Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/II/VIII

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Librairie Hachette et Cie (2p. 99-119).

CHAPITRE VIII

DEUX PIRATES DU DÉSERT.


Il a été dit, en commençant ce récit, comment, de la recherche des fourrures et des métaux précieux, il s’était formé dans les bois et les déserts de l’Amérique, depuis le fond du Canada jusqu’aux rivages de l’océan Pacifique, c’est-à-dire jusqu’à l’immense territoire de l’Orégon, conquis par les Américains du Nord, une nouvelle et singulière classe d’hommes.

Nous avons essayé de dépeindre du mieux qu’il nous a été possible les coureurs des bois et les gambusinos.

Les ancêtres de ces aventuriers, dont le Canadien et le chasseur espagnol résument les mœurs et le caractère, ainsi que les pères des chercheurs d’or, n’eurent à lutter dans le principe que contre les possesseurs légitimes des bois ou des déserts qu’ils exploraient. Aujourd’hui, leurs descendants ont à lutter contre des ennemis plus redoutables encore que les Indiens.

Les blancs qui adoptaient la vie sauvage et se faisaient renégats de la civilisation contractaient avec les races indiennes de fréquentes et passagères alliances, et ces aventuriers donnèrent naissance à une race croisée ou de sang mêlé, comme on l’appelle. Ainsi qu’il arrive presque toujours, ces métis héritèrent des vices de la race blanche en gardant ceux de la race indienne.

Maraudeurs infatigables comme les Indiens, redoutables comme leurs pères dans le maniement des armes à feu, à la fois civilisés et sauvages, parlant la langue paternelle et celle de leurs mères, toujours prêts à abuser de ces connaissances pour tromper à la fois les Indiens et les blancs, ces métis sont souvent la terreur des déserts et les plus formidables ennemis qu’on puisse rencontrer.

Joignez à ces terribles auxiliaires des Indiens les blancs que des crimes ont bannis des villes et qui trouvent dans les déserts, avec l’impunité, l’occasion d’exercer leurs plus funestes passions : tels sont les nouveaux adversaires que les chasseurs, les trappeurs et les chercheurs d’or ont aujourd’hui à combattre.

Un poëte rêveur, qui, au milieu d’une riante et tranquille solitude, contemple avec ravissement le nuage fuyant sur le ciel et la brise qui ride la surface d’un lac, tandis qu’il prête l’oreille aux voix de la nature qui chantent autour de lui et dont il cherche à noter les harmonies, si tout à coup il voit briller dans un fourré les yeux sanglants d’une bête féroce, n’est pas plus rudement arraché à ses méditations que Bois-Rosé à ses rêves de bonheur.

L’avertissement de Diaz surprit le coureur des bois au milieu de ses projets d’avenir comme un triste présage que ses projets ne devaient jamais s’accomplir. Il garda le silence comme Fabian, comme Pepe, qui sifflait une marche guerrière.

Certes, les pressentiments du Canadien eussent été plus sombres encore, s’il est possible, et Pepe n’eût pas si cavalièrement accueilli la nouvelle d’un danger prochain, si Diaz eût pu leur dire que, parmi les ennemis qui s’avançaient, il y avait deux de ces terribles adversaires dont il venait d’être question.

Déjà, sans qu’ils l’eussent soupçonné, les deux forbans qui gardaient Baraja étaient venus mettre leur canot d’écorce à l’abri de toute recherche sous le canal souterrain qui conduisait du lac du val d’Or aux Montagnes-Brumeuses.

Ces deux pirates du désert étaient le père et le fils. Nous avons introduit le dernier sous le nom d’El-Mestizo. C’était ainsi que le désignaient les Mexicains et les Apaches. Les chasseurs d’origine française, soit du Canada, soit de la plaine du Mississipi, lui donnaient le nom de Sang-Mêlé, et les Américains celui de Half-Breed ; car telle était la renommée de cet homme, qu’elle avait parcouru les déserts fréquentés par toutes ces races diverses.

Quant au premier, qui, suivant le langage différent des aventuriers errants dans ces solitudes, était appelé Main-Rouge, Red-Hand et Mani-Sangriento, sa terrible renommée ne pouvait être effacée que par celle de son fils.

À un cœur sans pitié, à une implacable férocité, à une adresse diabolique, à un courage que rien n’intimidait, le père et le fils joignaient l’avantage de parler couramment l’anglais, le français, l’espagnol et la plupart des dialectes indiens en usage sur les frontières.

La suite du récit fera, du reste, plus amplement connaître ces deux personnages, qui, tour à tour amis et ennemis des blancs et des Indiens, qu’ils faisaient servir à leurs passions sans frein, étaient, par suite des affiliations qu’ils avaient chez les deux races, aussi redoutés des Indiens que des blancs.

L’accueil quoique assez froid de l’Oiseau-Noir et de ses guerriers, la contenance hautaine du métis, et le sacrifice d’un prisonnier de guerre que le chef rouge lui avait fait, peuvent déjà donner quelque idée de l’influence occulte et puissante de cet homme sur les tribus indiennes.

« Eh bien, dit Pepe en cessant de siffler, tandis que ses deux compagnons ne perdaient pas de temps à donner la dernière main aux retranchements qu’ils avaient commencé de construire à la chute du jour, avais-je raison de soutenir que c’était une dangereuse fantaisie que celle de passer la nuit ici ? Nous voilà avec une fâcheuse affaire sur les bras.

– Bah ! répondit Fabian avec la mâle résignation qui avait succédé à ses incertitudes, notre vie ne doit-elle pas être une suite presque non interrompue de combats ? et nous battre ici ou ailleurs, qu’importe ?

– C’était bon pour Pepe et pour moi, dit tristement le Canadien ; mais à cause de vous, mon enfant, je voulais, sans renoncer à la vie du désert, renoncer à cette existence solitaire qui en double les dangers. Mon projet était de nous joindre aux voyageurs de ma nation qui naviguent sur les eaux supérieures du Missouri, ou de prendre du service parmi les trappeurs et les chasseurs montagnards de l’Orégon. Là, on est une centaine à la fois, et, quoique loin des villes, on n’a guère à craindre, pourvu qu’on serve sous un chef vigilant et capable, comme il y en a tant dans les États de l’Ouest.

– Je crains, ajouta Pepe après un court silence de ses compagnons, que cet endroit ne soit moins bon pour s’y défendre convenablement que je ne l’avais cru d’abord. Du haut de cette crête d’où jaillit la cascade, on peut nous dominer à l’aise.

– La chute d’eau tombe du milieu des brouillards, et des coquins qui se trouveraient en embuscade à l’endroit d’où elle se précipite dans ce gouffre seraient invisibles pour nous comme nous le serions pour eux. Voyez, nous sommes ici même enveloppés d’une brume opaque ; le soleil la dissipera tout à l’heure ; mais il n’a pu dissiper celle qui couvre ces montagnes.

– C’est vrai, répliqua Pepe à l’objection du Canadien ; nous vienne une éclaircie de quelques minutes, et on tire sur nous comme sur une cible.

– Nous sommes à la merci de Dieu, dit Fabian.

– Oui, et à celle des Apaches, autrement dit des diables rouges. »

Les trois chasseurs ne purent se dissimuler que leur vie pouvait dépendre d’un souffle du vent qui écarterait un moment le panache de brouillard dont les hauteurs étaient couronnées ; mais, avec la possibilité d’une attaque imminente, ils ne pouvaient choisir d’autre endroit.

« Ah ! s’écria Pepe, j’ai une idée, et je vais… Chut ! je crois entendre marcher là-haut. »

Une pierre éboulée des hauteurs tomba au même instant dans le gouffre avec fracas.

« Les coquins y sont, c’est certain, dit le Canadien ; écoutons. »

La voix imposante de la cascade se faisait seule entendre au fond de l’abîme où elle s’engloutissait.

« Les démons sont sur les hauteurs et dans la plaine, dit Pepe ; mais j’ai besoin d’y descendre pour mettre mon idée à exécution. J’irai sous la protection de votre feu ; ainsi, attention. »

Le Canadien avait l’habitude de s’en rapporter implicitement au courage ainsi qu’à l’adresse tant de fois éprouvée de son compagnon de périls, et ne lui demanda nulle explication. Fabian et le Canadien mirent un genou en terre, l’arme en joue, et se tinrent prêts à faire feu au besoin.

L’Espagnol, sa carabine en travers sur ses genoux, se laissa glisser sur ses talons le long de la pente rapide de la colline et disparut un instant dans l’obscurité. Bois-Rosé et Fabian n’eurent qu’un moment d’inquiétude, et ils ne tardèrent pas à voir de nouveau le carabinier de retour au pied de la pyramide et la gravissant pour les rejoindre. Pepe tenait à la main l’épais zarape de laine qui servait de manteau à Cuchillo.

« Ah ! c’est une bonne idée, dit simplement Bois-Rosé, à qui l’intention de Pepe n’échappait pas.

– Oui, oui, derrière ce rempart de laine doublé de la couverture de don Fabian, je ne connais pas de fusil qui puisse nous atteindre. »

Les coins supérieurs des deux zarapes furent promptement attachés à la hauteur d’homme au tronc des sapins qui dominaient la plate-forme, et leurs plis épais et flottants présentèrent une barrière contre laquelle la balle d’une carabine devait infailliblement s’amortir.

« De ce côté, nous n’avons plus rien à craindre, dit Pepe en se frottant joyeusement les mains ; de celui-ci, les pierres plates que nous avons mises de champ nous protègent suffisamment. Nous pouvons donc attendre l’ennemi de pied ferme et entrer avec lui en pourparler, s’il le juge à propos. Ah ! mon Dieu ! je pourrais dès à présent vous développer tout leur plan d’attaque, ajouta l’Espagnol avec l’aplomb d’un grand capitaine qui devine à l’avance les mouvements stratégiques de l’ennemi qu’il va battre.

– Voyons donc, dit Fabian en souriant du sang-froid de l’ex-miquelet, qui venait de se coucher sur le dos à l’abri du rempart des couvertures et contemplait tranquillement les étoiles scintillantes dans le brouillard.

— Volontiers ; mais couchez-vous d’abord comme moi, et vous aussi, Bois-Rosé, car vous présentez un but comme le tronc de ces sapins. »

Tous deux obéirent en silence au conseil de leur compagnon, et bientôt on n’eût pu voir de la plaine que la silhouette fantastique du squelette équestre aux flancs à jour, les chevelures humaines au bout des perches et les longs bras des sapins à la verdure sombre allongés au-dessus de ces funèbres emblèmes.

« D’abord, reprit le chasseur espagnol, puisque les aventuriers mexicains (il y en a plus d’un sans doute) et ces rôdeurs indiens sont guidés par le drôle que vous appelez Baraja, il est tout naturel qu’il leur ait fait prendre le même chemin qu’il a pris lui-même pour nous échapper, et voilà pourquoi ils ont gravi les hauteurs ; mais le coquin qui les conduit a eu encore sans doute un second motif pour ne pas aborder ici par la plaine.

« S’il est vrai qu’il a précipité son ami intime du haut de ce rocher pour avoir une plus large part dans la dépouille du val d’Or, ce n’est pas pour découvrir le pot aux roses à ses nouveaux alliés. Or, en passant par la plaine, il a craint qu’ils n’aperçussent son trésor. Il semblerait, ajouta Pepe après une courte interruption, que la Providence m’a inspiré l’idée de couvrir de branches et d’herbes toute la surface du vallon. Mais j’en reviens au plan d’attaque. Les coquins vont donc gagner les rochers en face de nous, et de là ils tâcheront de nous tuer l’un après l’autre, quitte à s’entr’égorger plus tard pour partager notre héritage. Tenez, voyez-vous, acheva Pepe avec vivacité, en cas d’hostilité, c’est à ce coquin de Baraja qu’il faut casser la tête en premier lieu. »

Il y en avait un parmi les trois chasseurs qui était loin de partager le calme et la confiance de l’ancien carabinier : c’était Bois-Rosé.

Depuis le moment (et ce moment venait à peine de s’écouler) où le coureur des bois canadien avait entrevu un beau soir pour sa vie, au milieu des déserts et avec l’enfant qui avait promis de ne plus le quitter, une révolution subite s’était faite dans son âme et à son insu.

Les périls de tout genre que présente le désert à ceux qui en ont fait leur patrie, et qui jusqu’alors, comme l’avait dit Pepe, avaient été pour Bois-Rosé un stimulant plein de puissance, venaient de l’effrayer vaguement pour la première fois.

Au milieu de l’îlot du Rio-Gila, son courage n’avait pas fléchi, bien que son cœur se fût ému de douleur à l’idée du danger qui menaçait Fabian.

Sur la plate-forme de la pyramide, un malaise secret s’emparait de lui. Ses yeux paraissaient n’avoir plus ce regard vif comme l’éclair qui lui faisait entrevoir à côté du danger l’issue pour y échapper ; sa fertilité d’expédients semblait une source tout à coup tarie.

Pendant que Pepe se plaisait à dévoiler le plan de campagne de leurs ennemis, plusieurs fois le Canadien avait ouvert la bouche, et autant de fois, étonné des sentiments que sa bouche allait traduire, il avait étouffé ses paroles.

La conclusion de Pepe lui donna plus de hardiesse.

« Mais, objecta Bois-Rosé, qui saisit au passage une idée de consolation dans les paroles de son compagnon, de deux choses l’une : ces bandits qui s’apprêtent à fondre sur nous ignorent ou connaissent l’existence de ce placer ; je ne parle pas de Baraja qui la connaît ; puisque Fabian n’en veut pas plus que nous, nous leur révélerons le secret s’ils l’ignorent, et, s’ils le connaissent, nous n’aurons rien à leur apprendre ; dans l’un et l’autre cas nous leur céderons la place, et nous nous en irons sans échanger un coup de fusil. Qu’en dites-vous ?… »

Pepe garda un silence glacial.

« C’est le seul moyen à employer, » s’écria le Canadien persistant dans son opinion en dépit du silence de son rude compagnon, dont il pouvait facilement deviner la cause.

Pepe se remit à siffler la marche qu’il avait interrompue. Fabian se taisait aussi, et le vieillard intrépide, à qui son amour pour son enfant conseillait une lâcheté, se détourna en soupirant pour cacher malgré la nuit la honte qui colorait son visage.

« Il conviendrait peut-être aussi, dit enfin le carabinier avec une ironie que le vieux vétéran des déserts ressentit comme un coup de poignard, que nous leur offrissions de leur servir de bêtes de somme pour leur épargner la peine de porter leur butin eux-mêmes. Ce sera beau, n’est-ce pas, de voir deux guerriers blancs qui seuls ont poussé jadis sans pâlir leur cri de guerre en face d’une tribu d’Indiens tout entière, courber le front devant l’écume des déserts ? Ah ! don Fabian, ajouta le chasseur espagnol dans l’amertume de son cœur, qu’avez-vous fait de mon vaillant et chevaleresque Bois-Rosé ?

– Oh ! mon Fabian, étoile radieuse qui s’est levée sur le soir de mes jours, s’écria Bois-Rosé, vous qui m’avez rendu la vie si chère, si douce à porter, n’écoutez pas cet homme au cœur de roc, il n’a jamais aimé. »

En disant ces mots, le géant couché, le cœur combattu par sa tendresse qui grandissait et son indomptable courage qu’il sentait faiblir, s’agitait comme Encelade sous son volcan de l’Etna.

« Bois-Rosé, dit Pepe d’un ton douloureux, nous avons passé un jour de trop ensemble, puisque déjà vous avez oublié…

– Je n’ai pas oublié que le couteau à scalper avait déjà tracé autour de ma tête un sillon sanglant, quand vous m’avez sauvé au risque de votre vie ; il n’est pas une heure d’angoisse ou de joie que nous ayons passée ensemble depuis dix ans qui ne soit présente à ma mémoire. Excusez l’amertume de mon langage ; vous ne pouvez savoir ce que c’est que la tendresse d’un père : car moi… moi… le vieux coureur des bois… pour conserver un appui à ma vieillesse… je voudrais pouvoir… Le lion de l’Atlas lui-même ne fuit-il pas avec son lionceau ? » acheva résolûment le chasseur sans chercher à cacher plus longtemps son héroïque faiblesse.

Fabian saisit la main de celui qui l’aimait plus que son honneur de vétéran blanchi sur le sentier de la guerre.

« Bois-Rosé, mon père, s’écria-t-il, ne vous ai-je pas dit que nous mourrions ensemble s’il le fallait ? mais Pepe et moi nous ferons comme il vous plaira.

– Hum ! dit Pepe, que l’émotion de Fabian et du Canadien gagnait à son tour, l’affaire… hum !… pourra s’arranger… hum ! De par tous les diables ! c’est dur… enfin… puisque, comme vous le dites, les lions de l’Atlas… Eh bien, caramba ! ils font là un triste métier, à moins qu’ils n’aient déchiré, avant de fuir, une demi-douzaine de chasseurs. Voyons, finissons-en, appelons cette vermine et capitulons. »

Et le carabinier, en disant ces mots, se leva droit sur la plate-forme avec cette rapidité de décision qui le caractérisait et faisait de lui un précieux compagnon de danger.

Bois-Rosé ne songeait pas à s’opposer à cette détermination soudaine, quand Fabian l’arrêta.

« Vous pouvez fuir ou capituler tous deux sans honte, c’est moi qui vous le dis, reprit le jeune homme ; en tout cas, pour qu’une capitulation soit plus honorable et plus facile, il faut qu’on vous l’offre d’abord. N’attendrons-nous pas qu’il soit jour pour voir à combien et à quelle sorte d’ennemis nous avons affaire ?

– À quelques bandits mexicains, à quelques rôdeurs indiens sans doute, qui seront tout aussi étonnés de nous avoir fait fuir que nous de fuir devant eux, dit Pepe d’un air de mépris ; mais les coquins sont bien longs, ce me semble, à faire leurs dispositions d’attaque. »

L’Espagnol s’avança en rampant sur les bords de la plate-forme pour jeter un coup d’œil dans la plaine et au sommet des rochers.

Les premières et indistinctes lueurs de l’aube éclairaient une solitude aussi profonde en apparence que le jour précédent.

« La plaine est déserte, dit l’ex-miquelet, et, si vous m’en croyez, puisque nous sommes décidés à faire comme les lions de l’Atlas, je suis d’avis de battre en retraite, tandis que nous le pouvons encore. Attendre plus longtemps le bon plaisir de ces coquins me semble dangereux. Une capitulation n’entre guère dans les mœurs du désert, vous le savez. »

Avant de répondre à la proposition de Pepe, le Canadien s’avança à son tour à l’extrémité de la plate-forme pour essayer de percer le voile grisâtre étendu sur la plaine.

Les irrégularités du terrain, les pierres dont elles étaient semées ne présentaient encore que des lignes ou des formes insaisissables à l’œil, et le long de ces pierres, dans les crevasses du sol, des ennemis pouvaient se glisser inaperçus et guetter en sûreté les mouvements des trois chasseurs.

Bois-Rosé, trompé par la tranquillité apparente qui régnait au loin, eût peut-être goûté l’avis de son compagnon de fuir tout de suite, si ses oreilles ne fussent venues rectifier le jugement de ses yeux.

Les loups continuaient à hurler après le cadavre du cheval du duc de l’Armada, quand un son plus plaintif se mêla aux glapissements qu’ils faisaient entendre. Ce signe fut compris par le coureur des bois.

Il revint s’asseoir à sa place.

« Penser que la plaine est libre, c’est folie, reprit Bois-Rosé. Tenez, j’entends d’ici les loups grogner après un cadavre dont ils n’osent approcher. Je reconnais cela à leur intonation ; je juge qu’il y a deux ou trois Indiens derrière cette charogne. »

Quand le Canadien eut émis son avis, Pepe revint au poste d’observation qu’il avait quitté.

« Vous avez raison, dit-il en regardant de nouveau ; oui, je les vois à plat ventre. Ah ! si je m’écoutais… mais enfin, suffit, j’en suis toujours pour ce que j’ai dit, poursuivit l’Espagnol : c’est de Baraja qu’il faudra essayer de nous défaire le premier en cas d’hostilité.

– Il ne peut y en avoir, reprit le Canadien. Ce n’est pas à coup sûr à notre vie, mais au trésor qu’ils en veulent.

– Je ne dis pas non ; et cependant partout où il y a des Indiens, les blancs ont des ennemis plus altérés de sang que d’or. »

Comme néanmoins il était probable que Baraja, dont il ne s’expliquait pas trop bien l’alliance imprévue avec les Apaches, ne les avait déterminés à les attaquer que par l’appât du trésor, Bois-Rosé pensa que leur avidité trouverait son compte à une capitulation qui les en rendrait maîtres. L’honnête Canadien attendit donc assez tranquillement que leurs ennemis voulussent bien enfin manifester leur présence autrement que par des hurlements.

Il y eut alors un long moment de silence, pendant lequel Bois-Rosé arrivait par des transactions intérieures à étouffer les derniers murmures d’un honneur peut-être trop susceptible. Pepe, de son côté, essayait de rendre moins amère la concession qu’il faisait à son vieux compagnon, et Fabian regrettait presque l’absence d’un danger qui eût momentanément imposé silence aux voix orageuses qui grondaient dans son sein, à côté de la tombe de Mediana, et si loin de l’hacienda del Venado. Ces deux mots ne résumaient-ils pas toute sa vie ?

Nous profiterons de ce répit pour substituer la réalité des faits aux conjectures de Pepe, ou plutôt pour les confirmer en partie ; car sa pénétration lui avait dévoilé la vérité presque tout entière. Nous dirons aussi le motif de la temporisation des assaillants, qui n’allaient plus tarder à se montrer.

La première pensée de Baraja avait été de conduire franchement le métis au val d’Or, et de lui en livrer toutes les richesses, trop heureux de sauver sa vie à un prix si élevé. Mais, quand la folle ivresse qu’il ressentit d’abord d’avoir échappé à un affreux supplice se fut un peu calmée, il commença à désirer d’avoir sa part du trésor, quelque minime qu’elle fût ; puis, pendant le trajet jusqu’au mystérieux vallon, l’ambition du bandit avait démesurément grossi ; dans l’impossibilité de tout garder pour lui-même, il en était venu à vouloir se réserver la plus forte part. Restait à savoir comment il parviendrait à son but avec les redoutables associés qu’il s’était adjoints.

Incrédule d’abord, El-Mestizo n’avait pas tardé, en n’écoutant que la voix de la cupidité, à laisser succéder à la défiance une conviction pleine et entière. Une fois engagé dans cette voie, la confiance devient inébranlable ; les passions fortement excitées sont toujours aveugles. Baraja le sentit, et il résolut d’en profiter.

Il ne fit donc que transposer, dans les explications qu’il fournit au métis, l’emplacement du trésor et le mettre au sommet de la pyramide. C’était dans le tombeau du chef indien, assura-t-il, que les chasseurs, qu’il fallait débusquer, avaient enfoui des monceaux d’or. C’était, du reste, tout ce qu’il fallait à Sang-Mêlé, et il n’en demanda pas davantage.

Mais, pour Baraja, il était nécessaire d’agir de ruse, afin de ne pas livrer le val d’Or aux regards profanes et aux mains impures de ceux qu’il guidait.

Telles étaient les dispositions dans lesquelles se trouvait l’aventurier, quand le parti qui marchait avec lui reçut une nouvelle recrue. C’était le sauvage chasseur blanc, Main-Rouge, le père du métis, qui avait entendu la fin de la conférence de son fils avec les Indiens. Nous dirons, sans plus tarder, quel en était le but secret.

La bande avait fait halte un instant pour se reposer sous un épais massif d’yeuses, derrière lesquelles Diaz avait été aussi contraint de s’arrêter pour accorder un moment de répit à son cheval légèrement blessé.

C’était le seul endroit dans ces plaines découvertes où l’on pût faire halte avec quelque sûreté.

Ce fut donc bien malgré lui que Diaz, habitant des frontières et qui avait trop vécu avec les Américains pour ne pas comprendre l’anglais, devina plutôt qu’il n’entendit la conversation suivante :

« Eh bien, disait une voix, pourquoi n’avoir pas donné au chef indien un rendez-vous immédiat à la fourche de la rivière Rouge, puisque c’est près de là que se trouve la fille blanche dont vous voulez faire votre femme ?

– Ma femme d’un mois, voulez-vous dire. Pourquoi n’ai-je donné rendez-vous que dans trois jours au chef apache ? Parce que le chien de blanc qui nous guide m’a promis un trésor près d’ici, au pied du sépulcre indien, et que je veux l’or d’abord, puis la fille du lac aux Bisons après. Cela vous suffit-il ? »

Diaz n’entendit pas ce que répondit Main-Rouge à son fils. Ce dernier reprit :

« Allez, vieillard, c’est moi qui vous le dis, c’est une heureuse campagne que celle qui vient de s’ouvrir ; et, grâce à qui ? Me le direz-vous, vous qui ne saviez, avant que j’aie été en âge de vous seconder, qu’assassiner vulgairement quelque trappeur isolé pour lui voler de misérables trappes ? »

Main-Rouge gronda quelques mots à la façon d’un tigre que son gardien a dompté.

« Oui, interrompit en ricanant le rénégat, deux honnêtes et pacifiques Papagos, qui ont suivi sa trace jusqu’au lac aux Bisons… »

Ici les voix cessèrent de se faire entendre distinctement.

« Et comment avez-vous décidé le chef indien à s’associer à votre projet d’enlèvement ? demanda Main-Rouge ; lui avez-vous dit qu’il y avait trente-deux chasseurs sur les bords du lac ?

– Sans doute, et je lui ai promis les chevaux que les blancs prendront pour lui.

– Et il a consenti ?

– À une autre condition encore ; celle que je lui livrerais le Comanche qui rôde dans les environs de la rivière Rouge. »

Diaz n’entendit plus rien que quelques mots sans suite, tels que Rayon-Brûlant, la cache de l’île aux Buffles ; puis les Indiens et les deux pirates du désert reprirent leur route vers le val d’Or.

Alors l’aventurier, qui en avait assez entendu pour deviner en entier leur plan, tout en courant se joindre à ces chasseurs de chevaux sauvages menacés par les bandits, avait cru devoir jeter en passant aux trois amis l’avis du danger qui les menaçait.

Quant à Baraja, il avait arrêté son projet. Arrivé, après quatre heures de marche, à un endroit assez rapproché du val d’Or pour que la pyramide du tombeau devînt visible dans les ténèbres, il avait marqué le point de halte.

Il se gardait bien de poster ses complices sur la chaîne de rochers qui formait l’un des côtés de l’enceinte du val d’Or. Il craignait avec raison qu’un simple coup d’œil jeté au-dessous de lui n’apprît au métis l’emplacement réel du trésor.

« Venez par ici, dit-il à Sang-Mêlé ; du haut de ces montagnes nous dominerons la pyramide où les chasseurs ont enseveli l’or que je vous ai promis pour ma rançon. »

Et Baraja montrait l’étroit sentier par lequel il était descendu des Montagnes-Brumeuses dans la plaine.

« Prenez garde de nous tromper, s’écria le vieux Main-Rouge, d’un air de sinistre menace, car je ne vous laisserai pas sur le corps une seule lanière de votre peau.

– Soyez sans crainte, répondit le Mexicain ; mais par quel côté voulez-vous attaquer les gardiens du trésor, si ce n’est du haut de ces collines ?

– En effet, dit Sang-Mêlé ; quand le jour viendra et dissipera ces brouillards, nous planerons sur eux comme l’aigle au-dessus de sa proie. »

Toute la troupe allait s’engager dans l’étroit chemin indiqué par Baraja, quand l’un des Apaches, courbé sur la terre pour examiner des traces que le sable avait conservées, poussa une exclamation et appela deux de ses camarades près de lui.

« Quelle est cette empreinte ? dit-il.

– Celle de l’Aigle des Montagnes-Neigeuses, répondirent à la fois les deux Indiens, en désignant ainsi le chasseur canadien.

– Et celles-ci ?

– Celle de l’Oiseau-Moqueur, et celle du jeune guerrier du Sud. »

C’étaient les noms donnés par les Indiens, pendant le siège de l’îlot, à Pepe et à Fabian.

« Bon, dit l’Apache, j’en étais sûr aussi. »

Puis, s’adressant à Sang-Mêlé :

« El-Mestizo, poursuivit-il, gardera pour lui les cailloux d’or ; les Apaches combattront pour les lui conquérir, et à son tour il combattra pour ses frères. Le sang de nos guerriers crie vengeance. Leurs meurtriers sont là-haut, et il nous faut leur chevelure. Onze guerriers ne se battront qu’à cette condition.

– N’est-ce que cela ? répondit Main-Rouge avec un affreux sourire ; les Apaches auront les chevelures qu’ils demandent. »

Ce marché conclu, les deux écumeurs du désert firent signe à Baraja de les précéder, et commencèrent à gravir le sentier, tandis que les Indiens se répandaient dans la plaine pour surprendre les chasseurs, s’ils avaient l’imprudence de quitter leur forteresse.

« Nous sommes à présent en face de la pyramide, dit Baraja quand, après une demi-heure de marche environ, ils furent arrivés à l’espèce de soupirail d’où s’élançait la cascade. »

Mais les flots de brouillard épais cachaient l’asile des trois chasseurs, et les yeux des Indiens, ainsi que ceux du père et de son fils, firent de vains efforts pour percer ce nuage.

« La brume qui enveloppe ces montagnes ne se dissipe jamais, même de jour, vous le savez comme moi, dit Main-Rouge à Sang-Mêlé, et du diable si dans une heure d’ici nous y voyons plus clair. Puisqu’il faut des chevelures à ces chiens d’Indiens

– Vieillard, interrompit le métis d’un ton de menace, n’oubliez pas que j’ai du sang indien dans les veines… car je vous en ferais ressouvenir.

– C’est bien, répondit brusquement le père sans se choquer autrement du ton de son digne fils, auquel il était accoutumé. Je dis que, puisqu’il faut des chevelures à ces Indiens, nous devons chercher un autre endroit pour les leur donner. »

Ce dialogue avait eu lieu en anglais, langue maternelle de Main-Rouge, natif de l’Illinois, d’où ses crimes l’avaient forcé de fuir, et ni les Indiens ni Baraja n’en avaient compris un mot.

« J’en trouverai un, reprit Sang-Mêlé : ayez seulement l’œil sur ce drôle, » ajouta-t-il en désignant le Mexicain.

Puis il gravit la voûte de la cascade.

Quand il fut à quelque distance, l’Américain, laissant tomber sa lourde main sur l’épaule de Baraja, lui dit en mauvais espagnol : « Le fils d’une louve indienne va trouver sans doute un endroit plus favorable que celui-ci pour nous procurer l’or que vous nous promettez, l’ami. En attendant nous allumerons du feu sur cette hauteur, et la clarté qu’il répandra, perçant à travers ce brouillard, indiquera aux trois renards que nous voulons traquer qu’il y a là un autre parti qui les surveille. »

Sans perdre de vue le Mexicain, dont il se défiait, il s’écarta un instant de lui pour faire allumer le feu près de la cascade, laissant Baraja fort alarmé à l’idée que le métis pouvait choisir pour commencer l’attaque les rochers qui dominaient le val d’Or.

Telle était la cause du retard dont s’étonnaient les trois chasseurs, immobiles et silencieux au sommet de leur forteresse.

Comme il arrive presque toujours, c’était au moment où le péril grossissait autour de lui et de ses deux compagnons que Bois-Rosé se flattait le plus complaisamment de dissiper l’orage qui l’avait un instant effrayé.

« Au lieu de nous décider à capituler, dit Pepe en rompant le premier le silence, il eût mieux valu fuir de suite ou envoyer une balle dans la tête de chacun des deux Indiens cachés derrière la carcasse du cheval. Cela tranchait la position, car les moyens termes sont toujours dangereux.

– Peut-on quitter un poste comme le nôtre pour se lancer au hasard au milieu des ténèbres, dans un endroit où chaque pli de terrain, chaque buisson peut recéler un ennemi, où les Indiens semblent apportés sur les ailes du vent ? répondit Bois-Rosé. C’eût été courir à une perte certaine. Notre position n’en est que plus nette. Ou nous capitulerons honorablement, ou nous nous défendrons jusqu’à la mort ; mais nous allons savoir bientôt à quoi nous en tenir ; les coquins ne songent plus à cacher leur présence : voyez ce feu là-haut. »

Pepe suivit le doigt du Canadien ; au sommet de la cascade une pâle lueur scintillait dans le brouillard ; c’était le foyer que Main-Rouge venait de faire allumer à la crête des rochers.

« Oh ! s’écria dédaigneusement Pepe, quant à ceux qui perchent là-haut, je m’en soucie comme d’une troupe de goélands sur une falaise ; leurs flèches pas plus que leurs balles ne perceront le rempart flottant que je leur ai opposé. Pour ceux-ci, continua l’Espagnol en ramenant ses regards dans la plaine, voilà des coquins persévérants et qui se rapprochent petit à petit. »

En disant ces mots, Pepe tournait le canon de sa carabine dans la direction du cheval mort, et montrait à Bois-Rosé, à quelque distance en deçà de l’animal, deux corps noirs pelotonnés en boule et immobiles comme des idoles indiennes.

« Ces gens nous méprisent, et ils ont raison, sur mon âme ! Ah ! Bois-Rosé, pourquoi faut-il ?… »

Pepe n’acheva pas ; un regard suppliant de son vieux compagnon fit expirer le reproche sur ses lèvres.

« Qu’il me faille mourir pour lui ou pour vous, et vous verrez, Pepe, s’écria Bois-Rosé.

– Je le sais, parbleu ! je le sais, murmura Pepe. Cela n’empêche pas que les deux corps que nous voyons accroupis étaient derrière le cheval, et qu’ils sont à présent devant. Je ne puis cependant pas les laisser se morfondre ainsi : mais soyez tranquille, je vais leur parler en ami pour ne pas les irriter.

– Vous feriez peut-être mieux de vous taire, dit le Canadien ; je me défie de votre langue quand elle s’adresse à un ennemi quel qu’il soit, et surtout à des Indiens.

– Vous allez voir. »

Et Pepe, prenant le ton le plus conciliant qu’il lui fut possible, s’écria d’une voix de Stentor :

« L’œil d’un guerrier blanc désirerait ne voir qu’une charogne dans la plaine, et il en voit trois : ce sont deux de trop. »

Les phrases conciliatrices de l’Espagnol firent sur les deux guerriers indiens l’effet d’une flèche lancée sur eux. Tous deux se levèrent d’un bond sur leurs pieds, se dressèrent de toute leur hauteur et poussèrent ensemble un hurlement de bête féroce ; puis, en deux autres bonds, ils disparurent derrière la chaîne de rochers.

« Des diables aspergés d’eau bénite, dit l’ex-miquelet avec un éclat de rire où le mépris se mêlait à la rage.

– À tout prendre, vous avez bien fait, s’écria Bois-Rosé, dont la vue de ses ennemis abhorrés fouettait le sang, et à qui l’approche de l’action rendait ce courage que sa tendresse pour Fabian pouvait seule dompter.

– Hourra ! je retrouve enfin mon vieux coureur des bois, s’écria Pepe avec exaltation et en tendant les deux mains, l’une au Canadien, l’autre à Fabian. Allons, allons, nous n’avons ni clairons ni trompettes ; eh bien, poussons notre cri de guerre comme jadis, comme il convient à trois guerriers sans peur en face de ces chiens. Faites comme nous, don Fabian, vous qui avez déjà reçu le baptême du feu. »

Et ces trois hommes intrépides, debout, chacun la main dans la main de son ami, modulant avec celle qui leur restait libre les farouches intonations du cri de guerre indien, poussèrent à leur tour trois hurlements terribles qui par leur force et leur sauvage harmonie, ne le cédaient en rien à ceux des fils du désert.

Jamais plus formidable cri de guerre ne fut jeté jadis aux échos de la Palestine, lorsque nos vaillants chevaliers, la lance en arrêt, criaient : À la rescousse ! en chargeant les infidèles.

Du haut de la cascade et du sommet des rochers qui dominaient sur le val d’Or, les onze guerriers indiens répondirent par des hurlements farouches à ceux de leurs frères ; l’écho de la plaine les répéta. Bientôt la voix de l’homme se tut, et le désert retomba dans son morne silence habituel.

Une légère teinte dont commençait à se colorer l’orient annonçait que l’aube du jour ne tarderait pas à paraître.