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Le Cratère/Chapitre VII

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 29p. 77-90).




CHAPITRE VII.


Calme-toi, pauvre abandonné !
L’œil perçant qui voit tout, et le ciel et la terre,
Voit aussi ta misère.
L’heure de la délivrance aura bientôt sonné !

Mistress Hemans



Le jour du dimanche ne se lève jamais, pour les personnes vraiment pieuses, sans ranimer les sentiments de gratitude qu’elles doivent au Créateur pour tous ses bienfaits. Cette influence se fait surtout sentir dans les saisons où la nature se rajeunit et se renouvelle, à la campagne, plus que dans les grandes villes où le bruit qui se fait autour de nous est un obstacle aux pensées sérieuses. Elle est plus vive encore dans la solitude absolue, lorsque nous nous sentons sous la dépendance directe de Dieu même pour trouver les moyens de prolonger notre existence. Dans le monde on oublie cette dépendance on ne s’en repose que sur soi-même, on s’exagère ses forces : on oublie d’où ces forces mêmes nous arrivent ; mais que l’homme soit seul et dans des circonstances critiques, il sent alors son insuffisance, et se tourne humblement du côté de cette main divine qui seule peut le relever.

Ce fut sous l’impression de ces pensées que Marc et Bob passèrent leur premier dimanche sur le Récif. Le jeune marin lut d’un bout à l’autre l’office du matin tandis que Bob écoutait avec attention. La différence de leurs croyances religieuses ne se trahit que par une circonstance assez singulière pour ne pas être passée sous silence. Malgré leurs premières relations qui avaient commencé sur le pied de l’égalité, malgré l’âge de Bob et cette communauté de sentiments et d’intérêts établie entre eux par leurs malheurs communs, celui-ci n’avait pas cessé de montrer à son officier le respect dû à son grade. Cette déférence ne s’était jamais démentie, et, depuis leurs tristes aventures, il n’était pas entré une seule fois dans la cabine sans ôter son bonnet. Mais dès que les prières commencèrent, il le remit sur sa tête, comme pour témoigner de sa fidélité aux pratiques de ses pères ; se faisant un point d’honneur d’imiter ce qu’il les avait toujours vus faire dans leurs assemblées, et ne voulant pas que son compagnon pût croire qu’il était homme à se laisser convertir. Marc observa aussi que, dans le cours de la journée, Bob le tutoya deux ou trois fois, ce qui ne laissait pas de produire un singulier effet dans la bouche du vieux matelot.

L’un et l’autre éprouvèrent l’efficacité du précepte divin qui recommande l’observation du dimanche. Marc se sentit beaucoup plus résigné à son sort qu’il ne l’aurait cru possible, et Betts déclara qu’il ne manquerait rien à son bonheur, s’il avait seulement une meilleure embarcation, non pas que le canot n’eût beaucoup de bonnes qualités ; mais il était trop petit.

Après le service religieux, pour lequel nos marins avaient fait leur barbe et s’étaient habillés, ils firent ensemble un tour sur le Récif, tout en causant de leurs affaires. Bob dit alors à Marc, pour la première fois, qu’il devait y avoir quelque part dans la cale la charpente et tous les matériaux d’une pinasse, que le capitaine avait l’intention d’assembler quand il serait arrivé au lieu de sa destination, afin de pouvoir croiser plus commodément au milieu des îles pour trafiquer avec les sauvages et transporter le bois de sandal. Marc déclara qu’il n’en avait jamais entendu parler, mais qu’une partie de la cale avait été remplie pendant qu’il était à Bristol, et que la chose n’était pas impossible. Bob convint qu’il n’avait jamais vu la pinasse en question, quoiqu’il eût été employé au chargement, mais il était sûr d’avoir entendu l’Ami Abraham White et le capitaine Crutchely parler ensemble de ses dimensions et de l’usage qu’on en pouvait faire. Si sa mémoire ne le trompait pas, ce devait être une embarcation plus grande même que la chaloupe, disposée pour recevoir des mâts et des voiles, et à demi pontée.

Marc écouta patiemment ces défaits, bien convaincu toutefois que l’honnête Bob était dans l’erreur. Sans doute il avait pu entendre le capitaine et l’armateur parler de quelque projet de ce genre ; mais s’il avait été mis à exécution, il était bien difficile que lui, son second, n’en eut eu aucune connaissance. Ce qui était certain, c’est qu’il y avait à bord une grande quantité de matériaux au moyen desquels on pourrait, avec le temps, — car il sentait mieux que personne que ce ne serait pas l’affaire d’un jour, — construire une embarcation quelconque, assez solide pour résister aux flots de cette mer ordinairement paisible, et les reconduire dans leur patrie.

Ce fut dans des entretiens de ce genre, dans l’accomplissement des devoirs religieux, dans un échange de conjectures sur le sort probable de leurs compagnons, que se passa ce saint jour du dimanche. Cette interruption dans leurs travaux ordinaires parut faire sur Bob une assez vive impression ; il suivit les différents exercices avec un zèle et une simplicité qui donnèrent beaucoup de satisfaction à Marc ; car tout en sachant bien que son ami était le meilleur garçon du monde, dans l’acception ordinaire de ce mot, il ne le croyait pas très-accessible aux idées religieuses. Mais le monde n’était plus là pour exercer sur Bob une influence délétère ; il en était séparé par une barrière presque aussi infranchissable que le tombeau ; et le cœur humain, dans sa détresse, ne manque jamais de se tourner vers Dieu, comme vers l’unique source de consolation. C’est dans la prospérité que l’homme s’étourdit follement, s’imagine qu’il se suffit à lui-même, et, dans ce fatal aveuglement, oublie son créateur.

Le lendemain, les deux amis reprirent leurs travaux ordinaires avec une nouvelle ardeur. Pendant que l’eau pour le thé bouillait, ils roulèrent à terre deux futailles vides et les remplirent d’eau à l’un des réservoirs naturels les plus considérables, car il était tombé beaucoup de pluie pendant la nuit. Après le déjeuner, Marc alla examiner son monceau de limon dans le Cratère, tandis que Bob partait sur le canot pour pêcher quelques poissons, et prendre un nouveau chargement de limon. Marc se promit de l’accompagner la fois suivante sur le radeau, qui avait encore besoin, toutefois, de quelques dispositions pour servir à cet usage. La pluie avait tellement détrempé le limon, que Marc, qui en porta quelques parcelles à ses lèvres, reconnut qu’elle avait emporté une grande partie du sel qu’il contenait. Il y avait de quoi l’encourager dans ses projets de jardinage. Le printemps ne faisait que commencer, et il avait l’espoir de pouvoir préparer au moins une couche assez à temps pour y voir pousser des légumes.

Nous avons déjà vu que la cargaison du Rancocus n’était pas d’un grand prix, le commerce entre l’homme civilisé et le sauvage ayant lieu ordinairement d’après les grands principes du libre échange, dont on a tant parlé depuis quelques années, tout en les comprenant si peu, et qui le plus souvent n’ont d’autre résultat que de donner la part du lion à ceux qui en ont le moins besoin ; mais du moins il s’y trouvait une grande quantité de planches de toute forme et de toute grandeur, et Marc en prit quelques-unes pour faire un plancher pour son radeau. Il venait de terminer, lorsque Bob rapporta une nouvelle provision de limon. Il fut décidé qu’on entreprendrait sur-le-champ un nouveau voyage avec le radeau et le canot tout à la fois.

L’amas de substances végétales que Betts avait découvert, était beaucoup plus considérable et d’un accès plus facile que Marc ne l’avait espéré. On pouvait y faire cent voyages sans craindre de l’épuiser et, suivant toute apparence, on y trouverait de quoi étendre une couche épaisse de terre sur une étendue de plusieurs acres, — qui sait ? sur toute la plaine du Cratère. Le premier soin de notre jeune ami fut de choisir un emplacement convenable, de bien le bêcher, de mêler au limon une quantité suffisante de guano, et alors d’y semer des asperges, opération après laquelle il donna sur sa couche un coup de râteau. Pendant ce temps, Bob avait complété le chargement du canot et du radeau, qu’ils ramenèrent au Cratère, l’un remorquant l’autre.

Les quinze jours qui suivirent se passèrent dans des occupations analogues. Aucun ne s’écoulait sans qu’on eût rendu une ou plusieurs visites au « Rocher du Limon », comme ils appelèrent leur nouveau grenier d’abondance, et jamais les embarcations ne revenaient à vide.

Cependant la journée entière n’était pas exclusivement consacrée à ces voyages. Au contraire, mille petits travaux s’achevaient en même temps, tantôt par nécessité, tantôt par prévoyance. Par exemple, toutes les futailles furent successivement remplies d’eau douce car les pluies pouvaient cesser bientôt, et il était bon de prendre ses précautions, quoique la provision d’eau du Rancocus fût loin encore d’être épuisée. On était parti avec d’excellente eau de Delaware, et les futailles avaient été remplies à Valparaiso. Marc les compta, et, à raison de dix gallons par jour pour Bob et pour lui, ce qui était une ration beaucoup plus que suffisante, il calcula qu’ils en avaient pour deux ans. Sans doute ce n’était pas cette boisson rafraîchissante après laquelle on aspire dans les grandes chaleurs Marc eût préféré se désaltérer à quelque source jaillissante, telle qu’il en rencontrait dans ses chères promenades avec Brigitte ; Bob n’avait pas oublié non plus certain puits qui servait à l’usage de sa famille depuis des générations ; mais en dépit de ces retours vers le passé, nos marins n’avaient pas sujet de se plaindre. L’eau qu’ils avaient en abondance était potable, et elle s’était conservée assez fraîche dans l’entrepont. Lorsque les futailles qui avaient été portées au Cratère eurent été remplies, elles furent réunies ensemble, calées avec soin, et couvertes d’une vieille toile. Aucune distribution d’eau n’avait encore été faite au petit troupeau il en trouvait en abondance dans les cavités.

Betts ne négligeait pas la pêche, et il fournissait non-seulement la table, mais encore à la consommation des porcs et des poules. Plusieurs des poissons se trouvèrent délicieux ; d’autres allèrent grossir incontinent le tas des substances en décomposition. Il fit aussi une importation considérable de guano.

Un jour l’idée lui vint d’aller jeter ses filets dans une autre direction. Il passa au vent de « la muraille de lave », et il se dirigea un peu plus loin, vers un petit rocher nu, où il espérait trouver une espèce particulière de petits poissons qui feraient une friture délicieuse. Il y avait une couple d’heures que Bob était parti, lorsque Marc, qui était à travailler dans l’intérieur du Cratère, l’entendit tout à coup pousser de grands cris comme s’il appelait à son secours. Jetant aussitôt la pioche qu’il tenait à la main, Marc courut à sa rencontre, et ne fut pas médiocrement surpris de voir la nature de la cargaison avec laquelle son ami rentrait dans le port. Il paraîtrait qu’un grand amas d’herbes marines s’était formé au vent du rocher près duquel Bob était allé pêcher, et que là elles s’accumulaient en monceau ; puis, qu’à un moment donné, cette masse compacte, qui ne trouvait plus d’espace suffisant pour la contenir, se détachait tout à coup, et passait au sud du Récif en dérivant sous le vent, jusqu’à ce qu’elle atteignît quelque autre roche dans cette direction. Bob était parvenu à lui faire doubler une pointe du Récif, et, à l’aide du vent et du courant, il cherchait à lui faire prendre la route du Cratère. Il appelait Marc pour qu’il vînt l’aider dans cette manœuvre difficile car il eût été cruel, après toute la peine qu’il s’était donnée, de voir cette riche proie lui échapper, et passer devant l’île sans s’y arrêter. Le jeune marin comprit aussitôt le service qu’on attendait de lui ; il prit une corde, réussit à la jeter à Bob, et, en la tirant à lui, il parvint à conduire la masse flottante sur le point de débarquement le plus favorable.

Ce surcroît de richesses leur venait très à point. Il y avait bien le volume de deux grandes charretées de foin. Il s’y trouvait beaucoup de petits coquillages, qui firent les délices de la basse-cour. Les poules y découvrirent aussi des graines à becqueter, et elles les cherchèrent avec la même avidité que si c’eût été du blé. Les porcs, de leur côté, firent grand honneur aux herbes. La pauvre Kitty était la seule qui n’eût pas toujours sa table servie comme elle l’eût désiré ; elle donna quelques coups de dent çà et là, mais d’un air à demi satisfait, et comme si elle doutait de la salubrité de ce mets de nouvelle espèce.

Quoiqu’il commençât à se faire tard, Marc et Bob prirent deux des fourches de l’ami Abraham White, — encore une attention du digne quaker pour les insulaires de Fejee, — et se mirent à rentrer toute la provision dans l’intérieur du Cratère, en laissant en dehors ce qui était nécessaire pour la consommation de la basse-cour.

À la fin de la seconde semaine, nos défricheurs tinrent conseil, et il fut arrêté qu’avant toute autre chose il fallait achever d’apprêter une plate-bande qui pouvait avoir une demi-acre d’étendue, la défoncer, y jeter de leur engrais, donner un coup de bêche, l’ensemencer, et recouvrir le tout d’une couche d’herbes marines. Malgré toutes les ressources inespérées qu’il avait trouvées, Marc ne se flattait pas encore d’un grand succès. Le limon lui paraissait froid et encore empreint de matières salines, malgré l’effet des eaux du ciel et il ne connaissait les propriétés du guano que par les explications confuses et incomplètes de Bob. Comment expliquer l’absence de toute végétation sur le Récif, si les substances dont il était composé renfermaient les principes de toute espèce de plantes ? Il avait bien lu que les terrains qui entourent les volcans actifs à une assez grande distance pour être à l’abri des ravages causés par la lave, étaient ordinairement d’une grande fertilité à cause des cendres et de la poussière impalpable disséminée dans l’air ; mais ne voyant aucune trace de cette fertilité, il supposait que la mer adjacente en avait successivement absorbé tous les éléments. Sous l’impression de ces sentiments, il n’est pas étonnant que Marc préférât se borner à faire modestement un premier essai sur un petit coin de terre, plutôt que de se consumer en efforts impuissants pour défricher un espace plus considérable.

Il fut décidé qu’un mois serait consacré à ces travaux, et qu’ensuite on les confierait à l’action tutélaire des saisons et de la Providence. Marc se proposait alors de procéder à une visite complète et approfondie du bâtiment, pour reconnaître une bonne fois ce qu’il pouvait contenir. Si, par exemple, les matériaux de la pinasse dont Betts avait parlé se trouvaient véritablement dans la cale, il faudrait les assembler sans perdre de temps. Dans le cas contraire, et c’était, suivant Marc, la supposition la plus probable, ils devraient se mettre eux-mêmes à l’œuvre, et chercher à construire une embarcation de ce genre à force d’adresse et de patience. Ils pourraient alors à travers cet Océan tranquille, gagner la côte de l’Amérique du Sud, ou une des îles qu’on savait accueillir favorablement les hommes blancs ; car on se rappellera qu’il y a cinquante ans, ces parages n’étaient pas connus comme ils le sont aujourd’hui, et les marins ne s’aventuraient pas sans crainte au milieu des habitants de ces îles.

Le premier mois de leur captivité finissait quand l’exécution de ce plan, déjà élaboré depuis longtemps, fut définitivement arrêtée.

Le lendemain, qui était un dimanche, Marc fut un peu surpris d’une proposition que lui fit Bob le matin.

— Les Amis ont des assemblées mensuelles, avait-il dit ; si nous avions aussi les nôtres ? Quand viendra le jour de Noël, nous le fêterons, si vous voulez, de tout mon cœur ; m’est avis pourtant qu’il serait convenable de faire aussi quelque attention aux fêtes et aux cérémonies des Amis.

Marc ne put s’empêcher de sourire de cette proposition, à laquelle néanmoins il s’empressa de souscrire. L’assemblée mensuelle des quakers avait lieu au moins autant pour régler les affaires temporelles que pour se livrer à des exercices de piété, et l’on ne voyait pas trop comment Bob, qui composait son église à lui tout seul, avait besoin d’un jour fixe pour en surveiller l’administration. Quoi qu’il en fût, Marc était trop heureux de voir ses idées prendre cette direction nouvelle pour lui faire la moindre observation. La demande fut admise en principe ; seulement la mise en pratique fut remise à un jour ultérieur.

Le lendemain, il plut toute la matinée, ce qui obligea nos solitaires à rester à bord ; ils en profitèrent pour visiter à fond l’entrepont ; et notamment les caisses où étaient renfermées les semences. C’était là qu’on avait placé la plupart des outils, ainsi qu’une grande quantité de planches mais ils cherchèrent inutilement la carcasse de la pinasse. Ils n’en persistèrent pas moins tous deux dans leur opinion : Bob, que le capitaine en avait parlé devant lui avec l’armateur, et Marc, que Bob avait mal entendu. La provision d’outils était hors de toute proportion avec les besoins de l’équipage ; mais il ne faut pas perdre de vue que l’Ami Abraham voulait répandre la civilisation parmi les sauvages. C’était une espèce de compromis qu’il avait fait avec sa conscience. Le but du voyage était d’aller prendre un chargement de bois de sandal pour le porter à Canton où l’on devait prendre en échange une cargaison de thé ; mais on disait que ce bois servait à des pratiques d’idolâtrie, et que c’était pour cette raison même qu’il était si fort recherché. En fournir, c’était donc favoriser indirectement le culte des idoles, et en compensation, l’Ami Abraham voûtait faire quelque chose pour la civilisation des peuplades païennes. S’il eût été de l’église presbytérienne, il aurait sans doute encombré l’entrepont de traités religieux ; mais l’Ami Abraham appartenait à une secte aussi recommandable en pratique qu’elle est parfois ridicule en théorie, et ces momeries n’auraient nullement calmé sa conscience. Aussi, en expiation des milliers de dollars qu’il espérait retirer, et qu’il aurait retirés en effet de cette spéculation, sans l’accident arrivé au Rancocus, et sans les trop nombreuses libations du capitaine Crutchely en l’honneur de l’anniversaire de son mariage, il avait consacré à l’achat d’outils, d’instruments, de semences, d’approvisionnements de toute espèce, destinés très-sincèrement à améliorer la condition des naturels de Vanua Levu et de Viti Levu, une somme qui ne montait pas à moins de mille dollars.

Dans ses recherches, Marc trouva des graines de trèfle et d’autres plantes herbacées en assez grande quantité pour couvrir presque toutes les hauteurs du Cratère. Le temps s’étant éclairci pour le moment, il partit avec Bob qui portait un panier plein de guano, tandis que lui-même s’était muni des semences. C’était la première fois qu’ils montaient au Cratère depuis qu’ils avaient terminé leurs plantations, et Marc approcha de ses petits monticules sans grand espoir, car il n’avait pas alors de limon à mêler aux cendres. Qu’on juge de son ravissement, comme de sa surprise, quand il vit une couche de melons sur laquelle on distinguait déjà de petites tiges verdoyantes. Le grand problème était donc heureusement résolu : la végétation se trouvait importée sur ce sol jusqu’alors stérile. Les principes inertes qui, combinés ensemble, avaient produit ce phénomène, étaient là, depuis des milliers de siècles, tout près les uns des autres, mais privés de vie, faute de se trouver en contact immédiat. Marc ne doutait pas que ce ne fût le guano de Betts qui eût déterminé cette végétation, et réveillé de leur torpeur les matières jusqu’alors inactives vomies par le volcan. Le labourage, l’accès donné à l’air et à la lumière, l’arrosement, pouvaient y avoir contribué, mais notre jeune jardinier était convaincu qu’il avait fallu quelque chose de plus pour le succès. Ce quelque chose, c’était la fiente des oiseaux fertilisée par l’action du temps, qui l’avait fourni et, ô miracle ! obéissant à l’appel de cet engrais nouveau, le sol ingrat se couvrait pour la première fois d’une verdure naissante.

La joie de Marc Woolston tenait du délire ; il n’avait plus à craindre la famine dans l’avenir ; mais ce n’était point cette considération qui causait ses transports, c’était de voir une création nouvelle sortir en quelque sorte de ses mains. Il courait de monticule en monticule, et partout il trouvait des plantes, les unes commençant à sortir du milieu des cendres, d’autres déjà en feuilles ; toutes, vertes et bien portantes. Heureusement Kitty n’avait pas été sur le sommet depuis quinze jours ; les premières visites qu’elle y avait faites, toujours sans résultat, ne lui avaient sans doute pas donné l’envie d’y retourner mais si elle venait à apercevoir d’en bas la verdure, elle ne résisterait pas à la tentation, et alors Dieu sait les ravages qu’elle ferait. Marc résolut donc de la confiner à bord, jusqu’à ce qu’il eût pris les précautions nécessaires pour l’empêcher de gravir la hauteur, ce qui n’était pas très-difficile. À l’extérieur du rocher, il n’y avait que trois endroits par où il fût possible même à une chèvre de grimper. Cela provenait de ce que, à l’exception de ces trois points, le roc, à partir de sa base, s’élevait à pic jusqu’à une hauteur de dix à douze pieds. À deux des endroits où des débris accumulés avaient fait une sorte d’escalier grossier, il ne faudrait que très-peu d’efforts pour le détruire, et rendre le passage tout à fait impraticable. Sur le troisième point, il y aurait plus à faire, et provisoirement il fut convenu qu’on y établirait une sorte de barrière. Comme la voile tendue devant l’entrée ne permettait pas aux animaux de pénétrer dans l’intérieur du Cratère, il n’y avait pas de craintes à concevoir de ce côté, et l’on se promit même d’établir quelques marches pour rendre, au moins sur un point, la montée plus facile.

Dès que Marc fut un peu revenu de sa première surprise, il envoya Bob chercher en bas quelques seaux remplis de la terre qui avait été apportée du Rocher du Limon. Il eut soin de mettre de cet engrais autour de chaque plante, et l’expérience lui prouva combien il avait eu raison d’agir ainsi. Il est certain que, sans cette précaution salutaire, toutes ses plantes favorites auraient péri, faute d’une nourriture suffisante. Aussi ne se borna-t-il pas à un simple essai, et il voulut que toutes ses plantations sur le sommet reçussent cette addition importante ; mais c’était un travail long et fatigant que de monter sur l’épaule les seaux l’un après l’autre. Bob établit en haut une poulie à l’aide de laquelle les seaux montaient et redescendaient sans fatigue, et la besogne s’en trouva singulièrement abrégée.

Après avoir pourvu à la conservation de son nouveau trésor, Marc se mit à semer les graines destinées à couvrir le sommet et les parois extérieures du Cratère ; car en dedans où la rampe était à pic, c’eût été peine perdue. Sans doute tout ne viendrait pas, c’était un espoir qu’il ne pouvait concevoir ; mais ne poussât-il par-ci par-là que quelques brins de verdure sur lesquels l’œil pût au moins se reposer, il se croirait encore grandement récompensé de ses peines. Bob le suivait pas à pas, mettant du guano partout où Marc déposait de la semence. Une pluie bienfaisante qui tomba bientôt après, humecta cette semence, la fit pénétrer dans ce qu’il pouvait y avoir de sol à la surface, et la mit, par conséquent, dans les conditions les plus favorables.

Ayant fait ce qui dépendait d’eux pour que la zone supérieure fût couverte de verdure, les intrépides horticulteurs descendirent dans la plaine du Cratère sur laquelle ils voulaient dessiner un jardin. Marc y fit preuve de beaucoup d’adresse et d’un talent véritable. La surface du plateau était recouverte d’une croûte composée de scories et de cendres durcies, croûte qui, sans être très-épaisse, aurait pu porter le poids d’une charrette. Cette croûte une fois brisée, ce qui n’était pas difficile avec des pinces et des pioches, les substances qu’elle recouvrait étaient assez molles pour l’usage qu’on voulait en faire, même sans qu’il fût besoin du secours de la bêche. L’espace ne manquait pas. Marc traça des allées qui serpentaient en zigzag au gré de sa fantaisie, laissant la croûte partout où il devait y avoir un chemin, et ne la brisant que là où il voulait établir une plate-bande. Ce travail était pour lui un véritable délassement ; il s’en amusait en même temps qu’il ne perdait pas de vue l’utilité qu’il en retirerait par la suite. Partout où l’on jetait de la semence, la couche, préparée avec soin, recevait toujours son contingent de limon et d’herbes marines, et rien n’était négligé de ce qui pouvait contribuer au succès de la plantation.

Sans doute on ne pouvait espérer que tous ces essais de culture réussissent au même degré. De toutes les semences réunies par l’Ami Abraham, il y en avait qui pouvaient manquer complètement, ou dégénérer mais pourquoi d’autres, au contraire, ne s’amélioreraient-elles pas ? Il n’attendait pas beaucoup de la pomme de terre d’Irlande, du chou, ni de la plupart des légumes du nord ; mais il avait voulu essayer un peu de tout ; et son jardin potager offrait un assortiment à peu près complet des légumes alors connus en Amérique.

Il fallut bien quinze jours à nos amis pour préparer, fumer et ensemencer leur jardin et ses compartiments de dessins si variés. Il occupait, au centre même du Cratère, un emplacement d’au moins une demi-acre. Ce n’était pour Marc qu’un commencement, une sorte de pépinière, destinée à alimenter beaucoup de créations du même genre, jusqu’à ce que les cent acres ne formassent qu’un parc immense. Au moment où ils terminaient cette partie de leurs travaux, les pluies étaient moins fréquentes ; c’étaient plutôt des averses, qui étaient encore plus favorables au développement de la végétation. Pendant ces quinze jours les semis faits sur les hauteurs avaient fait des progrès rapides sous l’influence d’un soleil des Tropiques. Mais pour féconder le sol, il ne faut pas seulement de la chaleur et il n’arrive que trop souvent, sous ces latitudes, qu’il ne soit pas assez humecté. Ces longues sécheresses, qui reviennent périodiquement, tiennent souvent moins à la chaleur qu’à d’autres causes locales. À mesure que le printemps avançait, Marc commençait à espérer que son petit territoire serait à l’abri de ce fléau si terrible. Les vents alizés, et quelques autres causes qui lui étaient inconnues, amenaient continuellement des nuages qui non-seulement versaient une pluie bienfaisante sur ses plantations, mais qui servaient encore à modérer une chaleur qui eût été insupportable si rien n’avait jamais intercepté les rayons du soleil.

Comme l’été approchait, et qu’il ne fallait pas se laisser prendre au dépourvu, Marc s’occupa de dresser une tente dans l’enceinte du Cratère. Avec quelques vieilles voiles et quelques petits mâts, la chose ne fut pas difficile, et il eut bientôt construit une habitation de ce genre aussi vaste que commode. Mais Marc ne pensa pas seulement à lui, et il établit en dehors un autre abri pour son petit troupeau, qui montra, par l’ardeur avec laquelle il s’y réfugia, combien il appréciait cette attention. Cet abri fut beaucoup plus difficile à construire, car il fallait qu’il pût résister au vent qui soufflait de ce côté avec violence, tandis qu’il se faisait à peine sentir dans l’intérieur. Sous ce rapport, il y avait en trop d’un côté ce qui manquait de l’autre. Cette absence d’air était même un grave inconvénient pour fixer sa résidence dans ce que nous avons appelé la plaine du Cratère. Aussi Marc se mit-il aussitôt à l’œuvre pour chercher à se bâtir une sorte de petit pavillon sur le Sommet même, où il règnerait toujours une douce température, pourvu qu’on pût se garantir contre l’ardeur du soleil.

Marc mit beaucoup de soin à choisir un emplacement convenable. L’emplacement une fois trouvé, les matériaux ne manquaient pas. Des mâtereaux, qu’il fut facile d’enfoncer dans la roche tendre, servirent de poteaux ; des morceaux de toile à voile, taillés en bas pour plus de commodité et montés à l’aide de la poulie, formèrent les quatre murs, et nos habiles architectes eurent ainsi des habitations pour toutes les saisons.

Ces divers arrangements prirent encore une quinzaine, et ce fut ainsi que se terminèrent les premiers trois mois qu’ils passèrent sur le Récif. Ils s’étaient alors habitués à leur situation, et avaient mis de l’ordre et de la régularité dans leurs travaux, bien que la chaleur toujours croissante commençât à les avertir de ne pas se fatiguer trop, surtout à l’heure où, du haut du zénith, le soleil dardait tous ses feux.