Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/I/XXXVIII

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Librairie Hachette et Cie (1p. 397-409).

CHAPITRE XXXV

LE PARLEMENTAIRE.


Depuis quelque temps déjà les quatre fugitifs avaient débarqué sur la rive où ils avaient fait échouer l’îlot qui les avait transportés, quand le messager envoyé par les chefs pour offrir à l’Oiseau-Noir le commandement suprême ouvrit les yeux aux lueurs du malin. Quelques heures de sommeil avaient suffi pour délasser ses membres fatigués ; sur sa couche dure le guerrier des déserts n’a pas besoin d’un long repos. Le chef était toujours immobile, et paraissait, à la lueur du foyer qui s’éteignait, aussi sombre, aussi implacable que la veille.

« Les oiseaux commencent à chanter, dit le coureur dans ce langage coloré que les Indiens tiennent des Orientaux dont ils paraissent descendre. Le brouillard s’enfuit devant le soleil. La nuit a-t-elle porté conseil au chef en faveur de la peuplade qui attend sa venue ?

— À celui qui ne dort pas la nuit parle beaucoup, répliqua le chef, et toute la nuit l’Oiseau-Noir a entendu les gémissements de ses victimes ; il a écouté le grondement de la faim dans leurs entrailles, il a prêté l’oreille à toutes les voix de sa pensée, mais il n’a pas entendu les prières des guerriers de sa nation.

— Bon ! le messager rapportera fidèlement à ceux qui l’envoient les paroles qu’il vient d’entendre. »

Le coureur, prêt à partir, serrait plus étroitement sa courroie de cuir autour de ses reins, quand le chef le pria de l’aider à se mettre debout. L’Apache obéit. Une fois dressé, non sans peine, sur ses jambes, et en étouffant la douleur que lui causaient les élancements poignants de son épaule fracassée, l’Oiseau-Noir s’appuya sur le bras du coureur.

« Il est bon, dit le chef, d’aller interroger les vedettes de nuit, » et, accompagné et soutenu par l’Indien, l’Oiseau-Noir se dirigea d’un pas lent, quoique assez ferme, vers les divers foyers encore allumés.

D’autres sentinelles avaient remplacé les premières qui goûtaient à leur tour le sommeil, étendues dans leur peau de bison. Seul de tous les guerriers, l’Oiseau-Noir n’avait pas fermé les yeux. Les guetteurs étaient à leur poste, immobiles comme des statues de bronze florentin.

Le premier, interrogé sur les événements de la nuit, répondit :

« Le brouillard n’est pas plus silencieux que la rivière, les guerriers blancs qui ont échappé au feu n’auraient pu s’enfuir à la nage, à moins d’être muets et silencieux comme les poissons sous l’eau. »

Tous les autres répondirent dans le même sens.

« C’est bien, » dit l’Indien dont l’œil brilla d’une joie farouche.

Puis, s’adressant au messager et lui montrant les ligatures de son épaule :

« La vengeance, continua l’Oiseau-Noir, parle trop fort à mon oreille pour qu’elle entende une autre voix que la sienne. »

C’était une nouvelle confirmation de son refus que le chef donnait au messager. Celui-ci reconduisit silencieusement l’Oiseau-Noir près de son foyer.

Cependant, malgré ce second avis, le coureur ne se pressait pas de partir ; son œil semblait chercher à percer le nuage épais de brume suspendu sur la rivière.

Le vent plus vif qui précède le lever du soleil y ouvrait parfois de larges trouées. Il était facile de voir que, d’un moment à l’autre cette masse compacte de brouillard allait se désunir comme la glace dans une débâcle. Quelque attention qu’il apportât dans son examen, l’Indien n’avait découvert, à travers aucune de ces éclaircies passagères, l’îlot décrit par le chef.

Un soupçon que la vigilance des guetteurs avait pu être mise en défaut par quelques causes incompréhensibles traversa l’esprit du messager, car une joie qu’il dissimulait mal brillait dans son regard.

« J’ai dit que je ne me mettrais en route qu’au soleil levé. »

Ces paroles du coureur indien étaient la conséquence du rapide soupçon qu’il venait de concevoir.

Les premières lueurs crépusculaires devinrent bientôt plus distinctes. Des flots de brouillard roulaient l’un sur l’autre comme la poussière soulevée par un troupeau de buffles. Puis les rayons, obliques encore, du soleil donnèrent à ce voile grisâtre les feux rouges de l’opale.

Bientôt le voile de brume oscilla comme une immense draperie, dont chaque souffle de la brise ne tarda pas à emporter un lambeau grisâtre.

Quelques flocons de vapeur voltigeaient encore à peine au-dessus de la nappe azurée de la rivière, quand l’Oiseau-Noir poussa un cri terrible de désappointement et de rage.

L’îlot avait complètement disparu ; la place qu’il occupait le soir précédent au milieu de l’eau était unie comme un miroir ; pas un des roseaux qui le bordaient, pas une des racines verdoyantes qui l’entouraient ne s’élevait au-dessus de la surface de la rivière.

« La main du Mauvais-Esprit s’est étendue sur l’eau, dit le coureur indien. Il n’a pas voulu que les chiens blancs, qui sont ses enfants, trouvassent la mort dans les mains d’un chef renommé comme l’Oiseau-Noir. »

Mais l’Indien n’écoutait pas les compliments de condoléance étudiés du messager, qui s’applaudissait dans le fond de l’âme de la disparition des fugitifs. Le chef sauvage, cette fois, s’était dressé seul sur ses jambes, l’œil hagard, la figure pâlie sous ses tatouages et sa couche d’ocre ; sa main brandissait sa hache, tandis qu’il s’avançait en chancelant contre celui des guetteurs de nuit le plus à portée de son bras.

Mais le guerrier indien menacé ne fit pas un mouvement. Il resta la tête tendue, les bras à moitié soulevés, dans l’attitude de l’homme qui écoute, comme pour montrer que jusqu’à ce fatal moment même il n’avait cessé de veiller fidèlement.

Cependant la hache allait s’abattre sur sa tête quand le bras du messager arrêta celui du chef.

« Les sens de l’Indien ont des bornes, dit-il ; il ne saurait entendre l’herbe pousser, son œil ne pouvait percer les nuages qui voilaient la rivière. L’Oiseau-Noir a fait ce qu’il a pu, il n’a négligé aucune précaution : l’Esprit d’en haut n’a pas voulu qu’un chef perdît son temps à verser le sang de trois blancs, parce qu’il lui en réserve des flots à faire couler là-bas. »

L’Indien montrait du doigt la direction du camp mexicain.

L’Oiseau-Noir, épuisé par l’effort qu’il avait fait, par la rage qui le consumait, ne put répondre. Sa blessure s’était rouverte et son sang coulait de nouveau à travers ses ligatures de cuir. Il chancela, ses jarrets se ployèrent, et le messager fut obligé de l’asseoir sur l’herbe, où il perdit connaissance.

Le délai qui s’écoula jusqu’au moment où l’Oiseau-Noir reprit ses sens sauva les quatre fugitifs, que les Apaches eussent surpris, sans doute, au milieu de leur marche lente dans la rivière.

De longs hurlements partant sur la rive opposée apprirent au chef sauvage, à l’instant où il ouvrait de nouveau les yeux, que ses compagnons venaient de s’apercevoir aussi de la disparition de l’île flottante.

« Nous allons chercher les traces des fugitifs, dit le coureur ; puis ensuite l’Oiseau-Noir entendra la voix de la nation ; ses oreilles ne seront plus sourdes. »

Les guerriers apaches, postés sur l’autre bord, reçurent l’ordre de venir rejoindre leur chef, et quand ils furent tous réunis, au nombre de trente environ, on hissa l’Indien blessé sur son cheval. Le messager, qui était venu à pied, car il avait été démonté dans l’attaque de la nuit précédente, monta en croupe derrière l’Oiseau-Noir pour l’aider à se maintenir en selle.

La cavalcade sauvage suivit alors le cours de la rivière. Le premier moment de surprise une fois passé, les Indiens avaient été forcés d’admettre que l’île flottante avait dû être arrachée à sa base, et ils espéraient la trouver échouée non loin de son point de départ.

Mais les Indiens marchèrent longtemps sans apercevoir aucune trace de ceux qu’ils cherchaient. Un d’eux jeta, il est vrai, un cri de joie à l’aspect des traces des fugitifs qui montraient l’endroit où ils avaient pris terre sur la berge ; les précautions de Bois-Rosé n’avaient pu les cacher à l’œil des Apaches ; mais le soin qu’il avait pris de disjoindre les pièces de bois du radeau, et de l’anéantir entièrement, les trompa.

L’eau avait charrié au loin les herbes, les branches, les racines, et les Indiens n’aperçurent, jusqu’où leur vue pouvait s’étendre, rien qui leur retraçât la forme connue de l’îlot.

Les traces empreintes sur le rivage ne s’étendaient qu’à quelques pas ; il était donc évident que les fugitifs avaient continué leur navigation bien au delà, et qu’ils avaient l’avantage d’une avance qu’il était inutile de chercher à leur disputer.

Malgré sa déconvenue à cette nouvelle preuve de l’impuissance où il était d’atteindre les trois chasseurs objets de sa haine, l’Oiseau-Noir avait eu le temps de reprendre son empire sur sa physionomie. L’Indien demeura donc impassible.

La soif du sang allumée chez lui ne s’éteignit pas ; mais elle laissa voir, les fugitifs une fois disparus, un autre but à poursuivre : tout en subissant forcément la nécessité d’ajourner sa vengeance, il lâcha la bride à son impétueuse ambition.

Pour la seconde fois, il éprouva le besoin de se disculper aux yeux du messager. L’astucieux Indien poussa un soupir de soulagement comme un homme victime d’une hallucination funeste, au moment où ses yeux se dessillent.

Après avoir lancé dans la direction du cours de la rivière un regard de haine désappointée, il allongea le cou du côté opposé et demeura immobile.

« Qu’entend le chef dont les oreilles sont si fines ? demanda le coureur.

— L’Oiseau-Noir entend à présent le silence, la voix du sang ne bourdonne plus à son oreille.

— Est-ce là tout ce qu’il entend ? » répliqua le messager.

Le chef indien continuait sa comédie diplomatique. Il ne répondit pas, mais sa physionomie prit une expression riante, comme si une mélodie lointaine frappait ses sens.

« Mes oreilles, répliqua-t-il, ne sont plus sourdes. La main du Mauvais-Esprit ne s’appuie plus sur elles. J’entends la voix des guerriers qui m’appellent pour venger l’honneur de ma nation ; j’entends le pétillement du feu du conseil. Grâces soient rendues au Bon-Esprit protecteur des peuplades apaches. Marchons. »

L’Indien tourna la bride de son cheval vers l’endroit où, d’après le rapport du coureur, les guerriers assemblés attendaient sa réponse.

Le soleil versait des flots de lumière sur le désert quand l’Oiseau-Noir et sa troupe parvinrent à cette oasis de gommiers où nous avons vu les Indiens occupés à délibérer un jour avant. Après la défaite qu’ils avaient essuyée et la poursuite nocturne dont ils avaient été l’objet, ils avaient rallumé le feu de leur conseil dans ce même endroit.

À la vue du chef redouté, dont le retour était si vivement attendu, des cris d’allégresse éclatèrent de toutes parts. L’ambitieux Indien accueillit avec dignité ces acclamations comme un hommage qu’il méritait ; puis s’adressant à tous les guerriers réunis :

« L’esprit de l’Oiseau-Noir, dit-il, sera seul avec ses guerriers, car son corps est malade et son bras affaibli. »

Et il montra son épaule sanglante. Des hurlements douloureux remplacèrent les cris d’allégresse, et, après que ces démonstrations de deuil se furent apaisées, on aida le chef à descendre de cheval, ensuite à s’asseoir près du feu.

Quand il fut assis, ses pairs s’inclinèrent en se rangeant en rond. L’Oiseau-Noir fuma le calumet qu’on lui présenta, le passa à un autre, et la pipe fit ainsi le tour du conseil, au milieu du plus profond silence. Tous se préparaient par la méditation à la discussion qui allait avoir lieu.

Nous laisserons les chefs sauvages fumer gravement, comme il convient à des guerriers dont l’esprit doit être lent et la main prompte, pour aller jeter un coup d’œil sur le camp mexicain, demeuré sans guide et sans chefs.

Il y régnait une grande confusion. Le bruit s’était répandu, comme cela arrive presque toujours, quelque réserve qu’on mette à céder un secret, que les chercheurs d’or touchaient au but de leur expédition ; que tout près du camp s’étendait un placer d’or d’une richesse incalculable ; enfin que la reconnaissance pour laquelle don Estévan Arechiza s’était éloigné n’avait pas d’autre motif que d’en préciser au juste l’emplacement.

Pendant les premières heures de la matinée, la confusion dans le camp n’avait pour source que l’impatience fiévreuse avec laquelle tous attendaient le retour de leur chef porteur de l’heureuse nouvelle. Mais quand le soleil se fut élevé presque à moitié de sa course, sans qu’aucun des quatre cavaliers partis le matin fût revenu, à l’impatience succéda l’inquiétude. C’est dans cette seconde phase que nous retrouvons les chercheurs d’or.

Sur le monticule qui domine le camp, la tente dressée par ordre du chef absent est déserte, la bannière aux armes des Mediana, au lieu de flotter, s’affaisse tristement le long de sa hampe ; pas un souffle d’air, au milieu de cet océan de sable, n’agite ses plis. En vain les vedettes mexicaines consultent à tout instant l’horizon du regard, elles ne voient revenir ni leur chef, ni leur guide, ni les trois compagnons de don Estévan, et cette disparition mystérieuse les effraie.

Les chevaux, attachés à leurs piquets, baissent la tête sous les atteintes de la soif ; les hommes les ressentent aussi et la faim les menace, car les chasseurs n’osent plus s’aventurer à la poursuite des daims ou des bisons : les ordres les plus précis ont été donnés pour que personne ne s’éloigne des retranchements.

À mesure que le temps s’avance, l’inquiétude et le malaise redoublent ; voilà ce qui se passe au camp.

En dehors et non loin des retranchements, mais sous le vent, des cadavres de chevaux et d’Indiens se putréfient au soleil. Sur la plaine, dans une direction opposée, le sable fraîchement creusé indique la place où reposent à jamais ceux des aventuriers tués dans l’engagement de la veille.

Ce triste tableau contribue à jeter une teinte lugubre sur tout le paysage, déjà si triste. Voilà pour l’extérieur du camp.

Il était l’heure à peu près à laquelle les chercheurs d’or avaient fait halte la veille en cet endroit, c’est-à-dire quatre heures, quand les vedettes signalèrent au loin un léger nuage de poussière. Tous se précipitèrent à l’envi de ce côté, dans l’espoir de revoir don Estévan et ses compagnons.

L’illusion ne fut pas de longue durée. Les panaches indiens et les lances ornées de chevelures humaines, en guise de banderoles, devinrent bientôt visibles au milieu du nuage.

« Aux armes ! aux armes ! les Indiens ! »

Tel fut le cri qui se fit entendre partout.

Mais la confusion, déjà si grande jusqu’à ce moment n’était rien en comparaison de celle qui envahit le camp à cette nouvelle imprévue. Qui allait commander ? qui allait obéir ? Cependant, au milieu du désordre chacun courut se ranger au poste qui lui avait été assigné le jour précédent. L’anxiété régnait sur le visage de tous.

Il y eut pourtant un moment où chacun reprit courage.

Les cavaliers indiens n’étaient qu’au nombre de six, et, au lieu de s’avancer au galop de leurs chevaux et en poussant leur cri de guerre, ils marchaient avec calme vers les retranchements. L’un d’eux agitait au bout de sa lance un chiffon blanc, qui représente le drapeau symbole de paix dans tous les pays.

Arrivés à deux portées de carabine, le cavalier au drapeau blanc se détacha du groupe de cavaliers ; les autres s’étaient arrêtés. Après quelques pas, le parlementaire s’arrêta aussi et agita de nouveau son drapeau.

Un des aventuriers, originaire du préside de Tubac, avait eu quelques relations avec les tribus apaches, et il savait assez de leur langage pour entendre et parler le dialecte moitié indien, moitié espagnol, en usage sur les frontières.

C’était un homme petit et maigre, qui, aux yeux des Indiens, admirateurs, comme tous les barbares, de la beauté extérieure, devait assez mal représenter l’autorité suprême. Aussi sa répugnance était excessive à se charger de ce rôle, qu’il lui fallut cependant accepter. Les aventuriers ne devaient pas, dans l’intérêt de leur salut et pour l’heureuse issue de la conférence qui devait avoir lieu, paraître privés de leur chef. Un mouchoir, jadis blanc, servit à représenter de son côté le drapeau parlementaire.

L’aventurier, son nom était Gomez, sortit fortement ému des retranchements pour s’avancer vers l’Indien, dont la contenance ferme contrastait avec la contenance timide du chef improvisé des blancs. Cependant il se rassura à la vue des bandelettes sanglantes qui entouraient une des épaules du guerrier apache.

À ce signe on a reconnu l’Oiseau-Noir.

Le Mexicain et l’Indien se saluèrent, et l’Oiseau-Noir prit le premier la parole.

« Ce sont deux chefs qui vont sans doute se parler, dit courtoisement l’Indien. »

Le Mexicain répondit non moins courtoisement ; mais un certain trouble démentait un peu son assertion.

« Une grande âme loge parfois dans un corps chétif, dit l’Indien ; mon frère blanc doit être un grand chef. »

Il y avait plus d’ironie que de franchise dans cette parole ambiguë, mais le ton de l’Indien n’impliquait qu’une persuasion complète, quoique son tact subtil n’eût pas été mis en défaut par le chercheur d’or.

L’Oiseau-Noir fixa sur Gomez des yeux qui semblaient vouloir pénétrer jusqu’au fond de son âme. Ceux du Mexicain ne purent soutenir ce regard scrutateur et terrible ; il les baissait vers la terre, quand l’Indien reprit :

« Mon frère ne ment pas quand il se donne pour un chef ; mais le camp des blancs en contient sans doute plusieurs, et il est l’un d’eux.

— Je suis le seul, » répondit l’aventurier visiblement embarrassé.

À l’aspect d’un chef d’une apparence aussi peu imposante l’Oiseau-Noir sentit qu’il aurait bon marché d’un pauvre diable si incapable de lutter avec lui d’astuce et de fermeté, et son œil brilla d’un éclat plus sinistre encore. Il résolut de s’assurer de la véracité du prétendu chef.

« Les paroles que j’apporte, dit-il, sont des paroles de paix ; tous les guerriers du Sud doivent être autour de moi pour les écouter. Les Indiens recevraient l’envoyé des blancs autour du feu du conseil ; il pénétrerait sous la tente du chef. Pourquoi donc le chef des blancs tiendrait-il ainsi à distance de son camp l’Indien qui vient vers lui ? »

Gomez hésitait ; il lui répugnait d’introduire le loup dans la bergerie. L’Oiseau-Noir vit cette hésitation ; son sourcil se fronça, un nuage, sombre comme celui qui noircit en se chargeant d’électricité, passa sur le front de l’Indien, dont les yeux brillèrent pareils aux éclairs qui jaillissent de ce nuage.

« Le chef des Apaches n’est pas un chef qu’on doive tenir à distance de sa hutte. L’une de ses mains contient la guerre, l’autre main renferme la paix ; laquelle des deux devra-t-il ouvrir ? »

Cette menace de rupture et le ton dont elle était faite achevèrent d’intimider le Mexicain. Il fut sur le point de répondre qu’il allait consulter ses compagnons, mais il se retint à temps.

L’Indien rusé continua d’un ton plus calme, mais dans lequel perçait quelque ironie.

« Un seul de mes guerriers m’accompagnera. Les blancs sont-ils si peu nombreux qu’ils aient à redouter deux guerriers parmi eux ? Leur camp n’est-il pas fortifié, leurs carabines ne sont-elles pas en état, leurs provisions de poudre et de balles ne sont elles pas abondantes ? »

Circonvenu par l’habileté diplomatique de l’Indien, le pauvre Gomez sentit qu’il ne pouvait refuser plus longtemps l’entrée du camp au parlementaire sans s’exposer à voir s’anéantir ses espérances de paix d’une part, et de l’autre sans montrer une défiance qui démentirait l’opinion favorable que l’Indien manifestait sur leurs ressources.

« Que mon frère rouge choisisse un compagnon, mais un seul, » dit-il.

L’Oiseau-Noir n’en voulait pas obtenir davantage. Si l’aventurier disait vrai en se donnant pour le chef des blancs, le tact du guerrier à peau rouge lui laissait deviner par le capitaine quels pouvaient être ses soldats ; s’il mentait, il verrait du moins le chef véritable des blancs, et il combinerait son plan d’attaque en conséquence.

Dans nos guerres européennes, un parlementaire est toujours sacré, parce que son cœur et sa bouche sont d’accord, mais parmi les nations sauvages, une proposition de paix ne sert presque toujours qu’à masquer une perfidie prochaine.

L’Indien fit un signe, et celui de ses guerriers qui s’avança sur son geste n’était autre que l’Antilope, le coureur que nous avons vu, aussi diplomate que le diplomate sauvage à qui il était venu offrir le commandement de la peuplade.

Le coureur était en outre le seul de tous les guerriers apaches qui connût, pour l’avoir vu à l’œuvre, le véritable chef, don Estévan, qu’il ne devait plus retrouver.

Les deux Indiens suivirent Gomez en échangeant à voix basse les mots suivants :

« Qu’est ce qu’un chacal revêtu de la peau d’un lion ? dit le coureur.

— C’est ce chef menteur qui veut tromper l’œil de l’Oiseau-Noir ; mais l’œil de l’Oiseau-Noir avait déjà vu sous sa peau, » répondit le chef astucieux.

Et tous deux entrèrent dans le camp comme le fer et le feu qui vont unir leurs ravages.