Le Cousin de Rose
JACQUES, 30 ans.
POLYTE, 50 ans.
MORIN, 45 ans.
BARGETTE, 38 ans.
ROSE, 37 ans.
Au village. Unique pièce de la maison — Table au milieu. Chaises de paille. — Porte à gauche sur la rue. Bassine, cuivres et seaux, horloge à gauche. — Un escalier à gauche, au fond, monte au grenier. — Fenêtre, arche à pain, et vaste cheminée à droite. — Grands lits au fond, avec rideaux de poulangis. — Porte vitrée entre deux lits, pour aller au jardin.
Sept heures du soir. — Beau temps.
Scène première
Rose, à la cheminée, met de l’eau sur le feu. Bargette paraît à la porte de la rue ; d’abord elle ne dit rien, narquoise, puis.
Bonjour !
Tiens ! Bargette !
Qu’est-ce que tu fais ?
Rose Ma soupe.
Déjà !
Je commence. Je mets l’eau sur le feu. Entre donc !
Je passais. Je n’ai guère le temps.
Tu courais ?
Pour souffler !
Une minute ?
Oh ! courir ! Je n’ai plus de jambes ; mais il fait une chaleur !
On va avoir de l’orage.
Elle menace.
Je n’aime pas ça.
Je le sais bien.
Toi non plus.
Personne n’aime l’orage. Surtout depuis que le feu du ciel a brûlé la maison de Barnave. (Elle va boire un coup dans la tasse pendue à gauche.)
Veux-tu que j’aille tirer un seau d’eau fraîche ?
Oh ! c’est bien assez frais. Il ne faut pas boire trop frais, ça fait mal. (Après avoir bu.) Ah !… Il n’y a rien de meilleur.
Assieds-toi, Bargette ! Quoi de neuf ?
Pas grand’chose !
Quelque chose… Tu as un air !
C’est pour de bon que tu me demandes quoi de neuf ?
Oui. Il y a du neuf ?
Tu ne le sais pas ?
Non.
Tu ne le sais pas ?
Non.
C’est vrai qu’elle a l’air de ne pas savoir.
Quoi donc ?
Qu’est-ce que tu as fait aujourd’hui ?
Ce que je fais tous les jours.
Tu n’es pas descendue aux nouvelles, ce matin ?
Je ne suis pas sortie.
Ah !… Et hier soir, tu n’as rien entendu de ta porte ?
Non.
On criait pourtant fort.
Où ça ?… Tu as perdu ta langue ?… Parles-tu ?… Parle donc !… Oh ! ne parle pas !
Alors, vrai, tu ne sais pas ce qui est arrivé à Jacques ?
Jacques ?
Oui.
Ne reste pas debout. J’entendrais mal. Installe-toi, à l’aise, et raconte bien tout.
Ça t’intéresse ! Écoute !… Je n’en reviens pas que tu ne saches rien !
Oh ! ma pauvre Bargette ! Que tu es taquine, avec tes petits yeux malins ! Tu as envie de parler, ça te gratte.
Oui, oui, ça me démange.
Ça te brûle au bout de la langue, et tu te retiens ! Tu parleras quand tu voudras. J’attendrai !
Oui, attends, ça vaut mieux. Je ne dis que ce que je veux dire, quand je veux le dire.
Oh ! je te connais.
Moi aussi, je te connais.
On se connaît toutes deux.
Tu as tes défauts, j’ai mes qualités.
Naturellement ! Oh ! que tu es maligne ! Je t’aime bien tout de même.
Je ne te déteste pas non plus, quand nous sommes d’accord.
On ne se fâche pas souvent, mais c’est toujours par ta faute.
Toi, tu n’as point d’amour-propre.
Je suis la meilleure, je reviens tout de suite, en premier.
Il faut ça. Tu es l’aînée, une personne raisonnable.
Mais non, je suis la plus jeune.
Nous avons fait notre première communion ensemble.
Je la faisais d’avance ! J’avais un an de moins que toi.
Alors tu me dois le respect.
Je veux bien. Allons, parles-tu ?
Ton homme n’est pas là ?
Non. Polyte arrache des pommes de terre aux champs des Brosses. Il ne rentrera que pour la soupe.
Quelle soupe fais-tu ?
De la soupe à l’oseille.
Une bonne soupe ! Avec de la crème ?
Oui, une cuillerée. Il faut même que j’aille au jardin cueillir quelques feuilles d’oseille.
Va !
J’irai après.
Jacques l’aimait-il, la soupe à la crème et à l’oseille, quand il prenait pension chez toi ?
Oui, cette soupe-là comme les autres ; il mangeait toutes mes soupes ! Il en avalait plutôt deux assiettées qu’une.
Tu le nourrissais bien ?
De mon mieux. Je n’épargnais ni le beurre, ni la viande. J’allais à la boucherie toutes les semaines.
Pourquoi n’est-il pas resté ?
Je te l’ai déjà dit, Bargette : je n’en sais rien.
Tu lui prenais peut-être trop cher ?
Quarante francs par mois ! Je n’avais aucun bénéfice. Après la mort de sa mère, il ne savait où aller. Il fallait bien l’héberger, un garçon, un cousin ! J’ai mis son assiette une fois, deux fois. Ça l’arrangeait. Il a offert ses quarante francs. Je les ai pris, sans même calculer. Je ne suis pas une aubergiste, J’étais une cousine, une sœur.
Une mère.
Une sœur aînée. Un soir, au bout de six mois, il n’est pas revenu.
Sans donner d’explication ?
Sans dire merci.
C’est mal élevé et ingrat.
C’est jeune.
C’est une planche pourrie ; il n’y a aucune confiance possible en ce garçon-là !… Et depuis, vous êtes brouillés.
Oh ! ma pauvre Bargette, si je le rencontre, il ne touche pas sa casquette.
Il était libre. Tout de même, il a dû te mortifier !
Sur le moment ; mais veux-tu savoir la vérité ? Quand tu m’as dit que Jacques prenait pension chez les Morin, car c’est toi…
Oui. Et je t’apprendrai encore autre chose !… tout à l’heure !… Marche ! Marche !
J’ai été plutôt contente pour lui et pour nous. Tous deux Polyte, nous en avions assez. M. Jacques venait en retard, M. Jacques ne venait pas, M. Jacques oubliait d’avertir. Je me faisais un mauvais sang ! J’aurais fini par lui dire d’aller ailleurs. Il nous a délivrés. Il est mieux chez les Morin. Pour une repasseuse, Mme Morin fait bien la cuisine.
Oh ! elle le soignait.
Elle le soigne, qu’il y reste ! Je vais au jardin chercher ma poignée d’oseille.
Jacques n’est plus chez les Morin !
Ah ! Pourquoi ? Depuis quand ? Ce n’est pas possible !
Tu es seule à l’ignorer ou à faire semblant. Jacques et Mme Morin s’amusaient dans l’atelier.
À quoi ?
Ah ! Si tu fais la bête !
Non, mais…
Tu ne sais pas comment une femme s’amuse avec Jacques ?
Si… non. Continue.
Elle lui mettait un fer chaud sur la langue !
Dis, Bargette ? Elle le caressait, hein ?
Probable !
Elle l’embrassait ?
Plus que probable.
Et Jacques ?
Il riait, et quand il rit, Jacques, ça s’entend de loin ! Morin l’a entendu. Il y avait longtemps qu’il les guettait.
Oh !!!
Il se précipite à l’atelier. Il attrape mon Jacques, le jette par terre, et lui administre une de ces volées ! Jacques criait : “ Lâchez-moi ” L’autre ne lâchait rien. Il est fort ce Morin ! Et je te tape ! et je te tape !
Oh ! Oh !
Heureusement, Jacques passe sous la table, la renverse entre Morin et la porte et il se sauve. Sans ça, il était mort !
Oh ! Oh !
Attends ! Ensuite Morin prend les outils de Jacques, sa carnassière de maçon, ses marteaux, ses truelles et les flanque à la rue.
Oh ! Messieurs de ciel !…
Attends ! Attends donc ! Et puis… et puis, il calotte la femme d’importance.
Oh ! Oh ! Oh !
Voilà !
Qu’est-ce que tu me racontes ?
Ce que tout le monde sait depuis hier soir.
Hier soir !
Vers six heures.
Tu l’as vu ?
Je n’étais pas au trou de la serrure ! Mais je l’ai entendu. Ils faisaient assez de bruit. Et quand je suis arrivée, une des dernières, à la porte de Morin, c’était encore chaud. Morin criait tout seul de la cuisine à la rue, et sa femme ne se montrait pas, va !
Et Jacques ?
On l’a ramassé. Il ne pouvait plus se tenir debout. Il est allé se mettre au lit. Il n’a pas reparu.
Il est peut-être très mal.
Ça le tient sûrement dans le dos et les reins, mais ça se guérit.
Le malheureux !
Tu fais une drôle de figure ! Vas-tu rire ou pleurer ?
Je suis remuée ! Nous sommes cousins.
Tu n’es pas responsable de sa conduite ! Jacques a l’âge d’attaquer et de se défendre.
Morin se trompait peut-être.
Il paraît que non.
Ça m’étonne ! Ça m’étonne ! elle le mène par le bout du nez.
Oui, mais à la fin !… Sans le faire exprès, elle lui a mis le nez dedans !
Est-il sûr ?
Puisque je te le dis ! Tu m’agaces ! Demande aux autres, au père Castel.
Il était donc là ?
Il faut croire. Il passait. Il est partout comme les vieux qui n’ont plus rien à faire.
Oh ! je te crois. Pauvre Jacques !
Il a ce qu’il mérite.
C’est bien fait pour lui.
Je n’ai pas les mêmes raisons que toi de lui en vouloir, mais je ne le plains pas. Et cette Morin avec son air !
Oh ! elle ! ça ne m’étonne pas. Tout le monde ! Tu m’entends, Bargette : tout le monde.
N’importe qui.
Je suis contente ! Je suis contente ! On a dû rire.
Une fois sûr que Jacques n’avait pas les reins cassés, on s’en est payé ; on rira longtemps.
Et s’il était mort !
Mort de honte ?
Oh ! Je ne m’inquiète pas de lui.
Tu serais vraiment trop bonne.
Où va-t-il aller maintenant ?
Oui, à propos ?
Où il voudra ! Je m’en moque.
Il reviendra peut-être ici.
Chez moi ! Par exemple !
Dame ! Il n’a guère le choix.
Ici, chez nous ! Chez Polyte !
Oh ! Polyte !
Chez moi, chez moi !
Tu es sa seule parente.
Écoute, Bargette, écoute-moi bien, je ne suis pas méchante, mais je te garantis que s’il osait se présenter devant moi, je te jure que je le recevrais mal, oui, s’il osait, je te le jure…
Ne te fâche pas.
Sur la tête…
Scène II
Bonsoir, cousine !
C’est lui !
Oh ! non.
Si, si, c’est sa voix.
Ne bouge pas.
Il est là, à la porte. Je vois son ombre. C’est lui ! C’est lui !
Bonsoir, cousine !
Ne réponds pas.
Ferme la porte.
On n’entendrait plus ce qu’il va dire. Oh ! il montre le bout de son nez.
Cache-toi, il va te voir aussi, il m’a vue par la fenêtre, il me croit seule.
Vous ne voulez pas me dire bonsoir, ma cousine ? Vous êtes bien fière !
Toi, tu ne l’es guère !
Chut !
Allez-vous au moins me donner une assiettée de soupe ?
On y pensait ; elle bout exprès pour lui.
Tais-toi.
Je n’ai pas mangé depuis hier. J’ai faim, cousine Rose.
Cousine Rose ! Ah ! l’hypocrite ! J’ai faim ! Ah ! le mendiant. (À Rose.) Tiens bon !
N’aie pas peur !
Polyte n’est donc pas là ? Il ne me refuserait pas une assiettée de soupe, lui !
Il te recevrait à coups de pied quelque part.
Il m’aime, lui. Vous ne m’aimez plus, alors, cousine ?
Ça, c’est de l’aplomb ! ça, c’est de l’aplomb !
Vous avez donc perdu la mémoire ? Faut-il vous la rafraîchir ?
Entre, si tu veux !
Vous pourriez bien me le dire plus vite ! Bonjour, cousine !
Il entre, les mains dans les poches, la casquette en arrière. Il porte ses effets du dimanche. Il sourit, rasé de frais, débarbouillé, les moustaches pointues. Il s’assied sur l’arche à pain, les jambes pendantes et aperçoit Bargette au coin de l’horloge.
Tiens, vous êtes là !
Ça te gêne ?
Non !
C’est aussi bien ma place que la tienne.
Ne vous dérangez pas !
Tu es beau comme un astre. Tu as donc fait la noce hier ? As-tu dansé tout ton saoul ?
Je vous comprends bien.
Tu t’es reposé ce matin ! Tu as bonne mine.
Vous ne m’avez pas encore acheté une paire de béquilles ?
C’est un miracle que tu te relèves si vite !
Je suis un dru, moi.
On l’a vu hier !
Vous étiez au premier rang des curieux, naturellement ?
J’étais où j’avais le droit d’être. Il t’a repassé les côtes, hein ? Sans la table !
Oui, mais il y avait la table ; je connais le coup de la table renversée.
Tu as l’habitude ! Tu es un malin, mon garçon.
Je ne suis pas plus bête que vous.
Je ne te parle pas de moi.
Moi je vous en parle. Nous avons des comptes à régler, Bargette.
Des comptes !
Oui, mais pas ici.
Qu’est-ce que tu veux ?
Je vous l’ai dit, ma cousine, je crève de faim.
C’est la faim qui l’a fait sortir du lit. Sans quoi, il n’aurait pas osé.
Nous réglerons tout ça… Donnez-moi une assiettée de soupe. Rien qu’une, je m’en irai après.
Tu le dis ?
Ma soupe avalée, je file et vous ne me reverrez plus.
Faut-il ?… Pour qu’il s’en aille !
Oh ! ça ne me regarde pas. Si c’était moi, je sais ce que je ferais.
Ce n’est pas à vous que je la demande. (Rose le regarde et hausse les épaules.) Vous vous en allez, cousine ?
Je vas au jardin chercher une poignée d’oseille. Il faut bien que ma soupe se fasse. (Elle sort.)
Scène III
Je crois que j’en aurai ; vous bisquez ! C’est bien fait ! C’est bien fait !
Personne ne te refuserait ça.
Excepté vous.
Tu te trompes.
Vous partageriez votre soupe avec moi ?
Elle est sur le feu, et si le cœur t’en dit.
Vrai ?
Tu n’as qu’à me suivre.
Merci, Bargette !… Durement. Je n’en veux point. Elle sent le brûlé. Vous bavardez trop chez les voisins. C’est vous qui m’avez dénoncé à Morin par jalousie. J’en suis sûr.
Menteur !
Je vous ai vue causer avec lui !
Mouchard !
Cafarde !… Mais vous perdez votre temps. Vous aurez beau me dénoncer encore ! Ça ne vous rapportera rien, jamais rien, jamais ! Vous êtes trop laide.
Tu me le paieras !
C’est possible, mais pas en nature, ma belle ! Pas en nature ! Regardez-vous donc une fois dans votre seau !
Vaurien !
Courez ! Courez ! Votre soupe se sauve ! Elle est furieuse ! Je crois que je ne l’ai pas manquée ! (Il la regarde fuir et buter.) Holà ! Holà ! Je l’ai bien crue par terre. Jamais je n’ai tant ri !
Scène IV
Qu’est-ce qu’elle a ?
Elle s’ennuyait avec moi. Elle est partie.
Vous vous êtes disputés.
On n’a pas eu le temps.
Tu n’as pas de cœur !
Moi ! J’en ai trop. C’est le cœur qui me perdra.
Tu ricanes toujours.
Je ne peux pas pleurer, c’est plus fort que moi.
Tu as de la chance !
Ah ! Si vous pleurez, vous, au revoir !
Non, non, c’est la fumée. Tu n’étais donc pas bien chez nous ?
Oh ! si.
Manquais-tu de quelque chose ?
Oh ! non.
Je ne te les prenais pas tout entiers, tes quarante francs.
Il ne faut pas parler de ça !
Oh ! Je le faisais de mon gré. Je ne réclame rien. Mais pourquoi m’as-tu quittée ?
Je ne me rappelle plus.
Sans une parole ?
À quoi bon se dire des sottises, quand on se quitte ?
Tu la trouves donc bien, ta Morin ?
Il ne faut plus parler de ça non plus.
Mieux que moi ?
Vous êtes aussi belles l’une que l’autre.
Tu n’es pas dégoûté ! Une blanchisseuse qui lave le linge de tout le monde.
Ne parlons pas de ça, je vous dis !
Et qui boit !
Il fait chaud dans son métier.
De l’eau de vie comme un homme ! D’ailleurs ce n’est pas une femme !
Ce n’est pas un homme non plus.
Ce n’est rien, voilà ce que c’est !
C’est une honnête femme comme vous.
Comme moi ! Je te conseille… Elle se laissait faire tout de même.
C’était pour rire. Ça n’allait pas plus loin.
Vous n’avez peut-être pas eu le temps, à cause de Morin. Il t’a corrigé, hein ?
Ça ne compte pas, et si j’avais voulu rendre.
Tais-toi. Il t’aurait tué. Maladroit !
Parce que j’ai voulu défendre sa femme contre lui.
Voyez-vous ça ? Monsieur le protecteur !
Il voulait la battre. Demandez au père Castel ! Qu’est-ce qu’on pouvait faire de mal devant le père Castel, assis là, sur une chaise. Il venait chercher son linge. Il causait avec Mme Morin et moi. Demandez-lui.
Bargette ne m’a pas dit ça.
Naturellement. Elle rapporte à sa façon.
Oh ! Je sais bien que c’est une vieille jalouse. Mais quand je te croirais, tôt ou tard Morin vous aurait surpris.
Oh ! Si vous raisonnez comme ça !
Tandis qu’ici, tu n’avais rien à craindre.
Ah ! non, Polyte n’est pas dangereux.
Moi je te pardonne, mais lui, je suis curieuse de savoir ce qu’il dira, en te revoyant.
Rien.
Voudra-t-il seulement qu’on te reçoive ?
Vous ne lui demanderez pas la permission.
On va voir ! C’est délicat !
Oh ! je suis tranquille, vous allez bien vous en tirer ! Alors, vous me l’offrez tout de suite, ma soupe ?
On ne peut pas te laisser mourir de faim dehors. Mais rien que la soupe ; fini le reste.
La soupe seulement. C’est ce qui presse le plus ce soir. Fini le reste ! Je le jure.
Oui ! Tu le jures ! Embrasse-moi d’abord.
Scène V
C’est le cousin Jacques !
Je vois.
Il nous revient ; il embrassait poliment sa cousine.
Je vois bien. C’est toi, Jacques ?
Oui, Polyte ; bonjour !
Ça va ?
Pas mal et vous ?
Comme un vieux.
Vous dites toujours ça !
À force de le dire… (Gêné.) Belle journée ! La soupe est prête ?
Nous t’attendions.
Oui, oui. Alors à table ! (À Jacques qui hésite.) Tu n’as pas faim ?
Oh ! si !
Assieds-toi.
Je ne demande pas mieux ! Je croyais que…
Que ?…
Que vous m’en vouliez.
De quoi ?
De mon absence.
Tu es parti ! tu es parti ! Tu reviens, tu reviens ! Reviens-tu ?
Oui.
Assieds-toi et mange ! Est-ce que ta conduite me regarde ?
Ma conduite ne regarde personne.
Que toi.
D’ailleurs sur ma conduite, il n’y a rien à dire.
Oh ! on peut toujours dire ! Mais je ne m’occupe pas des affaires des autres.
Vous avez joliment raison.
Je reste dans mon coin. Passé ma porte, je ne sais ni qui vit ni qui meurt.
Pourvu que vous viviez cent ans.
Oh ! cent ans !
Mettons quatre-vingt-dix.
Ah ! Quatre-vingt-dix ! Je veux bien.
Vous prenez toujours votre petite goutte le matin ?
Toujours. Sans elle, je me porterais mal.
Tant mieux ! Et vous fumez vos trois pipes ?
Trois, pas quatre, ni deux. Une le matin, une à midi, une le soir ; ça fait bien trois.
Tant mieux ! Tant mieux ! Vous avez une bonne mine.
Toujours la même.
Vous ne vous faites pas de bile !
Je ne m’en fais pas, et personne ne peut m’en faire faire. Personne ! Jacques.
Ah ! Si tout le monde avait votre caractère !
Moi, je l’ai, ça me suffit.
Alors, on le garde ?
Naturellement.
Mais il paiera quarante-cinq francs au lieu de quarante.
Pourquoi ?
Pour le punir ! Parce qu’il nous a quittés.
Tu veux profiter de son embarras ?
Trente-cinq alors.
Pourquoi trente-cinq ? Il n’y a pas plus de raison de le diminuer que de l’augmenter. Ni trente-cinq, ni quarante-cinq ; quarante, comme avant. Qu’est-ce que tu vois de changé ? Quarante francs, ce n’est pas trop et c’est assez. Quand il faut qu’un ouvrier prélève déjà sur son gain quarante francs pour sa nourriture…
Merci, Polyte !
C’est naturel ! Je suis content de te revoir. On mange bien quand tu es là.
On soigne toujours mieux les étrangers.
Et puis Rose est plus gaie, toi présent. Je le dis !
Ça fait une société.
Oui, agréable.
Vrai.
Il le dit, il le pense.
Je n’en pense pas plus long !
Tu es un bon homme.
Oui, un rare.
Je vous aime bien tous deux.
Nous ne sommes pas des enfants ! Comme je le disais tout à l’heure à Morin que j’ai rencontré. (À Jacques.) Je ne sais pas ce que tu lui as fait.
Rien.
Pourtant, il est furieux. Ah ! je ne te conseille pas de retourner chez lui.
Ce n’est pas mon idée.
Et même si tu l’aperçois sur un côté de la rue, passe de l’autre côté.
Si je veux.
Ce sera prudent. Il est doux, au fond, Morin, plus doux que moi, avec son air terrible. Mais s’il te tenait.
Nous serions deux.
Pas longtemps. Le plus fort est le plus fort, vois-tu, Jacques.
Pas toujours.
Toujours. J’ai essayé de le raisonner, de lui parler en homme d’expérience. Il ne comprenait pas. Ah ! il t’en veut.
Pas moi.
Tu es meilleur. Je crois que je l’ai calmé un peu ; tout de même, je te conseille de l’éviter.
Je n’irai pas à soumission, mais s’il me tend la main.
Il ne te la tendra pas.
Bon ! Qu’il la garde ! D’ailleurs, il m’ennuie. Nous nous sommes expliqués. C’est fini. S’il me cherche encore, il me trouvera.
Il ne viendra pas te chercher ici ; il n’oserait pas. Non, non, nous sommes chez nous, n’aie pas peur !… (Béant parce qu’il aperçoit Morin qui accourt.) N’aie pas…
Scène VI
Ah ! le voilà ! Écoute ! Jacques ! Je te cherche depuis une heure.
Jacques se jette sous la table.
Voyons, Morin ! Chez moi ! Attends-le au moins dans la rue.
Il se trompe. Vous vous trompez ! Je ne viens pas pour lui faire du mal ! Au contraire ! J’ai tort, Jacques ! Tout le monde me le dit, ma femme, monsieur le maire, l’adjoint, le père Castel, les amis, vous Polyte, je les crois ; je vous crois. Relève-toi, poltron ! C’est Bargette qui m’avait monté le coup.
Oh ! Celle-là !
Je te l’abandonne ! Assomme-la, si tu veux ! Ma femme, vexée sous le rapport des gifles, voulait me lâcher et se sauver dans sa famille. Je ne veux pas ! J’y tiens, à ma femme. Je n’ai que celle-là ! Puisque je reconnais que j’avais tort ; elle m’a dit : “ Va d’abord faire tes excuses à Jacques. ” Je viens. Me voici. Je m’emballe, mais je ne suis pas têtu. Sors donc de ta niche, grand lâche ! Une poignée de main, Jacques.
Sérieusement ?
Je te jure.
Allons ! Jacques ! pas de rancune.
C’est que… (Il se frotte.)
Je t’ai donné des coups, tu m’en as rendu. Nous sommes quittes. Tapant, tapant.
Vous tapez trop dur.
Oh ! ça ne compte pas. Si c’était sérieux ! Si je te pinçais pour de vrai, je ne dis pas non. Oh ! je te surveillerai ; prends garde ! Mais hier soir, je faisais fausse route. La main, Jacques !
Voilà.
Et rentrons !
Comment ?
Oui, chez nous, chez moi.
Ah ! non.
Ah ! si. Je viens te chercher et je t’emmène. Ma femme nous attend. Puisque c’est passé et que nous n’en reparlerons plus ! Si je rentrais seul, elle me fermerait la porte au nez. Arrive ! Arrive ! (Il entraîne Jacques par le bras.)
Toi qui voulais le tuer !
On change d’idée ! — Hep ! Jacques.
Rien ne vous presse, demain, s’il veut…
Son assiette est mise, la soupe refroidit sur la table.
Il l’a déjà mangée avec nous.
Il la remangera. Dépêche-toi, Jacques.
Dépêche ! Dépêche ! Je suis bien libre !
C’est à lui de décider.
Oui, décide toi-même.
Ça vaut bien que je réfléchisse.
J’espère, Jacques !… Ça serait un affront.
C’est tout réfléchi ou je me fâche. Faut-il que je te ramène par l’oreille, que je cogne ? (Il lui flatte la joue.) Sois raisonnable et file devant, mon camarade ! (Il le pousse dehors.)
Ce n’est pas gentil du tout !
Excusez-moi, Rose. Excuse-moi, Polyte. Ma femme ficherait le camp, dans son pays, à quarante kilomètres ! Et il faudrait courir après !
Ça n’en finirait plus !