Le Couteau entre les dents/III

La bibliothèque libre.


III


L’étrange réseau de contraintes qui enserre la vie universelle, contre la raison, selon des raisons de fait inadmissibles en soi, et dont les conséquences sont manifestement néfastes à l’ensemble vivant ; les mesures légales qui le consacrent ; les légendes sur lesquelles il s’appuie, ont suscité, au cours des âges, les étonnements et les protestations de l’esprit.

À vrai dire, le talent et le génie littéraires, ces exceptions rayonnantes, ont été presque généralement asservis au pouvoir — ou aux préjugés, ce qui est la même chose. Un des caractères que Sainte-Beuve assigne avec raison aux apogées classiques, c’est d’être en accord avec les pouvoirs dirigeants. Les écrivains les plus admirés n’ont guère fait que sanctifier la mode. Les protestataires n’ont été qu’une exception dans l’exception. Les plus brillants poètes n’ont guère brillé par l’intelligence générale, ni par l’indépendance de caractère (et celle-ci ne signifie rien sans celle-là). Ils ont bien émis des plaintes harmonieuses et pathétiques sur la barbarie ou la folie ou la sottise des hommes : ces plaintes sont restées de vaines paroles, parce qu’elles s’attaquaient aux conséquences et non aux causes. Les causes gisent dans les institutions, et si l’on a permis aux écrivains, et s’ils se sont permis, de se donner libre carrière dans les sphères de la morale transcendante, ou bien dans le département des mœurs, ils n’ont pas su ou pas osé aborder les institutions, la zone des choses sérieuses et positives. Le vague écho de la douleur humaine que perpétuent les chefs-d’œuvre ne vaut pas plus que cette douleur elle-même pour arrêter les malheurs factices qui sortent fatalement de la machination sociale. La comédie qui flagelle l’abus social vaut par elle-même, mais elle ne tire pas à conséquence si elle ne montre pas d’où vient l’abus. Les écrivains, les artistes, les penseurs ont, dans leur révolte contre le mensonge social, commencé par la fin.

Ou bien, ils ont cherché un autre monde que celui-ci pour y installer leur croyance. Les « moralistes » se sont détournés des conditions de l’organisation temporelle, qui apparaissait aux Zénon, aux Épicure, comme aux Jésus-Christ, trop formidable et intangible ; ils en ont détourné l’homme, pour le pousser en lui-même et lui faire trouver, dans la pratique de la sagesse, dans l’équilibre intérieur, dans l’espérance surnaturelle, la résignation à sa destinée terrestre.


Si, parfois, à la fin de l’histoire millénaire, quelques écrivains ont vu plus à nu et crié plus profond, si la Boétie a dit : « Nous sommes petits parce que nous sommes à genoux », si Pascal a flétri l’ineptie de la guerre, réglée par les caprices du « prince », si le rire de Rabelais et le sourire de La Fontaine ont secoué le parti pris fantaisiste et féroce de la justice, la malfaisance des grands, copieusement carrés dans l’humanité, si Swift et Voltaire ont dessiné de certains aspects de la société une caricature qui est un portrait, si des économistes ou sociologues ont critiqué le mal-fondé de quelques idées courantes, la contradiction de quelques préjugés admis, personne, pendant des siècles, n’a fait pénétrer son accusation jusqu’aux profondeurs où toutes les raisons tenaces de l’abus multiple s’enracinent à la fois. Il eût fallu faire table rase dans l’organisation établie, et édifier méthodiquement le plan d’un réseau logique de lois, comme pour la physique et la chimie. Tant qu’on n’a pas commencé par le commencement, rien n’a été fait.

Si de grands philosophes ont conçu des ensembles harmoniques et équilibrés, ces systèmes sont demeurés sans influence directe, relégués en des ouvrages peu assimilables et exprimés en une terminologie accessible seulement à quelques initiés.

Mais, la vérité est ineffaçable. Elle germe malgré tout et s’élève dès qu’elle a été même petitement énoncée ; elle s’unit malgré tout à elle-même à travers le désordre. Dans cette confusion, si désespérément longue, des cris et des méditations, la vérité a fini par s’harmoniser ; la netteté de l’évidence a brillé peu à peu ; des ressemblances ont fait bloc ; l’ensemble a commencé à s’assembler. Les premières révolutions étaient des sursauts de souffrance, d’exaspération, aveugles et sauvages, le mal pour le mal, des coups de talion éperdus. La pensée est venue ordonner et agrandir les autres.

Pourtant, la Révolution Française n’a pas été, elle non plus, jusqu’aux causes et, pour cela, elle a avorté. Elle n’a fait que rendre plus vagues des antagonismes fondamentaux ; elle a effacé plus de mots que de choses. On n’a brisé que le haut de l’idole : elle n’a plus de tête, elle n’a plus son nom impérial et royal ; elle reste implantée dans la vie. Informe, elle n’en est que pire — et tout a continué comme par le passé, sous des ruines théâtrales.