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Le Cousin de Rose

La bibliothèque libre.
ComédiesFrançois Bernouard (p. 153-186).


Le Cousin de Rose





PERSONNAGES

JACQUES, 30 ans.

POLYTE, 50 ans.

MORIN, 45 ans.

BARGETTE, 38 ans.

ROSE, 37 ans.


Au village. Unique pièce de la maison — Table au milieu. Chaises de paille. — Porte à gauche sur la rue. Bassine, cuivres et seaux, horloge à gauche. — Un escalier à gauche, au fond, monte au grenier. — Fenêtre, arche à pain, et vaste cheminée à droite. — Grands lits au fond, avec rideaux de poulangis. — Porte vitrée entre deux lits, pour aller au jardin.

Sept heures du soir. — Beau temps.




Scène première


ROSE, BARGETTE

Rose, à la cheminée, met de l’eau sur le feu. Bargette paraît à la porte de la rue ; d’abord elle ne dit rien, narquoise, puis.

Bargette, de la porte.

Bonjour !

Rose, penchée sur sa marmite, sans se redresser.

Tiens ! Bargette !

Bargette

Qu’est-ce que tu fais ?

Rose Ma soupe.

Bargette

Déjà !

Rose, coup d’œil à l’horloge.

Je commence. Je mets l’eau sur le feu. Entre donc !

Bargette

Je passais. Je n’ai guère le temps.

Rose

Tu courais ?

Bargette

Pour souffler !

Rose

Une minute ?

Bargette

Oh ! courir ! Je n’ai plus de jambes ; mais il fait une chaleur !

Rose

On va avoir de l’orage.

Bargette

Elle menace.

Rose

Je n’aime pas ça.

Bargette

Je le sais bien.

Rose

Toi non plus.

Bargette

Personne n’aime l’orage. Surtout depuis que le feu du ciel a brûlé la maison de Barnave. (Elle va boire un coup dans la tasse pendue à gauche.)

Rose

Veux-tu que j’aille tirer un seau d’eau fraîche ?

Bargette

Oh ! c’est bien assez frais. Il ne faut pas boire trop frais, ça fait mal. (Après avoir bu.) Ah !… Il n’y a rien de meilleur.

Rose

Assieds-toi, Bargette ! Quoi de neuf ?

Bargette

Pas grand’chose !

Rose

Quelque chose… Tu as un air !

Bargette

C’est pour de bon que tu me demandes quoi de neuf ?

Rose

Oui. Il y a du neuf ?

Bargette

Tu ne le sais pas ?

Rose

Non.

Bargette

Tu ne le sais pas ?

Rose

Non.

Bargette

C’est vrai qu’elle a l’air de ne pas savoir.

Rose

Quoi donc ?

Bargette

Qu’est-ce que tu as fait aujourd’hui ?

Rose

Ce que je fais tous les jours.

Bargette

Tu n’es pas descendue aux nouvelles, ce matin ?

Rose

Je ne suis pas sortie.

Bargette

Ah !… Et hier soir, tu n’as rien entendu de ta porte ?

Rose

Non.

Bargette

On criait pourtant fort.

Rose

Où ça ?… Tu as perdu ta langue ?… Parles-tu ?… Parle donc !… Oh ! ne parle pas !

Bargette

Alors, vrai, tu ne sais pas ce qui est arrivé à Jacques ?

Rose, mouvement de curiosité.

Jacques ?

Bargette

Oui.

Rose

Ne reste pas debout. J’entendrais mal. Installe-toi, à l’aise, et raconte bien tout.

Bargette, pas pressée.

Ça t’intéresse ! Écoute !… Je n’en reviens pas que tu ne saches rien !

Rose

Oh ! ma pauvre Bargette ! Que tu es taquine, avec tes petits yeux malins ! Tu as envie de parler, ça te gratte.

Bargette, posée.

Oui, oui, ça me démange.

Rose

Ça te brûle au bout de la langue, et tu te retiens ! Tu parleras quand tu voudras. J’attendrai !

Bargette

Oui, attends, ça vaut mieux. Je ne dis que ce que je veux dire, quand je veux le dire.

Rose

Oh ! je te connais.

Bargette

Moi aussi, je te connais.

Rose

On se connaît toutes deux.

Bargette

Tu as tes défauts, j’ai mes qualités.

Rose

Naturellement ! Oh ! que tu es maligne ! Je t’aime bien tout de même.

Bargette

Je ne te déteste pas non plus, quand nous sommes d’accord.

Rose

On ne se fâche pas souvent, mais c’est toujours par ta faute.

Bargette

Toi, tu n’as point d’amour-propre.

Rose

Je suis la meilleure, je reviens tout de suite, en premier.

Bargette

Il faut ça. Tu es l’aînée, une personne raisonnable.

Rose

Mais non, je suis la plus jeune.

Bargette

Nous avons fait notre première communion ensemble.

Rose

Je la faisais d’avance ! J’avais un an de moins que toi.

Bargette

Alors tu me dois le respect.

Rose, riant

Je veux bien. Allons, parles-tu ?

Bargette

Ton homme n’est pas là ?

Rose

Non. Polyte arrache des pommes de terre aux champs des Brosses. Il ne rentrera que pour la soupe.

Bargette

Quelle soupe fais-tu ?

Rose

De la soupe à l’oseille.

Bargette

Une bonne soupe ! Avec de la crème ?

Rose

Oui, une cuillerée. Il faut même que j’aille au jardin cueillir quelques feuilles d’oseille.

Bargette

Va !

Rose

J’irai après.

Bargette

Jacques l’aimait-il, la soupe à la crème et à l’oseille, quand il prenait pension chez toi ?

Rose

Oui, cette soupe-là comme les autres ; il mangeait toutes mes soupes ! Il en avalait plutôt deux assiettées qu’une.

Bargette

Tu le nourrissais bien ?

Rose

De mon mieux. Je n’épargnais ni le beurre, ni la viande. J’allais à la boucherie toutes les semaines.

Bargette

Pourquoi n’est-il pas resté ?

Rose, attristée.

Je te l’ai déjà dit, Bargette : je n’en sais rien.

Bargette

Tu lui prenais peut-être trop cher ?

Rose

Quarante francs par mois ! Je n’avais aucun bénéfice. Après la mort de sa mère, il ne savait où aller. Il fallait bien l’héberger, un garçon, un cousin ! J’ai mis son assiette une fois, deux fois. Ça l’arrangeait. Il a offert ses quarante francs. Je les ai pris, sans même calculer. Je ne suis pas une aubergiste, J’étais une cousine, une sœur.

Bargette

Une mère.

Rose

Une sœur aînée. Un soir, au bout de six mois, il n’est pas revenu.

Bargette

Sans donner d’explication ?

Rose

Sans dire merci.

Bargette

C’est mal élevé et ingrat.

Rose

C’est jeune.

Bargette

C’est une planche pourrie ; il n’y a aucune confiance possible en ce garçon-là !… Et depuis, vous êtes brouillés.

Rose

Oh ! ma pauvre Bargette, si je le rencontre, il ne touche pas sa casquette.

Bargette

Il était libre. Tout de même, il a dû te mortifier !

Rose

Sur le moment ; mais veux-tu savoir la vérité ? Quand tu m’as dit que Jacques prenait pension chez les Morin, car c’est toi…

Bargette

Oui. Et je t’apprendrai encore autre chose !… tout à l’heure !… Marche ! Marche !

Rose

J’ai été plutôt contente pour lui et pour nous. Tous deux Polyte, nous en avions assez. M. Jacques venait en retard, M. Jacques ne venait pas, M. Jacques oubliait d’avertir. Je me faisais un mauvais sang ! J’aurais fini par lui dire d’aller ailleurs. Il nous a délivrés. Il est mieux chez les Morin. Pour une repasseuse, Mme Morin fait bien la cuisine.

Bargette

Oh ! elle le soignait.

Rose

Elle le soigne, qu’il y reste ! Je vais au jardin chercher ma poignée d’oseille.

Bargette, se lève pour se mettre à la hauteur de Rose.

Jacques n’est plus chez les Morin !

Rose, s’assied de surprise et force Bargette à se rasseoir.

Ah ! Pourquoi ? Depuis quand ? Ce n’est pas possible !

Bargette, grave.

Tu es seule à l’ignorer ou à faire semblant. Jacques et Mme Morin s’amusaient dans l’atelier.

Rose

À quoi ?

Bargette

Ah ! Si tu fais la bête !

Rose

Non, mais…

Bargette, moqueuse.

Tu ne sais pas comment une femme s’amuse avec Jacques ?

Rose

Si… non. Continue.

Bargette, exaspérante.

Elle lui mettait un fer chaud sur la langue !

Rose

Dis, Bargette ? Elle le caressait, hein ?

Bargette

Probable !

Rose

Elle l’embrassait ?

Bargette

Plus que probable.

Rose

Et Jacques ?

Bargette

Il riait, et quand il rit, Jacques, ça s’entend de loin ! Morin l’a entendu. Il y avait longtemps qu’il les guettait.

Rose

Oh !!!

Bargette

Il se précipite à l’atelier. Il attrape mon Jacques, le jette par terre, et lui administre une de ces volées ! Jacques criait : “ Lâchez-moi ” L’autre ne lâchait rien. Il est fort ce Morin ! Et je te tape ! et je te tape !

Rose

Oh ! Oh !

Bargette

Heureusement, Jacques passe sous la table, la renverse entre Morin et la porte et il se sauve. Sans ça, il était mort !

Rose

Oh ! Oh !

Bargette

Attends ! Ensuite Morin prend les outils de Jacques, sa carnassière de maçon, ses marteaux, ses truelles et les flanque à la rue.

Rose

Oh ! Messieurs de ciel !…

Bargette

Attends ! Attends donc ! Et puis… et puis, il calotte la femme d’importance.

Rose

Oh ! Oh ! Oh !

Bargette

Voilà !

Rose

Qu’est-ce que tu me racontes ?

Bargette

Ce que tout le monde sait depuis hier soir.

Rose

Hier soir !

Bargette

Vers six heures.

Rose

Tu l’as vu ?

Bargette

Je n’étais pas au trou de la serrure ! Mais je l’ai entendu. Ils faisaient assez de bruit. Et quand je suis arrivée, une des dernières, à la porte de Morin, c’était encore chaud. Morin criait tout seul de la cuisine à la rue, et sa femme ne se montrait pas, va !

Rose

Et Jacques ?

Bargette

On l’a ramassé. Il ne pouvait plus se tenir debout. Il est allé se mettre au lit. Il n’a pas reparu.

Rose

Il est peut-être très mal.

Bargette

Ça le tient sûrement dans le dos et les reins, mais ça se guérit.

Rose

Le malheureux !

Bargette

Tu fais une drôle de figure ! Vas-tu rire ou pleurer ?

Rose

Je suis remuée ! Nous sommes cousins.

Bargette

Tu n’es pas responsable de sa conduite ! Jacques a l’âge d’attaquer et de se défendre.

Rose

Morin se trompait peut-être.

Bargette

Il paraît que non.

Rose

Ça m’étonne ! Ça m’étonne ! elle le mène par le bout du nez.

Bargette

Oui, mais à la fin !… Sans le faire exprès, elle lui a mis le nez dedans !

Rose

Est-il sûr ?

Bargette

Puisque je te le dis ! Tu m’agaces ! Demande aux autres, au père Castel.

Rose

Il était donc là ?

Bargette

Il faut croire. Il passait. Il est partout comme les vieux qui n’ont plus rien à faire.

Rose

Oh ! je te crois. Pauvre Jacques !

Bargette

Il a ce qu’il mérite.

Rose, ferme.

C’est bien fait pour lui.

Bargette

Je n’ai pas les mêmes raisons que toi de lui en vouloir, mais je ne le plains pas. Et cette Morin avec son air !

Rose

Oh ! elle ! ça ne m’étonne pas. Tout le monde ! Tu m’entends, Bargette : tout le monde.

Bargette, calme.

N’importe qui.

Rose

Je suis contente ! Je suis contente ! On a dû rire.

Bargette

Une fois sûr que Jacques n’avait pas les reins cassés, on s’en est payé ; on rira longtemps.

Rose

Et s’il était mort !

Bargette

Mort de honte ?

Rose

Oh ! Je ne m’inquiète pas de lui.

Bargette

Tu serais vraiment trop bonne.

Rose

Où va-t-il aller maintenant ?

Bargette

Oui, à propos ?

Rose

Où il voudra ! Je m’en moque.

Bargette

Il reviendra peut-être ici.

Rose

Chez moi ! Par exemple !

Bargette

Dame ! Il n’a guère le choix.

Rose

Ici, chez nous ! Chez Polyte !

Bargette, méprisante

Oh ! Polyte !

Rose

Chez moi, chez moi !

Bargette

Tu es sa seule parente.

Rose, digne.

Écoute, Bargette, écoute-moi bien, je ne suis pas méchante, mais je te garantis que s’il osait se présenter devant moi, je te jure que je le recevrais mal, oui, s’il osait, je te le jure…

Bargette

Ne te fâche pas.

Rose

Sur la tête…




Scène II


BARGETTE, ROSE, puis JACQUES


voix de jacques, dehors.

Bonsoir, cousine !

Bargette

C’est lui !

Rose

Oh ! non.

Bargette

Si, si, c’est sa voix.

Rose

Ne bouge pas.

Bargette

Il est là, à la porte. Je vois son ombre. C’est lui ! C’est lui !

voix de jacques

Bonsoir, cousine !

Bargette

Ne réponds pas.

Rose

Ferme la porte.

Bargette

On n’entendrait plus ce qu’il va dire. Oh ! il montre le bout de son nez.

Rose

Cache-toi, il va te voir aussi, il m’a vue par la fenêtre, il me croit seule.

Silence. On n’entend plus que le balancier de l’horloge et le ronron de la marmite.
voix de jacques

Vous ne voulez pas me dire bonsoir, ma cousine ? Vous êtes bien fière !

Bargette

Toi, tu ne l’es guère !

Rose

Chut !

voix de jacques

Allez-vous au moins me donner une assiettée de soupe ?

Bargette

On y pensait ; elle bout exprès pour lui.

Rose

Tais-toi.

voix de jacques

Je n’ai pas mangé depuis hier. J’ai faim, cousine Rose.

Bargette, voix câline et traînarde.

Cousine Rose ! Ah ! l’hypocrite ! J’ai faim ! Ah ! le mendiant. (À Rose.) Tiens bon !

Rose

N’aie pas peur !

voix de jacques

Polyte n’est donc pas là ? Il ne me refuserait pas une assiettée de soupe, lui !

Bargette, même ton.

Il te recevrait à coups de pied quelque part.

voix de jacques

Il m’aime, lui. Vous ne m’aimez plus, alors, cousine ?

Bargette, remuant comme si elle avait une grosse envie de pisser.

Ça, c’est de l’aplomb ! ça, c’est de l’aplomb !

voix de jacques

Vous avez donc perdu la mémoire ? Faut-il vous la rafraîchir ?

Rose, inquiète et brusque.

Entre, si tu veux !

Jacques. entre

Vous pourriez bien me le dire plus vite ! Bonjour, cousine !

Il entre, les mains dans les poches, la casquette en arrière. Il porte ses effets du dimanche. Il sourit, rasé de frais, débarbouillé, les moustaches pointues. Il s’assied sur l’arche à pain, les jambes pendantes et aperçoit Bargette au coin de l’horloge.

Jacques

Tiens, vous êtes là !

Bargette

Ça te gêne ?

Jacques

Non !

Bargette

C’est aussi bien ma place que la tienne.

Jacques

Ne vous dérangez pas !

Bargette

Tu es beau comme un astre. Tu as donc fait la noce hier ? As-tu dansé tout ton saoul ?

Jacques

Je vous comprends bien.

Bargette

Tu t’es reposé ce matin ! Tu as bonne mine.

Jacques

Vous ne m’avez pas encore acheté une paire de béquilles ?

Bargette

C’est un miracle que tu te relèves si vite !

Jacques

Je suis un dru, moi.

Bargette

On l’a vu hier !

Jacques

Vous étiez au premier rang des curieux, naturellement ?

Bargette

J’étais où j’avais le droit d’être. Il t’a repassé les côtes, hein ? Sans la table !

Jacques

Oui, mais il y avait la table ; je connais le coup de la table renversée.

Bargette

Tu as l’habitude ! Tu es un malin, mon garçon.

Jacques

Je ne suis pas plus bête que vous.

Bargette

Je ne te parle pas de moi.

Jacques

Moi je vous en parle. Nous avons des comptes à régler, Bargette.

Bargette, dédaigneuse

Des comptes !

Jacques

Oui, mais pas ici.

Rose, pâle

Qu’est-ce que tu veux ?

Jacques

Je vous l’ai dit, ma cousine, je crève de faim.

Bargette

C’est la faim qui l’a fait sortir du lit. Sans quoi, il n’aurait pas osé.

Jacques

Nous réglerons tout ça… Donnez-moi une assiettée de soupe. Rien qu’une, je m’en irai après.

Rose

Tu le dis ?

Jacques

Ma soupe avalée, je file et vous ne me reverrez plus.

Rose, à Bargette.

Faut-il ?… Pour qu’il s’en aille !

Bargette

Oh ! ça ne me regarde pas. Si c’était moi, je sais ce que je ferais.

Jacques

Ce n’est pas à vous que je la demande. (Rose le regarde et hausse les épaules.) Vous vous en allez, cousine ?

Rose

Je vas au jardin chercher une poignée d’oseille. Il faut bien que ma soupe se fasse. (Elle sort.)




Scène III


BARGETTE, JACQUES
Jacques

Je crois que j’en aurai ; vous bisquez ! C’est bien fait ! C’est bien fait !

Bargette

Personne ne te refuserait ça.

Jacques

Excepté vous.

Bargette

Tu te trompes.

Jacques

Vous partageriez votre soupe avec moi ?

Bargette

Elle est sur le feu, et si le cœur t’en dit.

Jacques

Vrai ?

Bargette

Tu n’as qu’à me suivre.

Jacques, faussement

Merci, Bargette !… Durement. Je n’en veux point. Elle sent le brûlé. Vous bavardez trop chez les voisins. C’est vous qui m’avez dénoncé à Morin par jalousie. J’en suis sûr.

Bargette

Menteur !

Jacques

Je vous ai vue causer avec lui !

Bargette

Mouchard !

Jacques

Cafarde !… Mais vous perdez votre temps. Vous aurez beau me dénoncer encore ! Ça ne vous rapportera rien, jamais rien, jamais ! Vous êtes trop laide.

Bargette

Tu me le paieras !

Jacques

C’est possible, mais pas en nature, ma belle ! Pas en nature ! Regardez-vous donc une fois dans votre seau !

Bargette

Vaurien !

Jacques, riant toujours.

Courez ! Courez ! Votre soupe se sauve ! Elle est furieuse ! Je crois que je ne l’ai pas manquée ! (Il la regarde fuir et buter.) Holà ! Holà ! Je l’ai bien crue par terre. Jamais je n’ai tant ri !




Scène IV


JACQUES, ROSE rentre.


Rose

Qu’est-ce qu’elle a ?

Jacques

Elle s’ennuyait avec moi. Elle est partie.

Rose

Vous vous êtes disputés.

Jacques

On n’a pas eu le temps.

Rose, jette son oseille dans un seau d’eau, regarde Jacques et hoche la tête, les yeux pleins de larmes.

Tu n’as pas de cœur !

Jacques

Moi ! J’en ai trop. C’est le cœur qui me perdra.

Rose

Tu ricanes toujours.

Jacques

Je ne peux pas pleurer, c’est plus fort que moi.

Rose, se penchant sur sa marmite.

Tu as de la chance !

Jacques

Ah ! Si vous pleurez, vous, au revoir !

Rose

Non, non, c’est la fumée. Tu n’étais donc pas bien chez nous ?

Jacques

Oh ! si.

Rose

Manquais-tu de quelque chose ?

Jacques

Oh ! non.

Rose

Je ne te les prenais pas tout entiers, tes quarante francs.

Jacques, digne.

Il ne faut pas parler de ça !

Rose

Oh ! Je le faisais de mon gré. Je ne réclame rien. Mais pourquoi m’as-tu quittée ?

Jacques

Je ne me rappelle plus.

Rose

Sans une parole ?

Jacques

À quoi bon se dire des sottises, quand on se quitte ?

Rose

Tu la trouves donc bien, ta Morin ?

Jacques, toujours digne.

Il ne faut plus parler de ça non plus.

Rose

Mieux que moi ?

Jacques

Vous êtes aussi belles l’une que l’autre.

Rose

Tu n’es pas dégoûté ! Une blanchisseuse qui lave le linge de tout le monde.

Jacques

Ne parlons pas de ça, je vous dis !

Rose

Et qui boit !

Jacques

Il fait chaud dans son métier.

Rose

De l’eau de vie comme un homme ! D’ailleurs ce n’est pas une femme !

Jacques

Ce n’est pas un homme non plus.

Rose

Ce n’est rien, voilà ce que c’est !

Jacques

C’est une honnête femme comme vous.

Rose

Comme moi ! Je te conseille… Elle se laissait faire tout de même.

Jacques

C’était pour rire. Ça n’allait pas plus loin.

Rose

Vous n’avez peut-être pas eu le temps, à cause de Morin. Il t’a corrigé, hein ?

Jacques

Ça ne compte pas, et si j’avais voulu rendre.

Rose

Tais-toi. Il t’aurait tué. Maladroit !

Jacques

Parce que j’ai voulu défendre sa femme contre lui.

Rose

Voyez-vous ça ? Monsieur le protecteur !

Jacques

Il voulait la battre. Demandez au père Castel ! Qu’est-ce qu’on pouvait faire de mal devant le père Castel, assis là, sur une chaise. Il venait chercher son linge. Il causait avec Mme Morin et moi. Demandez-lui.

Rose

Bargette ne m’a pas dit ça.

Jacques

Naturellement. Elle rapporte à sa façon.

Rose

Oh ! Je sais bien que c’est une vieille jalouse. Mais quand je te croirais, tôt ou tard Morin vous aurait surpris.

Jacques

Oh ! Si vous raisonnez comme ça !

Rose

Tandis qu’ici, tu n’avais rien à craindre.

Jacques

Ah ! non, Polyte n’est pas dangereux.

Rose

Moi je te pardonne, mais lui, je suis curieuse de savoir ce qu’il dira, en te revoyant.

Jacques

Rien.

Rose

Voudra-t-il seulement qu’on te reçoive ?

Jacques

Vous ne lui demanderez pas la permission.

Rose

On va voir ! C’est délicat !

Jacques

Oh ! je suis tranquille, vous allez bien vous en tirer ! Alors, vous me l’offrez tout de suite, ma soupe ?

Rose

On ne peut pas te laisser mourir de faim dehors. Mais rien que la soupe ; fini le reste.

Jacques

La soupe seulement. C’est ce qui presse le plus ce soir. Fini le reste ! Je le jure.

Rose

Oui ! Tu le jures ! Embrasse-moi d’abord.




Scène V


Les mêmes, POLYTE
Il entre par la porte du jardin.
Rose, surprise, à Polyte

C’est le cousin Jacques !

Polyte

Je vois.

Rose

Il nous revient ; il embrassait poliment sa cousine.

Polyte

Je vois bien. C’est toi, Jacques ?

Jacques, il a peur, déjà prêt à se sauver.

Oui, Polyte ; bonjour !

Polyte

Ça va ?

Jacques

Pas mal et vous ?

Polyte

Comme un vieux.

Jacques

Vous dites toujours ça !

Polyte

À force de le dire… (Gêné.) Belle journée ! La soupe est prête ?

Rose

Nous t’attendions.

Polyte

Oui, oui. Alors à table ! (À Jacques qui hésite.) Tu n’as pas faim ?

Jacques

Oh ! si !

Polyte

Assieds-toi.

Jacques

Je ne demande pas mieux ! Je croyais que…

Polyte

Que ?…

Jacques

Que vous m’en vouliez.

Polyte

De quoi ?

Jacques

De mon absence.

Polyte

Tu es parti ! tu es parti ! Tu reviens, tu reviens ! Reviens-tu ?

Jacques

Oui.

Polyte

Assieds-toi et mange ! Est-ce que ta conduite me regarde ?

Jacques

Ma conduite ne regarde personne.

Polyte

Que toi.

Jacques

D’ailleurs sur ma conduite, il n’y a rien à dire.

Polyte

Oh ! on peut toujours dire ! Mais je ne m’occupe pas des affaires des autres.

Jacques

Vous avez joliment raison.

Polyte

Je reste dans mon coin. Passé ma porte, je ne sais ni qui vit ni qui meurt.

Jacques

Pourvu que vous viviez cent ans.

Polyte

Oh ! cent ans !

Jacques

Mettons quatre-vingt-dix.

Polyte

Ah ! Quatre-vingt-dix ! Je veux bien.

Jacques

Vous prenez toujours votre petite goutte le matin ?

Polyte

Toujours. Sans elle, je me porterais mal.

Jacques

Tant mieux ! Et vous fumez vos trois pipes ?

Polyte

Trois, pas quatre, ni deux. Une le matin, une à midi, une le soir ; ça fait bien trois.

Jacques

Tant mieux ! Tant mieux ! Vous avez une bonne mine.

Polyte

Toujours la même.

Jacques

Vous ne vous faites pas de bile !

Polyte

Je ne m’en fais pas, et personne ne peut m’en faire faire. Personne ! Jacques.

Jacques

Ah ! Si tout le monde avait votre caractère !

Polyte

Moi, je l’ai, ça me suffit.

Rose

Alors, on le garde ?

Polyte

Naturellement.

Rose

Mais il paiera quarante-cinq francs au lieu de quarante.

Polyte

Pourquoi ?

Rose

Pour le punir ! Parce qu’il nous a quittés.

Polyte

Tu veux profiter de son embarras ?

Rose

Trente-cinq alors.

Polyte

Pourquoi trente-cinq ? Il n’y a pas plus de raison de le diminuer que de l’augmenter. Ni trente-cinq, ni quarante-cinq ; quarante, comme avant. Qu’est-ce que tu vois de changé ? Quarante francs, ce n’est pas trop et c’est assez. Quand il faut qu’un ouvrier prélève déjà sur son gain quarante francs pour sa nourriture…

Jacques

Merci, Polyte !

Polyte

C’est naturel ! Je suis content de te revoir. On mange bien quand tu es là.

Rose

On soigne toujours mieux les étrangers.

Polyte

Et puis Rose est plus gaie, toi présent. Je le dis !

Rose

Ça fait une société.

Polyte

Oui, agréable.

Jacques

Vrai.

Rose

Il le dit, il le pense.

Polyte

Je n’en pense pas plus long !

Rose

Tu es un bon homme.

Jacques

Oui, un rare.

Rose

Je vous aime bien tous deux.

Polyte

Nous ne sommes pas des enfants ! Comme je le disais tout à l’heure à Morin que j’ai rencontré. (À Jacques.) Je ne sais pas ce que tu lui as fait.

Jacques

Rien.

Polyte

Pourtant, il est furieux. Ah ! je ne te conseille pas de retourner chez lui.

Jacques

Ce n’est pas mon idée.

Polyte

Et même si tu l’aperçois sur un côté de la rue, passe de l’autre côté.

Jacques

Si je veux.

Polyte

Ce sera prudent. Il est doux, au fond, Morin, plus doux que moi, avec son air terrible. Mais s’il te tenait.

Jacques

Nous serions deux.

Polyte

Pas longtemps. Le plus fort est le plus fort, vois-tu, Jacques.

Jacques

Pas toujours.

Polyte

Toujours. J’ai essayé de le raisonner, de lui parler en homme d’expérience. Il ne comprenait pas. Ah ! il t’en veut.

Jacques

Pas moi.

Polyte

Tu es meilleur. Je crois que je l’ai calmé un peu ; tout de même, je te conseille de l’éviter.

Jacques

Je n’irai pas à soumission, mais s’il me tend la main.

Polyte

Il ne te la tendra pas.

Jacques

Bon ! Qu’il la garde ! D’ailleurs, il m’ennuie. Nous nous sommes expliqués. C’est fini. S’il me cherche encore, il me trouvera.

Polyte

Il ne viendra pas te chercher ici ; il n’oserait pas. Non, non, nous sommes chez nous, n’aie pas peur !… (Béant parce qu’il aperçoit Morin qui accourt.) N’aie pas…




Scène VI


Les mêmes, MORIN
Morin entre ; il a chaud ; effroi de tous.
Morins

Ah ! le voilà ! Écoute ! Jacques ! Je te cherche depuis une heure.

Jacques se jette sous la table.

Polyte, s’interpose.

Voyons, Morin ! Chez moi ! Attends-le au moins dans la rue.

Morin, riant.

Il se trompe. Vous vous trompez ! Je ne viens pas pour lui faire du mal ! Au contraire ! J’ai tort, Jacques ! Tout le monde me le dit, ma femme, monsieur le maire, l’adjoint, le père Castel, les amis, vous Polyte, je les crois ; je vous crois. Relève-toi, poltron ! C’est Bargette qui m’avait monté le coup.

Jacques, encore sous la table, menaçant.

Oh ! Celle-là !

Morin

Je te l’abandonne ! Assomme-la, si tu veux ! Ma femme, vexée sous le rapport des gifles, voulait me lâcher et se sauver dans sa famille. Je ne veux pas ! J’y tiens, à ma femme. Je n’ai que celle-là ! Puisque je reconnais que j’avais tort ; elle m’a dit : “ Va d’abord faire tes excuses à Jacques. ” Je viens. Me voici. Je m’emballe, mais je ne suis pas têtu. Sors donc de ta niche, grand lâche ! Une poignée de main, Jacques.

Jacques

Sérieusement ?

Morin

Je te jure.

Polyte

Allons ! Jacques ! pas de rancune.

jacques, se redressant.

C’est que… (Il se frotte.)

Morin

Je t’ai donné des coups, tu m’en as rendu. Nous sommes quittes. Tapant, tapant.

Jacques

Vous tapez trop dur.

Morin

Oh ! ça ne compte pas. Si c’était sérieux ! Si je te pinçais pour de vrai, je ne dis pas non. Oh ! je te surveillerai ; prends garde ! Mais hier soir, je faisais fausse route. La main, Jacques !

Jacques

Voilà.

Morin, le redresse tout à fait.

Et rentrons !

Jacques

Comment ?

Morin

Oui, chez nous, chez moi.

Jacques

Ah ! non.

Morin

Ah ! si. Je viens te chercher et je t’emmène. Ma femme nous attend. Puisque c’est passé et que nous n’en reparlerons plus ! Si je rentrais seul, elle me fermerait la porte au nez. Arrive ! Arrive ! (Il entraîne Jacques par le bras.)

Polyte

Toi qui voulais le tuer !

Morin

On change d’idée ! — Hep ! Jacques.

Rose

Rien ne vous presse, demain, s’il veut…

Morin

Son assiette est mise, la soupe refroidit sur la table.

Rose

Il l’a déjà mangée avec nous.

Morin.

Il la remangera. Dépêche-toi, Jacques.

Jacques.

Dépêche ! Dépêche ! Je suis bien libre !

Rose.

C’est à lui de décider.

Polyte.

Oui, décide toi-même.

Jacques.

Ça vaut bien que je réfléchisse.

Rose.

J’espère, Jacques !… Ça serait un affront.

Morin.

C’est tout réfléchi ou je me fâche. Faut-il que je te ramène par l’oreille, que je cogne ? (Il lui flatte la joue.) Sois raisonnable et file devant, mon camarade ! (Il le pousse dehors.)

Rose.

Ce n’est pas gentil du tout !

Morin.

Excusez-moi, Rose. Excuse-moi, Polyte. Ma femme ficherait le camp, dans son pays, à quarante kilomètres ! Et il faudrait courir après !

Polyte.

Ça n’en finirait plus !


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