Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/II/XXI

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Librairie Hachette et Cie (2p. 261-274).

CHAPITRE XXI

LES ÂMES EN PEINE.


Il ne restait au ciel nulle trace de l’orage qui avait grondé toute la nuit dont fut suivie la disparition de Fabian ; mais la terre en portait encore l’empreinte. La pluie avait battu, foulé, égalisé le sol ; toute trace humaine avait disparu, et des voix muettes la veille chantaient dans les montagnes : c’étaient des cascades fangeuses, des torrents bourbeux qui roulaient dans la plaine le limon, les herbes sèches et les arbustes souillés, arrachés au flanc des rochers.

Au-dessus de ces scènes de désolation, car ces flots jaunes baignaient des cadavres d’Indiens étendus sur la terre, le soleil brillait dans un ciel limpide comme d’habitude.

Un homme, la tête courbée, sur la face énergique duquel la douleur semblait en une nuit avoir creusé des rides profondes comme les crevasses ouvertes par l’orage au pied des Montagnes-Brumeuses, était assis seul sur un quartier de roc, près de la pyramide du Sépulcre. Ses cheveux gris flottaient autour de ses joues, dont le hâle avait pâli ; il paraissait ne pas s’apercevoir des rayons de feu qui tombaient sur son front nu.

C’était le pauvre chasseur canadien.

Sa force d’âme habituelle, ébranlée déjà par ses angoisses précédentes au sujet de Fabian, semblait avoir disparu tout à coup sous ce dernier choc. Il était immobile et sans regards ; le désespoir était arrivé chez lui au dernier période, celui où il devient muet. Mais aussi, dans un cœur fortement trempé, c’est le moment qui précède le réveil de l’énergie. Il resta bien longtemps plongé dans cette torpeur, car les torrents formés subitement par la pluie de la nuit avaient cessé d’abord de mugir, puis avaient murmuré doucement et s’étaient enfin tus ; Bois-Rosé n’avait pas encore changé d’attitude.

Cependant, semblable à l’homme qui se réveille après une longue léthargie, le vieux coureur des bois releva lentement la tête. Son bras s’allongea machinalement autour de lui, sa main s’ouvrit comme pour chercher et saisir son arme de prédilection ; mais ses doigts ne rencontrèrent que le vide.

Ce fut le premier choc qui le rappela à la vie extérieure ; il se souvint ; puis il leva vers le ciel ses deux bras désarmés.

En ce moment, un homme tournait la chaîne de rochers dont il a été si souvent question, et se montra ; Bois-Rosé le vit, tressaillit, et sa physionomie s’éclaira d’un pâle éclair de joie.

C’était Pepe. Le visage d’un ami n’est-il pas toujours comme un reflet de la Providence qui veille ?

Un nuage sombre couvrait aussi le front du chasseur espagnol, d’ordinaire si insouciant. Un rapide regard jeté sur son vieux compagnon le rassura, car Bois-Rosé venait vers lui. Le front de Pepe s’éclaircit ; il sentit que le chêne plongeait de trop profondes racines dans la terre pour tomber encore, et il se réjouit de le trouver affermi.

Au temps jadis, un robuste et vaillant chevalier, presque écrasé dans son armure par la chute d’un créneau ou le choc d’une hache d’armes, avait de ces moment d’étourdissement et de défaillance, semblables à ceux qu’avait traversés le Canadien, et Bois-Rosé venait de se réveiller comme le chevalier.

« Rien ? demanda-t-il d’une voix brève.

– Rien, répondit d’un ton ferme le miquelet, qui, d’après la contenance du chasseur, laissa résolûment de côté toute consolation banale ; mais nous trouverons.

– C’est ce que je me dis. Trouvons donc. »

Le nom de Fabian ne fut prononcé ni de part ni d’autre, quoique son souvenir débordât du cœur de chacun d’eux.

Cependant Pepe voulut éprouver le retour de son compagnon à l’énergie. C’était seulement en calculant froidement leurs chances, en réunissant deux intelligences que la douleur n’obscurcit pas, que la réussite les attendait, et Pepe mit impitoyablement le doigt sur la plaie vive pour s’assurer de la force du patient.

« Il est mort ou vivant, dit-il en regardant fixement le Canadien ; dans l’un ou l’autre cas, nous devons le retrouver. »

Le patient ne tressaillit pas.

« C’est mon avis, répondit-il froidement, tant la réaction s’était faite complète. Si je le retrouve mort, je me tuerai ; si je le retrouve vivant, je vivrai. Dans l’un ou l’autre cas, je n’aurai pas longtemps à souffrir.

– Bien, dit Pepe tout en faisant ses réserves en secret et en comptant sur les bienfaits du temps, qui cicatrise toutes les douleurs, quoi qu’en disent les poëtes, les poëtes lakistes s’entend, qui seuls chantent les incurables douleurs. Voyons, ajouta-t-il, maintenant il nous faut, reprendre de nouveau la direction dans laquelle s’est enfui ce coquin de Sang-Mêlé, qui est plus près qu’il ne le pense d’avoir mon couteau ou le vôtre en pleine poitrine ; car je tiens plus que jamais à me passer cette fantaisie.

– Essayons d’abord de retrouver ici quelque empreinte qui puisse nous expliquer comment Fabian est tombé dans les mains des Indiens, répliqua Bois-Rosé. Tenez, Pepe, vous reconnaissez comme moi cette pierre plate pour une de celles qui nous servaient de rempart là-haut. C’est donc dans une lutte corps à corps qu’elle a été précipitée en bas ; et soit qu’ils fussent debout ou couchés, les deux combattants ont dû rouler avec elle.

– C’est presque certain, et je vais aller voir sur la plate-forme s’il est possible de nous assurer de la position dans laquelle la lutte a eu lieu. Vous concevez que c’est important. Tombant en bas, la tête la première, ce qui est infaillible quand on est debout et que le pied vous manque, don Fabian se serait brisé le crâne ; en roulant couché et enlacé à son ennemi, il en aura été quitte pour quelques contusions. »

Pepe allait grimper le long des flancs de la pyramide quand Bois-Rosé le retint.

« Doucement, lui dit-il ; montons tous deux sans nous accrocher aux buissons, s’il est possible ; j’ai mes idées à cet égard, et examinons-en soigneusement les branches et les tiges. »

Les deux chasseurs commencèrent donc leur ascension en observant avec attention les moindres indices. Ils n’eurent pas besoin de monter au delà de quelques pieds. Comme l’avait espéré Bois-Rosé, l’inspection des buissons leur apprit ce qu’ils désiraient de savoir.

« Voyez-vous, dit le Canadien en montrant deux buissons qui croissaient au même niveau sur le flanc de l’éminence, et à une distance d’environ un mètre l’un de l’autre, ces petites branches brisées sur les deux buissons prouvent que c’est un corps de cette longueur au moins qui les a froissées dans sa chute. Il est évident que les deux combattants ont roulé transversalement. Tenez, voici un trou qui a contenu un cailloux, il y a vingt-quatre heures ; la pointe en était sans doute saillante, et les deux corps, en pesant sur son extrémité, l’auront arraché de terre. Nous retrouverons ce caillou, je gage.

– C’est inutile, répondit Pepe. Il est certain pour moi, comme pour vous, que don Fabian n’est pas tombé la tête la première ; donc il vit.

– Oui, mais prisonnier, et de quels ennemis !

– L’essentiel est qu’il vive ; ne sommes-nous pas là ?

– Oh ! s’écria Bois-Rosé en étouffant un frémissement d’horreur, dans quel endroit le poteau du supplice va-t-il s’élever pour lui ?

– Vous y étiez, Bois-Rosé, un jour, et…

– Vous m’en avez arraché, je comprends ; nous l’en arracherons aussi.

– L’essentiel est qu’il vive, vous dis-je. »

Bois-Rosé accepta cette consolation, car il n’y avait rien dont il ne se sentît capable pour délivrer Fabian.

« Ce point vérifié, voyons… »

Le Canadien interrompit Pepe en lui serrant le bras avec une force à le lui briser.

« Le point est douteux, s’écria-t-il comme frappé d’une lumière soudaine. Où sont les cadavres des Indiens que nous avons tués ? dans ce gouffre sans doute ; qui vous dit que celui de Fabian n’y est pas avec les leurs ?

– Et depuis quand ces chiens d’Indiens, ce métis damné surtout, auraient-ils tant de sollicitude pour les cadavres de leurs ennemis ! Les coquins ont sans doute soustrait leurs morts aux profanations des vivants, c’est leur habitude. Non, non ; si don Fabian était mort, nous l’aurions retrouvé ici avec sa chevelure de moins. Soyez sûr que le métis a son plan pour avoir si brusquement levé le siége. Il sait que don Fabian connaît le gîte du trésor que j’avais si heureusement caché, et sa vie sera précieuse au bandit jusqu’à ce qu’il lui en ait révélé l’emplacement. »

Le raisonnement de Pepe était loin d’être dénué de vraisemblance, et le Canadien fut heureux de l’accepter comme infaillible. Cependant un indice alarmant vint tout à coup le détruire presque en entier.

Bois-Rosé s’était avancé vers le gouffre où s’engloutissait la cascade. Il cherchait inutilement sur les bords des traces humaines que la pluie avait effacées en fouettant le sol, quand un objet attira soudain ses regards. Il se baissa précipitamment et le montra d’un air sombre à l’Espagnol. C’était le couteau de Fabian. L’eau du ciel ne l’avait pas si bien lavé qu’il ne restât quelques traces de sang caillé aux clous de cuivre qui en ornaient le manche de corne. Comment le couteau de Fabian se trouvait-il si près de l’abîme ?

Pepe ne répondit pas à cette demande de son compagnon. La fertilité de son esprit fut un instant impuissante à trouver une explication naturelle, et les deux chasseurs restèrent sous le coup d’une effrayante incertitude.

Toutefois l’ex-miquelet ne se tint pas pour battu, et, s’avançant vers l’endroit où ils avaient reconnu tous deux, au froissement des buissons, la direction que les combattants avaient dû suivre en roulant du haut de la pyramide en bas, il traça en étendant la main une ligne imaginaire au centre de l’espace qui séparait les deux bouquets d’arbustes. Cette ligne aboutissait au pied de la colline tronquée, à peu de distance de l’ouverture du précipice.

« Le couteau de don Fabian aura échappé à ses mains dans la chute, et il aura roulé jusqu’à la place où vous l’avez trouvé. Supposez maintenant, ce qui est vraisemblable, que, dans la lutte qui se sera continuée au pied de la pyramide, deux ou trois de ces coquins soient venus en aide à leur compagnon, en un clin d’œil don Fabian aura été entouré et fait prisonnier avant d’avoir pu ramasser son arme. »

Bois-Rosé dut encore se contenter de cette explication ; car il s’était repris à espérer avec ardeur, après avoir triomphé de l’accablement d’esprit qui l’avait dominé. De grandes douleurs se payent parfois de raisons moins bonnes que celle alléguée par Pepe avec une conviction que le Canadien ne pouvait s’empêcher de partager.

Les deux chasseurs quittèrent alors cette portion de terrain qu’ils venaient d’explorer, pour gagner le sommet de la chaîne des rochers.

« J’en reviens à mon opinion, voyez-vous, Bois-Rosé, continua Pepe pendant que tous deux essayaient de percer les mystères d’un événement dont le terrain, lavé par des torrents de pluie, leur refusait toute explication plus satisfaisante ; don Fabian, entre les mains de cet abominable Sang-Mêlé, est un prisonnier qu’on essayera de gagner tour à tour par la crainte et par les promesses, et, comme le brave jeune homme se rira de l’une et méprisera les autres, il nous donnera d’une manière ou d’autre le temps d’arriver jusqu’à lui.

– Ah ! s’écria Bois-Rosé avec amertume, un vieux routier comme moi s’être ainsi laissé désarmer !

– Il est encore des armes qu’on ne nous enlèvera pas : c’est un bon couteau chacun, un cœur intrépide, je puis le dire, et la confiance en Dieu, qui ne vous a pas guidé si merveilleusement sur les pas de don Fabian pour vous l’enlever ainsi à jamais. Vous me direz à cela que la faim nous menace, c’est vrai.

– Qu’importe ? nous ferons comme ces pauvres diables d’Indiens mangeurs de racines, qui nous ont hébergés l’année dernière dans les Montagnes-Rocheuses, et qui ne se nourrissent que de fruits ou de racines sauvages.

– C’est ainsi que j’aime à vous retrouver, Bois-Rosé, comme ce jour où, dans une position fort délicate, ma foi, je vous voyais fumer tranquillement, tout attaché que vous étiez à ce fameux poteau que vous savez, quand, au son d’une certaine carabine que vous connaissiez si bien, vous retournâtes la tête sans étonnement, au moment où l’Indien qui avait déjà entamé la peau de votre front tombait comme frappé d’asphyxie.

– Sans étonnement, c’est vrai, Pepe, car je vous attendais, reprit simplement le Canadien.

– Je ne vous dis pas cela pour vous rappeler ce petit service, mais parce que cela doit vous prouver qu’il ne faut jamais désespérer de rien dans ce bas monde. »

Les deux chasseurs étaient parvenus au même emplacement qu’occupaient les Indiens la veille. Bois-Rosé, debout sur le glacis qui couronnait le talus, ne put s’empêcher de jeter un mélancolique regard sur la plate-forme de la pyramide en face de lui, et sur laquelle ils étaient retranchés eux-mêmes, forts de leur union, de leur force et de leur courage. Leur union était rompue, leur force brisée ; le courage leur restait seul.

« Ah ! s’écria le Canadien, voilà le premier mouvement de joie qui ait fait battre mon cœur depuis hier soir.

– Qu’est-ce ? dit Pepe en se rapprochant de son compagnon.

– Tenez ! »

Bois-Rosé montrait à l’Espagnol un lambeau de la veste d’indienne de Fabian, que la force du vent, sans doute, avait fixé entre les tiges des buissons.

« Il est venu jusqu’ici, reprit le Canadien avec une joie triste, et c’est en se défendant que ce morceau d’étoffe aura été arraché de son corps.

– Sa veste était bien mûre, à ce pauvre garçon, tout riche qu’il aurait pu être, dit Pepe en souriant ; mais cela prouve aussi que je ne me trompe pas quand je dis qu’il vit. Et, à ce propos, croyez-vous encore que les Indiens aient tant de sollicitude pour les cadavres blancs ?

– C’est vrai, répondit Bois-Rosé ; je n’avais pas songé à venir en chercher la preuve ici. »

Un lugubre spectacle plaidait éloquemment en faveur de cette dernière assertion de Pepe ; c’était le cadavre de Baraja étendu à l’endroit où la balle du Canadien l’avait fait tomber. Le malheureux semblait encore couver son trésor.

« Si ce chien de métis avait eu la sollicitude pour les morts que vous lui supposiez, dit l’Espagnol, la possession de cet or l’en eût magnifiquement récompensé. Ah ! don Fabian doit sa vie à l’idée que Dieu m’a inspirée de couvrir ce vallon de branchages qui en ont caché la richesse à tous les yeux. »

En effet, combien de fois dans la vie n’a-t-on pas à se repentir ou à s’applaudir d’avoir négligé ou suivi ces inspirations soudaines à l’une desquelles Pepe avait obéi, ainsi que nous l’avons vu !

« Prendrons-nous un peu de cet or, maintenant que nous n’avons plus d’autres armes, Bois-Rosé ?

– À quoi sert l’or dans le désert ? Les bêtes féroces s’éloigneront-elles de nous à sa vue ? Les bisons et les chevreuils bondissant dans les Prairies viendront-ils s’offrir à nous pour les prendre ? Laissons ce val d’Or tel qu’il est, avec ce cadavre comme une preuve de la punition du méchant. Ce lambeau d’indienne est pour moi plus précieux mille fois que toutes ces richesses inutiles. »

Les deux chasseurs avaient surpris tous les secrets dont ils pouvaient espérer que cet endroit leur fournirait la révélation, et ils se dirigèrent du glacis des rochers vers les Montagnes-Brumeuses, où le dais de brouillard qui les couvrait pouvait encore cacher sous ses plis l’explication de bien des mystères.

« Arrêtons-nous ici un instant, dit Pepe quand ils eurent gravi un sentier escarpé, non sans peine toutefois ; car depuis longtemps la faim leur faisait sentir à l’un et à l’autre son terrible aiguillon. Main-Rouge et Sang-Mêlé ont peut-être passé par ici, » ajouta l’Espagnol.

Les deux chasseurs partagèrent le peu de provisions qui leur restaient. C’était leur unique repas depuis celui qu’ils avaient pris la veille avec Fabian.

De quelque poignante douleur qu’on soit atteint, Dieu ne permet pas que les droits de la nature soient méconnus au delà d’un certain laps de temps, parce que la vie de l’homme, dont la durée est fixée à l’avance, ne doit être qu’une série de douleurs passagères et de joies fugitives auxquelles nul ne peut se soustraire. C’est pourquoi, tout en s’indignant contre sa propre faiblesse, l’homme est forcé de nourrir son désespoir.

Ce repas achevé, sans prévoir comment, privés désormais de leurs carabines, ils pourraient manger le lendemain, le Canadien et l’Espagnol reprirent leurs patientes investigations du terrain. Là, il était encore plus difficile de retrouver les traces effacées par l’orage. Aux vapeurs épaisses qu’attiraient les pitons magnétiques des Montagnes-Brumeuses, éternel château d’eau où se distillent et s’élaborent des ruisseaux et des rivières, de nouvelles vapeurs semblaient incessamment sortir du sein de la terre détrempée, et s’élevaient en spirales épaisses des gorges profondes de la sierra.

Un minutieux examen dans la portion de terrain que chacun s’était assignée ne leur présenta nul indice qui pût les guider. Enfermés tous deux dans un cercle de brouillard condensé, les chasseurs ne se voyaient plus, quand Pepe crut devoir appeler le Canadien pour le consulter.

Il attendit vainement une réponse, et quand il l’eut appelé une seconde fois, ce fut une voix humaine, mais une autre que celle du Canadien, qui répondit à l’appel de l’Espagnol. Étonné de n’être pas seul avec Bois-Rosé au milieu de ces montagnes, Pepe s’écria du même ton qu’il eût pris en portant sa carabine à l’épaule :

« Qui est là, de par tous les diables ?

– À qui en avez-vous ainsi ? dit la voix de Bois-Rosé au milieu du brouillard.

– Seigneur Bois-Rosé, seigneur don Pepe, où êtes-vous ?

– Par ici, répondit Pepe en reconnaissant la voix de Gayferos.

– Grâce à Dieu, je vous retrouve enfin pour ne pas mourir de faim dans ces montagnes maudites, dit le gambusino scalpé, en sortant du voile de vapeur qui l’avait caché jusqu’alors.

– Bon, se dit Pepe, voici un pensionnaire de plus à nourrir de racines. Eh bien, mon brave, vous êtes mal tombé, reprit-il tout haut ; des chasseurs sans fusil ne sont que de bien tristes auxiliaires.

– Et don Fabian ? s’écria vivement Gayferos, qui n’avait pas oublié que c’était aux intercessions du jeune homme qu’il devait pour ainsi dire la vie ; le malheur que j’ai pressenti s’est-il donc réalisé ?

– Il est prisonnier des Indiens, et vous nous voyez nous-mêmes sans armes, sans vivres, sans munitions, exposés comme des enfants aux bêtes féroces, aux Indiens, et qui pis est, à la famine. Mais, mon garçon, avant de vous raconter tous les malheurs qui nous ont frappés, laissez-moi demander un renseignement à Bois-Rosé. »

L’Espagnol montrait au vieux chasseur, au pied d’une touffe épaisse de hautes absinthes, des empreintes que la pluie n’avait pu effacer complétement sous le feuillage qui les abritait.

« Y avait-il des blancs parmi eux ? dit-il. Voilà des mocassins indiens, voici des semelles de souliers d’un blanc, si je ne me trompe. »

Le coureur des bois n’eut pas besoin d’examiner longtemps les traces que lui montrait Pepe.

« Ce n’est pas le pied de Fabian qui a laissé ces derniers vestiges, répondit Bois-Rosé. Ne vous souvient-il pas, il y a quelques jours à peine, des empreintes que nous suivions, lorsque le pauvre enfant, plus ardent que nous, nous précédait sur la piste du dernier chevreuil que nous avons tué ? J’espère en Dieu ; mais rien ne prouve encore que Fabian soit vivant.

– En douteriez-vous donc ? » demanda Gayferos avec intérêt.

Pour la première fois depuis qu’il venait de se joindre à eux, Bois-Rosé jeta sur le gambusino un regard de bienvenue. Il fut frappé de l’altération qu’avaient produite sur lui quarante heures d’abstinence complète et de souffrance.

« Si nous doutons que don Fabian soit vivant ! s’écria Pepe. Oui, certes ! Nous ne l’avons laissé qu’un instant, et nous ne l’avons plus retrouvé. Mais que disiez-vous donc tout à l’heure d’un malheur que vous aviez craint ?

– Hier soir, répondit Gayferos, ne vous voyant pas revenir ainsi que vous me l’aviez promis, le peu de nourriture que vous m’aviez laissé étant épuisé, craignant enfin d’être abandonné sans ressource et sans secours, je résolus de m’aider moi-même. Je suivis un instant vos traces, que j’ai perdues près de ces montagnes. J’errais à l’aventure à la chute du jour, quand, arrivé à un endroit d’où je dominais un large cours d’eau, j’aperçus flotter au-dessous de moi un chapeau de paille, que je reconnus pour avoir appartenu à celui que vous appelez Fabian.

– Où donc ? s’écria Bois-Rosé en poussant un cri de joie. Pepe, mon vieil ami, nous sommes sur la trace des ravisseurs. Ce canot que j’avais signalé… c’était celui de ces hommes, sans doute. Conduisez-nous donc vers cet endroit de la rivière. »

On remarquera que, dans l’exaltation de sa douleur mêlée d’une faible lueur d’espérance, Bois-Rosé ne prodiguait plus aux Indiens ni à leurs alliés les noms de coquins et de démons par lesquels il les désignait d’habitude. Le malheur, comme le feu qui purifie ce qu’il n’a pas consumé, semble grandir ceux qu’il atteint sans les abattre.

La joie visitait le cœur du vieux chasseur, et tandis que les deux amis cheminaient derrière Gayferos, Bois-Rosé s’enquit avec sollicitude de ce qui lui était arrivé pendant leur absence.

« Rien, répondit le gambusino scalpé, si ce n’est que Dieu, sans doute, avait voulu qu’il y eût autour de moi une grande quantité de l’herbe merveilleuse qu’on appelle dans mon pays l’herbe de l’Apache, et dont le suc cicatrise immédiatement les blessures. Je fis une compresse de ces herbes, après les avoir écrasées entre deux pierres, et tel fut le soulagement que j’en éprouvai au bout de quelques heures, que j’eus faim et que je mangeai les provisions que vous m’aviez laissées.

– Et c’est en venant nous rejoindre que vous avez vu le chapeau de don Fabian, s’écria Pepe.

– Oui, et cette découverte me fit craindre quelque malheur, que je déplore de voir accompli. »

L’Espagnol fit rapidement part au nouveau compagnon que le hasard leur envoyait, du siège qu’ils avaient soutenu et du triste dénoûment qui en avait été la suite.

« Quels sont donc ces hommes qui ont été plus forts, plus vaillants, plus adroits que vous ? demanda Gayferos avec un étonnement qui prouvait assez quel cas il faisait de la force et de l’intrépidité de ses libérateurs.

– Des coquins qui ne craignent ni Dieu ni diable, mais auxquels nous avons une terrible revanche à demander, répondit Pepe en nommant les deux redoutables adversaires que leur mauvaise étoile leur avait fait rencontrer pour la seconde fois. « Nous verrons la troisième, » ajouta le chasseur espagnol.

En ce moment les trois piétons arrivèrent, après bien des détours causés par le manque de mémoire du gambusino, tout près de l’endroit où il venait de les rencontrer, à cette même place d’où Baraja avait vu le canot monté par les deux pirates des Prairies disparaître sous le conduit souterrain.

Ce ne fut qu’avec mille peines qu’ils purent tous trois descendre les pentes escarpées qui dominaient ce bras perdu de la rivière, sur les bords duquel les deux chasseurs espéraient trouver des indices de nature à compléter ceux qu’ils avaient déjà découverts.