Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/II/XXXI

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Librairie Hachette et Cie (2p. 398-412).

CHAPITRE XXXI

UN MOMENT CRITIQUE.


Étroitement garrottés comme Fabian, qui n’était séparé d’eux que par la largeur du fleuve, les deux captifs étaient à peine transportés au milieu des herbes touffues où le métis venait de déposer près de son père Rosarita, toujours évanouie, qu’un des Indiens signala en amont du fleuve un large nuage de poussière.

Les chevelures flottantes suspendues aux fers des lances, les manteaux de peau de buffle agités en l’air au milieu de ce nuage que perçaient de temps à autre les rayons du soleil, le hennissement des chevaux que le vent apportait, tout indiquait la venue de l’Oiseau-Noir et de sa troupe.

Au milieu du dais de poussière qui les couvrait, des cavaliers bondissaient en faisant de sauvages évolutions et en poussant des cris aigus ; les couleurs éclatantes dont étaient peints les visages de ces chevaliers errants et pillards du désert, les ornements fantastiques dont ils étaient chargés, leurs haches qui luisaient aux rayons du soleil, leurs boucliers frappés en cadence, donnaient à cette troupe désordonnée un aspect hideux et terrible à la fois.

Les cris : L’Oiseau-Noir, Main-Rouge, Sang-Mêlé ! » s’élevèrent bientôt des deux côtés, et en un clin d’œil les alliés du métis, comme s’ils eussent voulu exécuter une charge furieuse, s’élancèrent au galop en poussant des hurlements sataniques ; puis l’escadron s’ouvrit, traça à toute course un cercle rapide autour de Sang-Mêlé et de ses Indiens, et en un instant chaque cheval se trouva subitement arrêté, immobile sur ses jarrets frémissants.

Un silence profond avait succédé au tumulte. Encore revêtu de son costume d’emprunt, le métis attendait, debout et sans faire un pas, la venue du chef. Celui-ci, quoique le visage contracté par la souffrance de sa blessure récente, était droit et ferme sur son cheval. Il s’avança vers le métis, qu’il n’hésita pas à reconnaître malgré son déguisement, et d’un air de tranquille et hautaine majesté, il tendit la main au fils de Main-Rouge.

« L’Indien fils d’un blanc attendait son allié, dit ce dernier.

— N’est-ce pas aujourd’hui le troisième soleil ? reprit l’Oiseau-Noir. El-Mestizo a mis son temps à profit, ajouta-t-il en montrant du doigt les captifs.

– Ce ne sont pas les seuls ; il y a là-bas un des blancs, le fils de l’Aigle des Montagnes-Neigeuses.

– Et le Moqueur, et l’Aigle, que sont-ils devenus ? J’avais confié à mon frère onze guerriers : qu’en a-t-il fait ? demanda le chef indien d’un accent sévère, après qu’il eut réprimé le premier mouvement de joie que lui fit éprouver la capture de Fabian.

– Neuf sont morts, répondit le métis. Mais pourquoi le chef fronce-t-il le sourcil ? Il a assiégé pendant un jour et une nuit les trois blancs dans l’îlot du Rio-Gila ; qu’a-t-il fait de ses guerriers, que les poissons de la rivière ont dévorés ? Le bras de l’Oiseau-Noir est paralysé pour bien longtemps. El-Mestizo, en douze heures, a pris le jeune guerrier du Sud ; il a désarmé l’Aigle et le Moqueur, dont les buffles, les daims et les enfants indiens se rient à présent.

– L’Aigle et le Moqueur sont sur nos traces ; ils ont de nouvelles armes, et ils ont semé leur chemin de nouveaux cadavres de nos guerriers. »

Alors le chef sauvage raconta au métis ce qu’il ignorait, les combats qu’il avait soutenus depuis son départ du camp mexicain, et ce récit arracha au métis plus d’un grincement de dents.

Cependant l’Oiseau-Noir et Sang-Mêlé, sous l’impression de sentiments de mécontentement mutuel, gardèrent le silence quand le récit fut achevé. Peut-être cette conférence se fût-elle envenimée promptement sans l’arrivée de six autres guerriers : c’étaient les débris de la troupe de l’Antilope, échappés au carnage de la Passe-Étroite, où le coureur lui-même avait laissé la vie.

Alors toute la fureur des Indiens se tourna contre Fabian : c’était l’issue naturelle qu’elle devait trouver.

« Où est le fils de l’Aigle ? s’écria l’Oiseau-Noir.

– Là-bas, reprit le métis en désignant le massif sur l’autre bord, où Main-Rouge gardait son prisonnier.

– Qu’il meure ! » dit le chef.

Des hurlements de joie accueillirent cette brève et terrible sentence.

Quand ils eurent cessé, le métis reprit la parole :

« Rayon-Brûlant, dit-il, est aussi sur nos traces ; c’est la fille blanche que voici qui l’attire près du Lac-aux-Bisons. Mais il ne la retrouvera plus ; El-Mestizo l’emmène à sa hutte, pendant que l’Oiseau-Noir va s’emparer de plus de cent chevaux que les blancs ont enfermés dans l’estacade. El-Mestizo abandonne sa part au chef des Apaches ; la Colombe-du-Lac est plus précieuse pour lui que tous les chevaux sauvages des Prairies. »

La tranquille impudence qui naissait chez le métis de la conscience de sa force, de son adresse et de son indomptable audace, et avec laquelle il se dégageait de sa promesse envers l’Oiseau-Noir quand celui-ci cessait de pouvoir lui être utile, fit éprouver au chef indien un mouvement de fureur. Il sentit toutefois que sa blessure à l’épaule le privait d’une partie de ses ressources, et que d’ailleurs, dans cette circonstance, la carabine de Main-Rouge et celle de Sang-Mêlé étaient de puissants auxiliaires. Comme jadis les rois qui, pressés par le danger, se trouvaient dans l’obligation de transiger avec de redoubles vassaux, l’Oiseau-Noir dissimula sa colère.

« El-Mestizo, dit-il, est si pressé de nous quitter, qu’il oublie une chose importante. Aurait-il peur du guerrier qui doit venir auprès du Lac-aux-Bisons, pour qu’il ne se rappelle plus qu’il a promis de livrer entre mes mains celui que les Comanches appellent Rayon-Brûlant ? »

Ces derniers mots du chef indien suspendirent tout à coups les préparatifs du départ du métis, qui se disposait à s’éloigner avec ses prisonniers.

« C’est bien ; El-Mestizo restera, parce qu’il n’a peur de rien, pas même des rayons brûlants du Grand-Esprit, » reprit fièrement le métis en faisant allusion au nom de celui qu’on l’accusait de redouter, et qu’il avait promis de livrer.

La troupe de l’Oiseau-Noir, malgré les pertes successives qu’elle avait éprouvées dans le trajet jusqu’à la Fourche-Rouge, se composait encore d’une quarantaine de cavaliers. Dix Indiens accompagnaient les deux pirates du désert ; six autres venaient de se joindre encore à ces cinquante guerriers. Les Apaches se trouvaient donc en nombre suffisant pour attaquer avec avantage les vaqueros, qu’ils supposaient sans défiance, dût le chef comanche amener à temps les combattants qu’il conduisait.

Telle avait été la rapidité de la marche des cavaliers indiens, car il n’y avait plus un seul piéton avec eux, qu’il était presque certain que les chasseurs et leur allié ne seraient pas rendus au Lac-aux-Bisons avant la nuit, ou le coucher du soleil au plus tôt. Les guerriers du désert ont l’imprévoyance des enfants, dont ils ont les fougueux caprices. Il y avait pour eux un spectacle plus attrayant que le pillage des chevaux, c’était le supplice d’un blanc.

Les deux prisonniers, l’hacendero et le sénateur, étaient la propriété exclusive de Sang-Mêlé, qui fondait sur leur rachat l’espoir d’une riche proie ; leur vie était sacrée, et c’était celle du malheureux Fabian qui devait faire les frais du cruel divertissement que se promettaient les Indiens.

Il fut donc résolu qu’on l’offrirait comme une victime propitiatoire avant le combat.

Tandis que les haches des Indiens ébranchaient un jeune saule à quelque distance de là pour convertir son tronc en un poteau de supplice, Rosarita avait recouvré l’usage de ses sens. Mais à la vue de son père et du sénateur garrottés, à l’aspect des yeux étincelants du métis qui se fixaient sur elle avec une impudique ardeur, la malheureuse enfant, malgré la voix de son père qui essayait de la consoler en joignant à ses encouragements des malédictions à ses bourreaux, ne put empêcher qu’une seconde défaillance succédât à la première.

« Paix, l’ami ! dit froidement le métis à don Augustin ; soyez sans crainte pour votre vie : quelques sacs de piastres, une centaine de chevaux, vous rachèteront de mes mains. Quant à la Colombe-du-Lac, elle sera d’abord la femme d’un brave guerrier ; puis, plus tard, nous verrons à fixer le prix de sa rançon. J’ai ouï dire que les femmes blanches sont si rebelles d’ordinaire aux volontés de leurs maris, qu’on est bien aise de s’en défaire après un certain temps ; même pour rien. »

Puis, sans daigner faire plus attention aux malédictions de l’impétueux don Augustin qu’aux supplications du sénateur, le métis contempla d’un œil indifférent les apprêts du supplice de Fabian.

Comme quelques jours auparavant, lorsque don Antonio de Mediana, dont les minutes étaient comptées, voyait l’ombre projetée par le poignard de Fabian décroître petit à petit, ainsi aujourd’hui chaque progrès que le soleil faisait vers l’occident marquait un moment de moins dans l’existence de Fabian. Dieu devait-il appliquer au juge du seigneur espagnol la peine du talion dans toute sa rigueur ? On pouvait le craindre ; car dans les courts instants de silence, nulle rumeur lointaine ne se mêlait aux soupirs des roseaux du fleuve ; aucun nuage de poussière à l’horizon, aucun bruit d’avirons battant l’eau sous les efforts de ses amis, n’annonçaient leur venue. Quelques moments de plus, et ceux qui depuis deux jours et deux nuits suivaient sa trace n’allaient plus avoir qu’à venger sa mort.

Une poignée d’herbes sèches avait enflammé quelques branches mortes du saule ; des fascines apportées par les Indiens avaient achevé d’allumer les brasiers. Les terribles préparatifs du supplice étaient terminés ; à l’horizon, toujours même silence, toujours même immobilité, hors le courlis qui errait en volant à tire-d’ailes au-dessus des lagunes, hors le retentissement lointain de l’eau fouettée par les castors plongeant dans leurs marais éloignés.

« Le moment est-il venu maintenant ? demanda le métis à l’Oiseau-Noir.

– Mes guerriers n’attendent plus que le captif, répondit le chef indien.

– Il sera fait selon les volontés de mon frère. »

Le métis donna l’ordre de remettre la pirogue à l’eau pour aller chercher Fabian et ramener ses deux gardiens.

« Ah ! c’est ma foi bien heureux, s’écria de l’autre côté de la rivière, où il avait vu les apprêts du spectacle indien, le vieux Main-Rouge en montrant sa haute taille au-dessus des buissons ; ce rôle de chien de garde commençait à me fatiguer horriblement. »

Le renégat, en disant ces mots avec un bâillement d’ennui, étirait ses membres décharnés.

« Allons, mon brave, reprit-il en se baissant, vous devez être aussi las que moi de toutes ces longueurs, de par tous les diables de l’enfer ! »

Un instant après, on vit le corps de Fabian, soulevé dans les bras robustes de l’Américain, se dresser à son tour au-dessus du feuillage.

« Tenez-vous bien là… C’est cela, dit l’impitoyable vieillard, tandis que le prisonnier, dont les liens engourdissaient les membres, faisait un effort pour maintenir son équilibre et se tenir droit et ferme, comme un guerrier jaloux d’attendre debout le moment suprême. Maintenant, continua le vieux pirate, si vous voulez chanter quelque chose pour vous distraire, libre à vous. »

La pâle figure de Fabian, dont l’œil brillait encore, sans que l’approche d’une mort affreuse en eût éteint l’éclat, ne se montra qu’un instant. Chancelant sur ses jambes gonflées, privé du secours de ses bras, le corps du prisonnier s’affaissa et retomba derrière les buissons.

« Déliez-moi les bras, dit-il à Main-Rouge d’une voix ferme ; qu’avez-vous à craindre ?

– Pas grand’chose ; qu’à cela ne tienne, car tout à l’heure on ne vous en coupera pas un morceau de moins du corps. »

Le renégat trancha le nœud des courroies qui maintenaient ses bras, et Fabian put se relever et se tenir debout.

Un dernier espoir de salut ou plutôt une dernière pensée d’amour semblait l’agiter ; car ses yeux ne jetèrent qu’un simple regard à l’horizon pour interroger le désert, toujours silencieux au loin, et ils concentrèrent bientôt toute leur attention sur le bord opposé, d’où le cri d’angoisse auquel il avait répondu était venu frapper ses oreilles.

Mais les herbes épaisses dérobaient à sa vue le groupe des trois prisonniers, parmi lesquels le sénateur et l’hacendero se demandaient en frémissant quel pouvait être le malheureux blanc dont le supplice s’apprêtait.

Enfin la pirogue était à flot, deux Indiens y disposaient leurs avirons, quand une voix retentissante comme une clameur, terrible comme celle d’Achille sortant de sa tente pour venger la mort de Patrocle, frappa subitement l’air et fut répétée par l’écho.

Cette voix s’était élevée du côté de l’Étang-des-Castors ; les Indiens ne purent l’entendre sans tressaillir, et Fabian sentit instinctivement que c’était une voix amie. L’air vibrait encore sous son puissant éclat, quand, échappé des vastes poumons du coureur des bois, un nouveau cri, plus éclatant dix fois que le premier, lui succéda, et que la voix du carabinier fit à son tour hurler les échos.

Ces deux bouches amies venaient de leur jeter le nom de Fabian, comme une barrière entre la mort et lui, et Fabian y répondit sans trembler.

« Chien ! » s’écria Main-Rouge en levant son couteau pour le frapper.

Fabian arrêta le bras du renégat, et une courte lutte, dont la vigueur extraordinaire de l’Américain n’eût pas rendu l’issue douteuse, s’engageait entre le captif et le féroce gardien, lorsque, aux cris de Bois-Rosé, de l’Espagnol et de Rayon-Brûlant, partis de trois côtés opposés, se mêlèrent des hurlements qui éclatèrent de toutes parts, du nord, du sud et de l’est. Les aboiements furieux d’un dogue résonnaient au milieu de tout ce tumulte, comme les rugissements d’un lion enchaîné.

Dans un des efforts faits par Fabian pour éloigner de sa poitrine le couteau de Main-Rouge, le jeune homme, mal assuré sur ses jambes, que paralysaient les liens qui les serraient, tomba rudement à terre. Cette chute lui sauva la vie pour le moment.

Au milieu du fracas toujours croissant dont cette vallée naguère si calme était le théâtre, le vieux renégat se souvint tout à coup que la vie du prisonnier n’appartenait qu’à l’Oiseau-Noir, et il essaya de distinguer quel était l’ennemi qui s’avançait. Le rideau de verdure jaunâtre étendu devant ses yeux l’en empêcha.

Tout ce qu’il put voir fut cinq cavaliers indiens, probablement les plus alertes à se mettre en selle, dont les têtes surpassaient les hautes herbes ; au milieu de celles-ci et dans le lointain, une large et rapide ondulation, semblable à celle qui aurait été produite par le passage d’un troupeau de buffles, fixait son attention. En même temps cinq coups de fusils se croisèrent, les uns de gauche et les autres de droite, derrière la troupe des Apaches, et couchèrent par terre les cinq guerriers.

Le vieux renégat vit alors un véritable sauve-qui-peut sur la rive opposée. Armé de sa carabine et proférant d’atroces malédictions, il cherchait vainement un des ennemis qu’il pût viser ; mais les herbes les dérobaient tous à sa vue.

Quelques Indiens, trop éloignés de leurs chevaux pour essayer de courir jusqu’à l’endroit où ils étaient attachés, s’élancèrent dans la pirogue, et malgré les cris de Main-Rouge, en dépit des malédictions et des ordres de Sang-Mêlé, firent force de rames vers l’autre rive.

La plus grande partie des autres Apaches, après être remontés sur leurs chevaux, les poussèrent impétueusement dans le fleuve ; car une épaisse fumée s’élevait de la plaine derrière eux, et déjà de longs jets de flamme commençaient à dévorer les hautes herbes. La terreur avait gagné les guerriers indiens plus rapidement que l’incendie ne se propageait dans la plaine. Plusieurs d’entre eux, restés à pied, s’élancèrent à la nage.

« Guerriers timides, au cœur de femme, lâches ! » hurlait Sang-Mêlé avec rage, essayant en vain d’empêcher les Indiens de fuir. Mais la fumée que poussait le vent, le craquement des herbes qui s’enflammaient ; et par-dessus tout la terreur panique produite par la brusque attaque d’ennemis invisibles, rendaient inutiles tous les efforts du métis.

Il avait d’ailleurs une proie précieuse à mettre en sûreté ; cessant donc de vaines tentatives, il saisit par la bride l’un des chevaux dont le cavalier venait d’être démonté, et bondit vers Rosarita au moment où elle rouvrait enfin les yeux. Le retentissement des armes à feu avait dissipé son évanouissement, et le premier objet qui s’offrit à sa vue fut encore le terrible Sang-Mêlé, dont la rage qui l’animait rendait l’aspect plus effrayant encore.

En vain voulut-elle fuir ; le métis saisit son bras, et, malgré ses cris, malgré ceux de son père et du sénateur, immobiles dans leurs liens, Sang-Mêlé l’enleva, la jeta en travers de sa selle, et s élança en croupe derrière elle. Un instant après son cheval fendait du poitrail l’eau du fleuve, qui bouillonnait sous ceux de quarante autres chevaux.

Les diverses scènes que nous venons de décrire avaient été si rapides, que personne parmi les assaillants n’avait pu prévenir ce dernier épisode. Un nuage de fumée leur dérobait l’ennemi qu’ils cherchaient à atteindre ; de ce nuage de fumée noire sortaient des voix confuses.

« Par ici, Bois-Rosé, s’écria la voix tonnante de Pepe. J’entends hurler ce chien de métis. Où es-tu, vipère rouge et blanche ?

– À l’aide ! au nom de tous les saints ! s’écriaient à la fois le sénateur et l’hacendero en se débattant dans leurs liens et étouffant sous de longues et noires ondulations de fumée qui se rabattaient sur eux.

– Wilson ! dit une voix.

– Sir ! » répondit une autre voix.

Et la fumée s’élevait en tourbillons épais, et les herbes de la plaine pétillaient sous les flammes qui s’élançaient de tous côtés. Dans la terrible confusion qui régnait chez les assaillants comme chez les fuyards, on eût oublié le sénateur et don Augustin malgré leurs cris, si la voix de sir Frederick ne se fût fait entendre.

« Wilson ! s’écria l’Anglais, cessez de vous occuper de ma personne ; il y a là, quelque part, non loin d’ici du moins, deux malheureux qui courent un grand danger. Les entendez-vous ? Eh bien, supposez que ce soit moi. »

En même temps, l’Anglais et l’Américain, faisant un large détour pour éviter les flammes de l’incendie, s’élançaient vers l’endroit où retentissaient les cris et les appels des deux malheureux captifs. Il était temps ; car déjà une chaleur brûlante avait atteint don Augustin et son compagnon d’infortune, quand les deux sauveurs vinrent trancher leurs liens. À peine libre, le malheureux père se précipita sur les bords du fleuve.

Un instant il ne vit qu’une masse confuse de chevaux et de cavaliers luttant contre la rapidité du courant, des têtes d’hommes et d’animaux hurlant, hennissant, se gênant mutuellement dans leurs évolutions précipitées, les uns essayant de passer avant les autres, quelques-uns entraînés au milieu du fleuve, et d’autres enfin prenant terre sur la rive. Parmi ces derniers le métis, chargé de son précieux fardeau, apparut un instant ; don Augustin entrevit le pan de la robe flottante de Rosarita ; mais le ravisseur qui l’emportait disparut subitement derrière les cotonniers.

Au moment où l’hacendero poussait un cri de rage et de douleur quand il eut perdu de vue sa fille bien-aimée, il se sentit jeté à terre par l’étreinte d’une main puissante. Don Augustin ne s’était pas encore rendu compte de cette nouvelle attaque, qu’une balle passa à quelques pouces au-dessus de lui avec un sifflement aigu.

« Vous l’échappez belle ! » dit flegmatiquement une voix à côté de l’hacendero.

C’était Wilson qui avait rampé derrière lui et l’avait violemment culbuté, précisément à l’instant où Main-Rouge l’ajustait sans qu’il s’en aperçût.

« Tenez, reprit l’Américain, voyez-vous le coquin qui s’enfuit, honteux d’avoir manqué son coup ? Ah ! si j’avais eu le temps de recharger ma carabine ! mais je n’ai pensé qu’à vous empêcher d’être brûlé vif et d’avoir ensuite le crâne brisé. »

Pendant ce temps, le dernier cavalier indien prenait terre sur la rive, et Main-Rouge disparaissait de la scène ; il n’était pas seul. Les deux surveillants de Fabian entraînaient le malheureux jeune homme avec eux, malgré ses efforts, et le vieux renégat leur prêtait l’aide de sa force irrésistible.

« Espérez en Dieu, dit la voix grave de sir Frederick, qui s’avançait à son tour sur la rive du fleuve, où l’incendie, malgré la chaleur brûlante qu’il répandait devant lui, venait expirer sur un terrain humide et nu. Il y a là-bas quelqu’un qui veille sur votre fille. Nous cernons ces bandits de tous côtés, et pas un d’eux n’échappera. »

En disant ces mots, l’Anglais montrait à don Augustin, sur la rive où il se trouvait, une vingtaine de ses vaqueros à cheval et échelonnés le long du fleuve. À cet aspect l’espoir se fit jour pour la première fois dans le cœur de l’hacendero.

« Voyez plus loin encore, continua sir Frederick, de fidèles et vaillants auxiliaires. »

Et il indiquait à deux cents pas de lui, en amont du fleuve, tous deux à cheval et côte à côte, Diaz et Pepe qui fendaient le courant et gagnaient la rive opposée, et à la même distance en aval, dans un canot dont l’hacendero vit avec surprise l’étrange construction, cinq hommes, parmi lesquels deux athlétiques rameurs qui se courbaient sur leur aviron, pendant qu’un dogue furieux hurlait près d’eux.

L’hacendero reconnut les quatre chasseurs de bisons ; quant au cinquième, celui en comparaison duquel le robuste Encinas ne paraissait qu’un homme de taille ordinaire, don Augustin ne le connaissait pas.

« C’est Bois-Rosé, dit sir Frederick, le coureur des bois du Bas-Canada, qui comme vous, don Augustin, s’est vu enlever un fils, l’espoir et l’amour de sa vie. Il y a encore par là-bas, du côté de l’Étang-des-Castors, un jeune et brave guerrier comanche, leur allié ; et tout ce qu’il est donné à l’homme de faire, ces hommes le feront. »

Le coureur des bois et le chasseur espagnol s’aperçurent réciproquement en même temps, malgré la distance qui les séparait l’un de l’autre, et se firent un signe éloquent et silencieux de la main, comme des gens qui n’ont pas besoin d’échanger des paroles pour se deviner.

« Ah ! celui qui sauvera ma fille sera riche pour le restant de ses jours ! » s’écria l’hacendero d’une voix tonnante pour les exciter.

Le riche don Augustin ignorait que, dans chacun de ces groupes d’hommes déterminés qui, obéissant à la même pensée, traversaient le fleuve au même moment, il y en avait un qui avait dédaigné des trésors auprès desquels son opulence n’était presque qu’une humble médiocrité.

Et, comme l’hacendero répétait de nouveau à haute voix sa promesse d’enrichir à jamais celui qui lui rendrait doña Rosario, les deux chasseurs échangèrent encore un regard et un autre signal de la main. Pepe excita l’ardeur de son cheval, qui nageait vaillamment sous son cavalier, et Bois-Rosé donna au canot une impulsion plus rapide. L’hacendero pensa que c’était pour gagner la récompense promise, et Dieu sait quelle était son erreur.

Une fusillade qui éclata tout à coup dans la direction de l’Étang-des-Castors prouva que de son côté Rayon-Brûlant et Gayferos n’étaient pas oisifs. La voix du jeune chef indien arrivait jusqu’à la rive que gardaient Wilson et sir Frederick. Diaz, Pepe, Bois-Rosé, Encinas, qui, de leur côté, l’entendaient également, jetèrent à leur tour un formidable cri pour apprendre au brave guerrier comanche qu’ils venaient se joindre à lui.

Bientôt don Augustin les vit prendre terre et s’élancer avec impétuosité à travers les saules et les cotonniers qui couvraient presque en entier les terrains marécageux où les Indiens allaient se retrancher.

Ils avaient à défendre de trop chers intérêts pour que rien pût les arrêter dans leur course.

Quand ils eurent disparu, les aboiements du dogue d’Encinas, en devenant plus lointains, annoncèrent que les braves aventuriers ne laissaient pas que d’avancer, malgré les difficultés du terrain et les dangers que recélaient d’impénétrables fourrés.