Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/I/XXII

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Librairie Hachette et Cie (1p. 209-216).

CHAPITRE XIX

LA RECONNAISSANCE.


Tiburcio se félicitait de ne pas se voir tout à fait trompé dans l’espoir que lui avait inspiré la rencontre fortuite des deux chasseurs, quand Bois-Rosé reprit la parole :

« Comme vous le voyez, dit-il, vous trouverez dans mon ami Pepe un homme prêt à se joindre à vous contre ce don Estévan, et c’est vous dire assez que je ne vous ferai pas défaut non plus, car ses ennemis sont les miens. Je suis donc, dans cette circonstance, heureux de pouvoir vous offrir le secours d’un bon rifle qui ne manque guère son coup, car, pour des raisons particulières, je n’aurais pas pu voir un jeune homme de votre âge menacé, comme vous l’avez été et le serez encore, sans un vif regret de ne pouvoir me mettre de son côté ; vous pouvez doublement compter sur moi, et vous verrez que le ciel vous a envoyé un ami qui en vaut bien un autre. »

Tout en parlant ainsi, le chasseur canadien semblait considérer avec attention la crosse de sa longue carabine, et, pour la première fois, Tiburcio s’aperçut qu’elle était marquée d’une foule de signes hiéroglyphiques bizarrement gravés avec la pointe d’un couteau.

« Ah ! reprit Bois-Rosé en surprenant le regard du jeune homme fixé sur ces entailles de diverses formes, vous comptez sans doute mes chevelures.

— Vos chevelures ! répéta d’un air étonné Tiburcio, qui n’était pas au courant des mœurs de l’étrange classe d’hommes à laquelle appartenait le chasseur.

— Sans doute, reprit le Canadien. Les Indiens, qui sont des païens, comptent le nombre de leurs victimes par le nombre de chevelures qu’ils ont enlevées ; mais nous autres coureurs des bois, nous comptons nos trophées de victoires comme il convient à des chrétiens. Ces entailles représentent les ennemis que j’ai loyalement tués sur le sentier de la guerre, comme disent les Indiens.

— Mais j’en vois au moins une vingtaine ! s’écria Tiburcio.

— Vous en mettriez le double que vous vous tromperiez encore de quelques-uns, reprit en souriant le chasseur. Tenez, ces croix à une seule branche signifient les Apaches, et vous en compterez quelque chose comme une dizaine. Ces croix doubles veulent dire, et elles sont au nombre de sept, qu’autant d’indiens Sioux ont poussé leur cri de mort. Ces croix à triple branche, ce sont des Pawnies que j’ai envoyés vers la terre des Esprits ; voyons, il y en a huit. Ces étoiles, au nombre de quatre, ce sont des Corbeaux qui chassent maintenant pour l’éternité. Ah ! continua le Canadien en comptant neuf entailles parallèles, voici autant de Têtes-Plates qui, grâce à moi, ne voleront plus personne ; enfin, ces points ronds que je ne compte pas sont autant de Pieds-Noirs qui ont dit adieu pour toujours aux terrains de chasse des prairies. Ainsi, je vous le demande, qu’aurais-je fait de toutes ces chevelures ? J’abandonne ces trophées à la vanité indienne, » acheva naïvement le coureur des bois.

Tiburcio écoutait ce chant de triomphe de l’honnête Canadien avec autant de surprise que celui qui écrit ces lignes en éprouva un jour qu’un de ces terribles tueurs d’Indiens lui fit compter, sur le bois de son rifle, cinquante-deux entailles commémoratives qu’il avait eu occasion de faire dans ses voyages et ses combats aux frontières mexicaines.

« Eh bien ! reprit le Canadien, ai-je tort de vous dire que vous pouvez compter sur un ami qui en vaut bien un autre. »

Joignant le geste à la parole, le Canadien tendit sa large main à Tiburcio avec un air de franchise et de loyauté qui parlait plus éloquemment que sa bouche, et ce dernier, dans la position où il se trouvait, le remercia avec effusion.

« Un secret pressentiment, ajouta-t-il, me disait que cette lueur que je voyais briller dans la forêt du haut de l’hacienda devait être pour moi une lumière amie.

— Vous ne vous êtes pas trompé, reprit chaleureusement Bois-Rosé. Mais pardonnez à un vieillard des questions peut-être indiscrètes, continua-t-il ; si jeune, n’avez-vous déjà plus de père auprès de qui chercher un asile ? »

Une vive rougeur couvrit, à cette demande, les joues de Tiburcio, qui se tut un moment et reprit :

« Pourquoi ne vous avouerais-je pas qu’entouré d’ennemis de tous côtés, dédaigné d’une femme que j’aimais et que j’aime encore, je suis seul en ce monde, que je n’ai ni père ni mère !

— Ils sont morts ? dit Bois-Rosé d’un air d’intérêt.

— Je ne les ai jamais connus, reprit le jeune homme à voix basse.

— Vous ne les avez jamais connus ! dites-vous, » s’écria le Canadien qui se leva subitement, saisit un tison encore enflammé et l’approcha de la figure de Tiburcio.

Ce tison, tout léger qu’il fût, semblait un poids de cent livres dans la main du géant, tant cette main était agitée de tremblements convulsifs, et Bois-Rosé éclairait successivement avec la flamme toutes les parties du visage du jeune homme, en lui demandant d’une voix que l’émotion faisait trembler aussi :

« Mais vous savez, du moins, dans quel pays vous êtes né ?

— Je l’ignore, répondit Tiburcio. Mais pourquoi ces questions ? Quel intérêt pouvez-vous prendre à des événements auxquels vous devez être aussi étranger que vous l’êtes à ce pays ?

— Fabian ! Fabian ! dit Bois-Rosé, en adoucissant malgré lui l’expression de sa rude voix, comme s’il s’adressait à un enfant en bas âge, qu’es-tu devenu ?

— Fabian ! je ne connais pas ce nom… Fabian ! répéta Tiburcio dont l’étonnement redoubla à cette interpellation, tandis que le Canadien, les yeux avidement fixés sur lui, semblait vouloir écarter avec la main un brouillard qui obscurcissait sa vue.

— Oh ! mon Dieu ! se dit tristement Bois-Rosé, puisque ce nom ne lui rappelle rien, ce n’est pas lui. Pourquoi m’avoir donné ce fol espoir ? Et cependant ces traits sont ceux que l’âge a dû changer ainsi. Mais pardonnez-moi, mon jeune ami, je suis un fou, un insensé ! »

Et le Canadien rejeta le tison dans le foyer, se rassit au pied de l’arbre qu’il avait quitté, et tourna le dos à la lumière, de manière à être complètement enseveli dans l’ombre épaisse que versait le feuillage touffu du liège contre lequel il s’appuyait.

Déjà des teintes bleuâtres éclairaient les cimes les plus élevées de la forêt, le jour allait bientôt luire ; mais sous le feuillage tout était encore obscur, quoique le coq chantât dans la métairie voisine.

Comme ces semences que le vent confie à la terre et qui germent en dépit des orages, malgré le tourbillon d’événements dans lequel Tiburcio avait été emporté, le récit de son arrivée en Amérique, que sa mère adoptive lui avait fait une fois encore avant de mourir, avait germé dans sa mémoire. Se repliant sur lui-même, le fils d’Arellanos se taisait et cherchait à renouer la chaîne de ses souvenirs d’enfance, brisée par dix-huit ans d’intervalle. Sans qu’il s’en rendît compte encore, ce chasseur, assis devant lui, lui rappelait vaguement le géant dont la femme d’Aurellanos avait fait mention.

Mais comment penser que le matelot fût transformé en un chasseur de loutres ? Puis il n’entrevoyait encore dans les questions du Canadien qu’une curiosité bienveillante et désintéressée ; en effet, le coureur des bois ne lui avait pas encore dit qu’il cherchait un fils. Ce mot seul eût tout expliqué ; mais Bois-Rosé ne l’avait pas prononcé.

« Peut-être, dit Tiburcio en rompant le silence, parmi mes souvenirs lointains, en est-il quelques-uns qu’on pourrait raviver ; mais, hélas ! Dieu seul le pourrait faire ! Quel homme donnera une forme précise à ces vagues réminiscences ? car je ne me rappelle rien distinctement.

— Rien ? répéta le Canadien à voix basse et d’un air morne en baissant la tête.

— Et cependant, continua Tiburcio, dans le silence d’une nuit semblable à celle ci, pendant laquelle je veillais le cadavre de celle que j’appelais ma mère, un jour douteux a lui dans cette obscurité, et j’ai cru me rappeler de bien tristes scènes ; mais ce sont des rêves sans doute… des rêves bien affreux. »

Tandis que Tiburcio parlait, le Canadien, reprenant espoir, relevait lentement la tête comme un chêne qui a plié sous la tempête. Tiburcio continua en faisant signe de la main de ne pas interrompre le fil encore mal renoué de ses souvenirs, et, parlant avec lenteur, appuya sur chacune de ses paroles, comme celui qui déchiffre péniblement une inscription effacée par les siècles.

« Il me semble me retrouver, dit-il, dans une vaste chambre qu’un vent plus froid que je n’en ai jamais senti rendait plus froide encore ; il me semble entendre des sanglots de femme, une voix rude et menaçante, et… rien de plus ! »

Ces paroles trompèrent encore l’attente du Canadien, car on se rappelle qu’il n’avait vu que le dénoûment du drame d’Elanchovi.

« Ce sont probablement des rêves, dit-il tristement ; mais continuez, continuez ! Ne vous rappelez-vous pas le bruit de la mer ? C’est un spectacle qu’on n’oublie guère, quelque jeune qu’on l’ait vu.

— Je n’ai vu la mer pour la première fois qu’à Guaymas, il y a quatre ans, reprit Tiburcio, et cependant, si j’en crois certains renseignements qu’on m’a donnés, j’ai dû la voir pour la première fois dans ma plus tendre enfance.

— Eh bien ! reprit le Canadien, encore trompé dans l’espoir de retrouver celui dont il avait pleuré la perte pendant de longues années, ce souvenir ne vous rappelle-t-il rien ?

— Rien !

— Rien ? reprit de nouveau le Canadien comme un écho lointain ; rien ?

— Rien du moins de précis ; mais, comme vous dites et comme je le pense, des rêves que je prends pour des réalités.

— Sans doute, reprit Bois-Rosé avec quelque amertume ; quel est l’enfant qui se souvient ?

— Et parmi ces rêves, dit Tiburcio, je vois, à l’heure qu’il est, une figure hâlée, rude, mais bonne dans sa rudesse.

— Quelle figure ! demanda Bois-Rosé en tournant de nouveau son visage vers la lumière, qui en éclaira les muscles tendus, pendant que sa poitrine se soulevait comme une montagne.

— Cette figure, reprit Tiburcio, c’est celle d’un homme qui m’aimait bien, car, ajouta-t-il avec vivacité, je me rappelle cet homme à présent !

— Mais vous, reprit Bois-Rosé, tandis que l’angoisse se peignait sur ses traits, l’aimiez-vous bien aussi ?

— Il était si bon pour moi ! »

Une larme coula lentement sur la joue bronzée du Canadien, qui, honteux de sa faiblesse, se détourna pour la cacher en rentrant de nouveau dans l’ombre, et murmura :

« Hélas ! lui aussi m’aimait tendrement ! »

Puis, au moment d’acquérir une conviction désolante ou de retrouver l’enfant qu’il pleurait, ce rude chasseur reculait involontairement devant une dernière question qui devait réaliser l’espoir dont son âme était agitée, ou le détruire à jamais. Enfin, d’une voix entrecoupée, et le cœur lui manquant, il hasarda cette fatale question :

« Ne vous rappelez-vous pas une circonstance, entre toutes, à la suite de laquelle cet homme fut séparé de vous au milieu d’un… »

Il ne put achever, et, appuyant sa tête sur ses deux genoux, le colosse attendit en tremblant la réponse à sa question.

Soit que Tiburcio ne se rappelât pas cette circonstance, soit, au contraire, qu’elle eût été comme un trait de lumière qui jaillit dans une nuit profonde et dissipe le doute et l’incertitude, il se recueillit un instant avant de répondre, et, dans ce moment de silence imposant, le pétillement du bois fut couvert par la respiration haletante du Canadien.

« Écoutez, s’écria Tiburcio, vous qui paraissez être le phare qui me guide, écoutez ce que je me rappelle à présent. Un jour, il y avait du sang partout, le sol tremblait sous les pieds, le tonnerre, ou peut-être le canon, grondait avec un bruit horrible ; j’avais peur dans une chambre noire où j’étais enfermé. Cet homme, celui qui m’aimait, s’approcha de moi… »

Tiburcio s’interrompit un moment comme pour recomposer des formes vagues qui se dressaient devant lui, ou pour se rappeler des sons indistincts qui semblaient frapper encore ses oreilles après tant d’années.

« Attendez ! reprit-il. Cet homme me dit : « Agenouille-toi, mon enfant, et prie pour ta mère… » Mais je ne me rappelle plus rien… »

Pendant ce temps, le Canadien, dont l’ombre voilait le corps, la figure toujours inclinée sur ses genoux, semblait agité de tremblements convulsifs : un sanglot se fit entendre, Tiburcio tressaillit au son de la voix de Bois-Rosé qui s’écria :

« Et prie pour ta mère que j’ai trouvée mourante près de toi.

— Oui, oui, s’écria Tiburcio, qui se releva d’un bond, c’est cela. Mais vous, qui êtes-vous pour que vous sachiez ce qui s’est passé dans ce terrible moment ? »

Le Canadien se leva sans répondre, et, s’agenouillant en montrant de nouveau sa mâle et rude figure inondée de larmes, il s’écria dans l’ivresse de son âme :

« Oh ! mon Dieu ! je savais bien que, s’il avait encore besoin d’un père, vous l’auriez envoyé vers moi ! Fabian ! Fabian ! c’est moi… je suis cet homme… »

Une détonation, précédée d’une vive clarté qui illumina les broussailles, lui coupa la parole, et une balle vint s’enfoncer en sifflant dans le sol auprès de Tiburcio. Pepe se réveilla en sursaut et se dressa brusquement sur ses pieds.