Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/I/IV

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Librairie Hachette et Cie (1p. 33-45).

CHAPITRE PREMIER

DEUX HONNÊTES GENS.


En 1830, l’État de Sonora, l’un des plus riches de ceux de la confédération du Mexique, pouvait, à bon droit, être regardé comme une des régions les moins explorées de cette portion de l’Amérique. La nature, cependant, a été prodigue à son égard. Le sol, à peine effleuré par la charrue, s’y couvre de deux moissons chaque année, et, dans beaucoup d’endroits, on peut recueillir à ciel ouvert l’or répandu à profusion sur cette terre féconde, qui rivalise, sous ce rapport, avec la Californie, aujourd’hui si vantée.

Ces avantages se rachètent, il est vrai, par quelques inconvénients. De vastes déserts, coupant çà et là les parties cultivées de la Sonora, y rendent les voyages difficiles et périlleux. Des nations d’indiens belliqueux y sont encore en possession de plaines immenses où l’or est, dit-on, aussi abondant que le sable.

Nous pourrions citer beaucoup de fortunes considérables dont l’origine a été la découverte de quelque morceau d’or vierge, comme d’autres aussi qui ont pour base la richesse des moissons récoltées sur ce sol fertile.

Des gens qui n’ont pour toute industrie qu’une connaissance pratique de la métallurgie s’avancent de temps à autre dans les déserts. Là, vivant de privations, exposés à mille dangers, ils exploitent à la hâte quelque mine d’argent à fleur de terre, ou s’occupent au lavage des sables aurifères ; puis, traqués, pris ou repoussés par les Indiens-Apaches, ils reviennent au sein des villes, en faisant mille récits merveilleux de trésors entrevus, mais inabordables, de mines d’une richesse prodigieuse, ou d’inépuisables gîtes d’or à la surface du sol.

Ces gambusinos (c’est ainsi qu’on les désigne), qui sont pour l’industrie minière ce que sont les pionniers américains pour l’agriculture et le commerce, entretiennent par leurs relations, dans lesquelles l’exagération a toujours plus de part que la réalité, le désir de la conquête et la soif de l’or. Quant aux Indiens, leur haine pour la race blanche, et non le désir de conserver des trésors dont ils ignorent le prix, leur fait seule repousser avec fureur ces envahissements progressifs.

La cupidité, stimulée par les récits des gambusinos, souvent aussi par la vue d’une heureuse et riche trouvaille faite dans le désert, s’allume à la voix de quelque aventurier hardi qui prêche une croisade. D’autres aventuriers, des fils de famille ruinés, des gens brouillés avec la justice, se joignent à lui ; une expédition s’organise. Mais, entreprise légèrement, ou témérairement conduite, elle échoue, et à peine, de ceux qui la composaient, en revient-il quelques-uns pour en raconter le désastreux résultat.

À l’époque où reprend le récit que je transcris, en 1830, c’est-à-dire vingt-deux ans après les événements que nous avons racontés, c’était d’une expédition semblable qu’il était question à Arispe, capitale de l’État de Sonora.

L’homme qui l’entreprenait était un étranger, un Espagnol arrivé depuis deux mois à peine, et qu’on connaissait sous le nom de don Estévan de Arechiza.

Ce personnage semblait avoir vécu jadis dans le pays, où cependant personne ne se rappelait l’avoir vu. Il devait être arrivé d’Europe avec un plan conçu à l’avance ; des connaissances topographiques d’une justesse irréprochable, des renseignements positifs sur les hommes et les choses, prouvaient évidemment que la Sonora ne lui était pas étrangère et que son projet était depuis longtemps médité.

Il disposait sans doute aussi de ressources puissantes autant que mystérieuses ; car il menait un train fastueux, tenait table ouverte, jouait gros jeu, prêtait de l’argent sans penser jamais à le réclamer, et personne ne pouvait dire à quelle source cachée il puisait pour faire face à cette vie de grand seigneur.

De temps à autre seulement, don Estévan Arechiza faisait un court voyage, d’une semaine au plus ; puis il revenait sans qu’on sût où il avait été, car ses domestiques ne laissaient rien transpirer des actions de leur maître.

Quoi qu’il en soit, les grandes manières de l’Espagnol, sa générosité et ses largesses n’avaient pas tardé à lui procurer dans Arispe une rapide et puissante influence. Il en profitait pour organiser une expédition lointaine, dans un endroit où, pour ainsi dire, nul blanc n’avait jusqu’alors pénétré.

Comme don Estévan perdait presque toujours au jeu, qu’il oubliait constamment, nous l’avons dit, de réclamer l’argent qu’il avait prêté, et que, par conséquent, on ne pouvait pas supposer qu’il vécût du jeu ou d’emprunt, on soupçonnait qu’il possédait non loin d’Arispe quelque riche placer (gîte) d’or, et qu’il en connaissait de plus riches encore au fond du pays des Indiens-Apaches.

Les voyages périodiques du seigneur Arechiza confirmaient cette première supposition ; quant à la seconde, le hasard ne devait pas tarder à en faire une vérité. Nous dirons plus loin comment.

Don Estévan eut donc moins de peine qu’aucun autre, grâce à l’influence qu’il exerçait, à trouver des compagnons d’aventures. Déjà, disait-on, quatre-vingts hommes déterminés se rendaient des différents points de la Sonora au préside de Tubac, sur la frontière indienne, qu’Arechiza leur avait indiqué comme rendez-vous de l’expédition et, à en croire le bruit général, le jour approchait où don Estévan lui-même devait partir d’Arispe pour se mettre à leur tête.

Ce bruit, vague d’abord, devint bientôt une certitude ; car, à l’un des dîners qu’il donnait, l’Espagnol annonça à ses convives qu’il allait, dans trois jours, se mettre en route pour le préside de Tubac. Pendant ce même dîner, un messager fut introduit dans la salle du festin, et remit à don Estévan une lettre dont il attendait, dit-il, la réponse.

L’Espagnol pria ses hôtes de l’excuser et rompit le cachet de la lettre.

Comme tout prenait, dans les allures de l’étranger, un certain caractère de mystère, les convives se turent un instant pour examiner sa contenance et le jeu de sa physionomie ; mais la figure impassible de don Estévan, qui se voyait l’objet de l’attention générale, ne trahit aucune de ses pensées : il est vrai qu’il savait parfaitement dissimuler ses sensations, et peut-être eut-il besoin, ce jour-là, de tout son empire sur lui-même.

« C’est bien, dit-il avec calme au messager ; rapportez pour réponse à celui qui vous envoie que je serai exact au rendez-vous, sous trois jours d’ici. »

Et il le congédia en s’excusant de nouveau, près de ses hôtes, de son impolitesse forcée ; puis le dîner suspendu reprit son cours. Cependant l’Espagnol parut plus pensif que de coutume, et ses convives ne doutèrent pas, en se retirant, qu’il n’eût reçu quelque nouvelle d’un haut intérêt pour lui. Nous abandonnerons les habitants d’Arispe à leurs conjectures, pour précéder don Estévan au mystérieux rendez-vous qu’il venait de recevoir dans un endroit situé précisément sur la route du préside de Tubac.

Au sortir d’Arispe, en remontant vers le préside en question, on ne rencontre plus, de loin en loin, que de chétives habitations parfois réunies, plus souvent encore isolées. Ces habitations sont séparées l’une de l’autre par la distance que peut parcourir un cheval entre deux soleils. Il en résulte que ce sont autant de haltes pour les voyageurs qui se dirigent vers la frontière. Mais les voyageurs ne sont pas nombreux, et les habitants de ces cabanes passent une partie de leur existence dans une profonde solitude. Un champ de maïs qu’ils cultivent, quelques bestiaux qu’ils engraissent dans ces pâturages parfumés qui donnent à leur chair une saveur exquise, un ciel toujours clément, mais surtout une sobriété miraculeuse, font vivre ces hôtes des déserts sinon dans l’aisance, au moins à l’abri du besoin. Quels désirs peut former l’homme dont un ciel bleu couvre la tête, et qui trouve dans la fumée d’une cigarette un préservatif infaillible contre les tiraillements de la faim ?

Par une matinée de cette année 1830, à environ trois journées d’Arispe, un homme était assis, ou plutôt à demi couché, à la porte d’une cabane, sur une de ces couvertures de laine curieusement travaillées, qu’on nomme zarapes. Quelques huttes, éparses çà et là et dans un état complet d’abandon, indiquaient un de ces villages qui ne sont habités par une population nomade que pendant la saison des pluies et une partie de la saison sèche. Quand les citernes qu’alimentent les eaux du ciel viennent à se tarir, ces villages restent déserts et ne revoient leurs habitants que lorsque les réservoirs se remplissent de nouveau. Deux routes, à peine frayées au milieu des bois épais qui couvraient tout l’espace environnant, venaient se couper près de l’endroit où était couché le voyageur, qui ne semblait nullement effrayé de la solitude profonde dans laquelle il se trouvait.

Quelques corbeaux qui voltigeaient, en croassant, d’arbre en arbre, et le cri des chachalacas[1] qui saluaient le jour naissant, interrompaient seuls le profond silence des bois. Bien que le soleil répandît déjà quelque chaleur, la brume épaisse, qui dans ces climats s’étend la nuit comme un voile, commençait seulement à se dissiper, laissant encore d’épais flocons accrochés aux sommités des arbres de bois de fer et des mezquites (gommiers). Les restes d’un grand feu, allumé sans doute pour combattre la froidure de la nuit, servaient alors à préparer le repas de l’unique habitant de ce village.

De petites galettes de farine de froment et quelques morceaux de viande séchée au soleil se tordaient sur des tisons ardents, sans que l’homme à qui ce chétif repas était destiné parût beaucoup s’inquiéter des progrès trop rapides de la cuisson. Non loin de lui, avec une frugalité comparable à celle de son maître, un cheval paissait l’herbe rare et flétrie qui croissait sur la lisière du bois et qui frémissait sous la brise du matin. Contre l’usage, ce cheval n’était retenu par aucune entrave.

Le costume du cavalier consistait en une veste sans boutons, qu’on passe par le cou comme une chemise, et un large pantalon, le tout en cuir tanné d’un rouge de brique. Ce pantalon, ouvert à partir du genou jusqu’aux talons, laissait voir les jambes entourées de peaux de chèvres tannées et estampées. Ces bottes informes étaient assujetties par des jarretières écarlates, dans l’une desquelles était passé un long couteau dans sa gaine, de façon qu’assis par terre ou à cheval, le manche en fût toujours à la portée de la main. Une ceinture de crêpe de Chine rouge, un large feutre, dont la forme était entourée d’un cordon ou toquilla de perles de Venise, composaient un pittoresque costume, dont les couleurs étaient en harmonie avec celles du zarape sur lequel le personnage était couché.

Ce costume indiquait un de ces hommes accoutumés à galoper au milieu des halliers épineux, des savanes d’Amérique, et qui, dans leurs expéditions, soit qu’elles aient pour but une battue ou toute autre cause, dorment indifféremment sous un toit ou à la belle étoile, dans la plaine ou dans les bois. Il y avait dans la physionomie de celui-ci un singulier mélange de férocité brutale et de bonhomie railleuse. Au total, son nez recourbé, ses sourcils épais, ses yeux noirs, brillant de temps à autre d’un feu sinistre, démentaient trop l’expression de sa bouche, parfois souriante outre mesure, pour ne pas inspirer au premier aspect une vive répulsion mêlée de terreur.

Malgré l’apparence de vigueur de sa haute stature et l’expression formidable de ses traits, des extrémités presque fluettes, quelque chose de voilé dans son regard, révélaient la nature toujours incomplète du créole américain.

C’est un fait digne de remarque, qu’à l’Européen seul, éternel conquérant des trois autres mondes, Dieu a donné ce qu’il a refusé à l’Américain du midi, à l’Africain et à l’Asiatique, l’esprit d’investigation qui scrute, l’intelligence qui conçoit, le génie qui crée, la force qui exécute, une organisation complète en un mot, une âme d’acier dans un corps de fer.

Une courte carabine, déposée près du cavalier, achevait, avec le long couteau passé dans sa botte, d’en faire un dangereux compagnon à rencontrer dans les déserts.

Il était évident, à la nonchalance de son attitude, qu’il attendait quelqu’un ; mais, comme tout prend dans le désert de larges proportions, après avoir fait peut-être trois journées de marche pour gagner le lieu où il se trouvait, le bandit, car tout semblait en lui désigner un de ces hommes hors la loi, le bandit, disons-nous, ne semblait pas éprouver cette attente fiévreuse qui agite si souvent le premier arrivé au rendez-vous au milieu d’une cité populeuse. Dans le désert, celui qui a franchi cent lieues peut attendre cent heures ; dans les grandes villes, au contraire, où la vie se présente comme un torrent entre deux rives resserrées, une heure de marche ne comporte qu’un quart d’heure d’attente tranquille ; car la course y devient un voyage, le quart d’heure y devient un siècle.

Aussi, quand le bruit des pas d’un cheval arriva à son oreille à travers les profondeurs sonores de la forêt, l’inconnu se contenta de changer tranquillement de position, tandis que son cheval hennissait joyeusement en levant la tête. Il écouta. Les pas se ralentissaient comme si le cavalier hésitait ; enfin, au point d’intersection des deux routes parut un nouvel arrivant. C’était un homme de haute taille, à la barbe épaisse et noire, vêtu de cuir, comme le premier personnage, et montant un cheval qui paraissait aussi robuste qu’agile. Ces deux hommes firent, en s’apercevant, la même réflexion, justifiée par leurs mines également suspectes.

« Caramba ! murmura le nouvel arrivant, si je n’étais prévenu que ce cavalier est celui vers lequel on m’envoie, je croirais avoir fait une mauvaise rencontre. »

L’homme couché se dit à part lui :

« Si ce maudit sept de bastos m’avait laissé quelques piastres en poche, je les croirais fort exposées, de par Dieu ! »

Cependant le cavalier ne sembla plus hésiter, et, piquant son cheval, qui bondit près des tisons du foyer, il mit courtoisement le chapeau à la main.

« C’est au seigneur don Pedro Cuchillo que j’ai l’honneur de parler sans doute ? dit-il.

— À lui-même, seigneur, dit l’homme nommé Cuchillo, en se levant avec non moins de politesse.

— Et moi, je suis l’envoyé du seigneur Arechiza, que je ne fais que précéder de quelques heures, dit le nouveau venu. Mon nom est Manuel Baraja, votre serviteur.

— Alors, que votre seigneurie veuille bien mettre pied à terre, » dit Cuchillo.

Le nouvel arrivant ne se fit pas répéter cette invitation ; puis, après avoir détaché de ses talons d’énormes éperons, il dessella promptement son cheval, lui attacha une longue courroie autour du cou, et, lui donnant sur le flanc un vigoureux coup de la paume de sa main, il l’envoya, sans plus de cérémonie, partager la maigre provende de son compagnon.

En ce moment, la viande qui rôtissait sur les charbons commença d’exhaler une odeur qu’on aurait pu comparer à celle d’un lampion qui s’éteint ; Baraja jeta de ce côté un regard de convoitise.

« Il me semble, seigneur Cuchillo, dit-il, que vous ne vous refusez rien. Caramba ! des tortilles de froment ! de la cecina (viande sèche) ! c’est un repas de prince !

— Mais oui, répondit Cuchillo avec une certaine fatuité, je me traite bien ; du reste, ajouta-t-il, je suis aise que ces mets soient à votre goût, car ils sont à votre entière disposition.

— Vous êtes trop bon, et j’accepte sans façon : l’air du matin m’a ouvert l’appétit.

— Dois-je vous dire, seigneur Cuchillo, tout le bien que j’ai pensé de vous au premier aspect ? dit Baraja en harponnant de la pointe de son long couteau un des morceaux de cecina au milieu des charbons.

— Vous effaroucheriez ma modestie, répliqua Cuchillo ; j’aime mieux vous dire combien le premier coup d’œil m’a prévenu en votre faveur. »

Les deux nouveaux amis échangèrent un salut plein d’affabilité de part et d’autre, et se remirent à manger. Cuchillo reprit la parole.

« Vous plaît-il, seigneur Baraja, que nous parlions un peu de nos affaires ?

— Volontiers !

— Don Estévan Arechiza a donc reçu le message que je lui ai fait parvenir ?

— Il l’a reçu, reprit Baraja. Mais quel est le contenu de ce message ? Vous seul et lui le savez.

— J’y compte bien, murmura Cuchillo.

— Le seigneur Arechiza, continua l’envoyé, allait partir pour Tubac lorsqu’il a reçu votre lettre. Je devais l’accompagner, mais il m’a fait prendre les devants en me disant : « Dans le petit village de Huérfano, vous trouverez un homme du nom de Cuchillo ; vous lui direz que l’affaire qu’il me propose mérite un sérieux examen, et que, comme l’endroit où il m’attend est précisément sur le chemin de Tubac, je le verrai à mon passage. » Ceci, poursuivit le messager, se passait la veille du départ de don Estévan ; j’ai marché plus vite que lui pour exécuter ses ordres, et, comme je vous l’ai dit, je ne fais que le précéder ici de quelques heures.

— Bien, reprit Cuchillo. Eh bien ! seigneur Baraja, si, comme je n’en doute pas, mon affaire se conclut, je serai, ainsi que vous, l’un des membres de cette expédition dont le bruit venu jusqu’à moi a été l’origine de la proposition que j’ai faite à celui qui en est le chef. Mais, continua le bandit, vous devez être étonné sans doute du singulier endroit que j’ai pris pour attendre le seigneur Arechiza ?

— Nullement, répondit Baraja ; j’ai pensé que vous aviez vos raisons pour aimer la solitude. Qui n’en a pas besoin parfois ? »

Le plus gracieux sourire exprima sur la physionomie de Cuchillo que son nouvel ami avait deviné juste.

« Précisément… le mauvais procédé d’un ami à mon égard, la malveillance tracassière de l’alcade d’Arispe m’ont fait rechercher cette tranquille solitude. Voilà pourquoi j’ai établi mon quartier général au milieu de ce village abandonné, où nul ne songe à moi.

— J’ai trop bonne opinion de Votre Seigneurie, dit Baraja en savourant un morceau de viande calcinée, pour ne pas être convaincu que les torts sont tout entiers du côté de l’alcade et surtout du côté de votre ami.

— Je vous remercie de votre bonne opinion, répondit Cuchillo en avalant à son tour, avec une indifférence parfaite, une galette crue d’un côté et carbonisée de l’autre. Vous allez en juger.

— J’écoute, dit Baraja en se laissant aller à une position horizontale ; après un bon repas, je n’aime rien tant qu’une bonne histoire. »

Puis le compagnon de Cuchillo sembla, dans une béatitude parfaite et le visage tourné vers le ciel, se complaire à en admirer l’azur éblouissant.

« L’histoire n’est ni longue ni intéressante, et ce qui m’est arrivé peut arriver à tout le monde. J’avais engagé avec un mien ami une partie de cartes. Mon ami prétendit que j’avais triché. Là-dessus nous eûmes des mots. »

Le narrateur fit une pause pour porter à ses lèvres une outre pleine d’eau, puis il reprit :

« Mon ami eut l’indélicatesse de s’en laisser mourir !

— Quoi ! de vos mots ?

— Non, d’un coup de couteau qui en fut la suite, reprit Cuchillo la bouche pleine.

— Je savais bien que les torts étaient du côté de votre ami.

— L’alcade n’en jugea pas ainsi, il me tracassa ridiculement ; et cependant je lui eusse pardonné l’aigreur de ses relations avec moi, si je n’eusse été moi-même aigri par les mauvais procédés d’un ami que j’avais estimé jusqu’alors.

— On a toujours à se plaindre des amis, dit sentencieusement le seigneur Baraja en lançant vers la voûte du ciel la fumée de sa cigarette de paille de maïs.

— Quoi qu’il en soit, dit Cuchillo, j’ai fait vœu de ne plus jouer ; car le jeu est, comme vous voyez, l’origine de cette dernière affaire.

— C’est une sage résolution, reprit Baraja, et je me suis aussi promis de ne plus toucher de cartes, depuis que le jeu m’a ruiné de fond en comble…

— Ruiné ! vous avez donc été riche ?

— Hélas ! j’avais une hacienda[2] et de nombreux bestiaux ; mais j’avais aussi un intendant. Je n’ai compté qu’une fois avec lui, soupira Baraja, il était trop tard : la moitié de mon bien lui appartenait déjà.

— Et que fîtes-vous alors ?

— La seule chose qui me restait à faire, dit Baraja d’un air magistral : je lui proposai de jouer sa moitié contre la mienne : il accepta après quelques façons.

— Des façons, interrompit Cuchillo ; voyez-vous le drôle !

— Je suis très-timide quand je joue devant le monde, reprit Baraja ; en outre, j’aime le grand air. J’avais donc proposé à mon intendant de faire notre partie dans un endroit très-reculé, où ma timidité naturelle se sentirait plus à l’aise. Vous concevez, n’est-ce pas ? si je venais à perdre cette dernière portion de mon bien, quel changement… quel soulagement, veux-je dire, pouvaient apporter à ma douleur l’air pur du bois… le silence… la solitude la plus complète. Mais mon intendant ne partageait pas mon goût pour le grand air et l’isolement, et il mit pour condition à la partie qu’il voulait bien accepter, que nous la jouerions devant témoins.

— Et vous fûtes forcé d’en passer par là ?

— À mon grand regret, continua Baraja.

— Et vous perdîtes, étant si timide devant le monde ? reprit Cuchillo avec un sérieux imperturbable.

— Je perdis cette seconde moitié comme la première. De toute ma fortune passée, il ne me resta que le cheval que voici, bien que mon ex-intendant prétendît que ce cheval était compris dans la partie. Aujourd’hui, je n’ai plus que l’espoir de faire fortune dans l’expédition de Tubac, dont je suis un des membres, et, comme dernière ressource, celle de rentrer au service de mon fripon pour me rattraper à mon tour. Depuis ce temps j’ai juré de ne plus jouer, et, caramba ! j’ai tenu mon serment.

— Combien y a-t-il de temps que cela vous est arrivé ?

— Cinq jours, reprit Baraja.

— Diable ! votre fidélité à votre serment n’est pas sans mérite ! »

Les deux aventuriers, après avoir échangé ces confidences entre eux, commencèrent à s’entretenir de l’espoir qu’on fondait sur l’expédition prochaine, des merveilles qu’on racontait du pays qu’elle allait explorer, enfin des dangers qui la menaçaient, au milieu de déserts inconnus.

« Mais, bah ! dit Baraja, mieux vaut mourir que de rester avec des trous aux coudes.

— Cela dépend, reprit Cuchillo ; je suis de ceux qui préfèrent les gens avec des trous plutôt qu’avec des pièces. »

Cependant la campagne commençait à s’embraser des feux du soleil. Un vent brûlant secouait la cime des arbres ou rasait l’herbe desséchée. Les chevaux des deux aventuriers hennissaient plaintivement, tourmentés par la soif, tandis que leurs maîtres cherchaient le peu d’ombre que laissait tomber le feuillage clair-semé des mezquites.

Baraja reprit la parole.

« Vous allez vous moquer de moi, seigneur Cuchillo, dit-il en s’éventant avec son large feutre ; mais le temps me paraît bien long quand je ne joue pas.

— C’est comme moi, répondit Cuchillo en bâillant.

— Vous agréerait-il alors de jouer sur parole un peu de cet or que nous allons récolter ?

— Je n’osais vous le proposer, seigneur Baraja, et j’accepte. »

Il arriva que ces deux hommes, qui tous deux avaient renoncé au jeu, étaient munis chacun d’un jeu de cartes, et la partie allait commencer, quand des hennissements et un bruit de clochette, de pas et de voix qui se firent entendre, annoncèrent la venue probable du personnage important qu’attendait Cuchillo.


  1. Espèce de pies d’un beau bleu foncé, et dont le cri a formé le nom.
  2. Grande ferme pour l’élève des bestiaux principalement.