Le Cratère/Chapitre III

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 29p. 25-37).



CHAPITRE III.


Ô Dieu puissant des mers ! ta voix retentissante
A tiré du repos la vague obéissante.
Elle se dresse en mont, puis retombe en grondant,
Puis, se dressant encor, terrible elle descend
Avec un bruit affreux sur le pont qu’elle inonde ;
Des éclairs redoublés percent la nuit profonde…
Fais un signe ; aussitôt la tempête se tait,
Les vents sont apaisés, et le calme renaît.

Peabody



La journée qui précéda la nuit dont nous avons à parler fut brumeuse, et le vent était est-sud-est, circonstance favorable pour le Rancocus, qui portait au sud-ouest. Le capitaine Crutchely avait un défaut capital pour un maître de bâtiment : il buvait trop de grog à son dîner. À tout autre moment de la journée, c’était un homme sobre ; mais au dîner il avalait d’un trait trois ou quatre verres de rhum avec très-peu d’eau. Et ce n’était pas de cette manière seulement qu’il savourait les douceurs de la table : il ne faisait pas moins d’honneur aux mets abondants qu’il avait soin de se faire servir, et la cuisine de son bord était renommée.

Le jour en question était précisément l’anniversaire de la naissance de mistress Crutchely, et le capitaine était trop bon mari pour ne pas le célébrer par des libations plus copieuses encore que d’ordinaire. Or, quand la ration régulière est déjà plus qu’il ne faudrait pour la santé, pour peu qu’on y ajoute encore il est impossible que la tête résiste. C’est ce qui était arrivé, au capitaine au moment où il quittait la table. Marc qui, lui, ne faisait jamais d’excès, vit avec peine l’état de son capitaine, d’autant plus qu’un matelot qui redescendait de la hune prétendait que, dans un moment où le temps était clair, il avait vu à l’avant un point où la mer était « blanche ». Marc fit connaître cette circonstance au capitaine en disant qu’il pourrait être à propos de diminuer de voiles, de mettre en panne et de jeter la sonde. Mais le capitaine n’en tint aucun compte. Il jura que les matelots étaient toujours prêts à croire qu’ils allaient donner contre des bancs de corail, et qu’il n’y aurait pas de raison pour qu’on arrivât jamais s’il se prêtait à toutes les fantaisies de cette nature. Par malheur, le lieutenant en second était un vieux matelot qui ne devait son poste qu’au goût immodéré que, comme son patron, il avait pour les liqueurs fortes, et il venait justement de se griser avec lui. Cet homme encouragea le capitaine dans le mépris qu’il faisait de ces sottes terreurs, et Marc se vit réduit au silence.

Cependant notre jeune officier n’était pas tranquille. Le matelot qui avait fait le rapport était un homme sûr, incapable de dire ce qu’il n’aurait pas cru vrai. Il était alors six heures, du soir, et Marc, qui venait d’être relevé du quart, profita de sa liberté pour monter dans les barres de perroquet, afin de profiter des derniers rayons du jour pour faire lui-même ses observations. D’abord il ne put rien distinguer à plus d’un mille de distance, à cause de la brume ; mais au moment où le soleil entrait dans la mer, il se fit une clarté à l’ouest, et Marc vit alors distinctement ce qu’il reconnut ne pouvoir être que des brisants, qui se prolongeaient dans une étendue de plusieurs milles à travers la route du bâtiment.

Une pareille découverte ne permettait pas d’hésiter, et le jeune marin cria aussitôt :

— Des brisants à l’avant !

Ce cri, poussé par le premier lieutenant, tira de son assoupissement le capitaine lui-même, qui commençait à se remettre de l’effet de ses libations ; mais il fut sans effet sur son compagnon qui n’avait jamais pardonné à un tout jeune homme comme Marc d’avoir obtenu un poste qu’il lui semblait qu’un homme de son âge et de son expérience aurait rempli beaucoup mieux. Il fit des gorges-chaudes de ce qu’on s’obstinait à parler de brisants sur un point de l’Océan où la carte indiquait une mer parfaitement libre ; mais le capitaine n’ignorait pas que les cartes ne peuvent dire que ce qu’on sait à l’époque où elles sont faites, et il n’était pas disposé à pousser aussi loin l’incrédulité. Il cria donc : « En haut tout le monde ! » et l’on diminua de voiles. Marc descendit de son observatoire pour se mettre aussi à la besogne, pendant que le capitaine y montait à son tour pour chercher les brisants. En se croisant sur le mât, le capitaine dit à Marc de présenter le cap au sud, dès qu’il y aurait assez peu de voilure pour le faire sans danger.

À peine sur le pont, Marc se mit à exécuter les ordres qui lui avaient été donnés. Les voiles furent diminuées rapidement ; la crainte aiguisait encore le zèle des matelots, car leur jeune officier inspirait de la confiance. Quoique le bâtiment fût sous ses bonnettes hautes quand le commandement de carguer les voiles fut donné, il ne resta bientôt que les trois huniers avec deux ris pris, et le bâtiment alla la bouline, le cap au sud. Quand ces manœuvres furent achevées, le jeune marin éprouva un grand soulagement, car, par suite du changement de direction, les brisants qu’il avait vus à l’avant se trouvaient alors par le travers du navire. Il est vrai qu’ils étaient encore sous le vent, ce qui était une position très-dangereuse ; mais le vent n’était pas assez fort pour empêcher de les doubler, pourvu qu’on ne perdît pas un instant.

Il n’y avait pas cinq minutes que le capitaine Crutchely était monté dans les barres de perroquet qu’il cria qu’on lui envoyât Bob. Bob avait la réputation d’être le plus clairvoyant de l’équipage, et c’était lui qu’on employait toutes les fois qu’on croyait approcher de terre ou de quelque navire. Il grimpa le long des agrès comme un écureuil, et fut bientôt à côté du capitaine, tous deux regardant de tous leurs yeux du côté sous le vent. En redescendant, ils s’arrêtèrent à la hune pour jeter encore un coup d’œil du même côté.

Le second lieutenant attendait le retour du capitaine, ayant sur sa rude figure une expression sardonique qui semblait annoncer d’avance qu’on allait voir que cette eau, que Marc disait blanche, avait perdu sa couleur, et qu’elle était redevenue bleue. Mais le capitaine Crutchely n’alla pas aussi loin quand il fut descendu sur le pont. Il convint qu’il n’avait rien vu qui lui parût être positivement des brisants, mais que cependant, une ou deux fois, quand le temps s’éclaircissait un peu, il avait vu briller à l’horizon quelque chose qui l’intriguait fort. Ce pouvait être une écume blanche, comme aussi l’effet des derniers rayons du soleil couchant. Bob Betts n’était pas moins en défaut que son capitaine, et une réflexion d’Hiltson, le second lieutenant, acheva de mettre les brisants de Marc en discrédit.

— Mais regardez donc la carte, capitaine jamais on n’en a dressé de plus exacte. Vous verrez qu’il ne peut pas y avoir par ici la plus petite goutte d’eau blanche. S’il faut diminuer de voiles et nous haler dans le vent à chaque baleine morte qui se trouvera sur notre passage, ça ne fera pas le compte des armateurs.

— Et vous, Bob, n’avez-vous rien vu là haut ? demanda Marc, en appuyant sur le mot vous de manière à indiquer qu’il n’était pas trop surpris que le capitaine eût eu un brouillard sur les yeux.

— Rien de rien, monsieur Woolston, répondit Bob en remontant son pantalon, et cependant j’ai regardé crânement à l’avant.

Ce témoignage était décisif contre Marc. Le capitaine se fit apporter la carte. Il se mit à l’examiner avec Hillson, et ces deux fortes têtes en vinrent à la conclusion que de toute nécessité la mer était libre autour d’eux dans toutes les directions, à plus d’un millier de milles à la ronde. Dans les cas embarrassants c’est un grand pas de fait quand on a décidé que telle ou telle chose doit être. Le capitaine Crutchely n’aurait pas sans doute porté le même jugement, s’il avait eu la tête plus libre ; il n’en était pourtant pas encore au point d’oublier tous ses devoirs dans une circonstance si critique. Et comme Marc protestait avec plus de force que jamais qu’ils étaient en face de brisants, le capitaine consentit à faire jeter la grande sonde.

Ce n’est pas une petite opération, surtout à bord d’un bâtiment marchand, où elle prend ordinairement de quinze à vingt minutes. Il faut d’abord que le bâtiment mette en panne, et perde son aire, autant que possible ; puis c’est la sonde qu’il faut disposer, les hommes qu’il faut placer. Pendant ce temps, le jour tombait de plus en plus ; une petite pluie fine ajoutait à l’obscurité, et Marc était plus que jamais convaincu de la position dangereuse du navire.

La sonde apprit qu’on ne trouvait pas le fond à quatre cents brasses. Ce n’était pas un indice concluant, même pour l’incrédule Hillson car on savait très-bien que les bancs de corail s’élèvent souvent dans l’Océan comme des murs perpendiculaires, sans qu’on puisse soupçonner leur présence même à une encâblure de distance. De son côté Marc ne croyait pas qu’on en fût encore très-près, car la vue porte loin du haut d’une élévation comme celle des barres de perroquet, et l’écume blanche ne s’était montrée à ses yeux que tout à l’extrémité de l’horizon occidental.

Après une nouvelle conférence avec ses officiers, pendant laquelle Hillson n’avait pas épargné les épigrammes à son supérieur moins expérimenté, le capitaine Crutchely se décida pour un parti qu’on pourrait appeler demi-prudent. Il n’y a rien qui répugne plus un marin que de paraître s’effrayer trop aisément d’un danger qui n’est pas certain. Que ce danger soit constant, hors de toute contestation, il ne se fera point scrupule de mettre tout en œuvre pour l’éviter ; mais qu’il y ait doute, ce misérable sentiment de vanité qui nous porte tous faire violence à notre nature, nous fait affecter de l’indifférence même quand nous avons peur. Dans les circonstances où le capitaine Crutchely se trouvait placé, le parti le plus sage eut été de courir bord sur bord en faisant peu de voile, jusqu’au lendemain matin où il aurait pu remettre le cap en route avec plus de confiance. Mais ç’aurait été une sorte de concession faite à l’influence d’un danger inconnu, et le vieux marin se fût cru déshonoré en cédant à un sentiment de crainte. Il résolut donc de faire la même route, avec les ris pris dans les huniers, mais d’avoir toujours un homme en vigie, et les basses voiles sur les cargues, afin de pouvoir amurer tout bas et s’éloigner au vent, s’il était nécessaire.

Il est certain que, par suite de ces dispositions, le péril était beaucoup moindre, et lorsque Marc prit le quart, ses inquiétudes avaient diminué. Ce qui le tourmentait, c’était l’obscurité intense qui l’entourait, et qui ne lui permettait pas de distinguer la mer même à une encablure du bâtiment. Le capitaine et Hillson étaient rentrés dans la cabine, où ils avaient encore vidé chacun un grand verre de rhum. Le jeune marin, debout entre les apôtres, redoubla de surveillance, et puisque ses yeux ne pouvaient lui rendre aucun service, il prêtait avidement l’oreille pour saisir quelque lointain murmure qui pût l’avertir de la présence des brisants ; car il était persuadé qu’il s’en rapprochait de plus en plus. Il était près de minuit, et la pensée qu’à cette heure Hillson allait prendre sa place, lorsque de nouveaux excès l’avaient mis hors d’état de veiller à la sûreté du bâtiment, lui causa une angoisse inexprimable. Il ne se trompait pas cette fois : c’était bien le bruit redouté qu’il entendait non pas à l’avant, mais à tribord. Le danger était assez pressant pour qu’il pût se départir de ses instructions, et il donna ordre aussitôt de mettre la barre tout à tribord, afin de courir debout au vent à bord opposé. Par malheur, ainsi que l’événement le prouva, son devoir impérieux était d’aller rendre compte au capitaine de ce qu’il avait fait. Un moment il eut la pensée de ne rien dire, de ne point réveiller le second lieutenant et de rester sur le pont jusqu’au jour ; mais la réflexion le convainquit que c’était une responsabilité qu’il ne lui était pas permis de prendre, et, d’un pas lent, le cœur rempli de tristes pressentiments, il entra dans la cabine.

Ce n’était pas chose facile de réveiller deux hommes dans la position où le capitaine et Hillson s’étaient couchés. Hillson surtout était dans un état voisin de la léthargie ; mais la situation était trop grave pour garder des ménagements, et Marc les secoua violemment.

— Eh bien ! eh bien ! qu’y a-t-il de nouveau ? demanda le capitaine en se frottant les yeux.

— Je crois avoir entendu un bruit qui révèle la présence de brisants par notre travers, capitaine, et j’ai mis le cap au sud.

Cet avis fut suivi d’une sorte de grognement que Marc ne sut comment interpréter. Était-ce du mécontentement ou bien de la surprise ? Cependant, comme le capitaine était complètement éveillé, et qu’il s’apprêtait à aller sur le pont, Marc pensa qu’il avait fait tout ce que son devoir lui commandait, et il retourna à son poste. L’arrière du bâtiment était alors le lieu d’observation le plus convenable ; l’absence de basses voiles faisait qu’on voyait aussi bien que si l’on eût été à l’avant, et l’on entendait beaucoup mieux, parce que les vagues ne venaient pas s’y briser. Marc alla s’y établir, et il ne tarda pas à appeler Bob qui était de son quart, et avec lequel il continuait à entretenir des relations aussi intimes que le permettait la différence de leurs positions.

— Bob, vos oreilles ne sont pas moins bonnes que vos yeux ; ne vous disent-elles rien des brisants ?

— Pardon, monsieur Woolston, et, s’il faut tout vous avouer, m’est avis que quand j’étais là haut, j’ai vu quelque chose qui ressemblait terriblement à de l’eau blanche. Mais le capitaine jurait si haut qu’il n’en était rien et qu’il était sûr que la mer était libre, que je n’ai pas osé soutenir le contraire.

— Quand on est en vigie, c’est un grand tort de ne point dire ce qu’on a vu, reprit Marc d’un ton grave.

— J’en conviens, Monsieur, j’ai eu tort, et je ne suis pas à m’en repentir. Mais c’est si grave de tenir tête à son capitaine !

— Brisons là. — À présent vous croyez avoir entendu le bruit des vagues contre des récifs. — De quel côté ?

— À l’arrière d’abord, puis à l’avant ; et tenez au moment où vous m’avez appelé, c’était là par le bossoir du vent.

— Parlez-vous sérieusement, Bob ?

— Très-sérieusement, monsieur Marc. Mon aventure de l’après-midi m’a mis sur mes gardes, et j’ai l’œil et l’oreille au guet. Suivant moi, Monsieur, le bâtiment, dans ce moment même, est au beau milieu des brisants, et nous pouvons y être jetés d’un instant à l’autre.

— Comment diable ! s’écria le capitaine Crutchely, qui en ce moment arrivait sur l’arrière et qui avait entendu ces derniers mots. — Quant à moi, je n’entends rien d’extraordinaire, et je défie bien l’homme doué de la meilleure vue de rien apercevoir dans cette obscurité.

À peine ces mots étaient-ils sortis de la bouche du capitaine, et pendant que Hillson, qui n’était pas encore dégrisé, manifestait son assentiment par un rire hébété, le bruit des vagues contre les brisants se fit entendre de la manière la moins équivoque. Ils étaient bien par le travers, du côté du vent. Par la manœuvre qu’il avait commandée, Marc avait reculé le danger, sans pouvoir le conjurer ; il était trop tard. Le capitaine, sans s’amuser à échanger des paroles inutiles appela tout l’équipage sur le pont, et cria d’une voix de tonnerre : Tout le monde à virer vent arrière ! Cet ordre était donné d’un ton à ne pas admettre de remontrances, et Marc se mit à l’œuvre comme les autres, avec toute son énergie. Il aurait préféré virer vent devant, et c’eût été une manœuvre beaucoup plus sage : mais il était évident qu’il fallait mettre le bâtiment à l’autre bord, et il y employa tous ses efforts. Malheureusement la place manquait. Au moment où le bâtiment courait en dérivant, malgré son peu de voilure, l’atmosphère parut s’éclairer tout à coup d’une lumière étrange, la mer blanchit tout autour d’eux, et le bouillonnement des vagues ressemblait au bruit d’une cataracte ; c’étaient bien des brisants ; le bâtiment en était entouré, et, l’instant d’après, il touchait le fond !

La profonde obscurité de la nuit ajoutait à l’horreur de ce moment terrible. Le premier effet de cette catastrophe fut de rendre le capitaine complètement à lui-même, et il se montra le marin intrépide et calme qu’il était. Ses ordres furent donnés avec autant de sang-froid que de précision et de clarté, et ils furent exécutés avec l’ensemble qu’on pouvait attendre de matelots expérimentés dans un pareil moment. Toutes les voiles furent carguées ; les plus lourdes furent serrées. Tandis que Marc dirigeait cette manœuvre, Hillson était chargé de parer une ancre. Pendant ce temps, le capitaine surveillait les mouvements du bâtiment. En jetant la sonde il s’assura qu’il allait encore de l’avant. Les secousses n’étaient pas très-fortes, et les vagues blanches furent bientôt laissées à l’arrière sans qu’aucune eût inondé le pont. C’étaient autant de preuves que, dans l’endroit même où le bâtiment avait touché, il y avait presque assez d’eau pour le relever, fait que la sonde même confirmait. Douze pieds d’eau, c’était tout ce qu’il fallait au Rancocus dans sa disposition actuelle, et la sonde indiquait trois brasses par moments. C’était quand le navire entrait dans le creux des lames qu’il labourait le fond. Persuadé que son bâtiment pourrait sortir de ce mauvais pas, le capitaine épia l’instant où il serait dégagé, pour mouiller une de ses ancres de poste aussi près des brisants que possible, du côté sous le vent, décidé à attendre ensuite le jour pour aviser au meilleur moyen de se tirer des dangers dont il était entouré.

Sur le gaillard d’avant la besogne n’avançait pas, et le capitaine Crutchely s’y porta. Son second lieutenant savait à peine ce qu’il faisait, et le capitaine vit qu’il fallait qu’il le remplaçât. En même temps il donna ordre à Marc de préparer la chaloupe pour qu’il n’y eût plus qu’à la mettre à l’eau. Hillson avait mal entalingué le câble, et c’était une opération qui était à recommencer. La tête se monte aisément quand on voit faire de pareilles bévues dans des moments aussi critiques. Le capitaine, hors de lui, sauta sur le jas de l’ancre qui était une ancre de veille et il cria à M. Hillson de se retirer. Pendant qu’il était ainsi occupé, au moment où l’entalingure était faite, et où les matelots remontaient bord, une secousse subite ébranla le navire, les brisants reparurent de tous côtés, et des flots d’écume s’élevèrent jusqu’aux disses du plat-bord. Quand les vagues retombèrent, le capitaine avait disparu. Que lui était-il arrivé ? c’est ce qu’on ne put jamais savoir d’une manière précise. Il est probable que la lame avait balayé le jas de l’ancre, et que l’infortuné capitaine avait été emporté du côté sous le vent au milieu de l’obscurité.

Marc apprit bientôt cette catastrophe, et la grave responsabilité qu’elle lui imposait. Un sentiment d’horreur s’empara de lui, mais il le surmonta aussitôt. Il avait besoin de tout son sang-froid, et il n’y avait pas une minute à perdre. Son premier devoir était de chercher à sauver le capitaine. Le petit canot fut mis à la mer ; six hommes y montèrent dans cette intention charitable. Marc, debout sur le beaupré, les vit passer comme une flèche sous l’avant du navire, et se perdre aussitôt dans les ténèbres de cette scène terrible. Ils ne reparurent pas : une même et affreuse destinée avait frappé en quelques minutes le capitaine Crutchely et six de ses meilleurs matelots !

Malgré ces pertes successives et si déplorables, la besogne n’en allait pas moins. Hillson semblait comprendre enfin qu’il fallait payer de sa personne ; la raison lui était revenue, et il parvint à mettre la chaloupe à la mer. À force de secousses, le bâtiment avait presque dépassé le récif ; c’était à peine s’il touchait encore, et Marc était tout prêt à mouiller ses ancres, dès qu’il penserait qu’il y avait assez d’eau pour le tenir à flot. La sonde indiquait une dérive considérable, à tel point qu’il fallait la retirer à chaque minute pour la jeter de nouveau. D’après ces indices, Marc s’attendait à tout instant à se trouver sur quatre brasses d’eau et c’était le moment qu’il épiait pour jeter l’ancre. Cependant il dit au charpentier de sonder les pompes. Le résultat fut qu’il n’y avait que la quantité d’eau ordinaire dans la sentine. La quille n’avait encore reçu aucune atteinte sérieuse.

Tandis que Marc, la sonde à la main, observait avec anxiété la dérive du bâtiment et la profondeur de l’eau, Hillson était occupé à placer des provisions dans la chaloupe. Il y avait dans la cabine un peu de numéraire qui y fut également transporté d’après l’ordre du second lieutenant, et sans que Marc en fût même informé. Il était sur le gaillard d’avant, trop occupé pour faire attention à ce qui se passait à l’arrière, où Hillson restait maître absolu avec les quelques matelots qui l’entouraient.

Enfin Marc reconnut, à sa grande joie, qu’il y avait quatre bonnes brasses d’eau sous les bossoirs, quoique le bâtiment tombât encore à l’arrière. Bob était auprès de lui, une lanterne à la main. Peu à peu le Rancocus se redressait sur l’avant, la lame étant alors si faible, par la manière dont elle avait été brisée du côté du vent, qu’elle le soulevait à peine d’un pouce ou deux à la fois. Après avoir attendu patiemment un quart d’heure, Marc pensa que le moment propice était arrivé, et il donna ordre de laisser tomber l’ancre. Le matelot placé à la bosse obéit. Par une heureuse coïncidence, l’ancre avait été jetée au moment où la quille se dégageait du fond. Le câble n’étant pas très-long, le bâtiment, après avoir été de l’avant assez pour le tendre, commença à éviter. Comme il venait à l’appel de son ancre, une lame, qui avait traversé le récif sans se briser, se déploya sur le pont. Dans ce moment Hillson était sur la chaloupe avec ses compagnons. Fut-elle entrainée à la dérive par la force de la lame, ou, dans la confusion qui régnait à bord, eut-on l’imprudence de détacher le câblot ? Toujours est-il que lorsque Marc, qui s’était avancé lui-même jusqu’au cabestan quand la lame embarqua, put rouvrir les yeux que cette inondation soudaine l’avait obligé de fermer, il aperçut, comme à travers un brouillard, la chaloupe sur le sommet d’une vague. Héler eût été peine perdue, et il resta les yeux fixés sur la malheureuse embarcation jusqu’au moment où les épaisses ténèbres qui dérobaient tous les objets l’enveloppèrent également. Marc était loin de soupçonner l’étendue du malheur qui lui était arrivé. Ce fut seulement après avoir visité la cabine, le poste des matelots et le gaillard d’avant, qu’il acquit la conviction terrible que, de tout l’équipage, il ne restait à bord du Rancocus que Bob Betts et lui !

Il pouvait se trouver quelque terre sous le vent, et Marc en était réduit à espérer que les deux embarcations parviendraient à l’atteindre mais il n’avait pas de temps à donner à des réflexions semblables, et la conservation du bâtiment devait absorber toute son attention. Heureusement l’ancre tenait, et le vent, qui n’avait jamais soufflé avec beaucoup de violence, commençait à diminuer. Le capitaine Crutchely avait eu la précaution de faire bitter le câble très-court, afin de l’éloigner du fond le plus possible, sachant bien que le corail aurait coupé net comme une hache les câbles de chanvre dont on se servait alors exclusivement. Il en résultait que le Rancocus n’était qu’à la distance de quarante brasses de son ancre. Marc sonda par le travers du grand mât, et il reconnut que le bâtiment était lui-même sur neuf brasses. C’était une heureuse découverte, et en l’apprenant, Bob s’écria que rien n’était désespéré, s’ils pouvaient seulement retrouver les six hommes qui étaient sur le canot. De son côté, la chaloupe avait emporté neuf hommes de l’équipage, qui se composait en tout de dix-huit avant les désastres de cette nuit. Marc accepta cette espérance, et il ne s’en remit qu’avec plus d’ardeur à veiller à la conservation du bâtiment.

La sentine fut encore sondée, et elle se trouva presque vide. Soit à cause de la nature du fond sur lequel ils avaient touché, soit par suite de la construction solide du Rancocus, il était évident qu’il n’avait pas encore reçu de grandes avaries. C’était un avantage qui inspira à Marc un vif sentiment de reconnaissance. S’il pouvait retrouver quelques matelots et avoir de nouveau la mer libre, tout espoir de revoir l’Amérique et d’être un jour réuni à sa chère Brigitte n’était pas encore perdu.

Le temps s’adoucissait de plus en plus, et avant le retour du jour les nuages s’étaient dissipés, la bruine avait cessé ; tout annonçait une amélioration notable dans l’état de l’atmosphère. Marc trouva de nouveaux sujets d’appréhensions, même dans ces circonstances favorables. Si près de terre, le bâtiment ne pouvait manquer de sentir l’influence de la marée, et il pouvait être jeté de nouveau contre les brisants. Afin de prévenir ce péril, il se mit avec Bob à entalinguer un autre câble, et à poser une nouvelle ancre.

Comme tous les lecteurs ne sont pas familiers avec ce qui se fait à bord, il est bon de dire que quand les bâtiments partent pour une longue traversée, on roule les câbles et on les descend en bas, pour qu’ils ne gênent point les manœuvres, tandis qu’en même temps on rentre les ancres ; c’est-à-dire qu’au lieu de les laisser sous les bossoirs, où ils sont ordinairement suspendus, tout prêts à servir, on les place dans l’intérieur du bâtiment, pour qu’ils soient plus en sûreté et à l’abri des fortes lames. On voit d’après cela que le travail que Marc et Bob entreprenaient, avait de quoi les occuper pendant plusieurs heures.