Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/II/III

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Librairie Hachette et Cie (2p. 27-45).

CHAPITRE III

LA LOI DE LYNCH.


Il existe sur les frontières américaines une loi terrible, non pas précisément par l’article unique dont elle se compose et qui dit : « Œil pour œil, dent pour dent, sang pour sang ; » l’application de cette maxime est visible, pour celui qui observe la marche des choses ici-bas, dans tous les actes de la Providence. « Celui qui frappe par l’épée, périra par l’épée, » dit l’Évangile.

Mais la loi du désert est terrible par l’apparence de légalité imposante dont elle s’environne ou affecte de s’environner.

Cette loi est terrible, non-seulement comme toutes les lois de sang, en ce que ceux qui l’appliquent usurpent un pouvoir qui ne leur est pas dévolu, mais encore en ce que la partie offensée se constitue juge dans sa propre cause et exécute la sentence qu’elle-même a prononcée.

Telle est la loi de Lynch, c’est ainsi qu’on la nomme.

Au milieu des déserts de l’Amérique, les blancs entre eux, les Indiens contre les blancs, les blancs contre les Indiens, l’appliquent avec une impitoyable rigueur.

Les sociétés civilisées en ont modifié l’application en ne la conservant dans son intégrité que pour la peine capitale ; mais la société barbare du désert continue à mettre en vigueur sans restriction cette loi des premiers âges du monde.

N’est-ce pas le cas de faire remarquer ici que ce point de contact entre la civilisation et la barbarie est une tache pour la première, une similitude affligeante qu’elle doit pour son honneur tenter de faire disparaître ?

La société a établi des lois protectrices pour tous.

L’homme qui se fait justice lui-même chez nous devient, en violant ces lois, justiciable de ceux à qui la société a donné mandat pour juger et punir.

Nous ne doutons pas que plus tard, en se perfectionnant, les sociétés ne comprennent que, quand elles éteignent chez un coupable le flambeau de la vie que nul ne peut rallumer, elles brisent l’œuvre du Créateur et commettent ainsi une infraction sacrilége aux lois suprêmes qui régissent l’univers et que Dieu a établies avant les nôtres.

Un temps viendra, nous nous plaisons à le croire, où les lois n’enlèveront à l’homme coupable d’un délit ou d’un crime que ce qu’elles pourront restituer à son repentir.

Ces lois respecteront la vie qu’elles ne sauraient rendre ; à côté des lois infamantes qui ternissent aujourd’hui l’honneur sans retour, il y aura des lois de réhabilitation qui relèveront l’homme sanctifié par le repentir au rang d’où le châtiment l’aura fait descendre.

On se réjouit plus dans le ciel, dit l’Évangile, du retour du pécheur que de l’infaillibilité du juste. Pourquoi les lois humaines n’emprunteraient-elles pas ce reflet des lois divines ?

Mais aujourd’hui la liberté est le seul bien que la société sache restituer à celui qu’une faute ou que le malheur en a privé.

Nous disons le malheur ; n’y a-t-il pas, en effet, une loi qui assimile au criminel un débiteur honnête et insolvable, et le soumet au même régime dans sa prison ?

Ceci dit, nous revenons à la loi de Lynch.

C’était devant un tribunal sans appel, où les parties se constituaient juges, qu’allait comparaître don Antonio de Mediana, et la justice des villes, avec tout son appareil imposant, n’aurait pu égaler en solennité les assises qui étaient au moment de s’ouvrir dans le désert, où trois hommes représentaient la justice humaine dans tout son appareil de terreur.

Nous avons dit quel lugubre et bizarre aspect offraient les lieux où la scène allait se passer. En effet, ces montagnes sombres, couvertes de brouillard, ces bruits souterrains qui grondaient, ces chevelures humaines flottant au gré du vent, ce squelette à jour du cheval indien, tout cet ensemble prenait aux yeux du seigneur espagnol un caractère étrange et fantastique qui eût pu lui faire croire qu’il était sous l’impression de quelque rêve horrible.

On se serait cru un instant transporté au moyen âge, au milieu de quelque société secrète où, avant l’admission du récipiendaire, on déployait à ses yeux tout ce qui était capable de porter la terreur dans son âme, à l’effet d’éprouver son courage.

Tout cela n’était cependant qu’une effrayante réalité.

Fabian montra du doigt au duc de l’Armada l’une des pierres plates semblables à des pierres tumulaires qui jonchaient la plaine, et s’assit sur une autre, de manière à former avec le Canadien et son compagnon un triangle dont il occupait le sommet.

« Il ne convient pas à l’accusé de s’asseoir en présence de ses juges, dit le seigneur espagnol avec un sourire amer. Je resterai donc debout. »

Fabian ne répondit rien.

Il attendait que Diaz, l’unique témoin à peu près désintéressé dans cette cour de justice, eût choisi la place qui lui convenait.

L’aventurier demeura éloigné, il est vrai, des acteurs de cette scène, mais assez près pour tout voir et tout entendre.

Il gardait l’attitude froide, réservée et attentive d’un juré qui va former sa conviction d’après les débats près de s’ouvrir sous ses yeux.

Alors Fabian reprit la parole :

« Vous allez savoir, dit-il, quel est le crime dont on vous accuse. Pour moi, je ne suis ici que le juge qui écoute, qui condamne ou absout. »

Après cette réponse, il sembla réfléchir.

Il devait avant tout constater l’identité de l’accusé.

« Êtes-vous bien, reprit-il enfin, don Antonio, que les hommes ont appelé ici comte de Mediana ?

– Non, reprit l’Espagnol d’une voix ferme.

– Qui êtes-vous donc ? continua Fabian avec un étonnement presque douloureux qu’il ne put cacher ; car il lui répugnait de croire qu’un Mediana eût recours à un lâche subterfuge.

– J’ai été le comte de Mediana, répliqua don Antonio avec un sourire hautain, jusqu’au moment où mon épée a conquis d’autres titres ; aujourd’hui on ne m’appelle en Espagne que le duc de l’Armada. C’est le nom que je pourrais transmettre à l’homme de ma race que j’adopterais pour mon fils. »

Cette dernière phrase, incidemment jetée par l’accusé, devait former tout à l’heure son unique moyen de défense.

« Bien, dit Fabian, le duc de l’Armada va savoir de quel crime est accusé don Antonio de Mediana. Parlez, Bois-Rosé, et dites ce que vous savez, et rien de plus. »

Cette recommandation était inutile.

Il y avait sur la rude et mâle physionomie du gigantesque descendant de la race normande, immobile à ses côtés, sa carabine sur l’épaule, tant de calme et tant de loyauté, que son aspect seul repoussait toute idée de trahison. Bois-Rosé se leva, ôta lentement son bonnet de fourrure et découvrit son large et noble front.

« Je ne dirai que ce que je sais, dit-il.

« Par une nuit brumeuse du mois de novembre 1808, j’étais matelot à bord du lougre corsaire-contrebandier français l’Albatros

« Nous étions descendus à terre, d’après un arrangement fait avec le capitaine des miquelets d’Élanchovi, sur la côte de Biscaye. Je ne vous dirai pas, à ces mots un sourire effleura les lèvres de Pepe, comment nous fûmes chassés à coups de fusil d’une côte où nous abordions en amis ; il me suffira de déclarer qu’en regagnant notre navire, des cris d’enfant, qui semblaient sortir du sein même de l’océan, attirèrent mon attention.

« Ces cris venaient d’un canot abandonné. Je poussai le mien vers celui-là, au risque de ma vie, car un feu vif était dirigé contre mon embarcation.

« Dans ce canot, une femme assassinée nageait dans son sang. Cette femme était morte ; à côté d’elle un jeune enfant allait mourir.

« Je recueillis l’enfant ; cet enfant est l’homme ici présent, et il désignait Fabian.

« Je recueillis l’enfant ; je déposai sur le rivage la femme assassinée. Qui avait commis le crime, je l’ignore ; je n’ai rien de plus à vous dire. »

En achevant ces mots, Bois-Rosé se recouvrit, se tut et se rassit.

Un morne silence suivit cette déclaration.

Fabian baissa un instant vers la terre ses yeux qui lançaient des éclairs, puis il les releva, calmes et froids sur le miquelet dont le tour était venu de parler. Fabian était monté à la hauteur de son terrible rôle, et dans la contenance, l’attitude de ce jeune homme en haillons, revivait toute la noblesse d’une race antique, avec toute l’impassibilité du juge. Il jeta sur Pepe un regard plein d’une autorité que le sauvage chasseur ne put s’empêcher de subir.

Le miquelet se leva, s’avança de deux pas. Son visage ne laissait plus lire aussi que la résolution ferme de ne parler que selon sa conscience.

« Je vous comprends, comte de Mediana, dit-il, en s’adressant à Fabian, qui seul à ses yeux avait le droit de porter ce titre ; j’oublierai que l’homme ici présent m’a fait passer de longues années parmi le rebut des hommes dans un préside. Dieu, quand je comparaîtrai devant lui, pourra me répéter les paroles que je vais proférer ; je les entendrai et je ne me repentirai pas de les avoir prononcées. »

Fabian fit un geste d’assentiment.

« Par une nuit de novembre 1808, dit-il, j’étais alors carabinier ou miquelet royal au service d’Espagne ; j’étais de garde sur la côte d’Elanchovi ; trois hommes venant du large prirent terre sur le bord de la mer.

– Le chef qui nous commandait avait vendu à l’un d’eux le droit d’aborder sur une côte interdite.

« J’ai à me reprocher d’avoir été le complice de cet homme ; je reçus de lui le prix de ma coupable faiblesse.

« Le lendemain, la comtesse de Mediana et son jeune fils avaient quitté de nuit leur château.

« La comtesse fut assassinée ; le jeune comte ne reparut plus.

« Peu de temps après, l’oncle de l’enfant se présenta ; il réclama les biens et les titres de son neveu : tout lui fut donné. J’avais cru ne m’être vendu qu’à une intrigue, j’avais favorisé un assassinat.

« J’ai reproché ce crime devant des juges au nouveau comte de Mediana ; cinq ans de préside à Ceuta ont été la récompense de ma hardiesse.

« Aujourd’hui, loin du tribunal de ces juges corrompus, à la face de Dieu qui nous voit, j’accuse de nouveau comme coupable de l’assassinat de la comtesse l’homme ici présent, usurpateur du titre de comte de Mediana ; il était l’un des trois hommes qui avaient pénétré de nuit, par escalade, dans le château que la mère de don Fabian ne devait plus revoir.

« Que le meurtrier me démente.

« Je n’ai plus rien à dire.

– Vous l’entendez, dit Fabian ; qu’avez-vous à répondre pour votre défense ? »

Au moment où Fabian achevait cette demande, un cri d’angoisse se fit entendre du côté où la nappe d’eau tombait, en se courbant, au fond de l’abîme.

Tous levèrent à l’instant les yeux dans cette direction, et, à travers le voile transparent de la cascade, il leur sembla voir une forme humaine, un instant balancée au-dessus du gouffre, tracer en tombant une ligne noirâtre.

Si les spectateurs de ce terrible épisode avaient connu l’existence du bloc d’or, ils ne l’auraient plus retrouvé à la place où le roc l’avait contenu pendant tant de temps ; il avait disparu, et celui qui le portait s’était englouti avec lui.

Un silence mortel succéda au cri qui venait de se faire entendre, tandis que, sous le brouillard des Montagnes-Brumeuses, des détonations sourdes étaient lugubrement répétées par l’écho.

La scène était en harmonie avec les acteurs.

Des vautours noirs planaient au-dessus de leurs têtes, et comme s’ils devinaient une proie prochaine, ou regrettaient le cadavre de celui que le précipice venait d’engloutir, leurs cris aigus se mêlaient aux grondements lointains des collines.

Après le premier mouvement de surprise causé par un spectacle auquel tous étaient si loin de s’attendre, Fabian répéta :

« Qu’avez-vous à répondre pour votre défense ? »

Une lutte violente entre sa conscience et l’orgueil eut lieu dans l’âme de Mediana.

L’orgueil l’emporta.

« Rien, répondit don Antonio.

– Rien ! reprit Fabian ; mais vous ne comprenez peut-être pas l’horrible devoir qui me reste à remplir ?

– Je le comprends.

– Et moi, s’écria Fabian d’une voix forte, je saurai l’accomplir ; et cependant, quoique le sang de ma mère crie vengeance, daignez vous disculper, et je bénirai vos paroles. Jurez-moi, par le nom de Mediana que nous portons tous deux, par votre honneur, par le salut de votre âme, que vous n’êtes pas coupable, et je serai trop heureux de vous croire. »

Puis, sous le poids d’une douloureuse angoisse, Fabian attendit la réponse de Mediana.

Mais inflexible et sombre comme l’archange déchu, Mediana garda le silence.

En ce moment, Diaz s’avança vers les juges et l’accusé.

« J’ai écouté, dit-il, écouté avec une attention profonde l’accusation portée contre don Estévan de Arechiza, que je savais être aussi le duc de l’Armada. Puis-je exprimer librement ici ce que je pense ?

– Parlez, répondit Fabian.

– Un point me paraît douteux. J’ignore si le crime qu’on reproche à ce noble cavalier a été commis par lui ; mais, en l’admettant, avez-vous mandat pour le juger ? D’après les lois de nos frontières, où les tribunaux ne peuvent siéger, il n’y a que les plus proches parents de la victime qui aient le droit d’exiger le sang du coupable.

« La jeunesse du seigneur don Tiburcio s’est écoulée dans ce pays ; je l’ai connu comme fils adoptif du gambusino Marcos Arellanos.

« Qui prouve que Tiburcio Arellanos est le fils de la femme assassinée ?

« Comment, après tant d’années, l’ancien matelot, aujourd’hui le chasseur ici présent, a-t-il pu reconnaître au fond de ces déserts, dans l’homme fait que voici, l’enfant qu’il n’a vu qu’un instant dans une nuit brumeuse ?

– Répondez, Bois-Rosé, »

dit froidement Fabian.

Le Canadien se leva de nouveau.

« Je dois d’abord déclarer ici, dit le vieux chasseur, que ce n’est pas pendant un seul moment d’une nuit brumeuse que j’ai vu l’enfant en question. Pendant deux ans, après l’avoir arraché à une mort certaine, j’ai vécu avec lui à bord du navire où je l’avais amené.

« Les traits d’un fils ne sont pas gravés plus profondément dans la mémoire d’un père que ceux de cet enfant ne l’étaient dans la mienne.

« Maintenant, comment l’ai-je reconnu ?

« Quand vous marchez dans le désert, sans chemin tracé, ne vous dirigez-vous pas par le cours des ruisseaux, par l’aspect des arbres, par la conformation de leurs troncs, par la disposition de la mousse qui les recouvre, par les étoiles du ciel ? Quand vous repassez dans la saison suivante, ou plus tard, ou vingt ans après, que les pluies aient gonflé le ruisseau ou que le soleil l’ait à moitié tari ; que l’arbre que vous avez vu dépouillé soit couvert de feuilles ; que son tronc ait grossi ; que ses mousses se soient épaissies ; que l’étoile du Nord ait changé de place, ne reconnaîtrez-vous pas toujours l’étoile, l’arbre ou le ruisseau ?

– Sans doute, répliqua Diaz, l’homme qui a pratiqué le désert ne s’y trompe pas. Mais… »

Le Canadien reprit, en interrompant l’aventurier :

« Quand vous rencontrez dans les savanes un inconnu qui échange avec vous le cri de l’oiseau ou la voix de l’animal qui sert de ralliement à vous ou à vos amis, ne dites-vous pas : « Cet homme est des nôtres ? »

– Assurément.

– Eh bien ! j’ai reconnu l’enfant dans l’homme fait, comme vous reconnaîtriez l’arbuste dans l’arbre grand, le ruisseau qui murmurait jadis, dans le torrent qui gronde aujourd’hui grossi par les pluies ; j’ai reconnu l’enfant par un mot d’ordre que vingt ans ne lui avaient fait oublier qu’à moitié.

– Cette rencontre n’est-elle pas pour le moins étrange ? objecta Diaz, à près peu convaincu de la véracité du Canadien.

– Dieu, s’écria Bois-Rosé avec solennité, Dieu, qui dit à la brise d’apporter à travers l’espace au dattier femelle la poussière fécondante du palmier mâle ; Dieu, qui confie au vent qui ravage, au torrent qui dévaste, à l’oiseau qui voyage, la graine étrangère pour la déposer à cent lieues de la plante qui l’a produite, ne peut-il pas aussi facilement pousser l’une sur le chemin de l’autre deux créatures faites à son image ? »

Diaz se tut un instant ; puis, n’ayant rien de plus à alléguer contre les paroles chaleureuses du Canadien, dont la loyale figure et l’accent de vérité portaient avec soi une conviction irrésistible, il se tourna vers Pepe.

« Avez-vous reconnu, demanda-t-il, dans le fils adoptif du gambusino Arellanos, le fils de la comtesse de Mediana ?

– Il faudrait n’avoir jamais vu sa mère pour le méconnaître plus d’un jour, reprit Pepe ; du reste, que le duc de l’Armada nous démente. »

Don Antonio, trop fier pour mentir, ne pouvait nier la vérité sans se dégrader aux yeux de ses juges, sans anéantir le seul moyen de défense auquel son orgueil et le secret désir de son cœur lui permissent de recourir.

« C’est vrai, dit-il, cet homme est de mon sang ; je ne saurais le nier sans souiller mes lèvres d’un mensonge. Le mensonge est fils de la lâcheté. »

Diaz inclina la tête, regagna sa place et ne dit plus rien.

« Vous l’avez entendu, dit Fabian, je suis bien le fils de cette femme assassinée par l’homme ici présent. J’ai donc le droit de la venger. Maintenant, que dit la loi du désert ?

– Œil pour œil, fit Bois-Rosé.

– Dent pour dent, ajouta Pepe.

— Sang pour sang, acheva Fabian ; la mort pour la mort ! »

Puis il se leva, et s’adressant à don Antonio en accentuant lentement ses paroles : « Vous avez versé le sang et donné la mort ; il vous sera fait ce que vous avez fait aux autres : c’est Dieu qui l’a dit et qui le veut. »

Fabian tira son poignard du fourreau ; le soleil versait les flots de sa lumière matinale sur le désert, et les objets projetaient au loin leur ombre.

Un vif éclair jaillit de la lame nue entre les mains du plus jeune des deux Mediana.

Fabian en enfonça la pointe dans le sable.

L’ombre du poignard dépassait sa longueur.

« Le soleil, s’écria-t-il, va mesurer les instants qui vous restent à vivre. Quand cette ombre aura disparu, vous comparaîtrez devant Dieu, et ma mère sera vengée ! »

Un silence de mort succéda aux dernières paroles de Fabian, qui, sous le poids d’émotions poignantes long temps contenues, se laissa tomber plutôt qu’il ne s’assit sur la pierre tumulaire.

Bois-Rosé et Pepe étaient restés assis ; juges et condamné, tous étaient immobiles…

Diaz comprit alors que tout était fini ; il ne voulut pas assister à l’exécution de la sentence.

Il s’approcha du duc de l’Armada, inclina un genou devant lui, prit sa main et la baisa.

« Je prierai pour le salut de votre âme, dit-il à voix basse. Seigneur duc de l’Armada, me déliez-vous de mon serment ?

– Oui, reprit don Antonio d’une voix ferme ; allez, et que Dieu vous bénisse pour votre loyauté. »

Le noble aventurier s’éloigna en silence.

Son cheval était resté non loin de là.

Diaz le rejoignit, et, la bride dans ses mains, il marcha lentement dans la direction de la fourche de la rivière.

Cependant le soleil poursuivait son éternelle carrière. Les ombres se raccourcissaient peu à peu ; les vautours noirs volaient toujours en rond au-dessus de la tête des quatre acteurs du drame terrible dont le dénoûment approchait ; sous les brouillards des Montagnes-Brumeuses, des explosions sourdes continuaient à gronder par intervalles comme un orage lointain.

Pâle, mais résigné, l’infortuné comte de Mediana était resté debout ; plongé dans une dernière rêverie, il semblait ne pas s’apercevoir que l’ombre décroissait toujours.

Les objets extérieurs disparaissaient à ses yeux, entre un passé qui ne lui appartenait plus et l’éternité qui allait s’ouvrir.

Cependant son orgueil luttait encore au dedans de lui, et il gardait un silence obstiné.

« Seigneur comte de Mediana, reprit Fabian, qui voulait tenter une dernière chance, dans cinq minutes le poignard ne projettera plus d’ombre.

– Je n’ai rien à dire du passé, répondit don Antonio, je n’ai plus qu’à m’occuper de l’avenir de mon nom. Maintenant, ne vous méprenez pas sur le sens de mes paroles que vous allez entendre : sous quelque forme qu’elle se présente à moi, la mort n’a rien qui m’épouvante.

– J’écoute, dit doucement Fabian.

– Vous êtes bien jeune, Fabian, reprit Mediana ; le sang versé n’en pèsera que plus longtemps sur vous. »

Fabian laissa échapper un geste d’angoisse.

« Pourquoi souiller sitôt cette vie que vous commencez à peine ? Pourquoi ne pas suivre la voie qu’ouvre devant vous une faveur inespérée de la Providence ? Hier, vous étiez pauvre, vous étiez sans famille : Dieu vous fait retrouver une famille, en même temps qu’il vous donne la richesse. L’héritage de votre nom n’a pas dépéri entre mes mains ; j’ai porté pendant vingt ans le nom des Mediana à la hauteur des plus illustres qui soient en Espagne, et je suis prêt à vous le rendre avec tout l’éclat que j’ai su y ajouter. Reprenez donc un bien que je vous cède avec joie, avec bonheur, car mon isolement dans la vie me paraissait bien lourd ; mais ne l’achetez pas par un crime qu’une justice illusoire n’absoudrait pas, et que vous pleureriez jusqu’à votre dernier jour.

– Le juge qui siège à son tribunal n’a pas le droit d’écouter la voix de son cœur. Fort de sa conscience, du service qu’il rend à la société, il peut plaindre le coupable, mais son devoir exige qu’il le condamne. Dans ces déserts, ces deux hommes et moi représentons la justice humaine. Dissipez les accusations qui pèsent contre vous, don Antonio, et le plus heureux de nous deux ne sera pas vous ; car je n’accuse qu’en frémissant, mais sans pouvoir me soustraire à la mission fatale que Dieu m’impose.

– Pensez-y bien, Fabian, et songez que ce n’est pas le pardon, mais l’oubli que je sollicite ; grâce à cet oubli, il ne tiendrait qu’à vous d’être, dans le fils que j’adopterais, un Mediana héritier d’une maison princière ; après ma mort, mes titres s’éteignent pour toujours. »

À ces paroles, une pâleur mortelle couvrit le front du jeune homme ; mais refoulant la tentation de l’orgueil au fond de son cœur, Fabian ferma l’oreille à cette voix qui lui proposait une si riche part des grandeurs humaines, comme s’il n’eût entendu que le vain souffle de la brise murmurant dans le feuillage des saules.

« Oh ! Mediana, pourquoi faut-il que vous ayez tué ma mère ? s’écria Fabian en se voilant la figure de ses deux mains ; puis, jetant un regard sur le poignard planté dans le sable : Seigneur duc de l’Armada, le poignard n’a plus d’ombre, ajouta-t-il d’un ton solennel. »

Don Antonio tressaillit malgré lui ; se rappelait-il alors la menace prophétique que vingt ans auparavant la comtesse de Mediana lui avait fait entendre.

« Peut-être, lui avait-elle dit, ce Dieu que vous blasphémez vous fera-t-il trouver, au fond d’un désert où les hommes n’auront jamais pénétré, un accusateur, un témoin, un juge et un bourreau. »

Accusateur, témoin et juge, tout était là sous ses yeux ; mais qui allait être le bourreau ? Cependant rien ne devait manquer à l’accomplissement de la formidable prophétie.

Un bruit de branches froissées se fit tout à coup entendre.

Un homme, les habits dégouttants d’eau et souillés de vase, sortit de l’enceinte des cotonniers : c’était Cuchillo.

Le drôle s’avançait avec un air d’aisance imperturbable, quoiqu’il semblât boiter légèrement.

Aucun des quatre hommes si profondément absorbés dans leurs terribles réflexions ne manifesta d’étonnement à son aspect.

« Caramba ! vous m’attendiez donc, s’écria-t-il ; et moi qui m’obstinais à prolonger le bain le plus désagréable que j’aie jamais pris, dans la crainte de vous causer à tous une surprise dont mon amour-propre aurait souffert (Cuchillo ne parlait pas de son excursion dans la montagne). Mais l’eau de ce lac est si glaciale que j’aurais affronté, pour n’y pas mourir de froid, un danger plus grand que celui de me joindre à d’anciens amis. Ajoutez à cela que je sentais se rouvrir à ma jambe une blessure que j’y ai reçue… il y a longtemps… fort longtemps… dans ma jeunesse. Seigneur don Estévan, don Tiburcio, je suis bien votre serviteur. »

Un profond silence accueillit ces paroles.

Cuchillo sentait bien qu’il jouait le rôle du lièvre qui vient se réfugier sous la dent des lévriers ; mais il tâchait, à force d’impudence, de régulariser une position plus que précaire.

Le vieux chasseur seul lança vers Fabian un regard qui semblait demander le motif de l’intrusion de ce personnage à l’air impudent et sinistre, à la barbe limoneuse et verdâtre.

« C’est Cuchillo, dit Fabian en répondant au regard de Bois-Rosé.

– Cuchillo, votre serviteur indigne, reprit le drôle, et qui n’est pas sans avoir vu vos prouesses, seigneur chasseur de tigres… Décidément, pensa Cuchillo, ma présence leur est moins désagréable que je n’aurais cru. »

Puis, sentant redoubler son impudence à cet accueil quoique glacial, à ce silence quoique semblable à celui qui a lieu à l’arrivée de chaque nouveau venu dans une maison mortuaire, il dit tout haut, en voyant la contenance sévère de tous :

« Mais, vrai Dieu, je m’aperçois que vous êtes en affaires et que je suis peut-être indiscret ; je me retire : il y a des moments où l’on n’aime pas à être dérangé, je le sais par expérience. »

En disant ces mots, Cuchillo faisait mine de traverser une seconde fois la verte enceinte du val d’Or ; mais la voix rude de Bois-Rosé le retint.

« Restez ici, par le salut de votre âme, seigneur Cuchillo, lui dit le chasseur.

– Le géant aura entendu parler de mes ressources intellectuelles, se dit Cuchillo ; ils ont besoin de moi. Après tout, j’aime mieux partager avec eux que de ne rien avoir ; mais, à coup sûr, ce val d’Or est ensorcelé… Vous permettez, seigneur Canadien, reprit-il en s’adressant au chasseur ; et, feignant une surprise qu’il n’éprouvait pas à l’aspect de son chef : j’ai à… »

Un geste impérieux de Fabian coupa court à la demande de Cuchillo.

« Silence, dit-il, ne troublez pas les dernières pensées d’un chrétien qui va mourir ! »

Nous l’avons dit, le poignard planté en terre ne projetait plus d’ombre.

« Seigneur de Mediana, ajouta Fabian, je vous demande encore, par le nom que nous portons, sur votre honneur, sur le salut de votre âme, êtes-vous innocent du meurtre de ma mère ?… »

À cette interrogation suprême, don Antonio répliqua sans faiblir :

« Je n’ai rien à dire, je ne reconnais qu’à mes pairs le droit de me juger. Que mon sort et le vôtre s’accomplissent.

– Dieu me voit et m’entend, dit Fabian ; puis, emmenant Cuchillo à l’écart : Un jugement solennel a condamné cet homme, lui dit-il. En qualité de représentants de la justice humaine dans ce désert, nous confions à vos mains la tâche du bourreau. Les trésors que ce vallon renferme payeront l’accomplissement de ce terrible devoir. Puissiez-vous n’avoir jamais commis de meurtre plus inique !

– On n’a pas vécu quarante ans sans avoir quelques peccadilles sur la conscience, seigneur don Tiburcio. Cependant je n’aurais pas tué à moins le seigneur don Estévan, et je suis fier de voir priser mes talents à leur juste valeur. Vous dites donc que tout l’or du val d’Or sera pour moi ?

– Tout, sans en excepter une parcelle.

– Caramba ! Malgré mes scrupules bien connus, c’est un bon prix : aussi ne marchanderai-je pas ; et, si même vous aviez quelque autre petit service à me demander, ne vous gênez pas, ce sera par-dessus le marché. »

Ce que nous avons dit précédemment justifie l’apparition inattendue de Cuchillo.

Le bandit, caché dans les eaux du lac voisin, s’en était échappé pendant qu’avait lieu le prologue du drame auquel il venait se mêler.

La rencontre de Baraja et d’Oroche dans la montagne l’avait fait revenir à sa première idée, celle de se joindre au vainqueur.

À tout prendre, il voyait que les choses tournaient mieux qu’il ne l’eût pensé.

Cependant il ne se dissimula pas le danger qu’il y avait pour lui à être le bourreau de l’homme qui connaissait tous ses crimes, et qui d’un mot pouvait le livrer à la justice implacable en vigueur dans les déserts.

Il comprit que pour gagner la récompense promise, pour empêcher don Antonio de parler, il fallait commencer par le tromper, et il trouva moyen de dire bas à l’oreille du condamné :

« Ne craignez rien… je suis avec vous. »

Les spectateurs de cette terrible scène gardaient un profond silence, sous l’impression profonde qu’elle faisait éprouver à chacun d’eux.

Une prostration complète avait succédé dans l’âme de Fabian à l’énergie de sa volonté, et son front se courbait vers la terre, aussi pâle, aussi livide que celui de l’homme dont sa justice avait prononcé l’arrêt.

Bois-Rosé, chez qui les dangers continuels de la vie de matelot et de chasseur avaient émoussé cette horreur physique de l’homme pour la destruction de son semblable, paraissait uniquement absorbé dans la contemplation mélancolique de ce jeune homme qu’il aimait comme un fils, et dont l’attitude brisée révélait la douleur.

Pepe, de son côté, essayait de couvrir d’un masque impassible les sensations tumultueuses d’une vengeance satisfaite, et gardait le silence comme ses deux compagnons.

Cuchillo seul, dont les instincts sanguinaires et vindicatifs l’eussent fait se charger gratuitement du rôle odieux de bourreau, contenait à peine sa joie à l’idée de la somme énorme que ce meurtre allait lui rapporter.

En outre, par une singularité piquante, Cuchillo, pour la première fois de sa vie, marchait d’accord avec une apparente légalité.

« Caramba ! se dit-il en prenant la carabine de Pepe de ses mains et tout en faisant à don Antonio un signe d’intelligence, voilà un cas où l’alcade d’Arispe lui-même enragerait d’être forcé de me donner l’absolution. »

Et il s’avança vers don Antonio.

Pâle et les yeux étincelants, sans savoir s’il voyait en Cuchillo un sauveur ou un bourreau, l’Espagnol ne bougea pas.

« Il m’avait été prédit que je mourrais dans un désert ; j’ai été ce que vous appelez jugé, je suis condamné ; Dieu me réserve-t-il comme suprême outrage de mourir de la main de cet homme ? Seigneur Fabian, je vous pardonne ; mais puisse ce bandit ne pas vous être fatal comme il va l’être au frère de votre père, comme il l’a été… »

Un cri de Cuchillo, un cri d’effroi vint interrompre le duc de l’Armada.

« Aux armes ! aux armes ! voici les Indiens ! » cria-t-il.

Il y eut un moment de confusion.

Fabian, Bois-Rosé et Pepe coururent saisir leurs carabines ; Cuchillo profita de ce court instant, et s’élançant vers don Antonio, qui, le cou tendu, interrogeait aussi l’immensité de la plaine, il lui plongea à deux reprises son poignard dans la gorge.

Le malheureux Mediana tomba en vomissant des flots de sang.

Un sourire effleura les lèvres de Cuchillo ; don Antonio emportait avec lui le secret du bandit.