blanche, avec un visage égaré, s’était jetée, les bras étendus, entre les deux hommes :

— Nérée ! implora-t-elle avec un accent déchirant, aie pitié de lui. Aie pitié de lui : il est si malheureux !

Nérée fixait sur elle un œil un peu hagard. Le cauchemar continuait… Jusqu’où s’enfoncerait-on ?

L’homme à la face exsangue s’était ressaisi :

— Il faut nous laisser seuls, Blanche, dit-il ; emmène l’enfant.

Galliane écoutait cette voix. L’étranger tutoyait Blanche… Le cauchemar continuait. Il lui semblait que les murs s’étaient mis à tourner ; il lui semblait que son corps avait acquis un poids formidable… Il se laissa tomber dans l’unique fauteuil, celui que venait de quitter sa femme.

L’homme, debout à trois pas, disait :

— Me voici donc entre vos mains. Je crois qu’obscurément, depuis notre première rencontre, je n’ai pas cessé de souhaiter ce qui arrive.

Nérée, à grand effort, comme un plongeur remonte du fond d’une eau trouble, parvenait à reprendre pied dans la réalité. Lorsqu’il se sentit enfin capable de parler, il demanda :

— D’abord, qui êtes-vous ?

Dans les yeux bruns, très beaux, le regard vacilla. Et l’inconnu répondit d’une voix éteinte :

— Je n’aurais pas voulu commencer par là. Le nom qu’il me faut prononcer va vous faire horreur… Je suis Pierre Vincent.

Le cauchemar prenait une allure vertigineuse. Nérée se débattait de nouveau dans une eau lourde et noire. Sans un geste, il répéta :

— Pierre Vincent… L’assassin de mon père.

L’autre avait étendu le bras comme pour arrêter le mot redoutable :

— Non, monsieur, fit-il sourdement, non, pas un assassin, mais plutôt une victime. Le coup de feu parti involontairement de ma main n a pas été fatal qu’à votre père…

— Vous vivez.

— Je vis ! Je ne vous souhaite pas de connaître cette vie-là. Faites-moi la grâce d’entendre toute ma triste vérité. Ensuite, vous disposerez de moi.

« Le soir que vous êtes venu m’assister sous ma tente — j’étais si loin de deviner en vous le fils de Paul Galliane ! — je crois vous avoir dit que je payais chèrement des folies de jeunesse. La plus grave de ces folies avait été de me laisser séduire par les théories anarchistes… J’étais pétri à la fois de sentiments généreux et d’idées fausses. J’abandonnai mes études médicales pour me jeter dans la mêlée ; je devins un agitateur… dangereux, oui. Je n’avais jamais touché une arme à feu, je n’aurais pas effleuré un cheveu de mes adversaires ; mais je rédigeais, presque à moi seul, une petite feuille incendiaire ; et certaines paroles écrites dans un journal ou prononcées dans un meeting peuvent être des armes chargées…

« Rappellerai-je la sinistre nuit qui fit de moi un meurtrier ? Je venais d’écouter parler votre père ; je n’admettais aucune de ses idées ; mais son accent avait été d’une sincérité émouvante. Je me retirais, tranquille, ne songeant qu’à m’aller coucher. Comment la bagarre éclata-t-elle ? Le sait-on jamais ?… Il y avait là des débardeurs du port gavés d’alcool, il y avait de mauvais garçons… Un moment, je me vis entouré, menacé ; des coups de feu partirent. Un camarade, me jugeant en péril, me mit dans la main un browning — dont je ne savais même pas me servir. Brutalement molesté, j’ai voulu tirer en l’air. Un coup de poing a fait dévier mon arme…

« Sans savoir qui j’avais atteint, je fus entraîné par mes amis… Le lendemain matin, la mort de votre père mettait Toulon en rumeur. On prononçait mon nom… Alors, je dus à des amitiés sûres — dites, si vous voulez, à des complicités — la possibilité d’échapper à la police.

— Est-ce là l’attitude d’un innocent ?

— Mon innocence, comment la prouver ? Mon arrestation eût-elle réparé le malheur ? Ce qui m’importait avant tout, c’était d’éviter le scandale. J’appartenais à une famille aux principes rigides, élevant le culte de l’honneur à des hauteurs cornéliennes. Ma famille m’a chassé, renié, condamné ; mais, du moins, j’ai laissé son nom intact.

» Ce qu’a été ma vie depuis ce jour maudit, je crois vous en avoir donné un aperçu : misère, humiliations, solitude, remords, efforts désespérés pour redevenir un homme… Si vous exigez un autre châtiment, je me remets entre vos mains. »

Pendant le silence qui suivit, Nérée oublia un moment celui qui venait de parler. Le regard voilé, il évoquait la chère figure de son père ; il revoyait, en un raccourci émouvant, cette vie sereine et sage, faite d’actions utiles et de bonté ; cette vie limpide et harmonieuse comme l’atmosphère du jardin natal. Tant de force et de douceur anéanties en une seconde par le geste d’un inconscient !…

Mais il sembla soudain s’éveiller en sursaut ; il y eut un éclair dans ses yeux et sa voix se fit dure :

— Veuillez me dire, maintenant, quelles relations existent entre ma femme et vous.

Pierre Vincent hésita avant de porter un nouveau coup et sa réponse fut à peine perceptible :

— Blanche est ma sœur.

Nérée le regardait, stupide… Non, cet homme n’avait pas l’air d’un aliéné, mais d’un être accablé par la fatalité.

— Je ne comprends pas… Le père de Blanche croit son fils mort.

— Non. Si mon père m’a dit mort, c’était pour lui une façon définitive de me rayer de sa vie. « Pierre Vincent » était mon pseudonyme de journaliste. Par déférence pour mon père, j’avais laissé ignorer ma véritable identité à ceux qui menaient avec moi ou contre moi le combat politique. Le mort, c’est Pierre Vincent ; Claude Ellinor demeure, et je vous jure qu’il n’en est ni fier ni heureux.

» Pendant trois ans, je n’ai rien su des miens ; ils ont tout ignoré de moi. En rentrant en France, il y a quelques semaines, mon espoir était de revoir d’abord ma sœur et, par elle, de parvenir à fléchir mon père. Vous pouvez imaginer mon effondrement lorsque j’appris que Blanche était devenue votre femme… Et, puisque nous voici à ce point douloureux, je vous supplie de faire un moment abstraction de ma personne : il faut que je vous parle de ma sœur. Depuis que je l’ai retrouvée, je l’ai vue si affreusement suppliciée que j’en oubliais souvent ma propre détresse. Blanche est persuadée que vous ne lui pardonnerez pas de vous avoir épousé, sachant… ce qu’elle savait ; que vous lui reprocherez son silence comme un abus de confiance, un mensonge presque criminel…

« Or, elle n’a qu’un mot pour sa défense : « Je l’aimais trop ! » Je crains que, devant vous, elle ne sache pas se justifier avec cette passion qui m’arracha des larmes. En devenant votre femme, elle rêvait de compenser, par le dévouement et l’absolue tendresse de toute une vie, le mal que je vous avais fait ; de vous donner un bonheur si parfait qu’il pût vous faire tout oublier. C’est l’argument qu’elle opposa à toutes les objections de notre père. Et je vous assure que, pour que Blanche passât outre à la volonté paternelle, il fallait qu’elle vous aimât immensément. C’est pour elle que je vous supplie… »

D’un geste, Nérée l’interrompit :

— Inutile. Personne n’a besoin d’intervenir entre ma femme et moi. Pouvez-vous me dire quelles sont, à cette heure, vos intentions ?

— Partir cette nuit pour Anvers ; m’embarquer samedi sur l’Alaska en partance pour Valparaiso.

— Votre enfant ?

— Je vais le laisser à un ménage de maraîchers, au Mourillon. Ces gens semblent honnêtes… Blanche veillera de loin sur mon petit.

— Et… les cent cinquante dollars du voyage ?

— Ce fut la grosse difficulté…

— Je ne puis admettre que vous n’ayez pas tenté de voir votre père.

— Ma sœur s’y est opposée. Les médecins qui ont soigné mon père ont recommandé de lui épargner toute émotion sous peine de danger mortel… Il me faut repartir sans l’avoir même aperçu.

— Les craintes de Blanche sont probablement exagérées… Comment avez-vous résolu la question d’argent ?

— Ma pauvre petite sœur a vendu son collier.

— Ah ? Bien… Tout s’explique. — Mais je crois que la voilà.

La porte s’ouvrit brusquement devant Moustique plein d’autorité.

— Papa, on revient. Tantine est trop lasse. Heureusement que j’étais là pour l’aider à marcher.

À voir l’attitude de Blanche et son visage de morte, on comprenait aisément qu’elle eût besoin d’un appui. Nérée la poussa vers le siège unique et, d’un ton calme qui ne trahissait rien de ses sentiments, il dit :

— Attends-moi là. Je vais voir ton père.

Une nouvelle angoisse remit la jeune femme debout :

— Nérée, prends garde ! Tu sais qu’un choc moral peut le tuer !

— Il n’y aura pas de choc. Laisse-moi aller.

Lorsqu’il se retrouva dans la rue, il respira profondément une bouffée d’air chaud, chargé de poussière, de vapeur de pétrole, de graillon de fritures ; et cet air lui parut vivifiant comme la brise sur ses jardins aux heures pures de l’aurore.

Nérée Galliane avait traversé le cauchemar. Les spectres menaçants s’étaient évanouis. À l’horizon balayé, rayonnait — intacte ! — l’image de Blanche. Il se sentait libéré des soupçons crucifiants, de la colère, de la haine. Toute vie humaine se heurte une fois au moins à la fatalité : la tâche des hommes est de réduire au minimum l’œuvre de la fatalité et du malheur. C’est à quoi Nérée allait s’employer, sans aucune prétention à l’héroïsme, modestement, avec le courage d’un « homme moyen ». Il ne songeait point à se guinder au sublime ; il voulait être humain, comme l’eût été son père en de telles conjonctures.

Le docteur Ellinor était en consultation.

— Il y a encore une demi-douzaine de clients qui attendent, dit Victorine.

— Je suis pressé et je ne retiendrai pas longtemps le docteur. Voulez-vous lui faire passer ceci ?

Sur une carte, il avait rapidement écrit quelques mots. Au bout de cinq minutes, il fut introduit.

Marc Ellinor s’était levé et, d’un vif regard, scrutait la physionomie du jeune homme.

— Bonsoir… fit-il. Asseyez-vous là.

Il n’osait appeler son gendre « monsieur » et n’avait pu encore se résoudre à une appellation plus familière.

Installé d’un air calme derrière son bureau, il demanda :

— De quoi s’agit-il ?

— Monsieur, je voudrais vous parler de votre fils.

La physionomie du docteur demeura impassible ; mais le grand nez blanchit et la main se crispa sur le stéthoscope posé à sa portée. Cependant, la voix resta ferme et tranquille :

— Ah ?… Claude est ici ? Vous l’avez vu ?

— Oui. J’étais avec lui tout à l’heure.

— Blanche a eu le courage de vous mettre en présence de son frère ?

— Non, elle n’a pas eu ce courage, et elle a eu tort ; le hasard seul provoqua notre rencontre. Et Blanche n’a pas osé davantage vous amener votre fils.

— Elle a bien fait.

La réponse avait été d’une sécheresse coupante.

Nérée comprit qu’un autre moment difficile était venu pour lui. Il rassembla tout son sang-froid, toutes les ressources de sa claire intelligence, et se mit à plaider la cause du meurtrier de son père.

Le docteur, avec un visage de marbre, écoutait. Il écoutait, sans le moindre tressaillement, les erreurs, les misères, les efforts de son fils et sa profonde tristesse de s’exiler de nouveau en se séparant de son enfant.

Le plaidoyer aurait pu durer jusqu’au lendemain sans que le père eût un mot ou un geste pour l’interrompre. Lorsque Nérée se tut, c’est qu’il était à bout de forces et d’arguments.

Un court silence, puis la voix froide :

— Au fait, que voulez-vous de moi ? De l’argent, sans aucun doute. Depuis dix ans, Claude n’a jamais cherché à se rapprocher de moi que pour m’extorquer de l’argent.

Nérée fut blessé de cette réponse brutale.

— Votre fils, dit-il, n’a aucun besoin d’argent. Ce qu’il souhaite, c’est de vous revoir avant de retourner à son destin hasardeux, et c’est de vous faire connaître son enfant.

La main nerveuse eut un geste de refus.

— Je ne veux pas voir mon fils. Quant à l’enfant — né de quelle basse rencontre ? — il ne m’est rien.

L’attitude d’Ellinor, en ce moment, était propre à glacer le plus audacieux courage. Nérée osa pourtant insister :

— Est-ce que, vraiment, vous serez plus impitoyable que moi ?

— On voit bien que vous n’êtes pas le père de Claude !

— Je ne suis pas son père, mais… il a tué le mien.

— Vous gardez les illusions et la générosité de la jeunesse — que je n’ai plus. Et, surtout, vous êtes meilleur que moi. Mais Claude a épuisé tout ce qu’il pouvait y avoir en moi de bonté.

Et, rêveur, comme se parlant à lui-même :

— Je me suis demandé souvent ce qui manque à ce cerveau qui semblait supérieurement doué : peut-être le sens exact de ce qui est réalisable ; peut-être cet orgueil du self-control si développé dans notre famille ; ou bien je ne sais quel principe de fixité qui fait l’harmonie d’une existence humaine…

Relevant les yeux sur Nérée, il dit plus rapidement ;

— Mon fils a empoisonné ma vie. À quinze ans, je dus le retirer du lycée de notre ville parce que le proviseur m’y invitait. Après une année brillante à Louis-le-Grand, il en fut chassé pour avoir giflé un maître d’études. Pendant son service militaire, s’il évita la prison, ce fut grâce aux bons offices d’un parent haut placé, de mon ami Vallerix. Après la période militaire, il va continuer à Paris ses études de médecine. Quelles études ! Les brasseries du quartier latin et les boîtes de nuit de Montmartre… Ne croyez pas qu’à cette époque je lui fusse trop sévère. Bien au contraire, à cause de sa pauvre maman, et aussi par tendresse paternelle je pardonnais frasque après frasque, m’obstinant à faire confiance à mon propre sang… Et puis j’appris que Claude ne mettait plus les pieds à la Faculté et s’était acoquiné à une bande d’anarchistes… Vous savez le reste. Mais ce que vous ne savez pas, c’est qu’il a fait mourir sa mère à petit feu. Ma femme était d’une sensibilité excessive — Blanche lui ressemble. Ces années de déceptions, de chagrins, d’angoisses perpétuelles l’ont minée, l’ont mise au tombeau… Voilà le lourd passé d’un homme qui n’a pas trente ans.

Nérée avait écouté sans trop d’étonnement ce réquisitoire.

— Monsieur, dit-il, la jeunesse est parfois une terrible épreuve. Il faut la laisser jeter sa trouble écume ; après quoi viennent les belles heures de lucidité et d’équilibre.

— Vous parlez d’or ! On voit bien que cette trouble écume ne vous a jamais éclaboussé.

— Quoi qu’il en soit, monsieur, faites encore crédit à votre fils. Car, enfin, vous voudrez bien reconnaître que toutes les grandes et belles choses du monde n’ont pas été faites par des saints. Si l’on avait désespéré de tous les garçons indisciplinables, de toutes les têtes brûlées, que d’expéditions hardies, que de découvertes bienfaisantes, que de victoires de la civilisation n’auraient jamais été réalisées ! Croyez-vous que ce soit un amusement de jeune fou que d’aller s’enfermer dans une léproserie du Chili ?

— Ne faites pas de romantisme. La médecine est la médecine. Soigner la lèpre ou la rougeole, c’est faire son métier de médecin, voilà tout. La lèpre est moins contagieuse que la tuberculose, et pas plus horrible en somme. Mon fils n’est ni un héros ni un martyr… Bref, si ce garçon a vraiment quelque chose dans le ventre, qu’il le prouve. Quand il aura fait œuvre utile, je pourrai passer l’éponge sur ses désordres et ses fautes ; mais les rêves, les promesses et les espérances ne me suffisent plus.

Le ton était définitif. Il fallut du courage à Nérée pour risquer encore :

— Et… l’enfant ?

— L’enfant ? J’ai dit que je veux l’ignorer. Toutefois, s’il y a une pension à payer, bien entendu, je paierai.

— Il n’y aura rien à payer, monsieur, répondit Galliane en se levant.

Le docteur l’arrêta d’un geste :

— Un instant encore, je vous prie. C’est moi, maintenant, qui dois vous faire une demande. Vous venez d’avoir une révélation très pénible, et croyez que j’apprécie votre attitude. Mais il serait cruel que vos rapports avec votre femme puissent être modifiés, aussi peu que ce soit. Vous comprenez, n’est-ce pas, pourquoi je refusai mon consentement à votre mariage. Lorsque Blanche me soumit ce projet, je le jugeai presque criminel. Ma fille, sachant que vous ne l’épouseriez jamais en connaissance de cause, ne reculait pas devant un parti audacieux qui soulevait ma conscience. Je fus impuissant à la convaincre : déjà, entre vous et moi, elle ne balançait plus ! Ma rancune fut sévère ; je jugeais Blanche presque aussi coupable que Claude ; j’étais résolu à ne lui pardonner jamais. Eh bien ! lorsque je vous ai vus tous les deux, j’ai pensé que ma fille avait eu raison.

Nérée, le cœur étreint, répondit sourdement :

— Votre fils, tout à l’heure, oubliant sa propre cause, plaidait auprès de moi celle de sa sœur. Mais ne comprenez-vous pas que ce serait une chose invraisemblable et folle qu’on eût besoin de défendre Blanche devant moi ?

Ils étaient debout tous les deux. Ellinor accompagna son gendre jusqu’à la porte du vestibule et Nérée s’éloigna après s’être excusé. Pendant qu’il traversait la cour, il sentait que le docteur avait les yeux sur lui. Arrivé au portail extérieur, il se retourna : son beau-père, en effet, était resté debout sur le seuil et il parut ébaucher comme un geste de rappel.

Le jeune homme revint sur ses pas :

— Pardon… il m’a semblé que vous vouliez me dire quelque chose.

Jamais Marc Ellinor n’avait été aussi intimidant. Avec sa tête énergique et pâle qu’il portait haut, il était bien à cette minute « la statue de lui-même », selon l’expression de sa fille.

— Non, répondit-il, je n’ai plus rien à vous dire, mais embrassez-moi.

Sous l’œil exorbité de Victorine, qui traversait la cour, les deux hommes se donnèrent l’accolade.

Lorsque Nérée rentra dans la pauvre chambre d’hôtel, Blanche leva sur lui un regard qui exprimait à la fois l’angoisse, l’admiration et une ineffable tendresse. Le mari savait bien lire dans ces yeux-là ; mais il jugea qu’il n’était pas l’heure des attendrissements. Il dit d’un ton posé :

— Je n’ai pas obtenu ce que j’espérais ; mais j’ai eu raison, pourtant, d’éclaircir la situation. Sachons attendre… Nous n’avons plus rien à faire dans cette chambre morne ; rentrons tous les quatre à la maison. Je vous amènerai en gare de Toulon pour le train de minuit.

Le visage altéré de la jeune femme pâlit un peu plus :

— À la maison, Nérée ?… As-tu songé à ta mère ?

S’il y avait songé ! La pensée de sa mère avait été son grand scrupule, son seul motif d’hésitation. Mais il s’était dit qu’on ne doit pas faire le bien timidement, qu’il faut savoir trancher avec hardiesse un cas de conscience — comme l’avait osé Blanche.

— C’est surtout à ma mère que je pense, répondit-il. Je veux qu’elle connaisse le frère de ma femme, le père du petit garçon qui va partager notre vie.

Lorsqu’ils pénétrèrent tous les quatre dans la pénombre verte de la véranda, qui eût pu dire le plus ému ?

Mme Galliane était allée promener Pomme. Fine, électrisée par la vue du beau campeur soudain reparu, s’élança à toutes jambes vers le haut du domaine pour en ramener Madamo.

Au même instant, une apparition opportune surgissait au seuil de la véranda : Mme Horsel.

Parfaitement maître de lui, courtois et souriant, Nérée alla à sa rencontre.

— Madame, dit-il, je suis vraiment heureux de pouvoir vous présenter mon beau-frère, Claude Ellinor — un fantaisiste impénitent qui partage avec vous le goût des énigmes ténébreuses.

Ces mots — inintelligibles à Blanche et à son frère — avaient été bien accentués, quoique sur un ton de plaisanterie aimable.

Çlaude s’inclina sans comprendre. Diane, livide sous son fard, balbutiait péniblement :

— Enchantée, monsieur, enchantée…

Puis, tournant un regard éperdu vers la porte :

— Je suis confuse de troubler une réunion de famille… Je venais vous informer de mon prochain départ.

Et Nérée, plus souriant encore :

— Vous nous laisserez de longs regrets, madame ; mais nous saurons comprendre que votre destinée n’est pas ici.


Un peu avant minuit, Diane Horsel, qui gisait, anéantie, sur son balcon, vit l’automobile des Galliane descendre l’avenue des palmiers et prendre à bonne allure la route de Toulon.

— Demain à la même heure, c’est moi qui m’en irai, décida-t-elle. Que ne suis-je partie un mois plus tôt, en laissant ici un souvenir dont je n’aurais pas rougi !…

Cependant, Mme Galliane se penchait en souriant sur le petit Marc endormi. La vieille dame n’était pas encore remise de tant d’émotions : un mort qui ressuscite, enrichi d’un beau petit garçon !… Ce Claude Ellinor avait dû être une fameuse tête folle — comme tant de garçons trop séduisants — mais il était de bonne souche et le temps des folies était passé.

Elle appela tout bas :

— Fine ! Venez donc le voir dormir. Est-il joli !… Un peu pâlot ; mais nous y mettrons bon ordre. Nous allons le soigner et le gâter, hein ? Nous voilà avec deux enfants à chérir : quel bonheur dans notre vieille maison !

Le petit garçon dormait dans une paix, une confiance émouvantes. Avec l’instinct infaillible des enfants et des animaux, il avait senti que cette maison et ces trois cœurs seraient à son enfance le plus doux, le plus chaud refuge, le paradis enchanté dont le souvenir embaume toute la vie d’un homme.


XII

NUIT HEUREUSE SUR LES JARDINS


Un autre mois de mai exalte les parfums et les couleurs sur les jardins de Pomponiana. Et cette journée-là fut dorée, lumineuse, embaumée entre toutes ; et ce fut jour de grande liesse au domaine : le docteur Ellinor et Mme Galliane ont tenu sur les fonts baptismaux, dans une église d’Hyères, leur petite-fille Marie-Hélène.

On a donné à ce second enfant les noms très chers de la mère de Blanche ; pour la coucher, on a descendu du grenier — où il était soigneusement abrité de la poussière et des vers — le berceau centenaire sculpté avec amour par un ancêtre Galliane dans un tronc d’olivier de Pomponiana. Ce berceau, dont le travail révèle les hésitations et la tendresse d’un artiste naïf, a la forme d’un vaisseau ; il rappelle ceux qu’on voit suspendus en ex-voto dans la chapelle de Notre-Dame-de-Consolation. La figure de proue est un ange gardien ; sur la carène polie et veinée de brun, une date est gravée : 1835. Que fut le petit enfant dont le premier sommeil a été balancé, en 1835, dans cette nef légère ? La fille de Nérée et de Blanche, sur qui se penchent tant de tendresses et d’espoirs, commence sereinement la grande traversé sur son petit navire vieux de plus de cent ans.

Toute la journée, la joie a bourdonné sur cette terre heureuse. À l’ombre des arbres, que les ouvriers illuminèrent le soir, une table digne des noces de Cana avait été dressée pour le personnel du domaine et les braves gens de l’Almanarre cordialement invités. Maintenant, le divin silence nocturne a remplacé les chansons et les rires ; et les marmots poursuivent dans leur sommeil des rêves de dragées et de brioches. Un dernier lampion, orange lumineuse, brûle au-dessus de la porte de Carini.

Mme Galliane, pour obéir à ses enfants, s’est couchée avant qu’il soit tard ; mais elle ne dort pas, ne désire point le sommeil ; elle veut s’enchanter encore, toute seule, du bonheur de cette journée et de toutes les espérances qu’elle fait éclore.

À la lueur atténuée d’une veilleuse, elle promène son regard et sa pensée sur tous les détails de la chambre… La grande armoire provençale sent une bonne odeur de cire et de lavande. Elle recèle des piles de beau linge, des richesses et souvenirs de toutes sortes, les bijoux et colifichets dont se parait la dame lorsqu’elle était jeune et jolie. Dès qu’on tourne la clé dans la serrure ouvragée, une bouffée du passé heureux vous monte au visage et vous mouille les paupières… Aux murs sont les images chéries : le mari en son ardente jeunesse, puis, souriant en sa maturité ; le fils, petit enfant, lycéen, officier d’aviation, puis côte à côte avec sa jeune femme et enfin tenant son enfant sur ses genoux. Il y a aussi un grand dessin au pastel du domaine de Pomponiana, presque aussi cher au vieux cœur que les figures aimées. Sur le guéridon ovale, les quelques livres que la vieille dame aura le plus souvent feuilletés : les Évangiles, un manuel d’horticulture et Miréïo, de Mistral, dans la belle langue aux syllabes d’or. Enfin, il y a le grand lit en palissandre où elle dormit quarante-cinq ans auprès de l’homme uniquement aimé ; le grand lit sur lequel son petit corps presque immatériel pèse si peu aujourd’hui.

Elle contemple pieusement ces vieux objets, compagnons de toutes ses heures, et voilà que ses yeux se troublent ; les larmes coulent et mouillent l’oreiller. Chagrin ? Regret ? Non : ce sont des larmes d’amour pour les êtres et les choses ; ce sont des larmes de reconnaissance envers le destin. Elle sent que la vie l’a comblée ; et, comme elle a coutume de le faire aux heures d’insomnie, elle se met à prier à mi-voix :

— Qu’ai-je donc fait, mon Dieu, pour que vous m’accordiez une si douce vieillesse ? Dans votre royaume où vous allez bientôt m’appeler, pourrez-vous m’offrir plus d’amour, de paix heureuse et de beauté ? Votre divin paradis sera-t-il plus beau, mon Dieu, que ces jardins, ces forêts odorantes, cette mer ?… Seigneur, je répondrai avec soumission à votre appel ; je sais que j’ai fait mon temps sur la terre… mais laissez-moi encore un peu dans ce monde que j’aime tant ; accordez-moi de vivre assez pour voir ma petite-fille me sourire et qu’elle se souvienne de moi…

Blanche, qui vient de monter légèrement l’escalier, s’est arrêtée un instant avant de pousser la porte.

— Mère, dit-elle en entrant, vous n’êtes pas raisonnable. Après cette journée fatigante, vous devriez dormir.

— Je disais mes prières, ma charmante.

— Il est trop tard.

— Vous pensez que le Bon Dieu est couché et qu’il ne m’écoute plus ? Eh bien, je vais me taire. Nos deux petits hommes sont-ils endormis ?

— Pomme dort depuis longtemps ; quant à Marc, il a obtenu, ce soir, un sursis exceptionnel : il a toujours tant de choses à dire à son grand-père !

— Et que fait notre Nérée ?

— Mon grand fou de Nérée, malgré mes objurgation, est allé prendre sa fille qui pleurait dans son berceau et la promène triomphalement sous les étoiles.

— Ma pauvre enfant, que vont devenir toutes vos belles théories de… — comment dites-vous ?

— De puériculture ? Eh bien ! maman, elles auront le sort de toutes les théories… Les principes de la puériculture sont une bonne chose ; mais c’est chose excellente aussi qu’un tout petit enfant soit promené sur les bras paternels. Lorsque je vois notre poupée tendrement pressée sur la poitrine de son père, j’imagine qu’au delà de la conscience, une mystérieuse osmose s’opère entre ce grand cœur d’homme et ce petit cœur à ses premiers battements ; et la vie entière de notre fille, peut-être, en restera marquée.

— Ce n’est pas impossible… J’aime bien cette idée. Et je crois que si un bébé a besoin d’un lait pur et d’hygiène, il ne lui est pas moins indispensable d’être couvé avec amour, choyé et caressé… Voyez-vous, ma fille, il n’est que l’amour ! Aimer est le mot qui répond à toutes les questions, résout tous les problèmes… Dieu merci, l’amour n’est pas ce qui manque sous notre toit. Avez-vous vu comme votre père était transfiguré en lisant cet article de la Revue Médicale ? Je crois qu’en cette journée si douce pour nous, c’était peut-être lui le plus heureux.

— Peut-être.

— Je crains de n’avoir pas très bien compris ces questions de médecine ; je n’ai pas osé poser au docteur des questions sottes. Vous m’expliquerez…

— Oui, mère ; mais peu nous importent ces détails scientifiques ; l’essentiel est que la thèse de mon frère ait provoqué le plus vif intérêt. Un jour, on citera le nom de Claude Ellinor parmi ceux des léprologues éminents, c’est-à-dire des bienfaiteurs de l’humanité souffrante. Mon père ne peut être insensible à cela.

— Et nous verrons bientôt ce jeune grand savant ?

— Il est en route, à bord de l’Arizona qui arrivera dans vingt jours à Anvers.

— Dites-moi, Blanche, il ne nous reprendra pas notre petit Marc, au moins ?

— Il ne le pourrait pas, maman. Après un court repos parmi nous, Claude doit partir pour la Roumanie où la lèpre est en recrudescence. Que ferait-il de l’enfant ?

— C’est mieux ainsi ; car, vous savez, s’il fallait, maintenant, enlever ce petit à son grand-père…

De la cuisine, montent des bruits d’ustensiles entrechoqués, les roulades et les éclats de rire de Fine et de la jeune bonne qu’on dut lui adjoindre depuis que la maison compte trois enfants. C’est un tel vacarme que Blanche s’en offusque :

— Ces deux folles oublient que vous êtes couchée. Je vais les faire taire.

— Non, ma fille, je vous en prie. Je n’aime pas le silence. Rien ne berce mieux mon repos que les voix joyeuses et les rires… — les bruits de la vie !

Au jardin, sous le grand poivrier, le docteur Ellinor fume une dernière pipe, son petit-fils appuyé à ses genoux, et suit des yeux le va-et-vient de son gendre le long des allées. Avec d’infinies précautions, Nérée promène une blancheur légère comme un flocon. Tous les dix pas, il s’arrête pour l’admirer, l’adorer, émerveillé comme si un astre du ciel lui était tombé dans les bras.

— Père, dit-il en passant, vous n’avez pas l’air de croire que ma fille me reconnaît ! Pourtant, voyez : dès qu’elle est sur mes bras, elle cesse de pleurer, s’épanouit et prend ses aises. Là, elle se sent en pays conquis !

— Mais j’en suis persuadé, mon ami. Si une fille de six semaines ne connaissait pas son père et ne le préférait pas à tout le reste de la création, il y aurait lieu de désespérer de la nature humaine !

Le petit Marc, un pli au front, considère le groupe qui s’éloigne :

— Dis, pépé, c’est-il vrai que la Néréide aura quarante-neuf petites sœurs ?

— Euh… ce n’est pas bien sûr. Il faudrait, tu comprends, agrandir beaucoup la maison ; pour cela, on devrait arracher les plus beaux arbres…

— Oh ! alors je suis tranquille ! L’oncle Nérée n’arrachera pas les arbres.

— Dis-moi, Marc, tu es un peu jaloux de ta petite cousine ?

— Moi, pépé ? Je serais jaloux de cette mioche qui ne fait que dormir et piailler ? Et puis c’est une petite sale… Et puis, tu sais, elle est déjà chauve — à son âge ! Seulement, faut pas le faire remarquer à tantine, qui la croit jolie. Je ne le dis pas non plus au gros Pomme, qui n’y connaît rien et pense que sa petite sœur est une beauté !

Non, Marc n’est pas jaloux, mais un peu agacé tout de même de voir la Néréide passer de bras en bras, comme une petite idole, tandis que lui connaît déjà l’irréparable disgrâce d’être « trop grand ».

— Pépé, veux-tu me prendre un tout petit moment sur tes genoux ?… Je ne suis pas trop lourd ?… Si je te fatigue, tu le diras ?

— Sois tranquille. Tu n’es pas encore trop lourd pour mes forces.

Un bras tendre entoure le corps menu et, sous la belle main sensible, le cœur de l’enfant bat vite, vite, comme un cœur d’oiseau.

Le docteur a laissé s’éteindre sa pipe et rêve… Il songe au fils qui revient vers lui sur l’Océan — qui revient de si loin… Il songe à sa propre vie renouvelée, refleurie comme un arrière-été lumineux.

— C’est lui qui avait raison. Il a toujours raison.

Lui, c’est son gendre, ce Nérée à qui l’attachent de si puissants liens ; ce Nérée qu’il aime presque autant que Blanche…

Petit Marc sent que l’esprit de son grand-père s’est évadé ; pour le rappeler à lui, il se fait un peu plus lourd, appuie sa tête à cette poitrine qu’il considère comme sa propriété privée. Et le grand-père, qui a compris, sourit dans l’ombre et resserre doucement son étreinte.

Ce fils de Claude… le docteur Ellinor n’avait-il pas déclaré de son grand air inflexible : « Il ne m’est rien » ?

La première fois que le docteur accepta de venir déjeuner à Pomponiana, Nérée et Blanche furent en grande perplexité : quel parti prendre au sujet du petit Marc ? Si la présence du petit-fils allait éloigner le grand-père ? Si l’homme autoritaire allait croire qu’on veut forcer ses sentiments ?… Il fallait user des plus grandes précautions. On imagina une excursion et un déjeuner sur la plage d’Hyères, où la femme de Ramillien conduirait tous les enfants du domaine, sauf Pomme, encore trop petit. Et, deux ou trois fois, on recourut à des subterfuges de ce genre. Chacun se gardait de toute allusion à l’enfant. Pomme avait eu quelquefois la langue un peu trop longue ; mais le docteur n’avait pas paru y prendre garde.

Le hasard se chargea de ménager la rencontre entre le grand-père et le petit-fils. Un matin, le docteur Ellinor fut appelé au chevet d’un malade à la villa Olbia. Il laissa son automobile à l’entrée du domaine où il se proposait de faire une visite à ses enfants.

Comme il rejoignait sa voiture, son attention fut attirée par un groupe de marmots qui s’ébattaient sous les palmiers : c’étaient les héritiers de Labarre, Carini et Ramillien, embrigadés et subjugués par un autre petit homme dont le ton et l’allure décidée leur avait imposé dès le premier contact.

Avec curiosité, le docteur se dirigea vers le groupe, alla droit au personnage important qui menait le jeu et lui souleva le menton :

— Comment t’appelles-tu, mon petit ?

L’enfant le toisa d’un air méfiant et moqueur :

— Je m’appelle Moustique.

— Moustique ? Ce n’est pas ton vrai nom. Voyons, dis-moi comment tu t’appelles.

— Ben… et vous ?

Le grand monsieur se pencha jusqu’à mettre son visage au niveau de la frimousse espiègle et répondit :

— Moi, je m’appelle Marc Ellinor.

Avec un accent gavroche acquis on ne sait où, le petit répliqua :

— Sans blague ?

— Et pourquoi serait-ce une blague ?

— Ben, parce que, moi aussi, je m’appelle Marc Ellinor.

— Je m’en doutais un peu… Viens par ici.

Un banc s’offrait à quelques pas. Le docteur s’y assit, attira à lui le petit garçon.

— Regarde-moi.

Il considéra les yeux ; d’un revers de main, rebroussa la chevelure brune et drue, palpa les épaules, les bras, les cuisses de sauterelle… Un peu mince, tout cela ; mais la chair était saine et ferme.

— Fais voir tes dents… Bien. Montre tes mains.

— Monsieur, elles sont sales.

— Fais-les voir quand même.

Il examina les doigts longs, la forme des ongles, et rit dans sa barbe :

— Un Ellinor pur sang !

Pendant cet inventaire, un travail s’accomplissait dans le cerveau de Moustique. Il dévisagea gravement le monsieur et demanda :

— Vous êtes peut-être mon grand-père ?

— Oui, petit Marc Ellinor, je suis ton grand-père.

Alors, l’enfant appuya ses deux mains sur les genoux de l’homme et regarda profondément la figure penchée sur lui.

— Ah ! c’est toi ? Tu es donc revenu de tes voyages ? Alors, dis, tu ne t’en iras plus ?

Cette tranquille prise de possession, ce tutoiement soudain bouleversèrent Ellinor au point de le laisser sans voix. Le petit poursuivait son examen :

— Tu sais pas ? Mon papa disait que je te ressemblais. Moi, je ne trouve pas… D’abord, t’as une barbe !

— Il te parlait quelquefois de moi, ton père ?

— Oh ! souvent.

— Que te disait-il encore ?

— Que tu étais un monsieur pas commode, mais chic.

Il mit sur ce dernier mot un long point d’orgue. Puis il conclut :

— Je suis bien content de t’avoir trouvé !

Les mains fébriles du docteur cherchaient encore à reconnaître la forme de ce petit homme issu de lui. Il sentait son propre cœur dilaté à se rompre. Aurait-il jamais cru que l’appel du sang soit aussi impérieux ?…

Le silence s’est fait sur la maison heureuse. Les deux servantes bavardes sont couchées ; la vieille maman rêve ou prie. La Néréide, paupières closes, rit aux anges dans son petit navire en bois d’olivier qui cingle vers le long avenir. Pomme et son cousin Marc dorment côte à côte dans leurs lits jumeaux, enveloppés de la même tendresse vigilante. La voiture du docteur Ellinor file sur la route de Toulon vers le devoir quotidien ; mais la demeure solitaire est éclairée maintenant de tous les flambeaux de l’espérance…

Blanche est venue rejoindre son mari sur la terrasse :

— Enfin, on se retrouve ! soupire-t-elle.

Nérée l’attire dans le large fauteuil rustique où l’on peut tenir deux en se serrant.

— Nous deux, on se retrouve toujours, dit-il. Heureuse ?

— Trop pour trouver les mots qui l’exprimeraient.

— De quelle pierre blanche marquerons-nous cette journée ?

— De deux perles pures : l’une pour le baptême de notre petite enfant, l’autre pour le succès de Claude.

— Ma chérie, ajoutons une perle noire.

— Une perle noire ?

— Pour la pensée de Mme Horsel.

En effet, le matin, pendant qu’on s’affairait aux préparatifs du baptême, est arrivé de Paris un léger envoi : c’est le livre de Diane Horsel, tout fraîchement imprimé, le livre où la conquérante aux mains vides traduit avec une mélancolie passionnée le sortilège des jardins de Pomponiana, chargés d’histoire, de poésie et d’humanité.

La page de garde porte une sobre dédicace : « Aux trois heureux, aux trois sages de Pomponiana. » Et c’est tout ce que l’on saura désormais de la femme sans foyer qui vint souffrir ici des dernières convulsions de sa jeunesse.

Blanche reste un moment pensive et murmure :

— Ta perle noire fut d’abord un charbon ardent.

— Ne regrettons rien. Il était peut-être nécessaire que Mme Horsel passât. Certains êtres pénètrent dans notre vie comme un ferment.

— Un microbe !

— Non, j’ai bien dit : un ferment ; capable de déterminer de mortelles décompositions ou de multiplier les germes de vie. Si Mme Horsel n’avait pas traversé notre route, nous ne serions peut-être jamais descendus au plus profond de nous-mêmes et nous ne saurions pas de quel métal inattaquable est fait notre amour.

— Tu as raison. Et puis je suis persuadée que cette pauvre femme troublée emporta d’ici, sans en avoir conscience encore, une promesse d’apaisement, de sérénité, d’harmonie intérieure. Il ne se peut pas qu’elle ait passé là en vain.

— La dédicace de son livre le laisse espérer.

Ils se taisent et leurs deux pensées voyagent de conserve. Peut-être songent-ils qu’un grand amour est souvent l’œuvre d’un grand courage. Le leur, Blanche l’a audacieusement voulu, au prix de tous les risques ; et Nérée, aux heures difficiles, a su le maintenir plus haut que toutes les menaces.

L’heure est ineffablement suave et solennelle. Les rossignols ont fait silence dans le Bois Sacré d’Olbia ; le vent nocturne, à grands coups d’éventail, apporte l’âme de toutes les fleurs et, plus frais, les baumes de la forêt ; la voix assoupie de la mer n’est plus qu’un murmure amoureux ; le vaste éclair du phare de Porquerolles dit l’émouvante veille de l’esprit humain sur les éléments domptés.

Nérée et Blanche voient se dérouler devant eux la longue suite des années à venir. La ronde des saisons tournera selon son rythme immuable ; fête des mimosas et chant du rouge-gorge ; grappes de lilas et feuilles nouvelles aux figuiers ; puis les roses, les rossignols, la floraison capiteuse des pittospores et des orangers, la stridulation ardente des cigales ; puis les vendanges opulentes et la récolte des olives ; enfin, les brefs hivers sans rigueur qui vous rassemblent, coude à coude, autour des flambées pétillantes de pommes de pins et de souches d’oliviers.

Les jardins seront de plus en plus beaux ; on plantera de nouveaux arbres ; d’autres enfants naîtront, s’épanouiront dans la tendresse, dans l’humble et chaude poésie quotidienne. Cet homme et cette femme qui s’aiment suivront avec certitude la route tracée par les anciens, toujours plus étroitement appuyés l’un sur l’autre, leurs deux pas accordés, une seule pensée en deux cerveaux, la main tendre serrée dans la main forte.

Parmi tant d’ambitions qui les pouvaient tenter, ils ont choisi la plus modeste et non pas la moins haute : s’aimer, aimer leur terre et perpétuer leur race.

Et, tandis qu’ils s’enchantent de la magie nocturne et de leur rêve commun, mille racines, mille germes s’abreuvent puissamment à la glèbe rouge, inépuisable réservoir de forces, de vertus héréditaires et de bonheur.

FIN