Le Couronnement de George V

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Le Couronnement de George V
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 4 (p. 241-286).
LE
COURONNEMENT DE GEORGE V


AVANT LA SEMAINE DU COURONNEMENT

J’ai vu, il y a dix-huit mois, l’Angleterre en plein accès de fièvre électorale[1]. Je vais la voir en plein accès de fièvre monarchique. Aussi, prévenu depuis quelque temps déjà, que je serais honoré d’une invitation à assister, dans l’abbaye même de Westminster, au couronnement du roi George V et de la reine Mary, j’ai, ces deux dernières semaines, parcouru avec une attention particulière dans les journaux anglais les articles relatifs à cette cérémonie, sur lesquels je n’avais jeté jusqu’à présent qu’un coup d’œil un peu distrait. Au fur et à mesure que la grande semaine approchait, la place consacrée dans les innombrables colonnes de ces journaux aux questions politiques et en particulier aux débats parlementaires allait diminuant, celle consacrée aux préparatifs du couronnement allait augmentant. C’est qu’une sorte de trêve, sinon de Dieu, au moins du Roi, a été conclue entre les partis. À demain les affaires sérieuses, à demain les querelles. Aujourd’hui, on veut être tout à la joie.

N’y a-t-il pas, dans cette place plus grande accordée par les journaux à ce qui concerne le couronnement qu’à ce qui concerne la politique, le symptôme d’un état d’esprit que je crois apercevoir depuis longtemps : à savoir une dissociation d’idées entre le pays et ses représentans. Le pays est calme. Il n’est point agité, comme il l’a été à certains momens de son histoire, par quelqu’un de ces mouvemens qui le soulèvent jusque dans ses profondeurs, ainsi, par exemple, au moment du Bill de réforme de 1832, pour ne pas remonter plus loin que le siècle dernier. Il travaille et n’est pas fâché de saisir cette occasion de s’amuser. Au contraire, ses représentans s’agitent, ils se divisent, ils se querellent ; mais leurs divisions et leurs querelles laissent au fond le pays assez indifférent. Je ne serais même pas étonné qu’il commence à entretenir un certain dédain pour ceux qu’il a choisis, et si, comme il paraît probable, ses élus doivent être un jour salariés, ce dédain pourrait bien aller croissant. Je sais une contrée où cette dissociation d’idées entre le pays et le parlement existe au plus haut point, et où ces mots : les parlementaires amènent sur les lèvres de ceux qui les prononcent ou les entendent un sourire qui n’a rien de bienveillant. Je souhaite à l’Angleterre, la mère des parlemens, de ne pas en arriver là, car c’est un état politique dangereux.

Les journaux sont donc tout au couronnement. Ou bien ils reviennent sur le passé ; ils racontent à nouveau le couronnement d’Édouard VII, qui fut si dramatiquement ajourné une première fois par la maladie du Roi, celui de la reine Victoria, celui de Guillaume IV et de George IV. Ils remontent même jusqu’aux cérémonies qui accompagnèrent celui de Richard Cœur de Lion et conviennent avec regret que la couronne d’Édouard le Confesseur dont Richard avait ceint sa tête et qu’il avait échangée, aussitôt la cérémonie terminée, contre une couronne moins lourde, a été détruite durant les guerres civiles. Le Times a publié un supplément illustré qui est une véritable œuvre d’érudition. Il explique tous les détails de la cérémonie ; il fait l’historique de tous les objets qui doivent y figurer, et qu’on appelle : les Regalia. Chacun de ces Regalia a sa raison d’être, son origine dans la passé. Chacun de ces rois couronnés à Westminster ou ailleurs a joué un rôle dans l’histoire d’Angleterre. On sent que chaque Anglais est fier de ce passé, qu’il s’y complaît, et que l’histoire de ses rois se confond à ses yeux avec celle de sa famille.

Les journaux entrent également dans de minutieux détails sur les fêtes qui seront, durant ces jours, offertes au peuple tant à Londres qu’en province, car la province prend sa part de ces réjouissances, non seulement les grandes villes, mais les plus humbles villages. C’est à Londres cependant que se passera la cérémonie. Aussi les journaux ont-ils soin de fournir à leurs lecteurs tous les renseignemens qui pourraient leur être utiles, pour le grand jour : parcours du cortège, tribunes d’où l’on pourra le mieux voir, indication des itinéraires à suivre pour y arriver, etc. Pour les élus qui assisteront au couronnement dans l’Abbaye même, ces renseignemens utiles sont poussés jusqu’à la minutie par les soins du grand personnage qui est en ce moment l’homme le plus occupé du royaume, the Earl Marshall duke of Norfolk.

La charge héréditaire de Earl Marshall, dont l’origine se perd dans la nuit des temps, et qui, au cours des guerres civiles, a plusieurs fois changé de famille titulaire, est aujourd’hui définitivement fixée, depuis Charles II, dans la famille Howard. Cette famille est toujours restée catholique et son chef, qui porte le titre de duc de Norfolk, a exercé cette fonction même avant le Bill de 1829 qui a émancipé les catholiques et les a mis légalement sur le pied des autres citoyens anglais. Le duc de Norfolk actuel, qui est en même temps premier pair d’Angleterre, est en ce moment responsable de tout ce qui va se passer ces jours-ci, et il n’a rien épargné pour que ceux qui ont le droit, à un titre ou à un autre, d’assister à la cérémonie fussent informés de ce qu’ils avaient à faire. Les invitations qu’il a envoyées by command of the King, qui affectent l’aspect d’une ancienne gravure et qui portent à côté des roses anglaises le chardon d’Ecosse et le trèfle d’Irlande, étaient accompagnées des instructions les plus précises quant à la toilette des invités. Pour les hommes, uniforme ou habit de Cour, décorations ; pour les femmes, toilette de Cour mais sans traîne, aucune en deuil. Il n’est pas jusqu’à la mise des enfans qui ne soit réglée : costume de velours noir avec knicker brockers, bas de soie noire, souliers à boucles d’argent, cape de velours noir. Les cartes qui donnent droit d’entrée à l’Abbaye portent au dos un plan. Une ligne à l’encre rouge indique à chacun la route qu’il doit suivre pour arriver à la tribune où il trouvera sa place numérotée. Une autre carte indique le trajet que doit suivre la voiture et l’endroit où elle stationnera. S’il y a le moindre désordre au couronnement de Sa Majesté George V, ce ne sera pas la faute du Earl Marshall.

Ce roi que je vais voir couronner solennellement, j’ai passé quelques jours avec lui il y a vingt-cinq ans. Il était un jeune homme alors, et je n’étais pas encore un vieillard. C’était au mariage de celle que nous appelions encore la princesse Amélie et qui allait devenir la duchesse de Bragance. J’accompagnais M. le Comte de Paris. Officier sur un vaisseau de guerre, en rade de Lisbonne, il représentait la reine Victoria. Celui qu’à cette époque on appelait encore le duc d’York avait vingt ans. J’ai conservé le souvenir d’un jeune homme de moyenne taille, assez grave et silencieux, un peu timide peut-être, mais bon enfant quand il se mettait à l’aise. Il était en termes très familiers avec M. le Duc d’Orléans, avec la princesse Amélie, avec la princesse Hélène, la future duchesse d’Aoste. Je crois bien qu’ils se tutoyaient tous. Oserai-je rapporter ici une anecdote burlesque ? Le lendemain du mariage, une partie à Cintra et à Peña fut organisée pour égayer cette jeunesse. J’en partageai la surveillance avec ma fidèle camarade de service, la comtesse d’Albyville. Nous visitâmes les deux palais et la journée se termina par une promenade à âne. Le jeune prince avait un très mauvais âne sur lequel il tapait à tour à bras sans pouvoir le faire avancer. Je lui offris le mien. Il refusa. Cinq minutes après, mon âne faisait une faute : je passai par-dessus sa tête et roulai dans la poussière. Le prince éclata d’un bon rire franc et ce fut un sujet de plaisanterie toute la journée.

Hélas ! que ces souvenirs sont lointains et combien de deuils sont venus, comme un voile de gaze noire, les recouvrir : la mort de M. le Comte de Paris, celle du duc de Clarence, enfin l’effroyable drame qui a plongé à jamais dans la tristesse la princesse française que nous aimions tant et que nous croyions appelée à une si heureuse destinée. Lorsque je verrai entrer le roi George V, avec cette figure barbue que les innombrables portraits de lui m’ont déjà rendue familière et qui ne ressemble plus guère à celle de l’adolescent d’autrefois, je crois bien que, plutôt que vers la partie de Cintra, ma pensée se reportera vers ces deuils. Les souvenirs tristes sont des compagnons fidèles qui vous abandonnent rarement et jamais pour longtemps.


L’AVANT-VEILLE ET LA VEILLE DU COURONNEMENT


20 juin. — 21 juin.

Je suis arrivé à Londres le 19 au soir par un train bondé qu’il avait fallu dédoubler. Dans la nuit noire, je n’ai pu voir de mes yeux si, comme on me l’a assuré, il n’y avait pas, dans ces longues et monotones rues des faubourgs de Londres, modeste maison qui n’eût à sa fenêtre un drapeau. Il pleuvait à torrens. Pourvu qu’il ne fasse pas ce même temps le 22. Mais les Anglais ont décidé qu’il ferait beau ce jour-là, et ils sont persuadés qu’il en sera ainsi. Contrarier le peuple anglais ! La Providence ne voudrait pas.

Parcourir Londres, lire les journaux, telle va être mon occupation de ces deux jours. Je crois être un des rares Français qui aiment Londres. Non pas que Londres me semble à proprement parler une belle ville ; mais c’est un des endroits du monde où la vie est le plus intense. Or on peut dire tout le mal qu’on voudra de la vie : elle est ce qu’elle est. Mais elle est curieuse à observer et les endroits où elle se manifeste avec le plus d’énergie sont toujours ceux que j’aime le mieux. Paris, New-York, Londres sont à mes yeux les lieux les plus intéressans du monde. Je vais dire un paradoxe. Quand on est jeune, je comprends qu’on aime la solitude. On vit d’une vie intérieure si forte qu’on se tient compagnie à soi-même. Quand on est avancé en âge, le mouvement des autres supplée à la vitalité qui vous manque.

Je me promène donc dans les rues de Londres, en badaud. J’ai demandé à la très distinguée personne dont je reçois en ce moment la très précieuse hospitalité et qui sait le français, beaucoup mieux que je ne sais l’anglais, comment se disait badaud en anglais ; elle n’a jamais pu me fournir le terme exact. J’en ai conclu, sans en être autrement humilié, que la badauderie était chose essentiellement française. Je vais donc, déambulant par les rues, le nez en l’air. Je regarde tout et partout. Je ne puis dire que l’aspect de Londres ait précisément gagné. Je ne sais quel journal a dit que Londres était en ce moment une forêt de charpente. La métaphore n’a presque rien d’exagéré. Sur tout le parcours que le cortège royal doit suivre pour se rendre de Buckingham Palace, le 22 à Westminster et le 23 à Saint-Paul, on construit des tribunes et on commence à les décorer. Dans les espaces libres, par exemple dans Parliament Square qui fait face à Westminster, quelques-unes s’élèvent à toute hauteur, comme des tribunes de courses : les statues des grands hommes d’État anglais qui ornent la place, Canning, Robert Peel, Beaconsfield, Derby, sont encastrées dans des palissades et semblent regarder ce spectacle avec étonnement. Dans quelques rues, les tribunes atteignent la hauteur des maisons dont elles masquent complètement la façade. Certaines maisons, certaines boutiques surtout sont garnies de sièges. On s’occupe en hâte de décorer maisons et tribunes. Tout ce grand ouvrage, qui a dû singulièrement occuper charpentiers et tapissiers et leur procurer de gros bénéfices, sera terminé le 21 au soir. Oserai-je dire toute ma pensée ? Les décorations que je vois ne me paraissent pas, sauf exceptions, très heureuses. Les draperies rouges sont trop rouges, les draperies bleues trop bleues, les draperies jaunes trop jaunes. C’est pour moi un problème, qu’un peuple qui a produit de grands peintres dont le coloris, nuancé, velouté, harmonieux est la qualité principale, un peuple qui a perpétuellement sous les yeux une nature dont l’aspect est doux, fondu, un peu monotone, ait si peu le sens des décorations extérieures et se complaise ainsi aux couleurs heurtées et aux effets violens.

La décoration des boutiques et des maisons est plus sobre. Les rues commerçantes comme Oxford Street, Piccadilly, Bond Street, bien d’autres encore, sont pavoisées de drapeaux anglais et étrangers. Je remarque quelques drapeaux français. La décoration des maisons dépend naturellement du goût et de la fortune des occupans. Quelques-unes sont gracieusement ornées avec des fleurs ou même des fruits, d’autres avec des draperies d’un heureux effet. Il y en a de très jolies dans Grosvenor Place et Belgrave Square. Mais d’autres sont surchargées au point que la façade de la maison disparaît complètement. Il en est ainsi en particulier dans Fleet Street, la grande artère que la procession royale doit suivre le 23 pour aller à Saint-Paul. Fleet Street est aussi la rue où se trouvent les bureaux des principaux grands journaux. Tel journal, que je ne nommerai pas, se fait principalement remarquer par une orgie de draperies et de fleurs. Mon impression générale sur ces décorations, sauf exceptions je le répète, se traduit ainsi ; « Ce n’est pas tout à fait ça. »

Je regarde aussi les inscriptions ; elles sont nombreuses, mais toutes à peu près identiques ; toutes s’inspirent de l’esprit religieux qui, en ce pays, se mêle encore à tout. Domine salvum fac regem. God save the King. Que Dieu accorde une longue vie au Roi et à la Reine : c’est, sous une forme ou sous une autre, la pensée qui revient toujours. Dimanche dernier un service pour le couronnement, Coronation Service, a déjà été célébré dans toutes les églises. Un second sera célébré dimanche prochain. Je m’arrête à la porte de l’une d’elles, dans Marylebone Road et voici ce que je lis : à l’office du matin : Kyrie, Gloria, Credo ; à l’office du soir : Nunc dimittis. Magnificat. Si le mot de messe ne manquait, on se croirait à la porte d’une église catholique. Je tâcherai de savoir quelle part les catholiques ont prise à ces célébrations, mais je suis certain qu’ils ne sont pas demeurés étrangers à ce grand mouvement national, d’autant plus qu’ils sont reconnaissans au Cabinet libéral d’avoir proposé et au Roi d’avoir accepté le changement à la formule de l’antique serment qui était blessant pour les catholiques. Du reste, Pie X leur a marqué l’attitude qu’ils devaient prendre en chargeant Mgr Granito di Belmonte, l’ancien nonce à Vienne, de le représenter à la cérémonie du couronnement et en dispensant les catholiques du maigre le vendredi. J’ai lu que déjà le cardinal Logue, et plusieurs évêques irlandais, réunis au collège de Maynooth, avaient adressé au Roi une lettre à laquelle celui-ci a répondu. Je tâcherai d’aller dimanche à la grand’messe à la nouvelle cathédrale de Westminster. On me dit que, pour connaître l’attitude prise par les non-conforimstes qui sont si nombreux en Angleterre, je devrais assister aussi au service qu’ils feront célébrer ce même dimanche à City Temple qui est aussi un peu leur cathédrale. Mais on ne peut pas aller partout.

J’en reviens aux rues de Londres. Il y a quelque chose qui m’intéresse plus que l’aspect des maisons, c’est celui de la foule. Encore un paradoxe : j’aime la foule, la vraie foule. Il faut que j’aie l’âme un peu peuple, car je ne me sens mal à mon aise au milieu d’elle en aucun pays ; j’aime ses manifestations, fussent-elles un peu bruyantes et grossières. Mais la foule anglaise m’intéresse particulièrement, car il me semble que je vois, à l’œil nu en quelque sorte, se combattre les deux caractères de la race : la gravité, la contrainte qu’on s’impose à soi-même, le self respect et le self restraint, d’un côté ; de l’autre, la vigueur, la violence et même parfois la brutalité. C’est évidemment la violence, même involontaire, de cette foule que redoute la police, car les rues qui aboutissent au parcours réservé à la procession royale sont barrées par de solides portes en bois. À un moment donné ces portes peuvent être fermées. Comme cela il n’y aura pas de ces poussées formidables qui rompent les cordons d’agens et font tourner la fête en drame, comme au couronnement du Tsar et, il y a bien des années, le soir du sacre de Louis XVI. Pour le moment, cette foule est dans ses jours de calme. Mais quel encombrement ! Elle circule à pied, en voiture, en omnibus, en taxi-auto, en hansom. Toutefois, il y a beaucoup moins de hansoms à Londres aujourd’hui qu’autrefois. Ce sont les taxi-autos qui l’emportent, et combien supérieurs aux nôtres, plus grands, plus doux, plus propres, avec des chauffeurs moins débraillés et n’ayant pas le perpétuel cigare à la bouche. Si je ne me trompe, les premiers taxi-autos avaient été fournis à Londres par une maison française, et, il y a quelques années, je me souviens d’y avoir retrouvé avec plaisir nos petites voitures rouges. Aujourd’hui elles ont disparu. Elles ne paraîtraient plus assez confortables. Comme compagnie étrangère, la compagnie italienne F. I. A. T. me paraît, à l’œil du moins, avec de charmantes petites voitures bleues, les avoir évincées. Ainsi nous arrive-t-il souvent à nous Français ; nous partons les premiers, nous prenons l’avance, puis un je ne sais quoi fait que nous ne la gardons pas.

Toutes ces voitures circulent avec un ordre parfait et obéissent avec intelligence et bonne volonté aux indications des policemen. Une fois de plus, je constate que la police de Londres est admirablement bien faite. Les agens ont renoncé au bâton blanc que nous leur avons emprunté. Ils ont remplacé ce geste un peu autoritaire du bâton par des mouvemens mesurés, doux, à peine perceptibles, auxquels tout le monde obéit. Les voitures s’arrêtent, reprennent leur marche, tournent à droite et à gauche, exactement comme les policemen, dont la quantité est innombrable, le leur indiquent. Jamais elles ne s’accrochent ; jamais les cochers ne s’injurient. Tout se passe avec un ordre parfait et en silence.

Parmi ces voitures, j’en ai remarqué un certain nombre, de types absolument démodés, conduites par de bons vieux cochers. Ce sont, je m’imagine du moins, des carrosses que des provinciaux économes ont fait venir, pensant que ce serait moins cher que d’en louer un à Londres. Je remarque aussi de grands chars à bancs qui ont dû amener des visiteurs de la banlieue pour les promener dans Londres, et même d’immenses véhicules, qui doivent servir habituellement de voitures pour transporter du pain ou du bois, que remplissent huit ou dix personnes et que traîne un seul petit cheval. Ceux-là sont manifestement des demi-paysans. La province me semble en effet avoir envahi Londres. Il ne paraît pas qu’il y ait beaucoup d’étrangers. Les journaux ont commis la faute de les effrayer en parlant de la difficulté de se loger, les hôtels en haussant par trop leurs prix. On m’assure que, dans un des meilleurs hôtels de Londres, on trouvait encore aisément des chambres à louer il y a quelques jours ; il y a encore également pas mal de places à louer dans les tribunes, si j’en juge par le grand nombre des hommes sandwich que je rencontre, portant des écriteaux recouverts d’offres alléchantes. Ces pauvres hommes sandwich, je ne puis pas me défendre d’une pensée de sympathie à leur endroit. Je sais bien que la profession s’est introduite en France, mais, sans être très relevée, elle est du moins classée, enrégimentée en quelque sorte. Nos hommes sandwich portent presque tous l’uniforme de quelque grande maison de publicité, ils n’ont pas cet air misérable, abattu, humilié, de ceux que je rencontre à Londres. On sent que ceux-ci sont des épaves, des malheureux qui se sont abandonnés, des cliens du workhouse, hier ou demain, et une fois de plus, je constate combien la misère est différente d’aspect et plus dégradée à Londres qu’à Paris.

La foule n’en est pas moins énorme. Si elle comprend peu ou point de Français et guère d’Allemands, elle compte, me dit-on, beaucoup d’Américains ; mais mon œil n’est pas assez exercé pour discerner facilement le type yankee. En revanche, je distingue, je crois, assez bien l’Anglais de province. Cette foule, qui m’intéresse, je la cherche partout où je crois avoir quelque chance de la trouver. Je fuis le quartier relativement tranquille où j’habite, aux environs de Hyde Park, et je vais la chercher dans le Strand, dans Fleet Street, aux environs de Saint-Paul. Là je la trouve joyeuse, bruyante et communicative pour une foule anglaise. Sur les trottoirs, on ne peut circuler qu’à petits pas. On est accosté à chaque instant par des marchands qui vous offrent des programmes, des médailles, des rubans et surtout des fleurs, des fleurs magnifiques vendues généralement par des pauvresses en haillons, ou à peu près. On va plus vite à pied qu’en voiture ; dans ces rues où je me promène, la vie commerciale n’est pas suspendue ; de gros camions forcent autos et voitures à aller au pas, et j’éprouve bien ici cette sensation, qui m’intéresse toujours, de la puissance et de l’intensité de la vie.

Cette foule, je la cherche encore, là où il me semble qu’à sa place, j’irais : dans les galeries publiques, à la National Gallery au British Museum. Je n’ai malheureusement pas le temps d’aller à la Tour de Londres ni à Kensington. Je la cherche et je la trouve. Ce sont bien des petits, de tout petits bourgeois anglais qui regardent avec une admiration silencieuse les tableaux, en petit nombre, relativement à notre Louvre, mais presque tous des chefs-d’œuvre, que contient la National Gallery, et j’en profite pour admirer, moi aussi, les nouveaux Rembrandt, Franz Hals, Ruisdaël, Hobbema, et d’autres encore que contiennent quatre nouvelles salles. Je remarque un pensionnat de jeunes filles qui prennent des notes. Je trouve, ce qui me surprend, plus de monde encore au British Museum où j’ai un peu de peine à ne pas m’indigner rétrospectivement du crime d’avoir transporté les frises du Parthénon. J’aurais cru que ces antiquités, non pas seulement grecques, mais égyptiennes, assyriennes, abyssiniennes, qui sont un peu sévères, n’attireraient pas beaucoup le populaire. Il n’en a rien été. Je remarque en particulier un grand nombre de petits garçons, quelques-uns en guenilles, qui à Paris n’oseraient certainement pas se promener dans les galeries du Louvre ou qui y attend riraient la charité publique. Ici personne ne fait attention à eux. Ces hommes, ces femmes, évidemment endimanchés, dont quelques-uns vont en troupe sous la conduite de guides, sont-ce des ouvriers, des paysans ? Je ne saurais trop dire. Des ouvriers aisés, je crois plutôt. Il y a si peu de paysans en Angleterre. We have not your beautiful peasantry, me disait, il y a vingt ans, un fonctionnaire de la Loi des pauvres.

Où cette foule semble se complaire et se mettre vraiment à l’aise, c’est à Saint-Paul. Elle est à l’église ; donc elle se sent un peu chez elle. Il y a proportionnellement plus de monde à Saint-Paul qu’à la National Gallery. Beaucoup de ces braves gens sont assis sur des bancs de bois. Ils écoutent, dans un silence respectueux, un office assez terne et monotone qui rappelle non pas même nos Vêpres et nos Complies, qui sont si belles, mais plutôt nos Matines ou nos Laudes. Néanmoins ils semblent écouter avec admiration, comparant, j’en suis persuadé, dans leur pensée l’office auquel ils assistent avec celui de leur village ou petite ville et trouvant que c’est bien plus beau, ce qui augmente leur admiration pour la capitale de l’Angleterre, la ville où vit le Roi. J’ai sous les yeux, je me le figure du moins, car après tout je n’en sais rien, ce qu’il y a de plus solide, de plus respectable, de plus ancien en Angleterre.

La soirée du 20 s’est écoulée pour moi au milieu d’une foule d’un tout autre genre et certes j’aurais mauvaise grâce à m’en plaindre. Il faut varier son champ d’observation. Mais celle-ci était d’une nature toute particulière : c’était une foule shakspearienne. Un Comité s’est en effet formé il y a plusieurs mois, pour organiser un grand bal où l’on ne sera admis qu’en portant un costume dont l’idée soit tirée d’une pièce de Shakspeare. Les entrées, les loges se sont vendues à des prix dont nous n’avons aucune idée à Paris, de 2 000 à 2 500 francs les loges, me dit-on, et le produit servira à construire un théâtre national où l’on jouera exclusivement des pièces de Shakspeare. La fête doit avoir lieu dans l’immense enceinte d’Albert Hall. Le manteau vénitien est toléré pour les hommes… sans quoi… On veut bien m’y conduire et j’assiste à la fête dans une loge, en compagnie d’une Vénitienne et d’une Florentine dont le costume et la beauté font honneur à la France qu’elles représentent. Le coup d’œil est vraiment splendide. L’immense enceinte circulaire d’Albert Hall, qui sert habituellement aux réunions religieuses, musicales, ou politiques, est uniformément tendue de draperies bleues. Un grand vélum de gaze, bleu également, descend du faîte et tamise agréablement une lumière électrique éclatante. C’est très brillant et en même temps d’un goût parfait. Il en est de même des costumes. Quelques-uns sont empruntés à Jules César ou à Troïlus et Cressida, et je puis me convaincre combien le costume antique et le décolletage siéent mal à mon sexe. Mais la plupart tirent leur origine des drames historiques de Shakspeare ou de ses pièces fantastiques. Deux sont intitulés Tudor Quadrille et la Cour de la reine Elisabeth. Les quatorze autres portent le nom d’une pièce de Shakspeare et en reproduisent les principaux personnages. À minuit précis, heure annoncée, seize quadrilles pénètrent dans la salle, en font le tour et dansent ensemble. Un programme distribué à l’entrée donne le nom des danseurs et danseuses. Les représentans des plus grandes familles de l’Angleterre y figurent ; on a eu soin de choisir les descendans directs des personnages mis en scène par Shakspeare ou des membres appartenant à la famille, et un astérisque accompagne le nom des danseurs ou danseuses qui ont cet honneur. Beaucoup ont reproduit dans leurs costumes d’anciens portraits de famille. L’aspect de cette immense salle où, au moment des quadrilles, les manteaux vénitiens se sont modestement dissimulés dans les loges, est vraiment grandiose et unique. Peut-être cependant n’aurais-je pas parlé de cette fête mondaine si elle n’était, par certains côtés, essentiellement anglaise. C’est une pensée à la fois de légitime orgueil littéraire, de fierté nationale, et d’aristocratique respect du passé, qui en a donné l’idée aux organisateurs. Ce sont là deux grandes forces.

Les journaux que je parcours en rentrant ne sont guère intéressans. Il y a, comme je l’ai dit, une trêve entre les partis. Néanmoins je vois que les adversaires de M. Lloyd George continuent à le houspiller. Une grande banque vient de faire faillite. Une des causes de sa chute paraît avoir été que les placemens de tout repos, securities, qu’elle avait faits, ont beaucoup baissé. Naturellement les adversaires politiques du Chancelier de l’Echiquier s’en prennent à sa politique financière, et lui de répondre que la principale cause de cette baisse des Consolidés a été la guerre du Transvaa],ce que les Unionistes n’aiment pas à s’entendre dire. Son fameux Bill d’assurance par l’État, qui avait été d’abord accueilli avec beaucoup de faveur, commence à soulever des objections dont plusieurs paraissent fondées. Il y a révolte des médecins, méfiance des sociétés de secours mutuels, mais ce sont là menus incidens. Ce qui est plus intéressant, c’est que cette semaine a vu la fin de la Conférence Impériale. Les cinq Dominions dont se compose l’Empire, à savoir le Canada, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, Terre-Neuve, et l’Afrique du Sud, qui jouissent de l’autonomie, qui ont des parlemens, y étaient représentés chacun par leurs premiers ministres et par un certain nombre de délégués. Un de ces délégués était le général Botha, l’ancien commandant des Boers, et sa présence seule, les égards avec lesquels il a été reçu, témoignent que, si la guerre du Transvaal fut une assez triste et même vilaine affaire, les Anglais ont bien réparé cette faute par la façon dont ils se sont comportés depuis lors vis-à-vis de leurs anciens adversaires auxquels ils ont accordé une constitution. Je n’ai pas suivi cette question de la Conférence Impériale d’assez près pour avoir une opinion bien nette ; mais j’ai l’impression que, relativement du moins aux espérances qu’elle avait fait naître, elle a été un échec. Sans doute les liens qui rattachent les Dominions à la mère patrie ont été resserrés. L’intimité avec les hommes qui les dirigent est devenue plus grande, mais de résultats bien positifs, je n’en aperçois pas qui se dégagent bien clairement. Le plan de Défense Impériale n’a point été précisé ; celui de la Préférence économique n’a pas fait un pas. Il paraît même à vau-l’eau, depuis que le Canada a traité directement avec les États-Unis, et si les Libéraux, qui sont demeurés libre-échangistes, s’en consolent, les Unionistes, qui sont Tariff Reformers, sentent le terrain s’effondrer sous leurs pieds. Il m’a semblé que le discours prononcé par lord Rosebery au banquet d’adieu, dont, par un commun accord entre les partis, la présidence lui avait été déférée, était empreint d’une certaine mélancolie. Après avoir fait des vœux pour la paix, il a rappelé que, pour être assuré de la maintenir, il faut préparer la guerre, — l’idée n’est pas de lui ; — et il a parlé ensuite de la Fédération Impériale en termes fort éloquens, comme c’est son habitude quand il parle, mais plutôt comme d’un rêve que comme d’une espérance.

Les journaux d’hier ont publié une longue liste d’honneurs accordés par le Roi : élévations à la pairie, décorations, nouveaux titres, impartialement distribués. Le comte de Crew, entre autres, le gendre de lord Rosebery, qui était, avant de tomber malade, le leader des pairs libéraux à la Chambre des Communes, devient marquis. Lord Rosebery lui-même, qui était déjà comte, devient Earl of Midlothian. C’est le comté où il habite. Nous sommes peu accoutumés en France à ces changemens de nom et on ne peut s’empêcher de se demander ce que ce nouveau titre, qui fait penser au roman de Walter Scott, ajoute à la situation de lord Rosebery. Il paraît au reste partager ce sentiment. Quelqu’un lui ayant écrit pour lui demander comment il faudrait l’appeler désormais, dans une lettre assez sèche que les journaux ont publiée, il a répondu qu’il fallait continuer à l’appeler Rosebery.


LE COURONNEMENT


22 juin.

Les Anglais ont eu raison du temps. Il était menaçant ce matin. Il a reculé. À peine une légère averse, mais rien n’est tombé sur le cortège royal. Le ciel est gris cependant, le vent est froid. Ce n’est pas The Queen’s Weather. Espérons que, pour le règne de George V, ce temps gris n’est pas un présage.

Les portes de l’Abbaye devaient être fermées à neuf heures. La circulation des voitures, même de celles ayant un coupe-file, devait être suspendue à partir de huit heures et demie. On m’a tant dit que l’affluence des voitures serait énorme que je crois prudent de partir à sept heures moins le quart. Grâce à des mesures de police admirablement prises, j’ai mis vingt minutes, des environs de Marble Arch où je demeure, à l’entrée de l’Abbaye, peut-être dix minutes de plus que la durée du trajet ordinaire. À peine descendu de voiture, on est reçu avec la plus grande politesse par des gentlemen en habit de velours noir à boutons d’argent, ou par des officiers, du moins je le suppose, à leurs habits rouges, qui tous portent un bâton à la main. On passe de l’un à l’autre à travers de nombreux couloirs et escaliers dont quelques-uns en bois. Ils vous font faire attention aux marches, s’excusent des courans d’air ; on dirait des jeunes gens de bonne famille aidant leur père à recevoir.

Enfin j’arrive à ma place et, du premier coup d’œil, je vois qu’elle est excellente. Je suis au second rang de la première tribune, après l’aile droite du transept, en face de celle qui sera occupée tout à l’heure par les suites des princes étrangers. Je vois l’autel et les deux trônes où s’assoiront tout à l’heure le Roi et la Reine. Je ne perdrai donc rien de la cérémonie. À ma place je trouve, comme à toutes les autres, deux petites plaquettes. L’une contient l’indication des « Cérémonies qui seront observées » dans leur ordre, avec les noms de tous ceux qui y prendront part, même dans les rangs les plus humbles ; la seconde « la forme et l’ordre du service » qui sera célébré. Impossible d’avoir plus d’attentions pour des invités. La tribune où je suis est celle du Roi. Je dois, je le suppose, l’honneur de n’avoir pas vu mon nom rayé par Sa Majesté sur la liste des nombreuses demandes, moins assurément à cette lointaine rencontre dont Elle ne se souvient certainement pas, qu’à quelques pages écrites par moi l’an passé sur le roi son père qui, m’assure-t-on, ne lui ont pas déplu. Cette tribune où je suis arrivé un des premiers, se remplit peu à peu, mais principalement de femmes de tout âge, en toilettes très élégantes, toutes décolletées, et quelques-unes même étalant libéralement de magnifiques épaules anglaises, ce qui, dans une église, surprend un peu mes yeux de Français. Je me dis que l’uniforme de l’Institut, malgré les palmes vertes, doit faire une tache un peu sombre au milieu de ces robes généralement blanches. Je sers de repoussoir.

Il n’est guère que huit heures. Les premières cérémonies ne devant commencer que vers neuf heures, j’ai tout le temps de regarder de tous mes yeux, et jamais je n’ai autant regretté d’avoir la vue si basse. Mais du premier coup d’œil, j’ai été frappé de l’aspect général qui est de parfait bon goût. Rien de ce que j’ai dit à propos des décorations dans les rues ne saurait s’appliquer ici. Ce n’était pas chose facile de construire dans une église gothique des tribunes qui ne fussent pas trop en désaccord avec les lignes et de les décorer d’une façon qui ne jurât point avec le style sévère de l’église. Ce double problème a été admirablement résolu. Je ne saurais mieux décrire l’effet produit qu’en empruntant ces lignes à un grand journal français :

« C’est une immense symphonie de gris et de bleu. Le sol est recouvert d’un grand tapis bleu foncé. La nuance s’adoucit ensuite le long des murs, où ont été pendus des damas d’un bleu moins profond. Les gradins supérieurs dans les galeries sont recouverts d’un bleu gris léger, et l’on arrive ainsi insensiblement au gris de l’antique pierre. Dans cet ensemble décoratif, une seule autre note de couleur : les fauteuils vieux rouge du couronnement, sur des anciens tapis persans de teinte neutre. La majesté religieuse et royale de ce décor est profonde[2]. » Je retrouve ici le fin coloris des grands peintres anglais. Comme goût, comme mesure, comme harmonie de tons, c’est parfait.

Peu à peu, le chœur où nous sommes se remplit. De ce qui se passe dans le reste de l’Abbaye nous ne voyons absolument rien, et les six mille et quelques spectateurs qui la rempliront tout à l’heure ne verront rien non plus qu’avec les yeux de la foi, car une immense grille ferme l’entrée du chœur. Je vois entrer successivement les pairs et les pairesses dont la tribune est située en face de moi, la tribune des pairs étant au contraire sur la même ligne, de sorte que je ne puis les voir. Chaque pair porte un grand manteau, chaque pairesse une robe avec une grande traîne, le tout en velours rouge, avec une pèlerine en hermine. Leurs couronnes, qu’ils et qu’elles ne doivent mettre que quand le Roi et la Reine auront mis les leurs, sont portées par de tout jeunes pages en costume de fantaisie. C’est un défilé charmant et je ne puis m’empêcher de penser que si quelque futur Bill venait à supprimer tout cela, ce serait, au point de vue purement artistique, bien dommage. Je me rassure en me disant que les cinq cents nouveaux pairs que le Cabinet libéral menace de créer pour vaincre la résistance des Lords seront encore plus désireux que les anciens de conserver le manteau rouge et la couronne.

J’ai la bonne fortune, pendant que les arrivées se succèdent, d’être assis à côté d’une dame italienne dont le mari a rempli longtemps un poste important à Londres. Elle connaît tout le monde, et, avec une complaisance inlassable, elle me signale et me nomme au passage les principales figures, entre autres quelques duchesses anglaises qui, du reste, sont Américaines. Elle me fait apercevoir lord Lansdowne avec lequel je me suis rencontré autrefois à l’Université d’Oxford quand nous avions tous les deux vingt ans. « Si elle me trouve comme je la trouve, disait avec mauvaise humeur Chateaubriand, après avoir rencontré une de ses contemporaines, je dois être dans un bel état de conservation. » Si nous nous rencontrons, Lansdowne et moi, comme il est possible, au Garden party de Buckingham Palace où j’ai également l’honneur d’être invité, nous penserons probablement la même chose l’un de l’autre ; peut-être même nous le dirons-nous, mais avec bonne humeur.

Mon aimable voisine me signale également quelques personnages notables, entre autres, assis sur un des bancs en face de nous, les deux leaders unionistes de la Chambre des Communes qui ont été courtoisement invités, Austen Chamberlain, avec sa mère à côté de lui, et Arthur Balfour, dont la physionomie fine et l’air distingué me frappent, mais qui, trouvant sans doute l’attente longue, dort, ou du moins semble dormir du sommeil parlementaire. En face de nous sont également les missions étrangères, extraordinaires. Le corps diplomatique et les membres du Cabinet sont au contraire au-dessous de nous, de sorte que je ne puis les voir. La poitrine des envoyés étrangers qui sont en uniforme est constellée de décorations. Seul l’habit noir du représentant du Président des États-Unis, dirai-je fait tache, non, ce serait un peu le contraire de ma pensée ; je dirai plutôt se fait remarquer, car, à tant faire que de porter l’habit noir républicain, mieux vaut qu’il ne soit pas trop chamarré de grands cordons.

Un peu avant neuf heures et demie, et après que l’orchestre réuni autour de l’orgue a joué deux morceaux d’un beau caractère, un certain mouvement commence à se produire. Une première procession, passe en chantant des hymnes. Elle vient de la chapelle qui est derrière l’autel et se compose des deux archevêques de Cantorbery et d’York, des cinq autres évêques qui doivent jouer un rôle dans la cérémonie, du doyen de Westminster et d’un certain nombre de chanoines. Ils vont rejoindre dans le vestibule de l’Abbaye les grands officiers de l’État et les Lords qui ont été désignés pour porter ce qu’on appelle les Regalia, c’est-à-dire les divers objets tirés du trésor royal qui doivent être portés avant la cérémonie par des Lords désignés à l’avance et ensuite remis par eux au Roi et à la Reine. Chacun de ces objets est un emblème et a une histoire. Les Regalia du Roi sont : le Bâton de Saint-Édouard, les Éperons d’Or, le Sceptre avec la Croix qui sera porté par le duc d’Argyll, l’Épée pointue de justice temporelle qui sera portée par lord Kitchener, l’Épée pointue de justice spirituelle qui sera portée par lord Roberts, l’Épée, dont la pointe est arrondie, du pardon, l’Épée d’État, le Sceptre avec la Colombe, le Globe, la Couronne de Saint-Édouard. La Patène, le Calice et la Bible qui serviront au cours de la cérémonie seront portés par les évêques de Londres, de Winchester et de Ripon. Les Regalia de la Reine sont la Verge d’ivoire avec la Colombe, le Sceptre avec la Croix, la Couronne. À partir du passage de cette procession, on sent, on entend dans toute l’Abbaye, invisible à nos yeux, le frémissement de l’attente. Le spectacle va bientôt commencer.

À dix heures, avec une ponctualité bien rare dans les cérémonies de ce genre, arrivent les Altesses représentant les pays étrangers. En tête marchent le prince et la princesse héréditaires d’Allemagne, grand air, la démarche un peu lourde le prince héréditaire de Turquie, l’archiduc héritier d’Autriche. Puis viennent le duc et la duchesse d’Aoste. J’ai la satisfaction de constater que, dans la tribune où je suis, la beauté, la noble taille de notre princesse Française, au moins par la naissance et le cœur, excitent l’universelle admiration encore plus que son diadème en diamans et son collier d’émeraudes. Mais, après l’avoir vue passer avec joie, je suis assailli par un de ces souvenirs tristes dont j’attendais la visite. Je pense à son infortunée sœur à qui j’allais, hier encore, porter le tribut d’un respectueux attachement encore fortifié par son double malheur, qui est si bien faite pour figurer, en tous pays, dans un cortège royal, que j’ai vue, il y a quinze ans, avec orgueil aussi, défiler au mariage de M. le Duc d’Orléans et qui aujourd’hui, veuve et détrônée, mais pas abattue, pleure dans une modeste maison de Richmond son mari et son fils, mais attend avec confiance de l’équitable avenir un retour de fortune en faveur de celui qui lui reste.

Arrivent ensuite successivement les princes et princesses du sang royal. Le prince de Galles, créé tout récemment chevalier de la Jarretière, défile le premier. Il porte à la main le chapeau à plumes de l’Ordre qui doit être bien grand pour sa petite tête. À peine âgé de dix-sept ans il paraît un peu intimidé, mais défile cependant avec bonne grâce ; la queue de son manteau est portée par un Lord et sa couronne par un autre. Puis viennent les autres princes et princesses au nombre de vingt-deux ; la traîne de chacune des princesses est portée par une dame d’honneur. Toutes et tous sont conduits à leur place par des officiers chargés de les recevoir. Tout se passe avec le plus grand ordre et dans un parfait silence. Tout à coup, — il est à peu près onze heures, — la musique éclate ; les choristes entonnent un psaume : I was glad when they said unto me : « We vill go into the house of the Lord. » J’ai été heureux quand ils m’ont dit : « Nous entrerons dans la maison du Seigneur. » C’est la procession royale qui fait son entrée. Les grands officiers de la Couronne, les deux archevêques et les cinq évêques, les chevaliers des différens ordres, le Premier ministre, le Chancelier défilent à leur rang. Ce qui est le plus remarquable, le plus nouveau, le plus significatif ce sont les onze étendards. On ne voit pas seulement en effet l’étendard royal porté par lord Lansdowne, l’étendard de l’Union porté par le duc de Wellington, l’étendard de l’Inde porté par lord Curzon de Kedleston, mais encore les étendards des différens Dominions qui, pour la première fois, figurent dans un couronnement royal. On voit figurer aussi les Regalia du Roi et de la Reine dont j’ai parlé et le programme que j’ai en main donne le nom de chacun de ceux qui les portent. Puis un mouvement se produit ; tout le monde s’incline. C’est la Reine.

La reine Mary est de noble et belle apparence. Elle s’avance à pas très lents. L’extrémité de son immense traîne est portée par la duchesse de Devonshire, la fille de lord Lansdowne. Mais, comme le poids en serait trop lourd même pour deux mains, cette traîne est soutenue par six jeunes filles, toutes habillées de satin blanc, et toutes les six admirablement choisies au point de vue de l’élégance de la taille. La Reine passe devant l’autel et va s’agenouiller sur un prie-Dieu qui l’attend à droite en face d’un fauteuil. Puis, encore un moment d’attente. C’est le Roi.

Le Roi s’avance à pas très lents également. Je le vois en plein. Sa figure calme, grave, me paraît avoir un certain caractère hiératique qui lui donne quelque vague ressemblance avec le tsar Nicolas, que j’ai vu de beaucoup plus près à une séance de l’Académie française. Il porte une robe pourpre, un manteau de velours cramoisi, au cou le collier de la Jarretière, sur la tête the cap Durham, dit le Cérémonial. Sa traîne est portée par huit jeunes gens dont quatre sont des Lords. Il passe également devant l’autel et va se placer à côté de la Reine. Tous deux, agenouillés sur leur prie-Dieu, prient quelques instans, puis se relèvent et s’assoient. La cérémonie va commencer. Pour la suivre, il faut maintenant prendre en main le Cérémonial.

Ce Cérémonial, contrairement à ce qu’on pourrait croire dans un pays si respectueux de la tradition, il a fallu, en partie du moins, le composer, car, si certaines parties sont toujours les mêmes, d’autres ont varié, avec les différens souverains. Lorsqu’il s’est agi de préparer le couronnement du roi Édouard en 1902, on a reconnu que le cérémonial du couronnement de la reine Victoria ne pouvait pas servir et on en a composé un nouveau. On sait que la maladie soudaine du roi Édouard fit ajourner la cérémonie. Quand son état de santé permit de la célébrer, on l’abrégea pour ménager ses forces. C’est ce cérémonial abandonné qui a été repris pour le couronnement du roi George. La cérémonie a duré près de deux heures ; elle se divise en dix-neuf sections. Je n’ai pas l’intention d’en énumérer tous les détails. Je me bornerai à signaler ce qui en a marqué à mes yeux le principal caractère et ce qui m’a particulièrement frappé.

C’est d’abord le caractère à la fois religieux et politique de la cérémonie. L’Église anglicane y joue un rôle beaucoup plus considérable encore que je ne me l’imaginais. L’archevêque de Cantorbery, primat d’Angleterre, y tient la première place. Ce n’est pas seulement lui qui consacre ; c’est lui qui parle, agit, questionne, et pose des conditions. C’est le Roi qui répond et accepte. Par momens, on dirait un Pape couronnant au moyen âge un empereur allemand, après que l’Empereur consacré aurait promis fidélité au Saint-Siège, On pourrait croire que le Roi tient sa couronne de l’Église anglicane, et, si ces apparences étaient conformes aux réalités, l’Église établie serait encore singulièrement forte en Angleterre ; mais il y a loin de ces apparences à la réalité.

C’est ensuite l’affirmation simultanée des droits du Roi et des droits du peuple. « ces droits, disait Retz, qui ne s’accordent jamais mieux que dans le silence. » Au cours de toute la cérémonie, ils s’accordent au contraire dans des formules heureusement combinées. Et ici ce n’est plus une vaine apparence, c’est au contraire une réalité de tous les jours. La confiance mutuelle que cet accord durera fait aujourd’hui la grandeur de la cérémonie ; elle a fait depuis un siècle et continuera de faire dans l’avenir la force de l’Angleterre.

C’est enfin, à un tout autre point de vue, la ressemblance de la partie purement religieuse du service avec un service catholique. Pour avoir assisté autrefois à Oxford à des offices anglicans, je savais combien ces offices sont, par certains points, semblables aux nôtres. Mais la ressemblance est plus grande encore que je ne le croyais, non pas seulement au point de vue des chants et de la musique, mais au point de vue des rites eux-mêmes. J’ai eu tout le temps le sentiment d’assister à une véritable messe, moins l’élévation et la consécration, ce qui, il est vrai, est la raison d’être de la messe. L’office du couronnement a été une messe, avec un manque au milieu. Telles ont été mes impressions d’ensemble. Je voudrais mettre en relief ce qui les justifie.

La cérémonie débute par ce qui s’appelle : la reconnaissance. L’archevêque de Cantorbery, le Roi étant debout et suivant les mouvemens du prélat, se tourne successivement vers les quatre côtés de l’église, et prononce à haute et intelligible voix les paroles suivantes : « Messieurs (Sirs), je vous présente ici le roi George, le roi incontesté (undoubted) de ce royaume. C’est pourquoi vous tous qui êtes venus ici, pour lui rendre hommage et service, voulez-vous le faire ? » « Ici le peuple, dit le Cérémonial que j’ai en main, témoigne de sa joie et de son consentement en criant : Que Dieu sauve le roi George. » En réalité, ce n’est pas le peuple, ce sont les choristes et les enfans de l’école de Westminster qui jouent ici le rôle du chœur dans les tragédies grecques et qui répondent par une acclamation. Les trompettes sonnent ; le roi George est reconnu par ses sujets. Il a affirmé son droit incontestable ; ils ont affirmé le leur en répondant, car leur réponse aurait pu être différente. Roi et peuple se sont entendus, non pas dans le silence, mais dans une acclamation.

Commencent alors, sur un ton douloureux, des litanies où toutes les misères et les faiblesses de l’homme sont étalées, tous ses péchés sont confessés, tous les maux qu’il peut redouter sont énumérés, toutes les grâces dont il a besoin sont demandées, toutes celles en particulier qui seront nécessaires au Roi, à la Reine, aux Lords, à la noblesse, aux magistrats. Ces litanies sont chantées par un évêque, avec une assez belle voix, et le chœur répond tantôt : « Aie pitié de nous, » tantôt : « Délivre-nous, » tantôt : « Exauce-nous, Bon Seigneur. » Tout le service ordinaire de la Communion, l’Introït, l’Épitre, l’Evangile, se succèdent ; puis le chœur entonne le Credo, tous les assistans étant debout suivant une habitude commune en Angleterre aux protestans et aux catholiques. Ce Credo, qui ne diffère que par quelques mots retranchés du symbole de Nicée[3], me frappe par sa beauté. Certes le Credo de Dumont qui se chante aux grandes fêtes de l’Église catholique est une admirable chose ; mais il est monotone, au sens étymologique du mot. La phrase musicale ne varie jamais ; le Credo que j’entends change au contraire presque à chaque phrase. Il s’attendrit, s’attriste ou s’exalte, suivant qu’il affirme la naissance, la mort ou la résurrection. L’effet de ces changemens de ton est grand. Le Roi, qui jusqu’alors était nu-tête, se couvre pour entendre un sermon très court, très simple. Pour trouver des paroles à la hauteur de la circonstance, il faudrait être un Bossuet. Le sermon terminé, la portion politique de la cérémonie commence. L’acte par lequel elle débute est la prestation du serment.

L’archevêque de Cantorbery se rend d’abord devant le Roi et lui demande : « Votre Majesté veut-elle prêter le serment ? — Je le veux, » répond le Roi. L’Archevêque lui pose alors trois questions. La première est celle-ci : « Promettez-vous et jurez-vous solennellement de gouverner le peuple de ce Royaume-Uni de la Grande-Bretagne et de l’Irlande et des Dominions qui en dépendent, suivant les statuts acceptés en Parlement et suivant leurs lois et coutumes ? — Je le promets solennellement, » répond le Roi. Et cette première réponse fait du Roi incontesté un souverain constitutionnel. « Ferez-vous de tout votre pouvoir exécuter la loi et accomplirez-vous avec clémence la justice dans tous vos jugemens ? — Je le veux, » dit le Roi. Enfin l’Archevêque lui demande : « Jurez-vous de maintenir de tout votre pouvoir les lois de Dieu, la doctrine véritable de l’Évangile, la religion protestante réformée établie par la loi ? Jurez-vous de maintenir et de conserver inviolablement le régime temporel de l’Église d’Angleterre ainsi que sa doctrine, son culte, sa discipline et son gouvernement, tels qu’ils sont établis par la loi en Angleterre ? » Cette déclaration est celle qui a été modifiée parce qu’elle contenait certaines phrases injurieuses pour les catholiques et qui a déjà été faite par le Roi le 11 février dernier devant les deux Chambres du Parlement. « Je promets tout cela, » répond le Roi, et cette réponse fait ou semble faire de lui l’homme de l’Église. Il se lève alors, se rend devant l’autel, précédé de l’Épée d’État, et, tête nue, la main droite étendue sur l’Évangile qui est dans la Grande Bible, il dit : « Les choses que j’ai promises, je les accomplirai et garderai ; que Dieu me soit en aide. » Il baise la Bible et signe le serment. George V a juré fidélité à la Constitution et à l’Église d’Angleterre. Il peut maintenant être oint par l’Église.

Le chœur entonne à ce moment, sur l’air liturgique qui nous est familier, une traduction littérale du Veni Creator Spiritus, puis il chante, sur un air de Haendel, ce verset célèbre du livre des Rois : « Zadoc le prêtre et Nathan le prophète oignirent Salomon Roi. Et tout le peuple se réjouit et dit : Que Dieu sauve le Roi ! » Le Roi ayant dépouillé sa robe rouge et ôté sa cape se rend devant l’autel et s’assoit sur le trône d’Édouard Ier qui a servi à tous les couronnemens et sous le siège duquel se trouve la pierre de Scone, symbole du pouvoir des souverains de l’Ecosse, et sur laquelle, dit la légende, aurait reposé la tête du patriarche Jacob, après son songe. Un prie-Dieu est devant lui. Au-dessus de sa tête quatre chevaliers de la Jarretière, dont l’un est lord Rosebery, tiennent un dais d’or. Le doyen de Westminster verse alors dans la cuillère quelques gouttes de l’Huile sacrée tirée de l’Ampoule et la passe à l’Archevêque qui oint le Roi sur la tête, sur la poitrine et sur les deux mains. Le Roi s’agenouille et l’Archevêque debout, étendant les deux mains, le bénit en prononçant une prière. Le Roi est sacré.

Il se relève alors, reçoit des mains du Doyen le Colobium sindonis qui est une sorte de rochet et la Super-tunique qui est un grand manteau d’or. Successivement lui sont remis, avec un cérémonial trop long à raconter, les Eperons d’or qu’il reçoit du Grand Chambellan, l’Epée d’État et l’Epée de Justice qu’il reçoit de l’Archevêque, c’est-à-dire de l’Église. Il reçoit également l’Armilla, qui est un autre manteau d’or, le Globe, l’Anneau, le Sceptre avec la Croix, le Sceptre avec la Colombe. Il a reçu ainsi, toujours des mains de l’Archevêque, tous les attributs de la souveraineté. Il ne lui reste plus qu’à recevoir la Couronne.

C’est l’instant solennel. C’est encore des mains de l’Église qu’il la recevra. Cette couronne est une reproduction de celle d’Édouard le Confesseur. Elle est posée sur l’autel. « Dieu ! couronne du fidèle, dit l’Archevêque, bénis, nous t’en prions, et sanctifie ton serviteur George, notre Roi, et, comme aujourd’hui tu poses une couronne d’or pur sur sa tête, de même enrichis son royal cœur de ton abondante grâce et couronne-le de toutes les vertus princières, par le roi éternel Jésus-Christ Notre-Seigneur. » Il reçoit alors la couronne des mains du doyen de Westminster qui a été la chercher sur l’autel et la pose, « avec respect, » dit le Cérémonial, sur la tête du Roi. À ce moment, tous les pairs mettent leur couronne. Les choristes s’écrient : « Que Dieu sauve le Roi ! » les trompettes résonnent, la grosse cloche de la tour de Westminster se met en branle, les canons de la Tour de Londres tonnent ; cloche et canons apprennent au peuple que le Roi est couronné.

Avant que George V ne soit conduit au trône préparé pour lui, le chœur chante une strophe qui commence ainsi : Be strong and play the man. « Soyez fort et montrez-vous un homme, » et l’Archevêque adresse pour lui au ciel une sorte de vœu : « Dieu vous donne un royaume fertile, des saisons saines, des armées et des flottes victorieuses, un Empire tranquille, un Sénat fidèle, des conseillers et des magistrats sages et droits, une noblesse loyale, une gentry (ce mot est intraduisible en français) respectueuse, un clergé pieux, instruit et utile ; un peuple (commonalty] honnête, pacifique et obéissant. Amen. » Le Roi est alors conduit à son trône où il va recevoir l’hommage. Les rôles sont changés. L’archevêque de Cantorbery est maintenant le premier à s’agenouiller devant celui auquel il posait des questions et qu’il a oint et couronné tout à l’heure. Puis vient le prince de Galles, manifestement ému. Il ôte sa couronne, s’agenouille devant son père et répète la formule du serment : « Je deviens votre homme lige, pour la vie et sur terre ; foi et fidélité je vous garderai à la vie et à la mort et contre tous. Que Dieu me soit en aide ! » et il embrasse son père sur la joue gauche. Au moment où il se relève, le Roi l’embrasse, ce qui n’est pas prévu au Cérémonial, comme le roi Édouard l’avait autrefois embrassé lui-même. Puis tous les princes du sang viennent s’agenouiller tour à tour, répétant la même formule et embrassant la joue gauche du Roi. Puis se sont les Pairs ou du moins le premier de chaque ordre, le premier duc, le premier marquis, et ainsi de suite, qui accomplissent le même rite. Mais tous, princes du sang et pairs, avant de l’embrasser ont touché sa couronne pour rappeler que c’est eux qui la lui ont mise sur la tête. Quand ils ont tous défilé, les tambours battent, les trompettes résonnent et trois acclamations s’élèvent : « Que Dieu sauve le roi George ! Longue vie au roi George ! Puisse le roi George vivre pour toujours ! » Le couronnement du Roi est terminé. Celui de la Reine va commencer.

Cette seconde partie de la cérémonie, infiniment plus courte. est très gracieuse. La Reine quitte à son tour son fauteuil où, jusqu’à présent, je ne pouvais l’apercevoir et, sa traîne toujours portée par la duchesse de Devonshire et les six jeunes ladies habillées de blanc, va s’agenouiller sur le prie-Dieu préparé pour elle entre l’autel et le trône du Roi. Quatre pairesses tiennent au-dessus de sa tête un dais d’or. Après une prière, l’Archevêque verse sur la tête de la Reine quelques gouttes de l’Huile Sainte. Il lui passe au doigt un anneau, et prenant ensuite la couronne qui est sur l’autel, il la pose, « avec respect, » sur sa tête inclinée. À ce moment, toutes les pairesses mettent sur leur tête leur couronne qu’elles tenaient jusque-là à la main. Comme la tribune des pairesses est précisément en face de moi, je vois leur geste uniforme qui est excessivement gracieux et le serait davantage encore si leurs deux bras qu’elles lèvent toutes en même temps n’étaient sévèrement gantés de blanc jusqu’au-dessus du coude. Quelques-unes paraissent avoir beaucoup de peine à la fixer avec des épingles. L’une des duchesses, et qui n’est pas des moindres, y renonce pour l’instant. Pendant ce temps l’Archevêque a mis dans la main droite de la Reine le Sceptre et dans sa main gauche la Verge d’ivoire avec la Colombe et il prononce cette prière : « O Seigneur qui donnes toutes les perfections, accorde à ta servante Marie notre Reine que, par la puissante et douce influence de sa piété et de sa vertu, elle fasse honneur à la haute dignité qu’elle a obtenue par Jésus-Christ, Notre-Seigneur. » Le couronnement de la Reine est terminé. Elle se relève, passe devant le trône de son mari à qui elle fait une profonde révérence et qui lui répond par un salut ; puis elle est conduite jusqu’à son trône placé à la gauche de celui du roi George. La partie politique de la cérémonie est achevée. La partie exclusivement religieuse, la communion, va commencer. À ce moment, tout le monde s’assoit et restera assis jusqu’à la fin.

Je ne voudrais rien écrire ici qui pût blesser personne. Personne n’a plus que moi le sentiment de ce qu’il y a de commun entre les diverses églises chrétiennes, mais je me suis promis à moi-même que je noterais et dirais mes impressions avec une entière franchise. Eh bien ! mon impression a été celle-ci : c’est que, de cette dernière partie de la cérémonie qui, dans un service catholique, eût été la plus solennelle, l’auditoire se désintéressait complètement. Je ne parle pas, bien entendu, des missions étrangères qui étaient en face de moi, car c’était assez naturel de leur part. Je parle de tous ceux et de toutes celles que je pouvais voir dans les stalles du chœur ou dans les tribunes, même celle des pairesses. À l’exception de quelques personnes qui, manifestement, priaient, tout le monde semblait attendre et même avec quelque impatience que ce fût fini. Ce qu’il y a de factice et de trompeur dans la ressemblance apparente entre un service anglican et un service catholique en ce moment m’a, en quelque sorte, sauté aux yeux. Si, à ces prières de la communion dont quelques-unes sont presque semblables aux nôtres, entre autres la Préface et qui toutes sont très belles, personne ne semble prêter l’oreille, c’est que, comme me le disait un jour une protestante fervente, « les Anglicans saluent un autel vide, » et c’est pourquoi l’Église établie d’Angleterre, qui a fourni dans l’histoire de si grands caractères, qui recèle encore tant de vertus, a perdu en grande partie son empire sur les âmes. Elle a encore beaucoup de fidèles ; je doute qu’elle ait beaucoup de croyans. Elle avait au moins aujourd’hui à Westminster une croyante. C’était la Reine ; je ne voyais le Roi qu’en me penchant sur le rebord de la tribune ; je voyais au contraire la Reine en plein. À l’inclination de sa tête, à l’attitude de toute sa personne, à un je ne sais quoi qui émanait d’elle, j’ai eu le sentiment que, dans sa pensée intime, elle recevait bien un sacrement, et ce que j’entends dire d’elle me persuade qu’elle saura exercer « cette puissante et douce influence de la piété et de la vertu, » qui est, par tous pays, l’apanage de la femme.

La cérémonie se continue par le chant du Gloria, exactement traduit du nôtre. Elle se termine par un éclatant Te Deum. Pendant ce temps le Roi et la Reine se sont retirés derrière l’autel, dans la chapelle de Saint-Édouard. Ils se reposent et se restaurent un instant ; ils doivent en avoir besoin. Le Roi change une troisième fois de costume ; à la place de la Royal robe of State, il revêt une robe de velours pourpre, et il ressort processionnellement. La Reine le précède, portant sur la tête sa lourde couronne, dans sa main droite le Sceptre avec la Croix, dans sa main gauche la Verge d’ivoire. Le roi George porte sur la tête la couronne de Saint-Édouard, plus lourde encore, dans la main droite le Sceptre avec la Croix, dans la main gauche le Globe. Tous deux défilent lentement, avec une grande majesté, aux sons du God save the King, cet air magnifique que l’Angleterre aurait dérobé à la France, puisqu’il est, disent quelques-uns, de Lulli et que je n’entends jamais sans émotion et sans envie. Mais, aussitôt le God save the King termine, la forme populaire de l’acclamation reprend ses droits. Three Cheers for King George ! s’écrie l’un des choristes ! « Hip Hip Hurrah ! » répondent les autres, et, à peine le Roi a-t-il franchi la grille du chœur qu’on entend une tempête de hurrahs qui éclate dans la vaste nef. Ainsi se traduit l’enthousiasme des 5 à 6 000 personnes qui attendent depuis cinq ou six heures, qui n’ont rien vu, à peine entendu, mais qui guettaient cette minute où leur loyalisme pourrait faire explosion. Et, m’a-t-on, raconté le lendemain, ces hurrahs ont été plus bruyans et plus enthousiastes encore sur tout le long parcours du cortège royal, alors que le Roi et la Reine, dans un carrosse à glaces, la Couronne en tête et le Sceptre à la main, se montraient aux yeux de la foule qui, dans les rues de Londres, leur a conféré à son tour le sacre populaire.


LE SOIR DU COURONNEMENT

Assurément l’Angleterre commande l’admiration. Je partirai, plus pénétré que jamais de ce sentiment. Derrière ce qu’elle vous montre, il faut cependant chercher toujours ce qu’elle vous cache et ce qu’elle a raison de vous cacher. À quoi bon étaler ses plaies et ses vices, comme en France nous étalons les nôtres, et se donner l’air d’un peuple corrompu quand on est en réalité un peuple d’humbles et silencieuses vertus ? Les Anglais ne font pas cela. Ils font même juste le contraire. Je trouve qu’ils ont raison.

La misère est une des plaies anglaises, la misère de Londres en particulier. Jamais je ne viens à Londres sans jeter un coup de sonde dans cette misère. D’ailleurs, je me suis dit depuis longtemps que, plutôt que de m’extasier le soir du couronnement devant les illuminations de Piccadilly, d’Oxford Street, ou de Buckingham Palace qui seront probablement semblables à beaucoup d’illuminations que j’ai vues déjà, il serait plus intéressant de savoir comment le couronnement du Roi serait célébré dans un quartier pauvre de Londres, mais il fallait trouver quelqu’un pour m’y conduire : voici comment je m’y suis pris.

Les lecteurs de la Revue connaissent, par un article récent de M. Bonet-Maury, l’Armée du Salut, cette admirable organisation de charité, la plus complète et la plus ingénieuse qui soit. Je compte dans ses rangs un ami ou du moins une connaissance, un colonel, s’il vous plaît, avec lequel j’ai déjà fait une ou deux tournées dans Londres, et visité à l’époque des élections les asiles de nuit de l’Armée du Salut, Je lui ai demandé un rendez-vous et, aussitôt arrivé, j’ai été lui rendre visite à son quartier général, Queen Victoria Street. Malheureusement, un peu fatigué par la rude vie qu’il mène, il s’est promis d’aller passer à la campagne pour se reposer les deux jours de Bank Holiday que les fêtes du couronnement assurent à tout le monde, et il ne peut m’accompagner. Mais il me promet de m’envoyer le soir du couronnement un major qui viendra me prendre et me conduire dans un faubourg populeux. Celui qu’il choisit est situé de l’autre côté de la Tamise dans le Sud de Londres. Il s’appelle Bermondsey. La population se compose en partie, me dit-il, de ce que nous appellerions à Paris des marchands des quatre saisons, c’est-à-dire d’hommes (je n’ai point vu de femmes exerçant cette profession) qui poussent dans les rues des petites charrettes de fleurs ou de fruits. Cette population est, me dit-il, très misérable.

Mon major vient en effet me prendre ponctuellement à six heures. Par ces métropolitains, ces tubes qui depuis si longtemps sillonnent Londres, que nous avons si longtemps attendus à Paris, où l’on descend véritablement dans les entrailles de la terre, et d’où l’on remonte dans de larges ascenseurs, nous passons sous la Tamise, et, de changemens en changemens, nous arrivons au carrefour d’Elephant and Castle où s’entre-croisent de larges voies et de nombreuses lignes de tramways. Nous sommes en pleins faubourgs de Londres. Ce carrefour doit son nom bizarre à une vieille taverne depuis longtemps connue, sorte de restaurant bourgeois, quelque chose comme le Père Lathuile des Batignolles. Par malheur, elle est fermée ce soir. Pour dîner, car enfin quand on est debout depuis six heures du matin, il faut bien se soutenir, nous entrons dans une petite taverne des plus modestes et pendant que nous prenons un repas sommaire, je fais, discrètement, causer un peu mon major. Ses yeux sont bleus, son regard est franc et droit, mais un peu extatique, comme celui de presque tous les officiers de l’Armée du Salut avec lesquels j’ai causé. Il a quarante-deux ans, et il y a vingt ans qu’il est dans l’Armée. Il n’est jamais venu sur le continent européen. Il a servi longtemps dans l’Amérique du Sud. Il a passé deux ans à Sainte-Hélène où l’Armée du Salut a un poste. C’est une sorte de missionnaire. Il me parle avec sympathie de nos congrégations catholiques, me dit qu’il ne rencontre jamais une sœur de charité sans avoir envie d’ôter son chapeau et reconnaît avec moi que si l’Armée du Salut a adopté une organisation et des appellations militaires qui pourraient prêter au sourire, c’est pour obtenir des soldats, des officiers et des officières la même discipline et la même obéissance que des missionnaires et des sœurs. Il me dit tout cela posément, simplement, en prenant une tasse de thé, tandis que je bois de l’ale, car jamais membre de l’Armée du Salut ne boit de boisson fermentée. Puis, notre frugal repas terminé, nous nous mettons en route.

La première chose qui me frappe péniblement, c’est le grand nombre des public houses toutes remplies, non seulement d’hommes, mais de femmes. Ces cabarets sont bondés. Une pancarte, à l’entrée, rappelle que, d’après la loi, les enfans au-dessous de seize ans ne sont pas admis. Mais, devant chaque public house, un certain nombre de femmes sont assises, qui sur les marches, qui sur le trottoir même, avec un ou deux enfans dans leurs bras ; des maris, des frères, des amis peut-être, leur apportent à boire. Des verres vides sont alignés sur les marches. À vrai dire, hommes et femmes boivent peu de liqueurs fortes. Ils s’abreuvent surtout d’une bière épaisse et noire. Ils et elles sont bruyans et surexcités plutôt qu’ivres. Néanmoins le spectacle de cette dégradation féminine, car toutes ces femmes sont plus ou moins en haillons, a quelque chose de pénible. De temps à autre, nous ramassons, mon compagnon et moi, un ivrogne qui tombe sur le trottoir sans que personne fasse attention à lui et nous le remettons sur ses pieds ; mais comme il retombe quelques pas plus loin, nous finissons par ne plus y faire attention non plus. Peu à peu nous nous sommes engagés dans une large avenue, Kent Road, qui est fort paisible, et je crains que ma promenade ne tourne en déception. Cette avenue est bordée de petites maisons basses, avec un préau vert, qui doivent être, je le suppose du moins, occupées par de tout petits employés ou des ouvriers aisés. À peine aux fenêtres quelques drapeaux ; aucune illumination préparée, — il ne fait pas encore nuit, — les trottoirs sont déserts et je commence à regretter Piccadilly. Mais après avoir marché assez longtemps, nous tournons à gauche et nous nous engageons dans des rues et même des ruelles qui s’entre-croisent. Peu à peu l’aspect change et s’égaye, d’une gaieté un peu brutale. Chose curieuse, plus la rue est misérable, plus elle est décorée et il y a quelque chose de touchant dans la simplicité même de ces décorations. Ce sont presque toujours des drapeaux en papier, ou des portraits du Roi et de la Reine découpés dans des journaux, suspendus à un cordon qui, au travers de ces rues très étroites, va d’une fenêtre à l’autre. Plus aussi la population est gaie. Cette soirée est une fête pour tous ces malheureux. Ce sera leur meilleur jour de l’année. De rues en rues, nous arrivons dans Tabard Street que mon guide m’avait désignée à l’avance comme étant une des plus misérables. À l’entrée stationne un policeman ; c’est le premier que nous rencontrons, car, presque toutes les forces de la police sont concentrées au centre de Londres. Nous lui demandons si nous pouvons nous y aventurer sans inconvéniens. « Oh ! oui, nous dit-il ; autrefois nous n’allions ici que deux par deux, mais maintenant c’est bien mieux. » Nous nous avançons en effet. Les misérables qui habitent cette rue sont d’abord étonnés de voir deux gentlemen relativement bien mis ; mais ils nous regardent sans malveillance. Mon guide, qui a l’habitude de parler aux gens du peuple, plaisante avec eux. Il leur fait compliment sur leurs décorations, sur leurs illuminations qui consistent en chandelles ou petits godets d’huile sur le rebord des fenêtres. « Nous avons fait de notre mieux, » répondent-ils. Ils sont flattés. Deux jeunes filles, affreuses du reste, dansent une sorte de gigue sur le trottoir. Une femme, un peu éméchée, se met à danser devant nous. Elle porte une sorte de chapeau en papier, que j’ai déjà remarqué sur plusieurs têtes. Ce chapeau, qui a la forme d’un chapeau de gendarme, porte d’un côté les portraits du Roi et de la Reine ; de l’autre, il est teinté en bleu foncé, et rappelle le fameux chapeau du petit caporal : « Vous êtes jolie, lui dit mon guide. — N’est-ce pas, répond-elle ; je ressemble à Napoléon. »

Je lie conversation avec un homme. Je lui demande sa profession ; il me répond qu’il est porteur de viande, et me propose d’entrer dans sa maison. J’accepte naturellement, et il me la fait visiter. Un vrai chenil. Peu ou pas de meubles. Tout le linge des enfans est étalé par terre. Il me dit avec orgueil qu’il en a cinq et me montre le petit dernier. Au sortir de la maison, un groupe nous attend et nous reconduit jusqu’à l’entrée d’une sorte de cul-de-sac où nous avons pénétré. Tout ce pauvre monde est dans la joie, et, somme toute, je n’aurais pas gardé de cette visite dans les slums de Londres, qui n’est pas la première que je fais, une impression trop triste, n’était quelque chose qui serre le cœur, c’est l’abondance et la misère des enfans. Que de pauvres petits malheureux, les uns qui semblent n’avoir pas été débarbouillés de la journée, et qui, pouvant à peine marcher, se roulent sur les trottoirs ; les autres, qui au contraire courent et se battent, et dont on aperçoit la chair nue à travers leurs fonds de culotte troués. Personne ne paraît veiller sur eux. Parfois un policeman, avec une sollicitude maternelle, en ramène par la main un qui pleure parce qu’il s’était égaré. Ou sont les mères ? Probablement à boire. C’est affreux de misère et de dégradation, et néanmoins, je suis bien aise d’avoir fait cette promenade. J’ai vu ce que je voulais voir. J’ai vu que, dans les plus pauvres quartiers de Londres et de meilleur cœur encore que dans les plus riches, le peuple fêtait le couronnement de son Roi.


LA PROCESSION ROYALE


23 juin.

Certes la cérémonie d’hier était grandiose autant qu’émouvante. Pour en goûter la beauté, il n’est pas nécessaire d’être un monarchiste impénitent ; il suffit d’entretenir quelque intelligence du passé, quelque respect des grands souvenirs, et cela est encore donné, sinon à tous, du moins à beaucoup. Mais cette émotion, qui chez moi a été très réelle, une fois dissipée, la réflexion reprend ses droits et une question vient assaillir ma pensée.

Cette cérémonie est belle surtout par les souvenirs qu’elle rappelle. Le passé de l’Angleterre y apparaît tout entier, évoqué par des emblèmes qui le font revivre, comme les Regalia, par des costumes, et, ce qui est mieux, par des prières antiques où se traduit l’esprit perpétuellement religieux de la race. A Westminster, tout le temps ce sont les morts qui ont parlé, pour employer cette métaphore que mon ami à jamais regretté, Eugène-Melchior de Vogué, a fait entrer dans la langue courante, et ils ont tenu un beau langage. Seules l’Église et la noblesse ont été représentées ; seules elles ont joué un rôle. Les vivans n’ont rien dit. Ils étaient là cependant, représentés en particulier par les membres de la Chambre des Communes, auxquels il avait fallu distribuer des invitations en beaucoup plus grand nombre qu’au couronnement précédent, et aussi par leurs femmes et leurs filles, qui ne figuraient point dans la tribune des pairesses et qui n’ont pas dû voir grand’chose. Ils l’étaient encore par ces membres des Trades Unions dont le Roi a fait inviter quelques représentans. Qu’ont pensé ces vivans, dont on n’a pas entendu la voix ? Les vivans ont bien cependant le droit de dire leur mot, car enfin, ces morts, dont on nous conseille si souvent d’écouter la voix, ils ont été aussi des vivans en leur temps, et s’ils avaient été aussi silencieux qu’on semble parfois demander de l’être aux vivans d’aujourd’hui, je ne sais pas trop ce que nous aurions à écouter. Encore une fois ces vivans, que pensent-ils ? Que disent-ils ?

L’immense acclamation qui, me dit-on, a accompagné hier Leurs Majestés tout le temps de leur retour de Westminster à Buckingham Palace ne suffit peut-être pas à traduire leurs sentimens. Je veux en chercher encore l’expression dans les journaux de ce matin. J’en parcours un grand nombre, pour voir si j’y trouverai une note discordante. Chez tous, l’enthousiasme paraît égal. Tous s’accordent à célébrer la magnificence de la cérémonie, et à constater l’enthousiasme avec lequel le Roi a été acclamé. C’est à peine si je trouve une certaine dissonance dans le Daily News, le grand journal radical, le seul qui à Londres, dont toute la presse est unioniste, soutienne le Cabinet. Il se plaint qu’au dehors, la troupe ait été employée en trop grand nombre. Cela lui paraît contraire à l’esprit de la Constitution. Il trouve aussi que dans les cérémonies qui se passent à l’intérieur de l’Abbaye, les pairs ont joué un rôle trop grand et qui n’est pas conforme à la réalité des faits. Il faudra dans l’avenir inventer quelque chose pour que les Communes tiennent leur place dans la cérémonie. Mais aucun journal ne se complaît davantage à raconter, à détailler les manifestations de la joie populaire, qui se traduisait dans les rues de façon diverse, et qui a surtout éclaté lorsque le son de Big-Ben — c’est le nom populaire de la cloche de Westminster — ayant annoncé que le Roi venait d’être couronné, une immense acclamation gagnant de rue en rue, et entremêlée du chant du God save the King, a exprimé sa joie. Au congrès socialiste, qui s’est tenu récemment à Birmingham, quelques sections ont bien protesté à l’avance contre la dépense inutile de ces fêtes et engagé les socialistes à s’abstenir d’y participer. Mais ce conseil semble n’avoir eu nulle part d’écho. La province a eu ses fêtes, tout comme Londres, et ces fêtes ont même retenu beaucoup de provinciaux dont l’affluence à Londres a été moindre qu’on ne pensait. Une sorte de frisson monarchique a secoué toute l’Angleterre et je ne crois pas que ceux-là parmi les Français voient juste qui prennent un air profond et vous disent que l’Angleterre est menacée d’une révolution prochaine et qu’on assiste au dernier couronnement. L’arbre monarchique a poussé dans le sol anglais de trop profondes racines ; jamais il n’a été plus verdoyant, plus vigoureux. Il pourra supporter des coups de vent, des orages et même des tempêtes ; il ne sera pas renversé.

Aujourd’hui le Roi et la Reine doivent se montrer pour la seconde fois à leur peuple. Ils partiront de Buckingham Palace, et, à travers la Cité, arriveront à Saint-Paul, dont ils feront le tour sans y entrer, puis à Mansion House, où ils seront reçus par le Lord Maire et ils reviendront précisément par ce faubourg populeux du Sud de Londres où j’ai passé la soirée hier. La procession et les fêtes d’aujourd’hui ont un caractère tout différent de celles d’hier. La fête du couronnement était une fête religieuse et politique à laquelle les représentans des puissances étrangères avaient été conviés. La fête d’aujourd’hui est une fête uniquement anglaise et surtout Impériale.

Combien l’idée Impériale a fait de progrès en Angleterre depuis dix ans, le caractère volontairement donné à ces fêtes du couronnement, si on les compare à celles du couronnement d’Édouard VII, le met en pleine lumière. Cette idée est née, comme on sait, dans le cerveau de cet homme d’État romancier et un peu rêveur qui était en même temps le plus fin, le plus adroit, même le plus retors des politiques et qui s’appelait Disraeli. Au début, elle avait été vivement combattue par les Whigs. Lord Rosebery avait été parmi eux un des seuls à s’y rallier. Aujourd’hui elle est adoptée par tous, et les Libéraux ne sont pas moins impérialistes que les Unionistes. Mon confrère et ami Paul Bourget disait, il y a quelques jours, dans l’éloquent discours dont il a honoré mon modeste Orphelinat Alsacien-Lorrain, que la France n’était pas un empire, mais un royaume. Il reconnaîtrait aujourd’hui que l’Angleterre qu’il aimait tant, dont il a si bien parlé, n’est plus un royaume. Elle est un empire. Est-ce une force, est-ce un danger ? L’avenir en décidera. En attendant, c’est une gloire et l’Angleterre est résolue à s’en parer. Hier, une place a été faite à Westminster aux drapeaux des colonies. Aujourd’hui, dans le cortège royal, une place plus importante encore sera faite à leurs troupes et à leurs représentans. C’est la fête des Dominions presque autant que la fête de l’Angleterre.

Le cortège se forme en deux endroits. Sur l’Embankment, près de Westminster, se rassemblent précisément les deux sections coloniales et indiennes. Les premiers ministres des cinq Dominions seront dans des voitures avec d’autres représentans des colonies, et suivis par des détachemens de leurs troupes Dans la section indienne figureront, soit en voiture soit à cheval, en costumes de leurs pays, constellés de pierreries, les deux sultans de Perak et de Kedah, plusieurs Maharajas ou Rajas et même deux princesses indiennes, la Thakore Sahiba de Gondal et la Begum de Bhopal que j’avais déjà remarquée hier à Westminster entièrement recouverte d’un immense domino bleu pâle (je ne puis vraiment pas trouver un autre mot), qui la dissimulait de la tête aux pieds, et la figure recouverte d’un masque avec deux trous pour les yeux. Tout le monde s’accorde à dire que la section indienne était ce qu’il y avait de plus brillant et de plus intéressant. Malheureusement je ne l’ai pas vue hier, puisque j’étais à l’intérieur de l’Abbaye et ne la verrai pas encore aujourd’hui. Ce n’est pas que je m’en plaigne, car je suis très aimablement invité à assister, des fenêtres d’une maison qui est située à Hyde Park Corner, tout près de Aspley House, la célèbre maison du duc de Wellington, au passage du cortège royal.

Le temps est menaçant depuis ce matin. On sent que la pluie a envie de tomber, et on dirait qu’elles n’ose pas. Pleuvoir sur le Roi et la Reine. Songez donc ! Il tombe bien quelques petites averses, mais ou n’en convient pas. De la fenêtre où je suis placé, le coup d’œil est superbe sur Green Park, Constitution Hill et les jardins de Buckingham Palace. Tout le monde est aux fenêtres, entre autres les malades et les nurses de l’hôpital de Saint-Georges qui est en face de nous. Il y a des tribunes jusque sur le toit des maisons, et ces tribunes sont bondées. En revanche, la foule n’est très grande ni dans la large avenue de Constitution Hill, ni dans les rues qui aboutissent à la grande artère de Piccadilly, soit qu’elle ait été tenue à l’écart par des ordonnances de police, soit que, somme toute, comme on me le dit, il y ait eu un peu moins de monde à Londres qu’on ne le prévoyait.

L’attente est assez longue. Un landau fort simplement attelé passe rapidement. Il contient le secrétaire d’État à l’Intérieur, M. Winston Churchill, qui est responsable de toutes les mesures de police, et sa charmante femme, relevant à peine de couches. S’il voyait certaines figures dans la maison où je suis, il ne les trouverait pas très sympathiques, car il y a quelques personnes qui en veulent beaucoup à celui qu’elles considèrent comme un transfuge. Mais j’imagine qu’il ne s’en soucie guère. Enfin les acclamations de la foule massée devant Buckingham Palace annoncent que le cortège royal, à l’heure dite du reste, s’est mis en marche. Nous le voyons arriver par Constitution Hill et tourner devant nous à Hyde Park Corner pour s’engager dans Piccadilly. Il est trop long pour que j’entreprenne de le décrire. En tête figurent des pièces d’artillerie de marine traînées par des matelots qui sont acclamés, car les marins sont toujours très populaires en Angleterre ; puis viennent des détachemens de différentes troupes, artillerie, hussards, dragons, lanciers » horse guards avec des uniformes très brillans, auxquels rien n’a été changé, je crois, depuis la guerre de Crimée, peut-être même depuis les guerres du premier Empire et qui rappellent beaucoup les uniformes de la Garde Impériale sous le second. Ces uniformes sentent un peu la parade. Puis viennent au contraire des détachemens de cavaliers en uniforme kaki, pas très joli, peut-être plus pratique. Le field marshal lord Roberts, très droit sur son cheval, malgré son âge avancé, est très acclamé. Enfin arrive la calèche du Roi et de la Reine traînée par huit chevaux crème.

Lorsqu’on l’aperçoit c’est une tempête d’acclamations. Hurrahs dans la foule. Mouchoirs agités dans les tribunes ! Les nurses de l’hôpital Saint-Georges se font particulièrement remarquer par leur enthousiasme. Le Roi et la Reine saluent à droite et à gauche avec beaucoup de bonne grâce. On se montre à la portière de leur carrosse lord Kitchener, à cheval, petit et mince. C’est une figure militaire très populaire en Angleterre. Nul doute que s’il eût passé seul il n’eût été encore plus acclamé que lord Roberts. Le cortège royal s’engage dans Piccadilly où la foule est contenue des deux côtés par une longue ligne de soldats en habits rouges et bonnets à poil, les fameux habits rouges des guerres anglaises. De la fenêtre où je suis, cette ligne rouge semble s’étendre à perte de vue. C’est un très beau spectacle.

Le cortège continuera de se dérouler ainsi sur un parcours de sept milles. À Aldwich, il s’arrêtera pour recevoir l’adresse des dix-sept bourgs (boroughs) qui représentent l’agglomération londonienne A Mansion House, il recevra celle du Lord Maire au nom de la Cité. Puis il reviendra par ce faubourg du Sud où se manifestait hier tant de misérable gaieté. Le lendemain, on me dit que, bien plus encore que dans la Cité ou l’accueil avait déjà été très chaud, l’enthousiasme a été délirant parmi ces pauvres mais braves gens. Ainsi deux fois, deux jours de suite, le Roi, on serait tenté de dire l’Empereur George V aura été sacré par son peuple.

« Soyez fort et montrez-vous un homme. » Telle est l’exhortation qu’adresse au nouveau Roi une des prières du Cérémonial. Cette exhortation à l’action personnelle peut paraître singulière dans un pays constitutionnel, où beaucoup de Français croient encore que le Roi règne et ne gouverne pas. Mais on sait de mieux en mieux, aujourd’hui, combien cette fiction répond peu à la réalité. Sans doute le Roi ne gouverne pas, en ce sens qu’il est au-dessus des partis, qu’il n’est pas responsable des actes de ses ministres, qu’il n’entre pas dans le détail des choses. Mais, par momens, il gouverne ou, si l’on veut, il règne par l’autorité morale qu’il exerce. La publication récente de la Correspondance de la reine Victoria, si bien traduite et commentée par M. Jacques Bardoux, a montré l’influence que la reine Victoria a exercée au cours de son long règne. Celle du roi Édouard VII a été notoire. Assurément cette influence est beaucoup plus morale que légale : elle découle du caractère beaucoup plus que de la fonction. Maladroitement exercée, elle s’userait très vite. Systématiquement négligée, elle s’évanouirait. Il importe donc beaucoup à l’avenir de l’Angleterre de savoir ce qu’il en adviendra, si et dans quel sens le roi George en fera usage. Pour cela, il faudrait savoir ce qu’il sera. Quelques-uns de ceux qui ont déjà écrit sur lui prétendent le deviner. Je n’ai pas cette prétention. Je voudrais me borner à dire ce qu’incontestablement il est.

D’abord, il est un marin : Our sailor King ; c’est le surnom que le populaire lui a déjà donné. Il avait onze ans et demi lorsqu’il fut envoyé par son père à bord du vaisseau-école la Britannia. Avant que la mort du duc de Clarence ne l’eût fait héritier présomptif du trône, sa vie entière s’était passée à bord. Il a déjà visité toutes les parties du vaste empire qu’il est appelé à gouverner. En Angleterre, on aime les marins, et c’est déjà un élément de popularité.

Il est un époux modèle, père de cinq enfans. La calomnie s’était efforcée de l’attaquer dans sa vie privée. Elle a dû se taire devant l’évidence des faits et devant une sentence judiciaire. Il offrira à l’Angleterre le spectacle, que ne lui ont pas toujours donné tous ses rois, d’un ménage exemplaire. L’Angleterre pieuse et respectable lui en saura gré, et ceux, celles surtout, qui déjà se plaignent ou qui raillent l’austérité de la future Cour n’oseront pas le faire trop haut. L’opinion ne serait pas avec eux.

Il est un consciencieux. Tous les devoirs de son métier, car Louis XIV lui-même parlait du métier de roi, il les accomplit scrupuleusement. On sent qu’il ne manquera jamais à aucun, depuis les plus petits jusqu’aux plus grands. Ces devoirs rempliront sa vie et celle de la Reine, accoutumée dès l’enfance par sa mère à l’exercice de la charité. Déjà tous deux ont témoigné de l’intérêt qu’ils portent aux classes pauvres. Ils ont organisé, pour la semaine prochaine au Palais de Cristal, une immense fête à laquelle prendront part 100 000 enfans des écoles de Londres. Tous ceux, et ils sont nombreux en Angleterre, qui se préoccupent de la question sociale, comptent beaucoup sur eux. L’Armée du Salut en particulier se targue de la bienveillance de la Reine.

Enfin George V est un vrai Anglais, par ses habitudes de vie, par ses goûts de sport, par son attachement aux traditions. Mais en même temps il a le sentiment des nécessités démocratiques. Il a voulu qu’un certain nombre de représentans des Trades Unions fussent invités aux fêtes du Couronnement et au Garden party du 27. Il ne s’entourera pas d’une coterie élégante. Sa vie sera grave, dignement remplie. Il travaillera plus qu’il ne s’amusera. Il se montrera le digne petit-fils de la reine Victoria et du prince Albert. Ainsi il acquerra et il a déjà acquis une popularité solide. He is doing very well. Voilà ce que l’on dit déjà de lui. On le dira davantage encore et, peu à peu, il gagnera la force nécessaire pour intervenir entre les partis. Souhaitons-le pour l’Angleterre, car prochainement il pourrait bien avoir besoin de cette force.


LA REVUE NAVALE


24 juin.

C’est aujourd’hui le dernier jour des fêtes, et ce sera la plus significative de toutes, c’est le jour de la Revue navale. Lorsqu’une grande puissance invite chez elle, pour une raison ou pour une autre, les représentans des puissances étrangères, elle aime toujours à leur montrer ce qui donne le mieux l’idée de sa force. Quand, aux premiers beaux jours de l’Alliance russe, nous avons reçu le Tsar, nous lui avons montré notre armée dans la plaine de Betheny. Aujourd’hui l’Angleterre va nous montrer sa flotte dans la rade de Spithead. Grâce à l’amabilité de l’ambassadeur qui depuis douze ans, — grand espace de la vie d’un diplomate, — représente la France à Londres avec tant de dignité et de tact, j’ai reçu de l’Amirauté une carte me permettant d’assister à cette revue sur un grand bâtiment de la Compagnie Péninsulaire et Orientale que l’Amirauté met à la disposition de ses invités. Un train spécial qui partira de la gare de Waterloo nous amènera à Southampton où nous nous embarquerons. Je me joins dans ce train au petit groupe des jeunes secrétaires ou attachés à l’ambassade de France, qui ont la bonne grâce de ne point paraître trouver ma compagnie trop ennuyeuse. Comme c’est agréable, à l’étranger, de retrouver des Français, et surtout des Français comme ceux-là !

À onze heures et demie, nous arrivons à Southampton. Le temps est très menaçant, le ciel chargé de gros nuages noirs ; nous nous attendons aux pires choses. Le bâtiment sur lequel nous nous embarquons et qui s’appelle le Plassy, regorge de monde. En plus de nombreux invités de l’Amirauté, il transporte en effet les missions extraordinaires des différens pays, dont les chefs seuls sont à bord du yacht royal, les suites des princes étrangers, les membres du corps diplomatique accrédités à Londres, ambassadeurs, secrétaires ou attachés. Je retrouve à bord comme ambassadeurs d’anciens secrétaires que j’ai connus jeunes à Paris, l’ambassadeur d’Italie, le marquis Imperiali, l’ambassadeur d’Autriche, le comte de Mensdorff Pouilly. Nous refaisons connaissance, et ils veulent bien ne pas me faire sentir la distance d’un ambassadeur à un académicien. Je me fais présenter à l’ambassadeur du Japon, dont j’ai beaucoup de peine à comprendre l’anglais, et qui probablement ne comprend guère mieux le mien. Il y a pas mal de Japonais à bord. On se montre, avec une curiosité un peu inquiète, ces petits officiers à la figure intelligente, énigmatique, qui ne témoignent rien et parlent à peine. On se demande ce que ces jaunes pensent de nous autres blancs. Il y a aussi beaucoup d’officiers allemands, le régiment dont le roi George est colonel honoraire ayant envoyé une délégation. Peu à peu on se groupe par nationalité, ce qui est assez naturel. Mais la plus grande courtoisie, la plus grande cordialité même ne cesse de régner dans cette tour de Babel.

Nous quittons le quai d’embarquement et avançons lentement dans le chenal qui doit nous conduire sur l’emplacement de la revue. Elle aura lieu entre Portsniouth et l’île de Wight. Pendant la route, nous étudions un plan mis à la disposition des invités où est marqué par avance l’endroit où seront mouillés tous les navires, tant les navires de guerre anglais que ceux des puissances étrangères, et aussi les bâtimens comme le nôtre ou comme la Savoie, le Cæsarea, qui portent des visiteurs. L’Angleterre a mis en ligne 167 navires de guerre de tous les types, comprenant 8 Dreadnoughts, 4 Dreadnoughts croiseurs, 21 croiseurs armés, 72 destroyers, 12 torpilleurs affectés à la défense des côtes, 4 sous-marins et encore un certain nombre de navires avec des dénominations diverses. « C’est à peine le quart, nous dit une Anglaise dans son enthousiasme, de ce que ma nation peut mettre en ligne. » Elle exagère, mais il est certain que l’Angleterre n’a exhibé ici qu’une partie de ses forces maritimes, ce qu’on appelle the Home fleet, celle qui serait destinée à préserver l’Ile de l’invasion, et aussi la flotte de l’Atlantique. Le reste est réparti à travers le monde. Les puissances étrangères ont envoyé 18 vaisseaux de guerre. Ce sera, dit un journal, le record des revues navales, depuis celle passée par Xerxès à la veille de la bataille de Salamine, et encore, fait observer ce journal, n’est-il pas sûr que la flotte perse en comptât davantage.

Le plan que nous étudions donne les plus minutieux détails sur le tonnage et l’armement de tous les navires, tant anglais qu’étrangers. Le plus grand de tous est le vaisseau de guerre envoyé par les États-Unis : biggest in the World, dirait un Yankee, suivant une formule qu’ils ont sans cesse à la bouche mais qui cette fois serait exacte. Le Delaware jauge 20 000 tonneaux. Viennent ensuite, le Neptune, anglais, avec 19 900 tonneaux, et le Von der Tann, allemand, avec 19 100 tonneaux. Puis, le Danton, français, avec 18 000 tonneaux, et je ne puis m’empêcher de penser que c’est un singulier nom donné à un vaisseau de guerre, envoyé pour représenter la France à l’étranger, que celui du sinistre complice des massacres de Septembre. Viennent ensuite, mais assez loin derrière comme importance, le japonais avec 14 600 tonneaux, l’autrichien avec 14 230 tonneaux, l’italien et le grec, chacun avec 9 680 tonneaux. Les autres, — je parle de ceux des puissances étrangères, — sont de petits navires.

Pendant que nous regardons ce plan, nous avons fait route, et nous nous engageons peu à peu dans une véritable rue de vaisseaux, tous pavoises. Il y en a trois semblables qui ont l’air de se prolonger à perte de vue. Le spectacle est très imposant comme l’est toujours un grand déploiement de forces. Mais il faut convenir que ces bâtimens de guerre, variés comme types, mais uniformément peints en gris, avec des tourelles et des cheminées énormes, sont excessivement laids. Ceux qui, comme moi, se souviennent encore d’avoir vu, dans leur enfance, ces magnifiques vaisseaux de guerre à trois ponts, avec leurs lignes alternativement blanches et noires et leurs balcons dorés à l’arrière, ne peuvent s’empêcher d’éprouver, au point de vue artistique, certains regrets. Ceci dit, notre Danton fait certainement très bonne figure, et quand nous passons tout auprès, ses 900 hommes d’équipage nous paraissent remarquablement bien tenus.

Nous atteignons enfin notre mouillage, et nous attendons à l’ancre le passage du Roi. Le yacht royal quitte Portsmouth à deux heures précises. Un coup de canon signale son départ. En son honneur, chacun des 187 vaisseaux qui sont en ligne tire quarante et un coups de canon. On peut s’imaginer le vacarme. Cependant je remarque que la fumée n’est pas aussi intense que je l’aurais cru, soit parce qu’on n’a tiré que de petites pièces, soit à cause des poudres nouvelles. Le yacht royal s’engage entre les rangées de vaisseaux de ligne ; il remonte et redescend les trois rues. Le Roi est sur la dunette, en uniforme de grand amiral. L’équipage de chaque navire rangé sur le pont ou dispersé dans les mâts le salue au passage. Il répond au salut en soulevant son chapeau. Il a ainsi fort grand air. Je ne sais si, en passant par deux fois près de notre Plassy, il a entendu les hurrahs. Je puis lui assurer que de nos poitrines françaises ils partaient de bon cœur.

Pour nous, après son second passage, la fête est terminée. Nous devons lever l’ancre les premiers, car notre train spécial ramènera à Londres les suites des princes étrangers qui doivent être de retour avant eux. Les nuages noirs se sont encore une fois dissipés, le temps est devenu radieux et le retour à Southampton est très beau. Malheureusement nous ne verrons pas Tillumi nation qui assurément sera splendide, et donnera une apparence de fête à tous ces instrumens de guerre et de mort. Une pensée hante cependant l’esprit. Quelle formidable puissance de destruction représentent ces 187 navires ! Quels drames le jour où ils en viendraient aux prises ! Une véritable folie d’armement a saisi non seulement l’Europe mais le monde, et cela depuis la guerre de 1870, dont cette folie n’a pas été une des moins funestes conséquences. Le monde n’en pourra guérir que par deux remèdes de genre bien différent : un désarmement simultané ou une guerre générale. Le désarmement est une chimère. Reste la guerre. On ne peut penser sans frémir au spectacle de sang et de mort que donneraient


Les ardentes étreintes
De ces flottes heurtant leurs carènes d’airain,


disait déjà, dans ses Orientales, Victor Hugo, qui, il y a quatre-vingts ans, ne savait pas si exactement dire. Si vis pacem para bellum, dit l’adage bien connu, mais on se demande si construire et armer à coups de millions tant de vaisseaux de guerre n’est pas, au lieu de garantir la paix, un moyen d’assurer la guerre.


LENDEMAIN DE FÊTE


25 juin, et jours suivans.

Il pleut ! il pleut ! il pleut ! et la pluie, par la rage avec laquelle elle tombe, semble vouloir se dédommager de s’être retenue longtemps, car elle avait bien envie de tomber depuis quelques jours. Ces belles tentures, trop rouges, trop bleues, trop jaunes, perdent un peu de leur éclat de couleur. Les drapeaux trempés pendent aux fenêtres misérablement. C’est un vrai lendemain de fête et c’est bien le moment, avant d’envoyer à l’impression ces pages hâtivement écrites, de rassembler et de résumer mes impressions. Je crains qu’elles ne paraissent un peu contradictoires, mais ces contradictions mêmes seront le gage de leur sincérité.

Assurément l’Angleterre donne, à qui vient y passer quelques jours, l’impression d’un grand et vigoureux pays. Elle est malade, dit-on. Sans doute. Elle a ses difficultés sociales, ses tares, ses plaies. En ce moment même, une grève formidable agite les ports, et, si cette grève se prolonge, la vie économique et industrielle du pays pourra en être profondément troublée, car l’Angleterre reçoit tous les jours par mer une partie de sa subsistance. Une autre grève, signalée par des incidens violens, a troublé longtemps et trouble encore le Pays de Galles. Mais ces grèves se sont arrangées ou s’arrangeront, car, même dans leurs conflits les plus aigus, ouvriers et patrons apportent toujours un certain esprit de mesure. L’Angleterre a aussi cette tare, cette plaie de la misère urbaine et même rurale que l’inégalité des fortunes, plus considérable que partout ailleurs, y rend plus douloureuse encore. Mais quel pays, à ce point de vue, n’est pas malade ? L’Angleterre l’est moins qu’un autre, et, si elle paraît disposée, plus, je crois, qu’il n’est sage, à chercher un remède dans le socialisme d’État, le vrai socialisme, le bon, — j’entends celui qui rend la société capitaliste responsable de tous ces maux, et veut l’exproprier, — le socialisme à la Karl Marx ou à la Jaurès y a fait infiniment moins de recrues qu’en Allemagne où il est si puissant et en France où la faiblesse gouvernementale le laisse grandir chaque jour.

En revanche, deux grandes forces sont encore intactes en Angleterre : le sentiment monarchique et le sentiment religieux. De la force du sentiment monarchique ces fêtes auxquelles je viens d’assister sont une preuve indiscutable, et cette fièvre monarchique qui a fait tressaillir et a exalté toute l’Angleterre n’est pas un accès qui ne durera qu’un jour. Il suffira, pour entretenir le sentiment loyaliste, que le roi George et la reine Mary continuent à s’acquitter consciencieusement de leur métier de Roi et de Reine. Ils s’en acquitteront.

Le sentiment religieux est demeuré de même excessivement vivace. Le terrain qu’a pu perdre et que perdra peut-être encore l’Église établie, ce n’est pas la Libre Pensée ni même l’indifférence religieuse qui l’ont gagnée. Ce sont les sectes dissidentes ; c’est, dans une mesure qu’il ne faut pas exagérer, l’Église catholique. Un pays où il n’y a pas une cathédrale, pas une église, pas une chapelle où, deux dimanches de suite, devant une foule recueillie, un service pour le Roi n’ait été célébré, n’est pas un pays où le christianisme soit en recul. Aux temps les plus glorieux de son histoire, la France a connu cette union de la foi religieuse et de la foi monarchique. L’Angleterre la connaît encore et c’est sa plus grande force.

Ajoutez à cela que l’Angleterre est, en ce moment, laborieuse, active, prospère, malgré le fâcheux budget de M. Lloyd George, vous reconnaîtrez que l’état de santé de ce malade pourrait faire envie à des gens bien portans.

Ceci dit, il faut reconnaître qu’au quart d’heure actuel la situation politique en Angleterre est mauvaise. Les partis sont mal engagés dans une fâcheuse querelle où ils s’obstinent sous les yeux d’un pays indifférent. On sait le sujet de la querelle. Le Cabinet libéral, vainqueur aux dernières élections et disposant dans la Chambre des Communes d’une majorité de plus de 100 voix dont le groupe des nationalistes irlandais forme l’appoint indispensable, ne peut pardonner à la Chambre des Lords d’avoir rejeté une première fois le fameux Budget du peuple. Il a fait voter par la Chambre des Communes un Parliament Bill qui supprime les droits de la Chambre des Lords en matière financière, et, en toute autre matière, réduit son droit de veto absolu à un veto suspensif, toute loi votée trois fois par la Chambre des Communes, dans l’espace de deux ans au moins, devenant loi de l’État, lors même qu’elle aurait été rejetée trois fois par les Lords. Les pouvoirs de la Chambre des Lords deviendraient ainsi infiniment moindres que ceux de notre Sénat français. Elle est actuellement saisie de ce Bill dont elle va recommencer la discussion en troisième lecture. Que va-t-elle faire ?

Pour le moment, les Lords paraissent vouloir gagner du temps en introduisant dans le Parliament Bill des amendemens qui nécessiteront son renvoi à la Chambre des Communes. Mais le ministère se montre très intransigeant, et ces amendemens transactionnels seront certainement repoussés. Le conflit entre les deux Chambres, le deadlock, comme disent nos voisins, arrivera ainsi à l’état aigu.

Que se passera-t-il alors ? Je me garderai d’autant plus de prophétiser, que j’ai interrogé, pendant mon séjour à Londres, beaucoup de personnes, plus au courant que moi des affaires anglaises et qu’elles sont d’avis assez différens. Suivant les unes, de nouvelles élections pourraient bien avoir lieu en automne. Il y a quelques semaines encore, personne n’y croyait, mais ce qui rend cette prévision moins invraisemblable, c’est qu’une sorte de société d’assurance, dont je ne comprends pas bien le mécanisme et qui s’est formée pour assurer les candidats contre le risque de nouvelles élections, a tout récemment élevé le taux des primes qu’elle leur fait payer. Suivant les autres, le Cabinet, pour venir à bout de la résistance des Lords, créerait une fournée de cinq cents pairs qui déplacerait la majorité dans la Chambre Haute. On assure que la liste est prête, et l’on dit même tout bas qu’un certain nombre de ces futurs pairs n’auraient obtenu d’y être inscrits qu’en s’engageant à verser une grosse contribution dans la caisse du parti. D’autres enfin croient que, pour conserver leur majorité, les Lords céderont et qu’ils finiront par mettre le sceau à leur propre déchéance en votant le Parliament Bill. Mais cette capitulation n’assurerait point le salut de la Chambre des Lords. En effet le Parliament Bill porte ce préambule qu’il y aura lieu dans l’avenir de la reconstituer sur une base populaire au lieu d’une base héréditaire. Il suffira donc au Cabinet libéral de faire voter trois fois, par la Chambre des Communes, un Bill abolissant l’hérédité de la pairie, pour que la Chambre des Lords, cette antique et glorieuse institution anglaise, ait vécu.

Ces trois solutions seraient toutes trois fâcheuses, à mon sens, mais la plus fâcheuse serait assurément la seconde. Si, pour complaire aux Irlandais, maîtres de la situation, et qui veulent mal de mort à la Chambre des Lords à cause de son opposition au Home Rule, le Cabinet libéral crée une fournée de pairs à propos de laquelle on pourra rééditer le fameux mot de Villèle : « qu’il sera également honteux d’en être et de n’en pas être, » s’il contraint le Roi d’apposer sa signature au bas de ces cinq cents nominations, humiliant ainsi la Royauté et avilissant la pairie, il faudra bien reconnaître qu’il y a quelque chose, disons « de changé » dans l’État d’Angleterre.

Il serait d’autant plus désolant de voir les choses en arriver à ces extrémités que, ni d’un côté, ni de l’autre, les chefs de partis n’y vont de bon cœur. Je ne voudrais pas trahir le secret des conversations que j’ai eues avec des hommes politiques considérables, mais je crois pouvoir dire que les plus engagés dans la bataille regrettent que la conférence entre les chefs parlementaires des deux partis qui a suivi la mort du roi Édouard, n’ait pas abouti à une entente. De plusieurs côtés, on me confirme qu’en réalité, les chefs étaient d’accord, mais qu’ils ont craint de ne pas être suivis par leurs soldats. Le caractère serait-il donc, en ce temps-ci, et par tous pays, ce qui manque le plus aux hommes d’État ?

Dans cette situation compliquée et bizarre, est-il donc impossible qu’une transaction intervienne ? Je ne veux pas en désespérer, tout en reconnaissant qu’on n’aperçoit jusqu’à présent aucun indice d’une solution aussi heureuse. Dans cette transaction, le nouveau Roi pourrait-il jouer un rôle ? Édouard VII n’a pas réussi à empêcher le conflit. George V réussira-t-il à l’apaiser ? C’est là une question à laquelle je ne me charge pas de répondre, mais quelle que puisse être cette transaction, il est certain que c’est la Chambre des Lords qui en paiera les frais et que l’Angleterre s’apprête à faire un pas de plus dans la voie démocratique. On peut s’en affliger ; je ne crois pas qu’il faille s’en inquiéter outre mesure et je suis persuadé, en dépit des prédictions pessimistes auxquelles se complaisent certains prophètes de malheur, que non seulement le roi George, mais son successeur quel qu’il soit, demeureront les souverains incontestés (undoubted) de la démocratie britannique.

Les Anglais, malgré les inquiétudes qui les travaillent, mettent beaucoup d’espoir dans ce nouveau règne. Sans être superstitieux, ils m’ont semblé frappés d’un petit fait. On sait ce qu’on appelait en Angleterre : the Queen’s Weather. Il était de tradition qu’il faisait toujours beau lorsque la reine Victoria prenait part à quelque cérémonie publique. Le nouveau roi ne paraissait pas être aussi favorisé du ciel. Il a fait gris durant toutes les fêtes du couronnement, et c’est à peine si, le jour de la cérémonie, un rayon de soleil a éclairé quelques instans les vitraux de Westminster. Depuis ce jour, le temps s’est encore gâté, et il a été question de remettre le Garden party royal qui avait été fixé au 27 dans les jardins de Buckingham Palace. Or ce jour-là le soleil s’est levé radieux. Il n’y avait pas un nuage au ciel, et il est impossible d’imaginer un plus gracieux et plus élégant spectacle que celui de la foule de femmes en toilette qui se promenait sur la pelouse verte du Jardin Royal et au milieu de laquelle circulaient, saluant et causant avec affabilité, le roi George et la reine Mary. Puisse ce brillant soleil être un heureux présage, non seulement pour le royal couple, mais aussi pour l’Angleterre elle-même, amie de la France !


HAUSSONVILLE.

  1. Voyez, dans la Revue du 1er février 1910, Dix Jours en Angleterre pendant les élections.
  2. Le Temps du 23 juin.
  3. Les principaux. mots retranchés sont : le mot Romaine et la Communion des Saints.