Le Cousin Henry/13

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Traduction par Honorine Martel.
Hachette (p. 116-126).

CHAPITRE XIII

la gazette de carmarthen


On parla beaucoup à Carmarthen du testament de M. Indefer. Les scènes qui s’étaient passées dans la maison, la production du testament, les recherches faites ensuite, la lecture de l’acte, avaient donné lieu à des commentaires. Plusieurs personnes y avaient assisté ; quelques-unes avaient été frappées par certaines circonstances mystérieuses. On croyait fermement que le vieillard avait fait un testament postérieur à celui qui avait dû être déclaré valable, et l’idée suggérée par M. Apjohn que le vieillard, à ses derniers moments, avait lui-même détruit ce document, n’était généralement pas acceptée. S’il l’avait fait, on en aurait su quelque chose. Les cendres ou les menus morceaux du papier, auraient été retrouvés. Que M. Apjohn crût ou ne crût pas à ce qu’il présentait comme possible, il y en avait qui n’y croyaient pas du tout. Parmi les fermiers et les domestiques, à Llanfeare, le sentiment commun était qu’un acte coupable avait été commis. Ceux que leur caractère ne portait pas à des jugements malveillants, comme John Griffiths, de Coed, pensaient que le testament était encore caché, et que probablement il serait trouvé un jour. Les autres étaient convaincus qu’il était tombé entre les mains du possesseur actuel de la propriété, qui, au prix d’un crime, avait réussi à le détruire. Personne ne soupçonnait la vérité. Comment concevoir l’idée que l’héritier illégitime était là, le testament devant les yeux, presque sous la main, sans l’avoir détruit, et sans en avoir révélé l’existence ?

Au nombre de ceux qui avaient la plus mauvaise opinion du cousin Henry étaient les deux Cantor. Quand on a vu faire une chose, il est naturel que l’on soit porté à y croire, surtout si l’on a contribué soi-même à la faire. Ils avaient été choisis pour signer comme témoins le testament ; ils ne doutaient pas que le testament n’existât à la mort du vieillard. Depuis, il avait pu être détruit ; il l’avait été, pensaient-ils. Mais ils ne pouvaient se figurer qu’une si grande injustice demeurât sans châtiment, et que le préjudice qu’elle causait ne fût pas un jour réparé. Ne suffirait-il pas qu’un juge sût qu’ils avaient servi de témoins pour un testament, eux gens honorables, et que ce testament était en opposition avec celui qui venait d’être à tort déclaré valable ? Le jeune Cantor surtout ne se gênait pas pour le dire bien haut, et il ne manquait pas d’oreilles à Carmarthen qui recueillaient avidement ses paroles.

La Gazette de Carmarthen, journal très estimé dans toute la Galles du Sud, traita la question avec tant d’insistance et dans des termes si énergiques que l’on se demanda si le nouveau maître de Llanfeare ne serait pas amené à se défendre par le moyen d’une poursuite en diffamation. Le rédacteur n’affirmait pas que le cousin Henry eût détruit le testament, mais il donnait des détails circonstanciés sur tout ce qui s’était passé à Llanfeare, et, dans chaque numéro du journal, faisait valoir les raisons desquelles on pouvait conclure à l’accomplissement d’un acte frauduleux. La théorie d’après laquelle le vieil Indefer aurait détruit son dernier testament sans en rien dire à personne était absolument écartée. Le docteur l’avait vu chaque jour et aurait eu certainement connaissance de cette intention, si le vieillard l’avait eue. La femme de charge, Henry Jones, l’auraient connue. Le neveu n’avait parlé à personne de ce qui s’était passé entre son oncle et lui. Ceux qui avaient connu le vieil Indefer Jones pendant tant d’années, et qui savaient combien était vif et délicat en lui le sentiment de l’honneur, pouvaient-ils croire que le vieillard, après avoir changé les dispositions prises d’abord en faveur de son neveu, y était revenu sans lui en rien dire ? Et pourtant Henry Jones ne rapportait aucune parole en ce sens. Henry Jones avait gardé le silence sur tout ce qui s’était passé pendant les dernières semaines ; Henry Jones avait gardé le silence quand le testament avait été lu, quand les recherches avaient été faites ; il continuait d’observer toujours le même silence. « Nous ne disons pas, » écrivait le rédacteur, « que Henry Jones, depuis qu’il est entré en possession de Llanfeare, a semblé craindre de se mêler à la société des personnes de sa condition. Nous n’avons pas le droit de parler ainsi. Mais notre devoir est de constater ce fait. Des circonstances se présentent, de temps en temps, où l’intérêt public exige que l’on scrute la vie privée des individus, et nous estimons que les circonstances actuelles sont de cette nature. » Et le style devenait de plus en plus vif, les insinuations de moins en moins dissimulées ; il était aisé de comprendre que l’on voulait réduire Henry Jones à poursuivre en justice l’auteur de la diffamation, afin que la partie adverse pût le soumettre lui-même à un interrogatoire et lui faire avouer ce qui avait été dit, ce qui s’était passé entre lui et son oncle, dans les quinze derniers jours de la vie du vieillard. Beaucoup pensaient que, si l’on arrivait à le faire comparaître comme témoin, on tirerait de lui tous les aveux qu’on voudrait, si du moins il avait des aveux à faire. Sa poltronnerie était bien connue, exagérée même par ceux qui l’entouraient. On racontait de lui comment il vivait toujours dans la même pièce, comment il ne sortait presque jamais de la maison, comment il passait toutes ses journées dans la plus complète inaction. On exagérait la singularité de ses habitudes ; et tout Carmarthen croyait que le remords de quelque crime mystérieusement accompli le rendait incapable de remplir aucun des devoirs de la vie nouvelle qu’il était appelé à mener. Quand on lui parlait, il tremblait ; quand on le regardait, il se détournait.

On recherchait curieusement quelles étaient ses habitudes. — On disait que la Gazette de Carmarthen était le seul journal qu’il eût entre les mains, et qu’il passait des heures entières à lire et à relire les accusations terribles que l’on dirigeait contre lui, non ouvertement, mais à mots couverts. Les hommes de loi, et M. Apjohn lui-même, sentirent bientôt que Henry Jones, s’il était innocent, devait à l’honneur et à la considération de l’ancienne famille dont il portait le nom, de se justifier en pour suivant le propriétaire du journal comme diffamateur. S’il était innocent, entièrement innocent, il n’avait aucune raison de craindre l’interrogatoire auquel le soumettrait la partie adverse. Enfin dans la Gazette, étaient insérées deux lettres du jeune Cantor, lettres évidemment diffamatoires, qui n’avaient pas été rédigées par le jeune Cantor lui-même, lettres que tout Carmarthen savait avoir été écrites par l’un des rédacteurs du journal et signées par le jeune fermier ; on y déclarait formellement que le vieil Indefer avait laissé un testament postérieur à celui qui constituait Henry Jones héritier. Quand on discuta la question de savoir si Henry Jones obtiendrait ou non du jury un verdict favorable, M. Apjohn déclara que ce n’était pas là l’objet principal de la poursuite. « Il devra montrer, dit-il, qu’il n’a pas peur de paraître devant une cour de justice. »

Mais il en avait peur. Quand nous l’avons laissé, après sa visite à Coed, il ignorait encore les attaques dirigées contre lui. Le lendemain, il reçut un premier numéro du journal, puis d’autres régulièrement. Après avoir lu le premier, il ne put s’empêcher de lire les suivants. Ils étaient introduits dans la maison à mesure qu’ils s’imprimaient, et l’on disait dans Carmarthen qu’il buvait jusqu’à la dernière goutte l’amer venin que la plume du rédacteur y distillait à son intention. En vain il s’efforçait de cacher le journal ou de paraître le recevoir avec indifférence. Mrs. Griffith savait toujours où il l’avait mis ; elle savait qu’il l’avait lu en entier. Le cousin Henry avait accepté qu’elle et le sommelier ne demeurassent plus qu’un mois à Llanfeare, au lieu de trois mois, comme ils l’avaient offert ; le mois était écoulé, le sommelier était parti, Mrs. Griffith et les deux autres femmes restaient, sans dire pourquoi elles avaient changé d’avis. Quant au cousin Henry, il était trop faible de caractère, il avait trop peur, il était trop complètement absorbé par l’horreur de sa situation, pour leur demander quand elles s’en iraient.

Il comprenait parfaitement à quoi visait le journaliste qui l’attaquait ainsi, et sentait vivement le danger de sa position. On disait de lui certaines choses, on insinuait certaines accusations qu’en lui-même il déclarait être fausses. Il n’avait ni détruit ni même caché le testament. Il avait eu l’idée bien innocente de prendre un livre laissé sur une table et de le remettre à sa place. Quand tous ces fureteurs étaient venus à Llanfeare faire si négligemment des recherches mal conduites, il n’avait pas dissimulé le livre. Il l’avait laissé sur son rayon, à portée de leurs mains. Qui donc oserait dire qu’il avait été coupable ? Si l’on trouvait maintenant le testament, qui pourrait avoir raisonnablement la pensée de l’accuser de fraude ? Alors même qu’on saurait tout, on ne pourrait que le proclamer innocent, à moins qu’on n’eût, par impossible, surpris ce furtif coup d’œil qu’il lançait par moments du côté du livre. Et pourtant il se connaissait assez pour savoir qu’il manquerait d’énergie et d’assurance devant une cour de justice, et perdrait la tête, s’il lui fallait répondre aux questions insidieuses et soutenir les regards malveillants de l’avocat de son adversaire. Ses jambes ne le porteraient pas, quand il aurait à traverser la salle. Les paroles ne sortiraient pas de sa bouche, il tremblerait, frissonnerait et défaillirait devant l’assistance. Il lui était plus facile de se jeter dans la mer du haut des rochers où il avait eu un songe, que de se rendre dans une cour de justice, pour y raconter à sa façon l’histoire du testament. On ne pouvait le forcer à y aller. L’action, s’il y en avait une, devait être intentée par lui. Il n’existait aucune preuve d’après laquelle on pût l’inculper de crime capital où même de fraude. On ne pouvait le traîner devant la cour. Mais il savait que tout le monde s’attendait à le voir paraître, s’il était un honnête homme, devant la justice, à dénoncer la calomnie et à défendre ainsi l’honneur de son nom. Et comme il manquait chaque jour à remplir ce devoir, il avouait lui-même sa culpabilité. Et cependant, il ne pourrait paraître en justice, il le savait bien.

N’y avait-il aucun moyen de sortir de cette horrible position ? Il voyait bien maintenant que la propriété, si considérable qu’elle fût, lui coûtait plus de tourments qu’elle n’avait de valeur pour lui. Non, elle n’avait plus de valeur à ses yeux. C’était un bien maudit dont il se serait vite débarrassé, s’il pouvait seulement se dégager de toutes ces difficultés, conséquences de l’héritage. Mais comment sortir de cette position ? S’il tirait le testament du livre, s’il le portait lui-même à Carmarthen, se déclarant prêt à livrer la propriété à sa cousine, n’y aurait-il encore personne pour penser et pour dire que le testament avait été en sa possession depuis la mort de son oncle, et que la peur seule l’avait amené à s’en défaire ? N’y aurait-il personne pour penser et pour dire qu’il l’avait caché de ses propres mains ? Serait-il encore l’homme désintéressé et généreux dont on aurait admiré les nobles sentiments, si, lors de la lecture du testament, il avait remis à M. Apjohn le livre et l’important papier qu’il contenait ?

Il pensait avec consternation à la sottise qu’il avait faite de laisser échapper l’occasion d’une si glorieuse conduite. Maintenant, il ne voyait plus d’issue. Il avait beau quitter tous les jours la chambre aux livres, personne ne trouvait le testament. Si quelqu’un avait mis la main sur le papier, il l’aurait béni ; mais non, personne ne le trouvait. Cet infâme journal mentait, pensait-il avec amertume, en disant qu’il ne quittait pas la pièce. Tous les jours, il errait par la propriété pendant une heure ou deux, sans parler d’ailleurs à personne, sans regarder personne. En cela, le journal avait dit vrai. Mais c’était à tort qu’on l’accusait de se tenir comme emprisonné, du moins depuis le jour où il avait reçu, à ce sujet, les reproches de la femme de charge. Personne ne touchait le livre. Il en était presque à penser que, laissât-il le papier ouvert sur la table, personne n’aurait l’idée de le lire. Et il était là, toujours caché dans les feuilles du livre de sermons, ce poids dont son cœur était oppressé, ce cauchemar qui le privait de sommeil, et il ne pouvait s’en délivrer ! Oui, vraiment, la propriété ! Oh ! que ne pouvait-il être rendu à sa vie de Londres, sa cousine étant dame et maîtresse de Llanfeare !

John Griffiths, de Coed, avait promis de lui faire visite ; mais trois semaines s’étaient passées déjà sans qu’il parût. Il vint un matin et vit son propriétaire seul dans la bibliothèque. « C’est aimable à vous, monsieur Griffiths, » dit le cousin Henry, faisant un effort pour prendre les manières dégagées d’un homme dont le cœur est léger.

« Je suis venu, monsieur Jones, dit le fermier d’un ton grave, pour vous dire quelques mots qu’il faut que l’on vous dise.

— Qu’est-ce donc, monsieur Griffiths ?

— Ce n’est pas, monsieur Jones, que je sois homme à me mêler des affaires des autres, surtout des affaires de mes supérieurs.

— J’en suis certain.

— Moins encore de celles de mon propriétaire. » Il s’arrêta alors ; mais, le cousin Henry ne pouvant trouver un mot à lui dire, soit pour l’arrêter, soit pour l’encourager à poursuivre, il fut forcé de continuer. « Il m’a bien fallu lire toutes ces choses qui sont écrites dans la Gazette de Carmarthen. » Le cousin Henry devint pâle comme un mort. « Nous avons tous dû les lire. Je reçois ce journal depuis vingt ans ; mais aujourd’hui on l’envoie à tous vos fermiers, qu’ils le payent ou non. Mrs. Griffith l’a dans la cuisine. Je suppose qu’on vous l’envoie à vous aussi.

— Oui, il arrive ici, » dit le cousin Henry, s’efforçant faiblement de sourire.

— Et vous avez lu ce qu’ils disent ?

— Oui, presque tout.

— Ils ont été bien durs pour vous, monsieur. » Le cousin Henry affecta de rire, mais son rire était affreux. « Bien durs, continua le fermier. J’ai senti comme un frisson en lisant tout cela. Savez-vous ce qu’ils veulent dire, monsieur Jones ?

— Je crois le savoir.

— Ils veulent dire que vous avez volé la propriété à votre cousine, miss Brodrick ! » Le fermier prononça solennellement ces paroles, en les détachant et en les accentuant. « Je ne dis pas que ce soit vrai, monsieur Jones.

— Non, non, non, » balbutia le malheureux d’une voix étranglée.

« Non, vraiment. Si je le croyais, je ne serais pas ici pour vous le dire. Si je suis venu, c’est que je pense que l’on vous calomnie !

— On me calomnie ! on me calomnie !

— Je le pense ; j’en suis certain. Je ne sais pas quel est ce mystère, si mystère il y a ; mais je ne crois pas que vous ayez dépouillé cette pauvre dame, votre cousine, en détruisant un acte aussi important que le testament de votre oncle.

— Non, non, non.

— Y a-t-il au fond de tout cela quelque secret que vous puissiez dire ? »

Consterné, terrifié, paralysé par l’angoisse, le cousin Henry restait assis, silencieux, devant son interlocuteur.

« S’il y en avait un, monsieur, vous feriez mieux de le confier à quelqu’un. Votre oncle me connaissait depuis plus de quarante ans et avait une entière confiance en moi. Je ferais volontiers quelque chose pour son neveu. S’il y a quelque chose à révéler, parlez en homme. »

Le cousin Henry ne sortait pas de son silence. Il ne pouvait ni prendre le courage de nier qu’il existât un secret, ni se résoudre à tirer le livre de son rayon et à montrer le testament. Il hésitait, et cette hésitation même prouvait sa culpabilité à l’homme qui l’observait. « Oh ! monsieur Griffiths, s’écria-t-il après quelques moments, voulez-vous être mon ami ?

— Sans doute, monsieur Jones, si je puis l’être — honnêtement.

— On m’a cruellement traité.

— C’est pour vous une dure épreuve, dit M. Griffiths.

— Terrible, cruelle ! » Et il se tut de nouveau, s’efforçant de se résoudre à quelque chose, de voir à l’aide de quels moyens il pourrait sortir de cet enfer. S’il existait des moyens, peut-être arriverait-il, avec le concours de cet homme, à se dégager d’une si terrible situation. Mais, tandis que l’homme l’observait en silence, son esprit ne trouvait rien, rien.

« Il n’y a pas de mystère, » balbutia-t-il enfin.

— Aucun ? » dit sévèrement le fermier.

« Pas de mystère. Quel mystère pourrait-il y avoir ? Mon oncle a fait un testament en ma faveur. Je n’ai rien détruit. Je n’ai rien caché. Je n’ai rien fait. Si le vieillard a changé souvent d’intentions, faut-il m’en blâmer ?

— Alors, monsieur Jones, pourquoi ne pas aller dire tout cela devant la justice, — en prêtant serment ?

— Qu’ai-je à faire pour cela ?

— Allez trouver M. Apjohn, et parlez-lui avec l’énergie d’un homme. Demandez-lui d’intenter, en votre nom, au journal une poursuite en diffamation. Il y aura une enquête. Vous serez appelé comme témoin, et vous pourrez raconter toute votre affaire, — sous la foi du serment. »

Le cousin Henry, pâle, épouvanté, gémissant, murmura quelque chose qui signifiait qu’il y penserait. M. Griffiths le quitta. En entrant dans la chambre, le fermier était convaincu de l’innocence de son propriétaire ; quand il sortit, cette conviction n’existait plus en lui.