Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/I/XL

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Librairie Hachette et Cie (1p. 428-442).

CHAPITRE XXXVII

LE VAL D’OR.


Il nous faut revenir maintenant au matin de cette même journée si fatale aux Mexicains, lorsque, miraculeusement échappés sur leur îlot flottant, les trois chasseurs vont pénétrer dans le val d’Or.

Une obscurité, qui n’était déjà plus celle des heures solennelles de la nuit dans les déserts, enveloppait encore le paysage et n’en laissait apercevoir que les grandes lignes. Les étoiles disparaissaient lentement l’une après l’autre, et dans cette demi-obscurité les pitons de la sierra se dessinaient comme des tours et des créneaux fantastiques dont un brouillard grisâtre couronnait le faite.

Détaché de la masse des montagnes, sur le flanc desquelles des ombres épaisses traçaient de profondes fissures, un rocher en forme de cône tronqué s’élevait comme un bastion avancé. À la hauteur de son sommet, une cascade s’élançait de la montagne voisine et tombait avec fracas dans un gouffre sans fond. En avant de ce rocher, une rangée de saules nains et de cotonniers indiquait ou un terrain d’alluvion ou le voisinage d’un cours d’eau.

Puis la plaine immense du delta formé par l’écartement des deux bras du Rio-Gila, qui, à l’est et à l’ouest, se frayait un double passage à travers la chaîne des Montagnes-Brumeuses, se déployait dans toute sa sombre majesté.

Ce delta n’avait guère plus d’une lieue du sommet à la base ; mais cette dernière avait une étendue presque triple.

Pour le voyageur venant de la fourche de la rivière, tels étaient, dans ce jour indécis qui succède à la nuit, les traits saillants du paysage qui s’offrait à sa vue.

Cependant la lueur bleuâtre du matin remplaçait déjà les ténèbres sur les dentelures des montagnes. Comme d’une ébauche confuse, leurs sommités émergeaient l’une après l’autre de la teinte sombre du crépuscule matinal.

Une clarté encore douteuse s’infiltrait petit à petit dans les gorges de collines étagées en amphithéâtre. La lumière se faisait graduellement. Sur la plate-forme du rocher deux pins, comme deux fantômes devenus visibles, étendaient leurs puissantes racines et penchaient sur l’abîme leur tronc incliné et leur noir feuillage.

À leur pied, le squelette d’un cheval maintenu debout par des liens cachés, laissait voir sur ses ossements blanchis les sauvages ornements dont il avait jadis été paré. Des fragments de selle couvraient encore une partie de ses flancs à jour.

Les lueurs crépusculaires qui allaient en augmentant, ne tardèrent pas à éclairer de plus sinistres emblèmes : sur des poteaux élevés de distance en distance, des chevelures humaines flottaient au vent du matin ; ces hideux trophées indiquaient la sépulture d’un guerrier barbare. En effet, un chef indien, jadis renommé par ses exploits, reposait sur le sommet de la pyramide.

Couché dans son tombeau, il dominait, comme le génie de la déprédation, sur ces plaines où tant de fois avait retenti son cri de guerre, et qu’il avait parcourues sur ce cheval de bataille dont les ossements blanchissaient à côté de lui à la rosée des nuits et à l’ardeur du soleil. Des oiseaux de proie qui volaient au-dessus de cette sépulture faisaient entendre leurs cris aigus, comme s’ils eussent voulu réveiller celui qui dormait à jamais, et dont la main glacée ne devait plus préparer leurs sanglants festins.

Quelques minutes plus tard, l’horizon opposé aux collines Brumeuses se teignit d’une pâle lumière ; des nuages roses s’élancèrent vers le zénith : bientôt après, semblable à la première étincelle d’un incendie qui s’allume, un rayon de soleil frappa comme une flèche d’or le brouillard opaque de la sierra, et des flots de lumière inondèrent d’une nappe de flammes les profondeurs des vallées.

Le jour était venu dans tout son éclat, mais un manteau de brume dérobait encore la masse des collines. Ces brumes, bientôt soulevées par le vent du matin comme une draperie flottante, se divisèrent peu à peu. Des flocons de vapeur se suspendaient capricieusement aux feuilles des buissons, ou bondissaient comme des chamois de tige en tige. Tantôt ils laissaient voir de sauvages précipices et des chutes d’eau qui écumaient le long de leurs flancs, tantôt ils découvraient de profonds défilés à l’entrée desquels les offrandes de la superstition indienne envers les génies des montagnes s’étalaient avec profusion.

Au-dessus du tombeau du chef indien, et derrière les ossements à jour du cheval de bataille, la cascade lançait une poussière humide où se reflétaient sans cesse des arcs-en-ciel fugitifs. Enfin, au pied de la pyramide se présentait un étroit vallon fermé d’un côté par des roches à pic d’où pendaient de longues draperies de verdure, de l’autre par un lac aux eaux dormantes, à peine visible sous le manteau de plantes aquatiques dont il était couvert, et au milieu par la ceinture de saules et de cotonniers dont nous avons déjà parlé : c’était le val d’Or.

Au premier aspect, cet ensemble ne s’offrait aux regards que comme la sombre et bizarre décoration d’une nature sauvage ; mais l’œil scrutateur du gambusino eut bientôt su deviner les trésors sans nombre que recélait cette enceinte.

Rien ne trahissait encore dans ces lieux déserts la présence d’êtres animés, quand trois hommes, jusque-là cachés par les inégalités du terrain, apparurent tout près du val d’Or.

Tous trois semblaient jeter autour d’eux des regards étonnés et presque craintifs.

« Si le diable a quelque part un pied-à-terre dans ce bas monde, dit Pepe en arrêtant ses deux compagnons et en leur montrant le manteau de brume qui couvrait la chaîne de montagnes, ce doit être à coup sûr parmi ces gorges sauvages.

— S’il est vrai, comme on ne peut en douter, que c’est l’or qui fait commettre le plus de crimes sur la terre, il est plutôt à croire que l’Esprit du mal a choisi pour demeure ce val d’Or, qui contient, à votre dire, don Fabian, de quoi perdre une génération tout entière.

— Vous avez raison, répondit Fabian, dont la contenance était solennelle et le visage pâle, c’est ici peut-être, dans l’endroit que je foule à présent, que le malheureux Marcos Arellanos a été assassiné par l’homme qui l’accompagnait. Ah ! si ces lieux pouvaient parler, je saurais le nom de celui que j’ai juré de poursuivre ; mais le vent et la pluie ont effacé la trace des pas de la victime comme de ceux de l’assassin, et la voix du désert est restée muette.

— Patience, mon enfant, patience, reprit gravement Bois-Rosé, je n’ai jamais vu dans le cours d’une longue vie le crime rester sans châtiment ; souvent on retrouve des empreintes qu’on croit effacées depuis longtemps, la voix de la solitude s’élève même parfois contre le coupable. Si l’assassin n’est pas mort, la cupidité le conduira de nouveau dans cet endroit, ce qui ne tardera pas, sans doute, car il est peut-être dans le camp mexicain. Maintenant, Fabian, attendrons-nous l’ennemi dans ces lieux, ou remplirons nous nos poches d’or pour retourner aux habitations ? C’est ce que vous déciderez. »

En disant ces mots, le pauvre Bois-Rosé soupira.

« Je ne sais que décider, répondit Fabian ; c’est presque contre ma volonté que je viens ici ; j’obéis à votre influence, il est vrai, mais je dirais presque à une volonté plus forte que la mienne et que la vôtre. Je sens qu’une main invisible me pousse comme le soir où, sans me rendre compte de mes pensées, je venais vers vous m’asseoir à votre foyer. Pourquoi, moi qui ne saurais que faire de cet or, exposé-je ma vie pour le conquérir ? Je l’ignore. Je ne sais qu’une chose, c’est que me voici, le cœur triste et l’âme pleine d’une cruelle incertitude.

— L’homme n’est que le jouet de la Providence, il est vrai, dit Bois-Rosé ; cependant, quant à la tristesse que vous éprouvez, l’aspect de ces lieux la justifie suffisamment, et quant à… »

Un cri rauque, une espèce de rugissement humain interrompit le Canadien et se mêla au grondement de la chute d’eau.

Ce cri semblait sortir du sépulcre indien et s’élever comme une voix accusatrice contre les envahisseurs de la demeure des morts.

Les trois chasseurs, surpris, levèrent à la fois la tête vers le sommet de la pyramide ; mais nulle créature vivante ne s’y montrait. L’œil de l’un des oiseaux de proie planant au-dessus du rocher eût pu seul apercevoir l’auteur de ce cri jeté si subitement aux échos de la solitude.

L’imposante solennité des lieux, les souvenirs sanglants que ces lieux sombres et déserts évoquaient devant Fabian, et les idées superstitieuses qu’ils éveillaient dans l’âme de Pepe, joints à cette étrange et mystérieuse clameur, firent éprouver aux trois amis une sensation voisine de l’effroi. Il y avait quelque chose de si inexplicable dans le son de cette voix, qu’ils en vinrent un moment à douter de l’avoir entendue.

« Est-ce bien la voix d’un homme ? dit tout bas Bois-Rosé en arrêtant Fabian et Pepe. Ou bien n’est-ce qu’un de ces échos singuliers qui retentissaient cette nuit dans les montagnes ?

— Si c’est une voix humaine, je me demande d’où elle peut sortir, reprit Fabian, car j’ai bien entendu comme vous un cri au-dessus de nous. Il semblait venir du sommet de cette éminence, et cependant je ne vois personne.

— Plaise à Dieu, dit à son tour le carabinier en se signant, qu’au milieu de ces montagnes où grondent des bruits inexplicables, où des éclairs brillent par un ciel serein, nous n’ayons affaire qu’à des hommes ! Mais quand ces brouillards cacheraient une légion de diables, du moment que ce vallon contient, dites-vous, plusieurs années d’appointements du roi d’Espagne, veuillez, seigneur don Fabian, rappeler vos souvenirs et nous dire si nous en sommes encore loin. »

Fabian sembla recueillir ses souvenirs, puis il jeta de nouveau un regard attentif autour de lui, depuis la crête des Montagnes-Brumeuses et le sommet des pyramides, jusqu’aux vapeurs lointaines qui s’élevaient de l’embranchement de la rivière. Ce paysage bizarre était bien celui qu’on lui avait minutieusement décrit.

Satisfait de cet examen, il répondit à la question de l’Espagnol.

« Nous y touchons sans doute, car il doit être au pied du tombeau du chef indien, et ces ornements sauvages indiquent assez que ce bloc de rochers est le tombeau lui-même. Nous n’avons pas une minute à perdre. Pendant que vous et Bois-Rosé allez faire le tour de ce rocher, je vais donner un coup d’œil à travers ces cotonniers et ces saules.

— Je me défie de tout ce qui m’entoure dans ce mystérieux endroit, reprit Bois-Rosé. Ce cri que nous venons d’entendre révèle la présence d’une créature humaine : blanche ou rouge, elle est à craindre. Laissez-moi, avant de nous séparer, examiner le terrain près de nous. »

Tous trois baissèrent vers la terre des yeux accoutumés à lire sur sa surface comme dans un livre ouvert.

« Que vous disais-je, s’écria le premier le Canadien, voici l’empreinte des pieds d’un blanc, et je jurerais qu’il était ici il n’y a pas plus de dix minutes. »

En effet, des pieds d’hommes étaient marqués sur le sable, et l’un d’eux avait foulé du pourpier sauvage, dont les brins se relevaient doucement l’un après l’autre. Ces vestiges se dirigeaient vers la haie des cotonniers.

« En tout cas, il est seul, » dit Fabian.

Et il s’avançait vers l’enceinte de verdure, quand Bois-Rosé le retint.

« Laissez-moi faire ; cette haie impénétrable peut cacher l’ennemi. Mais non, ajouta-t-il, l’homme dont voici les pas n’a fait qu’écarter les vignes vierges qui s’enchevêtrent dans les arbres pour jeter un coup d’œil dans cet endroit. »

Bois-Rosé écarta aussi, en disant ces mots, les branches et le réseau grimpant qui les enlaçait ; mais, après un court examen dont le résultat ne lui présenta rien de remarquable, il se retira et laissa le rideau de verdure se refermer de lui-même.

Le chasseur suivit les empreintes ; mais plus loin le sol devenait calcaire, parsemé de pierres plates semblables aux pierres tumulaires dans les cimetières, et ne conservait plus de traces.

« Nous ferons le tour de ce rocher conique, reprit Bois-Rosé, peut-être là le terrain nous en dira-t-il plus long. Venez, Pepe ; Fabian, attendez-nous ici. »

Les deux chasseurs s’éloignèrent ; Fabian resta seul et pensif. Ce val d’Or dont il avait rêvé la conquête au temps où son cœur abritait de si douces espérances, ce val d’Or était là quelque part près de lui. Ce rêve, qu’il n’osait autrefois caresser que comme une chimère, était à présent une réalité ; et Fabian était plus malheureux qu’à l’époque où l’amour qui espère souriait encore à sa pauvreté. C’est ainsi que le bonheur s’éloigne toujours au moment où on croit le saisir.

Parfois, dans le silence des forêts, le voyageur prête une oreille avide aux notes mélodieuses du cenzontlé[1], pour ne pas perdre un seul de ses accents. Il s’avance avec précaution vers l’endroit où, caché sous le feuillage, l’oiseau des solitudes ne veut confier qu’à elles seules ses plus suaves accords. Vain espoir ! le voyageur a beau marcher, le chantre ailé s’enfuit, sa voix est toujours aussi lointaine, et lui-même toujours aussi invisible.

Ainsi l’homme entend souvent dans le lointain des voix qui lui chantent le bonheur. Séduit par leur charme, il accourt à elles, mais elles fuient sans cesse à son approche, et sa vie se passe à poursuivre, sans jamais pouvoir l’atteindre, ce bonheur que lui promettaient des voix trompeuses.

Pour Fabian, le bonheur n’était plus au val d’Or ; il n’était plus nulle part. Aucune voix lointaine ne chantait à présent dans la solitude de sa vie ; le voyageur n’avait plus de but à poursuivre, plus d’image fuyante, mais toujours caressée avec l’espoir de l’enlacer enfin dans ses bras.

Fabian était dans l’un de ces moments que Dieu fait rares heureusement dans la vie, pendant lesquels tout est ténèbres ainsi que sur la mer quand le phare qui guide le marin s’est éteint.

L’âme attristée, comme quand on n’espère plus, Fabian s’avança machinalement vers la ceinture d’arbustes touffus qui formait devant lui un fourré presque impénétrable. Mais à peine eut-il frayé un passage à sa vue au milieu des branches entrelacées, qu’il s’arrêta immobile de surprise et dans une silencieuse contemplation.

L’ombre bleuâtre qui régnait encore au fond du vallon disparaissait devant le soleil et découvrait en s’évanouissant graduellement d’innombrables et mystérieuses lueurs. Pressées comme les galets sur la grève, les cailloux d’où jaillissaient ces lueurs n’auraient pas pu se compter.

Tout autre qu’un chercheur d’or se fût mépris à l’aspect de ces cailloux semblables aux vitrifications semées au pied des volcans ; mais l’œil exercé de Fabian n’eut besoin que de les entrevoir un seul instant pour reconnaître sous leur enveloppe argileuse, l’or vierge, l’or natif, tel que les torrents l’apportent des montagnes dans la plaine.

Devant ses yeux s’étendait le plus riche trésor qui se fût jamais dévoilé aux recherches de l’homme.

Cependant, si la brise eût apporté à travers les déserts aux oreilles du jeune comte de Mediana les accents de la voix de Rosarita quand elle le rappelait quelques jours avant à l’hacienda, il eût quitté joyeusement tous ces trésors pour courir vers elle.

Mais le vent était muet, et il y a dans l’or une fascination telle, que Fabian, en dépit de sa mortelle tristesse, éprouva un insurmontable vertige.

Toutefois ce vertige fut de courte durée : l’âme de Fabian était de celles que la prospérité n’enivre pas, et, après quelques minutes d’une exaltation dont le cœur le plus désintéressé n’eût pu se défendre, il appela ses deux compagnons.

Le chasseur et Pepe l’eurent bientôt rejoint.

« L’avez-vous trouvé ? s’écria l’ex-carabinier.

— Le trésor, mais non pas l’homme. Voyez, dit simplement Fabian en écartant avec sa carabine le réseau de lianes qui masquaient la vue du vallon.

— Quoi ? demanda Pepe, ces pierres étincelantes…

— C’est l’or pur, ce sont les trésors que Dieu cache depuis des siècles.

— Jésus Dieu ! s’écria Pepe frappé de stupeur ; puis, l’œil ardemment fixé sur cet amas fascinant de richesses étalées devant lui, il tomba sur un genou. Des passions, depuis longtemps foulées aux pieds, semblèrent refluer jusqu’à son cœur ; une transformation complète s’opérait en lui, et l’expression sinistre de son visage pâle rappela tout à coup celle du bandit qui, vingt ans auparavant, avait marchandé le prix du sang.

« À présent, continua Fabian, qui regardait d’un air mélancolique les jeux de la lumière sur les cailloux d’or, en pensant que toutes ces richesses ne valaient pas pour lui un sourire, un regard de celle qui l’avait dédaigné, je m’explique comment les deux rivières dans leur crue annuelle, et les torrents qui descendent des Montagnes-Brumeuses, en couvrant cet étroit vallon, y charrient chacun de leur côté l’or des placers et l’or des collines : la position de ce val est peut-être unique dans le monde. »

Mais l’Espagnol n’écoutait pas la voix de Fabian ; les richesses, que la rude leçon qu’il avait reçue, que la vie d’indépendance et de bonheur sauvage qu’il goûtait depuis dix ans lui avaient appris à dédaigner, reprenaient tout à coup leur terrible empire sur lui.

Comme une de ces passions funestes qui, mal assoupies encore dans le cœur qu’elles ont déchiré, se réveillent aussi violentes que jamais sur un mot, sur un souvenir fortuit, la passion de l’or surgissait subitement dans l’âme du chasseur avec une nouvelle force à la vue de ces trésors.

« Vous ne pouviez soupçonner, n’est-ce pas, Pepe, reprit Fabian toujours pensif, que tant d’or fût réuni dans un seul endroit ? je le conçois ; moi dont le premier métier a été celui de chercheur d’or, je n’aurais osé le rêver, même après ce qu’on m’avait dit. »

Pepe ne répondait pas davantage. Son œil égaré ne cessait d’errer avec avidité sur les blocs d’or que pour jeter à la dérobée un regard sinistre sur Fabian, qui semblait ne plus voir ceux qui l’entouraient, et sur Bois-Rosé, immobile dans son attitude favorite, le bras sur le canon de sa carabine, qui devant tous ces trésors ne regardait que le plus cher à ses yeux, le jeune homme que le ciel lui avait rendu.

L’Espagnol avait devant lui, d’un côté, son vieux compagnon de périls : dans cent rencontres diverses, tous deux avaient poussé ensemble leur cri de guerre, comme ces frères d’armes de l’ancienne chevalerie qui combattaient toujours sous la même bannière ; le froid, la faim, la soif, tout leur avait été commun ; leurs jours s’étaient écoulés sous le même soleil, leurs nuits sous le même dais d’étoiles.

De l’autre côté était l’enfant orphelin par sa faute, son remords de vingt ans, l’amour, la vie de son unique ami dans ce monde ; mais le démon de la cupidité qui lui mordait le cœur effaçait tous ces souvenirs du passé : ces deux hommes étaient de trop aujourd’hui à ses yeux.

Un frisson de terreur agita le corps de Pepe quand ces pensées traversèrent son âme. Une lutte acharnée s’établit au dedans de lui, lutte des instincts de la jeunesse contre les instincts plus nobles qu’avait développés le spectacle de la nature où l’homme se sent plus près de Dieu ; mais cette lutte si terrible fut courte ; le miquelet de jadis avait disparu tout à coup, et, quand Pepe put se rendre compte de ses odieuses pensées, la noble nature qu’il avait reconquise l’emporta : le vieil homme était à jamais vaincu, il ne restait plus que l’hôte des bois purifié par le repentir et la solitude.

Le genou toujours incliné sur la terre, Pepe avait fermé les yeux ; une larme furtive, larme inaperçue de ses deux compagnons comme la lutte dont il sortait vainqueur, se fit jour à travers sa paupière et roula sur sa joue bronzée.

« Seigneur comte de Mediana, s’écria-t-il en se relevant, vous êtes dès aujourd’hui un riche et puissant seigneur, car tout cet or est à vous seul ! »

En disant ces mots, il découvrit son front et s’inclina respectueusement par un effort sublime devant celui qui désormais n’avait plus rien à lui pardonner.

« À Dieu ne plaise, dit vivement Fabian, que vous ne partagiez avec moi cet or, après avoir partagé nos périls ! Qu’en dites-vous, Bois-Rosé ? Ne vous réjouissez-vous pas de devenir aussi dans votre vieillesse un riche et puissant seigneur ? »

Mais toujours et tranquillement appuyé sur le canon de sa carabine, Bois-Rosé, impassible devant tant de richesses comme le rocher qui s’élevait au-dessus d’elles, se contenta de secouer la tête, tandis qu’un sourire d’ineffable tendresse pour Fabian témoignait de l’unique intérêt qu’il prenait à ce merveilleux spectacle.

— Je pense comme mon ami Pepe, reprit le Canadien ; que ferai-je de ces biens que tout le monde convoite ? Si cet or a pour nous une valeur inestimable, c’est parce qu’il doit vous appartenir ; la possession du moindre de ces cailloux ôterait à ses yeux comme aux miens le prix du service que nous avons pu vous rendre. Mais le moment est venu d’agir et non de parler ; à coup sûr nous ne sommes pas seuls dans ces solitudes. »

Cette dernière réflexion rappelait qu’en effet le temps était précieux. Pepe, le premier, écartant les branchages des cotonniers, se fit jour à travers l’enceinte de verdure ; mais à peine avait-il pénétré dans le val d’Or que l’explosion d’une arme à feu retentit dans les montagnes. Au bout de quelques secondes sa voix rassura ses deux amis pleins d’une anxiété douloureuse sur son sort.

« C’est le diable, s’écria l’ex-carabinier, qui nous défend d’empiéter sur ses domaines ; mais, en tout cas, c’est un diable dont le coup d’œil n’est pas infaillible. »

Avant de s’engager à leur tour dans le vallon, le Canadien et Fabian levèrent les yeux une seconde fois vers le sommet de la pyramide d’où le coup, comme la voix qu’ils avaient entendue, paraissait sortir. Mais un brouillard épais, détaché par la brise du sommet des collines, dérobait en ce moment à leur vue la plate-forme du rocher et sa décoration fantastique.

Bois-Rosé et Fabian ne tardèrent pas à rejoindre le carabinier, et tous trois, sans se consulter, s’élancèrent d’un commun accord vers le rocher isolé. C’était là que se cachait sans nul doute l’ennemi qui les menaçait.

Les flancs de la pyramide, quoique escarpés, étaient revêtus de broussailles qui permettaient de les gravir. C’était néanmoins une dangereuse tentative, car le brouillard ne laissait pas deviner à combien d’ennemis les trois compagnons pouvaient avoir affaire.

Fabian voulut passer le premier ; mais le bras vigoureux du Canadien le maintint en arrière, tandis que Pepe était déjà parvenu à moitié de la hauteur du rocher. Faisant alors de son corps un bouclier à son enfant bien-aimé, Bois-Rosé suivit Pepe, après avoir supplié Fabian de ne monter que sur ses pas.

Cependant le panache de brume continuait à ondoyer au sommet de la pyramide, qu’il couvrait inégalement en changeant de place sous le souffle du vent.

Sans se laisser effrayer par les embûches que pouvait recéler cette masse de vapeurs tristement agitées par la brise, l’intrépide carabinier montait toujours. Il disparut bientôt au milieu du brouillard.

Fabian et Bois-Rosé le perdirent de vue au moment où ils s’arrêtèrent un instant pour reprendre haleine ; puis, le cœur en proie à une incertitude pénible, ils continuèrent leur périlleuse escalade. Un cri de triomphe jeté par Pepe prouva qu’il était arrivé sain et sauf. Ses deux compagnons répondirent à son cri et ne tardèrent pas à gagner eux-mêmes la plate-forme. Elle était déserte.

Au moment où les trois amis, désappointés de leur peu de succès et presque invisibles l’un à l’autre au milieu des vapeurs, se disposaient à redescendre dans la plaine, une rafale soudaine du vent qui soufflait sur les sommets dépouillés des collines chassa brusquement le brouillard et leur permit de plonger leur vue dans le lointain.

À droite et à gauche, c’était l’image la plus complète du désert dans toute sa morne tristesse : des plaines arides où tourbillonnaient des trombes de sable, un terrain stérile et desséché que le soleil couvrait d’une nappe ardente, partout le silence, partout l’immobilité, excepté cependant d’un côté.

Bien loin de l’enceinte de saules et de cotonniers qui de la plaine masquaient l’entrée du val d’Or, quatre cavaliers, presque ensevelis dans la brume de la rivière, d’où ils semblaient sortir, s’avançaient serrés l’un contre l’autre, la carabine au poing. Toutefois la distance où se trouvaient encore les nouveaux venus était assez grande pour que ceux qui occupaient la plate-forme du rocher ne pussent distinguer ni leurs costumes ni la couleur de leur teint.

« Va-t-il nous falloir soutenir encore un siège ici ? s’écria Bois-Rosé. Sont-ce des blancs, sont-ce des Peaux-Rouges ?

— Peaux-Rouges ou blanches, ce sont certainement des ennemis, » dit Pepe.

Pendant que les trois aventuriers se baissaient pour ne pas être aperçus, un personnage jusqu’alors invisible aux deux partis entrait doucement dans le lac. Il écarta avec précaution les feuilles flottantes des nénufars, forma de leurs disques luisants un abri au-dessus de sa tête, et resta immobile. Le lac abritait un hôte inattendu, mais sa surface n’avait pas changé d’aspect. Ce personnage, c’était Cuchillo, chacal immonde qui, mal conduit par son destin, venait chasser sur le terrain des lions.


  1. L’oiseau moqueur.