Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/II/XXV

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Librairie Hachette et Cie (2p. 314-328).

CHAPITRE XXV

DES RIVERAINS INCOMMODES.


L’échelle gigantesque sur laquelle la nature américaine a été taillée par le Créateur ; ses cordillères, la plus longue chaîne de montagnes connue ; son sol qui sue l’or, l’argent, le fer ; ses arbres, colosses de la végétation ; les herbes de ses prairies, hautes comme nos jeunes arbres ; ses fleuves de douze à quinze cents lieues de parcours, larges comme des mers ; ses lacs océaniens, enfin ses ports immenses comme celui de San-Francisco, où tiendraient toutes les flottes de l’Europe réunies, tout cet assemblage d’éléments grandioses présage-t-il à l’Amérique un degré de splendeur et de puissance supérieur à celui que l’Europe ait jamais atteint ? À tort ou à raison, nous sommes de ceux qui le pensent, s’il est vrai que l’avenir, toujours solidaire du présent, doive glorieusement couronner les efforts audacieux d’un peuple qui, naguère au berceau, a su promptement secouer les langes de l’enfance et qui, dans toute l’ardeur de sa jeunesse, tend chaque jour à devenir grand comme la nature qui l’environne.

À certaines époques périodiques, les fleuves, les cours d’eau des Prairies, et jusqu’à leurs plus minces filets, regorgent de monstrueux saumons, pressés comme nos bancs de harengs et de sardines ; les eaux ne peuvent plus les contenir, elles les rejettent hors de leur sein, et les Indiens errants dans ces plaines sans fin partagent avec les animaux carnivores des déserts la pâture que leur envoie la Providence.

À d’autres époques, nombreux comme les saumons dans les fleuves, des troupeaux de bisons, dont la taille est à celle de nos taureaux ce que le Meschacébé est au Danube, parcourent les Prairies, fuyant devant l’Indien qui les poursuit et devant l’ours gris qui les combat. En vain chercherions-nous dans le monde entier à quels animaux chasseurs on peut comparer l’ours gris. Il n’en est aucun, car sa taille égale presque celle du buffle ; armé de longues griffes acérées comme les défenses du sanglier l’ours gris, sur l’épaisse fourrure duquel la balle du chasseur vient s’amortir, emporte au grand trot dans sa tanière un buffle tout entier. Abattre un de ces colosses terribles est la victoire dont s’enorgueillit le plus le guerrier rouge des Prairies.

C’était une des colonnes voyageuses de buffles que les navigateurs venaient de voir traverser la Rivière-Rouge, à quelque distance de l’endroit où ils avaient fait halte en premier lieu.

« Mon fils croit donc aux rêves et aux présages ? dit Bois-Rosé au Comanche, quand on n’entendit plus que le tumulte lointain des bisons fuyants.

– La voix du Loup-des-Présages ne trompe jamais, répondit Rayon-Brûlant avec un air de conviction dont sourit le Canadien. Les rêves que le Grand-Esprit envoie au guerrier qui dort ne le trompent jamais non plus. L’Aigle des Montagnes-Neigeuses croit-il qu’à cette heure de la nuit les bisons, pour profiter de sa fraîcheur, abandonnent les hautes herbes et se mettent en voyage ?

– Ce n’est pas probable : Dieu envoie aux animaux comme à nous le sommeil pendant la nuit. Des bisons ne sont ni des loups ni des tigres qui rôdent dans les ténèbres et dorment le jour ; les Indiens sans doute ont donné la chasse à cette colonne d’animaux fuyants qui viennent de passer.

– Eh bien, les rêves sont pour mon esprit ce que sont pour mes oreilles les hurlements du Loup-des-Présages, ce qu’est pour mes yeux la fuite des buffles la nuit : un indice certain que le danger nous entoure.

– Si vous dites vrai, reprit Bois-Rosé, comme je le pense, car, bien que vous ayez à peine la moitié de mon âge, vous avez pour vous et l’expérience de vos pères, qu’on ne dédaigne pas plus dans les déserts que dans les grandes villes, et les premières impressions de votre enfance. Si donc vous croyez le danger prochain, je suis d’avis que nous reprenions notre navigation au plus vite.

– Le canot est prêt ; mais nous avons encore quelques précautions à prendre. Nous allumerons six feux à distance les uns des autres, derrière ces collines. Du bord opposé de la rivière où campe la troupe qui suit nos traces, et de celui-ci, où a fait halte l’Oiseau-Noir, les Apaches verront ces feux sans pouvoir distinguer s’il y a des guerriers qui veillent alentour, et, pendant qu’ils perdront un temps précieux à imaginer un moyen de s’avancer sans être vus, Rayon-Brûlant, l’Aigle, le Moqueur en profiteront pour prendre l’avance sur l’ennemi qu’ils poursuivent. »

La sagesse de cet avis frappa Bois-Rosé et l’Espagnol. Les feux furent allumés derrière des buissons et de petites collines, qui n’en laissaient voir que le reflet en cachant le foyer ; le canot de buffle, garni de son enduit imperméable, fut remis à la rivière, et la petite troupe reprit, à force de rames, sa navigation interrompue pendant près de trois heures.

Les trois chasseurs blancs, pleins de confiance dans les quatre Comanches, qui tour à tour se reposaient et reprenaient l’aviron, mirent ce temps à profit pour s’étendre au fond du canot et tâcher de goûter quelques instants de sommeil. En voyageant ainsi de jour comme de nuit, Pepe et Bois-Rosé sentaient qu’ils réparaient la perte des heures qu’ils avaient été forcés de subir, et, consolés par cette conviction rassurante, ils ne tardèrent pas, non plus que Gayferos, à cesser de lutter contre l’assoupissement invincible qui appesantissait leurs yeux.

Depuis longtemps déjà les feux avaient disparu dans le lointain. Les trois chasseurs fatigués dormaient profondément. Assis à la poupe du canot, pendant que deux de ses Indiens ramaient en silence, le jeune Comanche ne cessait d’interroger de l’œil tous les points de la solitude qu’ils traversaient. Rayon-Brûlant semblait inaccessible au sommeil, quoique les troncs d’arbres ou les rochers qui bordaient la rive ne fussent pas plus immobiles que lui.

Sa figure au profil énergique, ses yeux brillants, la symétrie parfaite de sa tête avec ses larges épaules et son buste nerveux que son manteau de peau de bison laissait voir à nu, faisaient du jeune renégat apache un bel échantillon de la race humaine à l’état de nature. Le jeune guerrier regardait-il en dedans de lui-même pour y retrouver l’image de la Fleur-du-Lac, ou celle de l’Étoile-du-Soir, pour qui il avait quitté la terre où reposaient les ossements de ses pères ? c’est ce que nous ignorons, et ce qui importe peu pour le moment. Quelque absorbé toutefois qu’il fût dans ses pensées, il ne restait étranger à aucune des vagues rumeurs qui, de loin en loin, se faisaient entendre.

Cependant à l’immobilité de sa posture, qui prouvait que tous les bruits du désert n’étaient que ce qu’ils devaient être, succédaient, petit à petit, quelques mouvements du corps ou de la tête, comme si d’autres indices se mêlaient aux voix de la nuit et de la solitude.

Une sorte de ronflement sourd, apporté par la brise, et qui semblait sortir du milieu même de la rivière, confirma bientôt les soupçons de l’Apache. Il fit signe à ses deux rameurs de cesser de nager, et il se pencha sur le corps du Canadien, qui, sentant qu’on lui touchait l’épaule, ouvrit les yeux et regarda autour de lui. Il vit les deux Indiens tenant en main leurs avirons immobiles ; il devina qu’il y avait quelque danger encore caché.

La rivière qui, à l’endroit où il s’était endormi, coulait à travers une plaine, était encaissée entre deux rives assez élevées, quand il se réveilla.

« Dois-je appeler Pepe ? dit le Canadien.

– Laissez-le dormir, reprit le Comanche ; nous l’éveillerons s’il est besoin. J’ai ouï dire que la balle de l’Aigle-des-Montagnes ne manquait jamais son but.

– Oui, mon garçon, c’était vrai avec la carabine que j’ai laissé briser entre mes mains ; avec celle-ci je ne pourrais, en vérité, ne l’ayant pas essayée, répondre du premier coup que je lâcherai. Mais pourquoi m’avez-vous éveillé ? »

Un grognement plus distinct et plus prolongé, semblable au bruit d’un soufflet de forge, se chargea de la réponse de l’Indien.

« Ah ! dit le Canadien, je ne vous en demande pas davantage. Qu’importe, après tout ? Passons outre ; et, à moins que vous ne soyez trop fatigué de ramer, laissez-moi continuer mon somme.

– Nous ne pouvons passer outre sans sa permission. L’animal occupe un petit îlot au milieu de la rivière, qui, au delà du détour que vous voyez, devient fort étroite. Ce qu’a vu Rayon-Brûlant une seule fois, il ne l’oublie plus. Il connaît les moindres sinuosités de la Rivière-Rouge. »

Cependant le canot avançait toujours en tournoyant, et comme il était urgent de prendre un parti avant de s’engager dans la passe dangereuse que signalait le jeune Indien, Bois-Rosé prit les avirons et fit remonter le canot contre le courant.

Tout en le maintenant immobile, quand il eut gagné quelques toises : « Nous ne devons pas, dit-il, prodiguer les coups de fusil au milieu de ces solitudes qui peuvent recéler des ennemis tout près de nous ; ce serait leur donner l’éveil. Une seule détonation même suffirait pour cela. Eh bien ! Comanche, je suis d’avis que, laissant de côté tout amour-propre, nous prenions terre avec le canot sur nos épaules, pour n’avoir pas de querelles avec ce diable d’animal. Plus loin, nous reprendrons le cours de la rivière.

Les trois Indiens ont une hache affilée et des bras vigoureux ; les chasseurs blancs ont leurs couteaux pointus et tranchants, reprit Rayon-Brûlant.

— L’amour-propre d’un jeune homme ne s’accommode pas de la fuite, je le sais. Préférez-vous risquer de faire chavirer notre canot, ce qui ne serait pas grand’chose, après tout, mais de le faire crever comme une gourde sèche, ce qui serait irréparable ? Écoutez, Rayon-Brûlant ; faites pour l’amour d’un père à la recherche de son fils, dont les moments sont comptés, le sacrifice de votre gloriole de jeune homme ; c’est un vieillard dont les cheveux sont gris, dont le cœur est plein de tristesse, qui vous en prie.

– La Fleur-du-Lac, dit l’Indien, incapable de cacher les impressions de son jeune cœur, eût frémi en voyant la dépouille du monstrueux animal, et elle eût souri au guerrier qui la lui eût apportée ; le cœur de Rayon-Brûlant se serait réjoui.

– Oui, mon enfant, il est doux d’obtenir un sourire de celle qu’on aime ; c’est doux pour un Indien comme pour un blanc ; mais il est doux aussi d’obliger un vieillard qui pleure son fils. Le Grand-Esprit bénira vos chasses. »

Le Comanche ne répliqua plus. On éveilla Pepe et Gayferos pour leur apprendre qu’un ours gris des prairies gardait une passe étroite qu’on ne pourrait franchir sans avoir maille à partir avec lui, et qu’il fallait, en emportant le canot, faire un détour par terre et éviter ainsi le bruit dangereux d’un combat contre le redoutable gardien de l’îlot.

La nouvelle qu’un ours gris barrait le passage de la rivière mit Pepe de très-mauvaise humeur.

« Le diable torde le cou à cette vermine ! dit-il en bâillant, et en flétrissant par rancune, d’un terme de mépris que les chasseurs n’appliquent qu’à des animaux d’un ordre inférieur, le plus terrible des habitants des Prairies ; je dormais si tranquillement ! »

Cependant, après avoir fait aborder le canot au rivage, le Canadien, toujours prudent, résolut, avant de laisser débarquer toute la troupe, de jeter un coup d’œil dans la plaine. Il escalada doucement la berge qui encaissait la rivière. De hautes herbes en couronnaient le sommet et opposaient à la vue un rempart infranchissable.

Le Canadien s’avança donc en se coulant à travers leurs tiges, la carabine à la main, et disparut pour quelques minutes aux yeux de ses compagnons.

Ceux-ci se tenaient sur leurs gardes ; car il ne suffisait pas de chercher à éviter le féroce animal pour être à l’abri d’une attaque de sa part. Il était évident que l’ours flairait les émanations humaines, et qu’il ne se sentait plus seul dans son domaine désert. Comme ces redoutables châtelains qui, du haut de leur rocher ou de leur tour, dominaient jadis le cours d’un fleuve, il était à craindre que l’animal riverain n’essayât de prélever le tribut d’un chasseur ou d’un Indien, s’il avait déjà goûté dans sa vie de la chair de l’un ou de l’autre.

Aux ronflements précipités de ses naseaux se mêlait de temps à autre le grincement de ses formidables dents et de ses ongles qui grattaient le roc de l’îlot.

En ce moment le Canadien revint en toute hâte.

« Au large ! au large ! dit-il à voix basse dès qu’il eut rejoint la petite troupe. Il y a là une douzaine d’Indiens à cheval qui battent la Prairie.

– Les Loups-du-Présage ne trompent jamais, répondit l’Indien. Dans quelle direction les chiens apaches parcourent-ils la plaine ?

– À droite et à gauche ; mais ils semblent venir du côté où nous avons laissé nos feux allumés. Allons, Rayon-Brûlant, c’est à présent et sans hésiter qu’il faut avoir recours aux haches indiennes et aux couteaux des blancs contre l’ours gris. Quoi qu’il en puisse arriver, nous ne saurions rester ici sans danger une minute de plus. Un de ces cavaliers peut d’un moment à l’autre s’avancer vers la rivière. »

Le canot fut de nouveau poussé au milieu du courant, dans la direction de l’îlot, malgré le grondement effrayant qui s’y faisait entendre.

Dans toute autre circonstance, en dépit de la force et de la férocité de l’animal qui, au dire de l’Indien, devait s’être installé sur la petite île et dominer le passage étroit qu’elle formait sur chaque rive du fleuve, les navigateurs ne se fussent que médiocrement inquiétés de cette rencontre.

À l’exception de Gayferos, tous avaient passé leur vie dans les déserts et ils étaient accoutumés à en braver les dangers : lui, cependant, ne paraissait pas plus effrayé que ses compagnons : c’est qu’il ignorait à quel ennemi ils avaient affaire. Les deux chasseurs et les Indiens le savaient et appréciaient tout ce que le voisinage des Apaches ajoutait de péril à un combat déjà si dangereux par lui-même.

Les armes blanches, au cas où l’animal ne serait pas d’humeur à les laisser passer tranquillement, étaient les seules qu’ils pussent employer pour ne pas révéler leur présence. L’épaisse fourrure, d’ailleurs, dont l’ours gris est revêtu, rendait la lutte bien incertaine. Ses hurlements, s’il était blessé, pouvaient attirer les Indiens, avides de le chasser ; le canot risquait d’être crevé par la moindre atteinte de ses griffes tranchantes ; le voir couler bas était presque inévitable.

Bois-Rosé, pour plus de sûreté, et afin d’empêcher le Comanche de commettre quelque acte d’agression, pria Rayon-Brûlant de prendre en main l’un des avirons, et lui-même s’empara du second ; puis, au risque de ce qui pouvait lui en advenir, il poussa le canot contre la rive droite, de façon à attaquer la passe de ce côté, et à se trouver le plus rapproché du féroce animal.

Le canot, en suivant le cours assez rapide de la rivière, eut bientôt regagné la distance que Bois-Rosé lui avait fait perdre en remontant. Ce fut un moment imposant et terrible que celui où il vint à tourner le coude que décrivait le fleuve.

La hache à la main à l’avant de l’embarcation, les trois Indiens se tenaient prêts à en frapper le colosse d’un triple coup, et armés chacun de leur couteau, Pepe et le gambusino restaient à l’arrière. La petite barque glissa silencieusement, et des ronflements sonores continuaient à sortir du fond de la rivière, comme si quelque monstre marin s’y fût échoué sur un bas-fond.

Bientôt, sur la surface sombre du fleuve, l’îlot apparut aux yeux des navigateurs, et sur l’îlot de sable et de rochers une masse énorme et noirâtre se laissa voir.

« Jésus Maria ! dit à voix basse le gambusino, épouvanté à la vue de l’ennemi dont il ne soupçonnait pas la taille gigantesque.

– Fiez-vous plus à votre couteau qu’à une prière, » fit vivement Pepe.

Le canot avançait doucement, et, à l’aspect des hommes qui le montaient, l’ours fit entendre un horrible grognement, et l’une de ses monstrueuses pattes, en grattant le sol, fit couler dans la rivière une avalanche de sable ; puis il commença de se lever lentement sur l’arrière-train, comme un buffle cabré.

Le canot avait attaqué la passe fatale ; ceux qui le montaient se tenaient prêts.

« Allons, Comanche, un bon coup de rame, d’où dépend peut-être la vie de sept hommes ! » dit Bois-Rosé.

Et l’Intrépide coureur des Bois enfonça d’un bras ferme son aviron dans l’eau de manière à faire glisser l’embarcation le plus rapidement et le plus loin possible de l’animal, qui, debout, semblait hésiter à commencer l’attaque. L’indien seconda non moins vigoureusement le chasseur et leva sa rame en l’air au moment où la barque passait comme la flèche à une toise à peine du gigantesque et féroce gardien de la petite île.

Celui-ci semblait encore indécis s’il s’élancerait contre le canot, et Bois-Rosé espérait avoir heureusement franchi ce pas dangereux, lorsque, avec une rapidité telle que le vieux chasseur ne put le prévenir, un des Comanches, qui avait lâché sa hache, décocha dans le ventre de l’ours une flèche qui s’enfonça profondément dans ses entrailles.

Bois-Rosé ne put retenir un cri de colère, et l’animal blessé poussa un rugissement de rage comme celui d’un bison atteint d’un coup de lance, et, en faisant claquer ses énormes mâchoires avec un bruit terrible, il s’élança dans l’eau, tel qu’un rocher qui fût tombé de la berge.

Le Canadien n’avait pas été moins prompt que le Comanche, et un second coup de rame fit voler l’embarcation plus rapidement encore ; l’ours n’atteignit que le vide, et ses deux pattes ne frappèrent que la surface du fleuve.

« Hourra ! s’écria Pepe à moitié suffoqué par les tourbillons d’écume qui fouettaient son visage ; ferme ! Bois-Rosé, ferme ! Comanche, vous avez manœuvré comme deux fiers marins. Eh ! là-bas, vos haches, si vous ne voulez pas que cette vermine nous coule bas. »

Les trois Indiens s’étaient précipités de l’avant à l’arrière, et, au moment où l’animal furieux, hurlant, écumant de rage et les yeux enflammés, n’était plus qu’à un demi-pied du canot, leur hache levée étincelait dans leurs mains.

« Frappez donc ! » hurla Pepe.

Les Indiens n’avaient pas besoin de ses exhortations qu’ils ne comprenaient pas, et les trois haches retentirent sur le crâne du colosse, comme trois coups de marteau sur une enclume.

« Encore ! encore ! cria de nouveau Pepe. Cette vermine a la vie dure.

– Silence donc ! pour Dieu ! dit Bois-Rosé ; les Indiens ne sont pas… »

Au milieu des hurlements de rage de l’ours, un éclair soudain brilla sur la rivière teinte de sang et fut en même temps suivi d’une détonation qui retentit aux oreilles des navigateurs comme si c’eût été la trompette du jugement.

« Demonio ! qu’est ceci ? s’écria l’Espagnol à l’aspect d’un corps s’agitant convulsivement et tombant dans l’eau, tandis que le canot fuyait toujours. Qu’est ceci ?

– Rien qu’un Apache qui tombe dans la rivière, un chien affamé qui se noie, » répondit l’Indien.

Bientôt des hurlements éclatèrent dans la plaine, le long des rives du fleuve ; les Comanches y répondirent, et ces hurlements se mêlèrent à ceux du monstrueux habitant de l’îlot. La flèche qui avait percé ses entrailles, les trois coups de hache qui avaient frappé son crâne semblaient n’avoir fait qu’exciter sa fureur.

« Courage, Bois-Rosé, courage ! s’écria Pepe agenouillé à l’arrière du canot et surveillant, avec les Indiens, les progrès alarmants de l’animal à la nage, qui levait à chaque instant une de ses lourdes pattes pour atteindre la frêle embarcation. Vive Dieu ! nous l’avons échappé belle, continua-t-il au moment où l’eau fouettait de nouveau son visage. Un bon coup d’aviron, Comanche, pour le dernier. Bois-Rosé, est-ce vous qui avez tiré tout à l’heure ?

– Oui, dit le Canadien toujours courbé sous l’aviron, et l’arme n’est pas trop mauvaise. Mais tirez donc à votre tour sur ce diable d’ours : ne visez qu’au mufle. »

En effet, il n’y avait plus rien à ménager : les Indiens connaissaient la présence des fugitifs, et il était urgent de se débarrasser de l’ennemi de la rivière pour être prêts à soutenir la prochaine attaque de ceux de la plaine.

« Allons, Gayferos, êtes-vous prêt ? Vous entendez, au mufle de l’animal.

– Oui, » répondit le gambusino.

Deux coups de feu retentirent à la fois ; mais le canot bondissait si violemment que les balles n’atteignirent pas l’ours à l’endroit désigné. Le monstre ne fit que secouer son énorme tête, d’où cependant l’on vit jaillir le sang.

« L’animal enragé ! » s’écria Pepe désappointé.

L’Espagnol et Gayferos rechargeaient leurs armes pour faire feu tous deux une seconde fois. Sous les oscillations et les écarts de l’embarcation, viser n’était pas chose facile.

Cependant les tireurs avaient réussi à se remettre en mesure, quand un espace plus large, laissé entre la poupe du canot et le mufle gigantesque de l’obstiné nageur, prouva que la fatigue ou le découragement commençait à s’emparer de lui.

« Hardi sur l’aviron ! cria de nouveau l’Espagnol ; la vermine perd du terrain. »

Les rameurs redoublèrent d’efforts, et la distance s’agrandissait de plus en plus.

« Encore, encore ! là… bien… Arrêtez-vous un instant tous deux, s’il est possible, pour que je puisse viser ce diable enragé à l’endroit où je vois briller son mufle noir sous ses longs poils.

– Non pas, non pas, s’écria vivement le Canadien, et sans se rendre au désir de son compagnon ; gardez votre balle pour cet Indien qui arrive sur nous au galop. »

Le canot flottait en ce moment entre des rives plus basses, qui permettaient, malgré les ténèbres, de jeter un coup d’œil dans la plaine. Des ombres noires de chevaux et de cavaliers bondissaient parmi les hautes herbes. Un autre danger, plus immédiat, allait rendre plus périlleuse la situation précaire des navigateurs.

L’ours avait ralenti ses efforts, nous venons de le dire ; mais c’était pour changer de tactique : il s’était dirigé en ligne oblique vers la rive.

« Abordez en diagonale, Bois-Rosé, cria Pepe, qui suivait tous les mouvements de la bête furieuse, ou l’animal va nous couper le chemin et nous attaquer par l’avant. »

Rayon-Brûlant jeta un coup d’œil de côté, et il vit en effet l’ours fendre l’eau à quelque distance de la terre. Le Comanche poussa l’embarcation sur la droite, vigoureusement secondé par Bois-Rosé, que l’avertissement de l’Espagnol avait trouvé prêt à s’y conformer. Ce fut en ligne oblique aussi que le canot vola vers le rivage, et, au moment où l’ours s’élançait à terre, le jeune Comanche, sa carabine à la main, y sautait de son côté.

« Au large ! dit-il à Bois-Rosé. Que l’aigle laisse faire un guerrier sans peur. »

L’Indien et l’ours avaient pris terre sur le même bord, à une distance d’à peu près vingt pas l’un de l’autre.

Les préparatifs de combat du Comanche étaient trop simples pour lui faire perdre plus de quelques secondes. Tandis que l’ours s’avançait à ce trot familier à son espèce, Rayon-Brûlant s’assit par terre avec un calme qui excita l’admiration de Bois-Rosé lui-même, car la vie du jeune Indien allait dépendre d’un faux mouvement, d’un long feu de son fusil, ou d’autres circonstances indépendantes de l’homme le plus intrépide. La crosse de sa carabine contre son épaule, le canon le long de sa joue, et prêt à faire feu, l’Indien immobile attendit.

Presque égal en grosseur à un bison, le gigantesque et féroce animal, la terreur des Prairies, s’avançait en retroussant ses lèvres sanglantes au-dessus de ces terribles dents blanches.

Le fusil du Comanche suivait lentement ses mouvements ; puis, quand la bouche du canon toucha presque son énorme mufle, le coup partit. Le colosse s’affaissa ; mais, entraîné par l’impulsion de sa marche, il eût écrasé l’Indien sous son cadavre, si celui-ci, la gâchette à peine lâchée, ne se fût replié sur lui-même avec la merveilleuse élasticité d’un clown, et ne se fût retrouvé sur ses jambes à six pas de là, et le couteau à la main.

L’Indien jeta un regard d’orgueil sur son ennemi gisant sur le sable ensanglanté, et coupant rapidement, avec toute la dextérité d’un veneur habile, la patte énorme de l’ours gris à la première jointure, il vint reprendre sa place dans le canot.

« Rayon-Brûlant est brave comme un chef, dit Bois-Rosé en pressant la main du Comanche. L’Aigle et le Moqueur sont fiers de leur jeune ami. Son cœur pourra se réjouir, car la Feur-du-Lac sourira en voyant les preuves de son courage. »

Les yeux du jeune Comanche étincelèrent d’une fierté joyeuse que faisait naître dans son cœur le compliment de Bois-Rosé, et surtout l’espérance qu’il y éveillait.

L’Indien poussa une exclamation brève et se remit à ramer : car les Apaches galopant dans la plaine semblaient vouloir, comme l’ours gris, avant eux, couper aux navigateurs le chemin de la rivière.