Le Cousin Henry/21

La bibliothèque libre.
Traduction par Honorine Martel.
Hachette (p. 192-200).

CHAPITRE XXI

le succès de m. apjohn


Le mercredi matin, de bonne heure, M. Apjohn et M. Brodrick étaient sur pied et se préparaient à leur désagréable besogne de la journée. M. Brodrick n’en attendait rien, et le dit nettement à M. Apjohn, après qu’il eut discuté l’affaire avec lui et qu’ils eurent arrêté leur ligne de conduite. Il était évident pour lui que si le testament était tombé dans les mains d’un malhonnête homme, et si cet homme pouvait atteindre son but par la destruction du testament, cet acte devait être déjà détruit. Qu’était le cousin Henry ? Avait-il seulement l’honnêteté vulgaire, l’honnêteté de tout le monde ? Il ne le savait pas. Ou bien le testament en question n’avait jamais existé, ou bien il se trouvait être accidentellement caché, — ou bien il avait été trouvé et détruit. Mais qu’ils pussent trouver un testament dont la cachette fût connue du cousin Henry, cela ne supportait pas la réflexion. L’autre avoué, d’un esprit plus fin, comprenait que la question pût être embrouillée par les hésitations et les actes contradictoires d’un esprit faible, et voyait plus clair que son confrère. Quand il s’aperçut que M. Brodrick ne pensait pas comme lui et ne voulait raisonner que d’après des faits, il n’essaya plus de le persuader ; il lui dit simplement que leur devoir à tous deux était de ne pas laisser une pierre, sans voir ce qu’il y avait dessous. Ils partirent.

« Nous nous écarterons d’un demi-mille de notre route, dit M. Apjohn ; je veux vous montrer la porte de M. Evans. Sa maison n’est qu’à vingt minutes de Llanfeare ; s’il est nécessaire de lui demander assistance, vous le trouverez instruit de tout. Il y aura un agent de police prêt à vous suivre. Mais mon opinion est que le cousin Henry n’essayera pas d’empêcher nos recherches. »

Il était à peu près dix heures quand ils arrivèrent à la maison. Mrs. Griffith les introduisit immédiatement dans la bibliothèque, où le cousin Henry déjeunait en ce moment. Le malheureux avait tout le monde contre lui. Mrs. Griffith savait que M. Apjohn avait le désir de le chasser de Llanfeare, si c’était possible, et elle était disposée à l’aider par tous les moyens en son pouvoir. Aussi, sans donner à son maître avis de l’arrivée des deux étrangers, les fit-elle entrer sur-le-champ près de lui.

Le déjeuner du cousin Henry était frugal, comme l’avaient été d’ailleurs tous ses repas depuis qu’il était devenu le possesseur de Llanfeare. Ce n’est pas qu’il n’aimât pas la bonne chère ; mais il avait trop peur de ses domestiques pour leur montrer ses goûts. Et puis, ses ennuis étaient trop grands pour qu’il en pût chercher la consolation dans les plaisirs de la table. Devant lui étaient une théière, une tasse, du pain et du beurre, et l’os presque dépouillé d’un gigot de mouton. Les objets n’étaient pas disposés, comme sur la table d’une personne de bonne condition et bien servie, mais jetés pêle-mêle, comme dans une auberge de dernier ordre, sur une nappe fripée.

« M. Jones, dit l’avoué de Carmarthen, voici votre oncle, M. Brodrick, d’Hereford. » Les deux hommes, bien que proches parents, ne s’étaient jamais vus ; ils se serrèrent la main. « L’affaire est d’une importance trop grande, pour que M. Brodrick ne soit pas venu veiller aux intérêts de sa fille.

— Je suis enchanté de voir mon oncle, » dit le cousin Henry en tournant involontairement les yeux du côté du rayon où était le volume de sermons. Je crains de ne pouvoir pas vous offrir un déjeuner convenable.

— Nous avons déjeuné avant de quitter Carmarthen, dit M. Apjohn. Si vous le voulez bien, nous causerons pendant que vous continuerez à manger. » Le cousin Henry ne pouvait plus avaler une bouchée : il dut supporter à jeun la torture de cette entrevue. « Il vaut mieux que je vous apprenne tout de suite, dit M. Apjohn, ce que nous voulons faire en ce moment.

— Que voulez-vous faire maintenant ? Je suppose que c’est toujours vendredi que je dois aller aux assises ?

— Cela dépend. Il est possible que cela devienne inutile. » En parlant ainsi, il regarda le cousin Henry et crut voir sur son visage une expression de satisfaction. Il savait bien que la plus riante perspective qu’il pût ouvrir devant son client était celle de n’avoir pas à se rencontrer avec M. Cheekey.

« Nous pensons, M. Brodrick et moi, que le dernier testament de votre oncle doit être caché quelque part dans cette maison. » De nouveau, le cousin Henry lança un regard vers le fatal rayon.

« Quand M. Apjohn parle ainsi en mon nom, » dit M. Brodrick, qui ouvrait la bouche pour la première fois, « vous devez comprendre que personnellement je ne connais rien de l’affaire ; je ne suis guidé dans mon opinion que par l’exposé qu’il m’en a fait.

— C’est très juste, dit M. Apjohn. Comme au père de la jeune dame qui serait héritière de Llanfeare si vous cessiez de l’être, j’ai cru devoir tout lui dire, — lui découvrir même mes sentiments les plus secrets.

— Naturellement, dit le cousin Henry.

— Ma position, continua M. Apjohn, est pénible et étrange ; mais, comme homme d’affaires du défunt, je suis tenu de faire exécuter ce qui a été réellement sa volonté dernière et son dernier testament.

— Je pensais qu’il avait été déclaré valable à Carmarthen, dit le cousin Henry.

— Sans doute. Un testament a été déclaré valable, — un testament qui est excellent, si l’on n’en trouve pas un autre qui lui soit postérieur. Comme on vous l’a dit bien des fois, un testament déclaré valable ne vaut plus rien, s’il en paraît un autre qui a été fait après. La grosse question est donc celle-ci : Y a-t-il un testament postérieur ?

— Comment puis-je le savoir ?

— Personne ne dit que vous le sachiez.

— Je ne suppose pas que vous tomberiez ici avec mon oncle Brodrick, sans me prévenir, tandis que je déjeune, si, vous, vous ne le pensiez pas. Je ne sais pas d’ailleurs de quel droit vous êtes ici ! »

Il essayait de le prendre d’un peu haut, espérant se délivrer ainsi de ses visiteurs. Pourquoi, oh ! pourquoi n’avait-il pas détruit l’acte la nuit précédente, quand il l’avait tiré de sa cachette pour le brûler ?

« C’est chose ordinaire, M. Jones, qu’on aille trouver les gens quand on a affaire à eux, dit M. Apjohn.

— Mais ce n’est pas chose ordinaire que l’on vienne accuser quelqu’un, chez lui, d’avoir fait disparaître un testament.

— Personne ne vous en a accusé.

— Il ne s’en faut guère.

— Voulez-vous nous permettre de faire une nouvelle recherche ? Deux de mes clercs vont arriver et parcourront la maison avec nous, si vous le permettez. »

Le cousin Henry ouvrait de grands yeux. Peu de jours avant, il avait demandé lui-même à un clerc de M. Apjohn pourquoi on ne recommençait pas les recherches. Mais alors ses pensées étaient différentes ; alors, il aurait voulu pouvoir abandonner Llanfeare, de façon à être délivré de M. Cheekey. Maintenant, il était résolu à détruire le testament, à jouir de la propriété, à affronter M. Cheekey. L’idée lui traversa l’esprit que, s’il opposait un refus, on n’oserait pas insister pour faire immédiatement les recherches. On lui faisait une demande ; or une demande implique le pouvoir de refuser, chez celui à qui on l’adresse.

« Où voulez-vous chercher ? » demanda-t-il.

M. Brodrick parcourut des yeux la chambre ; le regard du cousin Henry suivit celui de son oncle ; il lui sembla que M. Brodrick considérait tout particulièrement le rayon où était le livre.

« Nous désirons visiter la maison en général ; par exemple, la chambre à coucher de votre oncle, » dit M. Apjohn.

— Certes, vous pouvez y aller. » Il eut un moment d’espoir. S’ils montaient à la chambre à coucher, resté seul, il prendrait le testament et le détruirait sur-le-champ, — il le mangerait morceau par morceau, si c’était nécessaire, — il sortirait de la maison et le réduirait en fragments imperceptibles, avant d’y rentrer. Il était libre encore, et pouvait aller et venir comme il lui plaisait. « Oui, vous pouvez y aller. »

Mais ce n’était pas là le plan de M. Apjohn. « Ou peut-être nous pourrions commencer par ici, dit-il. Voici justement mes deux clercs. »

Le cousin Henry rougit, puis pâlit. Il essaya de voir dans quelle direction M. Brodrick avait les yeux tournés. M. Apjohn n’avait pas encore regardé les livres. Il était assis tout près de la table, les yeux fixés sur ceux du cousin Henry, qui le savait bien. S’ils commençaient leur perquisition par la bibliothèque, ils trouveraient le testament. Ils ne laisseraient aucun livre, sans avoir regardé ce que les feuillets contenaient. S’il y avait encore une chance pour lui, il fallait la saisir sur-le-champ. Soudain, la possession de Llanfeare lui parut pleine de charmes. Soudain, la crainte d’un châtiment éternel s’évanouit de son âme. Soudain, il maudit la faiblesse qui lui avait fait respecter l’acte. Soudain, il se sentit brave contre M. Cheekey, comme un tigre contre un lion. Soudain, s’éveilla en lui le désir de ne pas laisser le testament aux mains de ces intrus.

« Cette pièce est mon cabinet, dit-il. Je ne puis permettre que vous veniez me déranger ainsi tandis que je déjeune.

— Dans une affaire aussi grave, vous ne devriez pas considérer vos aises ! dit sévèrement M. Apjohn. Il s’agit bien de votre commodité ! Pouvez-vous être à votre aise, quand vous pensez que cette maison où vous vivez appartient peut-être à votre cousine ?

— Vous avez raison ; vous m’avez fait une vie peu agréable.

— Soyez donc un homme ; et, quand vous nous aurez laissé agir dans l’intérêt de votre cousine, jouissez de votre bien et parlez de vos aises. Dois-je faire entrer mes clercs, et commencer la recherche comme je viens de le dire ? »

S’ils le trouvaient — et ils le trouveraient certainement — ils ne l’accuseraient pas de l’avoir caché. Il pourrait montrer quelque surprise, et ils n’oseraient pas dire que cette surprise était jouée, alors même qu’au fond du cœur ils ne douteraient pas qu’il ne connût la cachette. Quel soulagement alors ! ce serait la fin de tous ses ennuis ! Mais combien il avait été faible ! Le prix était sous sa main, et il l’avait perdu ! Il lui monta comme une bouffée de courage : il ne fallait pas qu’on trouvât le testament. « On ne fera pas de recherches, dit-il, à moins qu’elles ne soient ordonnées par une autorité plus haute que celle de M. Apjohn. Je ne puis me laisser traiter ainsi.

— Que voulez-vous dire, M. Jones ?

— Je ne veux pas qu’on vienne tout fouiller chez moi, comme si j’étais un escroc ou un voleur. Pouvez-vous entrer dans une maison et y faire des recherches, simplement parce que vous êtes avoué ?

— Vous avez dit l’autre jour à mon clerc, dit M. Apjohn, que nous pouvions recommencer les recherches si cela nous faisait plaisir.

— Vous le pouvez, mais en vertu d’un mandat de quelqu’un qui ait autorité. Vous n’êtes personne, vous.

— Vous avez raison, dit M. Apjohn, qui était décidé à ne pas prendre en mauvaise part les paroles du cousin Henry, tant qu’elles seraient dirigées contre lui. Mais assurément il vaudrait mieux pour vous que la recherche se fît entre nous. Nous pouvons obtenir un mandat, si cela est nécessaire, mais il y aura un agent de police pour en assurer l’exécution.

- Qu’ai-je à faire d’agents de police ? dit le cousin Henry. Vous n’avez jamais eu que de mauvais procédés à mon égard. Je ne ferai rien sur votre demande. »

M. Apjohn et M. Brodrick se regardèrent mutuellement. L’avoué étranger ne voulait procéder que d’après les instructions de son confrère, et celui-ci, qui ne manquait pourtant pas d’initiative, paraissait hésiter. Il se leva et marcha de long en large dans la chambre, tandis que le cousin Henry, debout aussi, observait tous ses mouvements. Le cousin Henry se plaça à l’extrémité de la table la plus éloignée du feu, à six pieds de l’endroit où était le livre, prêt à agir, tandis que l’avoué continuait à parcourir la chambre, se demandant ce qu’il devait faire. Il semblait porter le nez en l’air, et sa démarche n’était pas celle que lui connaissait le cousin Henry. En réalité, M. Apjohn promenait ses yeux sur les rangées de livres. Il s’était souvent trouvé dans cette chambre et avait lu un grand nombre des titres imprimés au dos des volumes. Il savait de quel genre étaient ces ouvrages, et n’ignorait pas que très peu d’entre eux avaient été déplacés du temps du vieillard. Il ne voulait pas s’arrêter et les examiner de près, — ce n’était pas encore le moment. Il marchait comme pour recueillir ses idées, et, en marchant, il s’efforçait de découvrir les livres de sermons qu’il se rappelait bien être dans la bibliothèque. « Vous devriez nous laisser faire ce que nous désirons, dit-il.

— Certainement non. À dire vrai, ce que je désire, c’est que vous vous en alliez, et que vous me laissiez tranquille.

— M. Cheekey saura tout cela, et que lui répondrez vous à M. Cheekey ?

— Je me moque de M. Cheekey. Qui le lui dira à M. Cheekey ? Est-ce vous ?

— Si vous vous conduisez ainsi, je ne puis demeurer votre avoué. »

En parlant ainsi, M. Apjohn s’était arrêté, s’adossant aux rayons et touchant presque de la tête la série des dix volumes de sermons de Jérémie Taylor. Le cousin Henry était devant lui, se demandant si c’était par hasard que son adversaire avait pris cette position, et tremblant à le voir si près du livre fatal. Il était prêt à s’élancer, s’il le fallait, et à tout risquer pour empêcher la découverte. M. Brodrick était toujours assis sur la chaise qu’il occupait depuis le commencement de l’entrevue, attendant l’ordre d’aller chercher le mandat.

M. Apjohn avait pu saisir le nom de l’auteur sur le dos des livres. Il se rappela tout à coup avoir vu un volume, portant au dos le nom de Jérémie Taylor, sur la table du vieillard, Œuvres de Jérémie Taylor. Sermons. Il voyait encore le volume. C’était six mois auparavant ; mais le vieillard devait mettre longtemps à lire un si gros livre. « Vous me laisserez regarder quelques-uns de ces volumes, » dit-il en les montrant du pouce derrière lui.

— Vous ne toucherez pas à un livre sans un mandat régulier, » dit le cousin Henry.

M. Apjohn le considéra un instant. Il était le plus petit des deux et de beaucoup le plus âgé, mais il était nerveux et vigoureux. L’autre était d’un tempérament mou, et il était peu habitué aux exercices du corps. Une lutte corps à corps ne pouvait tourner à l’avantage du cousin Henry. Par un mouvement brusque, M. Apjohn se retourna et mit la main sur un des volumes de la série, mais ce n’était pas celui-là. Le cousin Henry sauta sur lui : le livre tomba. L’avoué saisit son adversaire à la gorge et le ramena vers la table. « Prenez les volumes de sermons l’un après l’autre, et secouez-les, dit-il à l’autre avoué. Je le tiendrai pendant ce temps-là. »

M. Brodrick obéit. Il secoua tous les livres, en commençant par le dernier. Du quatrième volume tomba le papier.

« Est-ce le testament ? » hurla M. Apjohn, qui avait à peine assez de respiration pour articuler les mots.

M. Brodrick déplia soigneusement le papier et examina l’acte. « C’est certainement un testament, dit-il, et il est signé par mon beau-frère. »