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Le Cratère/Chapitre XIV

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 29p. 171-183).




CHAPITRE XIV.


Le jeune oiseau n’apprend point à voler,
Ni le faon à courir, ni la source à couler ;
Chacun sent son instinct ; le cœur bat de soi-même,
Et c’est aussi sans art et sans leçons qu’il aime.

Churchyard



Nous n’entreprendrons pas de décrire l’émotion de Marc pendant ce récit. Brigitte, qu’il aimait si tendrement, et dont l’image n’avait pas cessé un seul instant d’être présente à son cœur depuis son naufrage, Brigitte, plus digne que jamais de son attachement, était alors dans une île où il pouvait arriver en quelques heures ! Quel nouveau sujet de félicitation et de reconnaissance, et comme il sentait le besoin de se retirer un moment à l’écart pour remercier Dieu de ce nouveau bienfait, et savourer silencieusement son bonheur ! il n’était plus seul ; c’était à peine s’il pouvait le croire ! Aussi lui fallut-il longtemps pour se familiariser en quelque sorte avec ce changement si merveilleusement survenu dans sa position. Que de fois le matin, en se réveillant, il avait oublié qu’il avait des compagnons, et quand la mémoire lui revenait, comme sa prière s’en élevait vers le ciel plus vive encore et plus ardente ! Ce redoublement de ferveur ne le quitta plus le reste de sa vie, et devint encore la cause de nouvelles grâces. Mais n’anticipons pas sur les événements.

Quand Marc rejoignit Bob, ils convinrent, après une mûre délibération, que le meilleur parti à prendre était de faire venir au plus tôt la petite colonie. À présent que les naturels connaissaient l’existence de l’île Rancocus, leurs visites ne manqueraient pas d’être fréquentes, et qui pouvait assurer que la bonne intelligence durât longtemps ? Sans doute de l’île Rancocus on apercevait le Pic de Vulcain, et du Pic le Récif ; et il serait urgent de se mettre en garde contre toute tentative d’agression. Car les indigènes franchissaient souvent de grandes distances sur leurs canots et sur leurs radeaux ; mais la vue du volcan encore en activité les tiendrait peut-être en respect ; ils ne manqueraient pas d’attribuer ce phénomène à l’influence de quelque dieu ou démon, qui pourrait ne pas laisser impunie toute tentative d’invasion sur ses domaines.

Pendant la conférence, Socrate s’était amusé à tuer quelques douzaines de becfigues. Bob assurait que ces oiseaux, si communs sur le Pic, ne se trouvaient pas dans l’île Rancocus, ce qui provenait sans doute de quelque condition atmosphérique particulière ; et c’était un mets si délicat qu’on voulait le faire goûter aux jeunes dames.

Le soleil allait se coucher quand la Neshamony quitta l’Anse Mignonne : c’était le nom que Marc lui avait donné, comme il avait nommé l’Escalier le ravin par lequel on montait à la plaine du flic. Les gissements avaient été observés avec soin ; et, à toute heure, la traversée était facile. Excellent marin d’eau douce, le nègre excellait à diriger un bateau, talent qu’il avait acquis sur les rives de la Delaware qu’il n’avait jamais quittées depuis son enfance. Au surplus, pour aller d’une île à l’autre, il eût presque suffi d’observer la direction du vent, qui est toujours la même, à moins de quelque bourrasque imprévue.

Marc fut ravi de voir comment la Neshamony se comportait. Bob lui détailla toutes les qualités de la pinasse, et il déclara qu’au besoin, il était prêt à partir avec elle pour l’un des continents. C’était une ressource précieuse pour leurs excursions, car elle était très-capable de tenir le large, même contre un coup de vent. La Brigitte, qui avait des prétentions beaucoup plus modestes, était restée amarrée dans l’Anse Mignonne. Est-il besoin de dire que, pendant la traversée, la conversation ne languit pas un seul instant ? Marc n’était jamais à bout de questions sur sa petite femme, sur sa santé, son teint, sa figure, ses craintes ou ses espérances. On établit néanmoins un quart, pour la forme et chacun eut son temps assigné pour dormir, sans que personne en profitât.

À peine le soleil venait de se lever que l’île Rancocus se montra à l’horizon. Ainsi, en dix heures, la Neshamony avait été assez bonne voilière pour franchir une distance de soixante-dix milles. L’île n’était plus qu’à dix lieues. On juge si Marc avait peine à contenir son impatience. Pour passer le temps, et aussi pour paraître avec tous ses avantages aux yeux de Brigitte, il donna quelques soins aux détails de sa toilette, qu’au surplus, il ne négligeait jamais. Nous avons déjà dit avec quelle régularité il se baignait tous les jours ; sa barbe aussi était faite chaque matin. On ne saurait croire à quel point les soins du corps rendent l’esprit libre et dispos. Marc l’avait éprouvé, et c’est peut-être ce qui avait contribué à lui faire paraître son isolement plus supportable. Seulement il avait laissé pousser ses cheveux, et il fut sur le point de demander à Bob de les lui couper ; mais il céda à un petit mouvement de coquetterie qui lui faisait croire que sa longue chevelure ne lui allait pas trop mal. Et puis il se faisait une fête de penser que ce serait son amie qui plus tard lui rendrait ce service, ce que d’avance il trouvait charmant.

Mais on approchait de plus en plus ; on n’était plus qu’à une lieue de la pointe septentrionale, lorsque Bob arbora un petit pavillon à la tête du mât. C’était le signal dont il était convenu, dans le cas où il aurait réussi dans sa recherche. Au nombre des objets dont Heaton avait eu la précaution de se munir, se trouvaient trois tentes qu’il avait achetées à une vente d’effets militaires. Ces trois tentes étaient dressées entre les rochers et la plage, et c’étaient provisoirement les habitations de la colonie. Bob les fit remarquer à son jeune ami, dont le cœur battit violemment. Les vaches et les poulains paissaient librement en dehors. Sur une petite plate-forme qui se trouva être le lieu de débarquement, une jeune femme était debout, les bras étendus, et puis tout à coup on la vit s’affaisser sur elle-même, comme si elle ne pouvait résister plus longtemps à son émotion. Bob sut manœuvrer de manière à ce que l’embarcation frôlât d’assez près le rivage pour que Marc pût s’élancer à terre, et il eut la délicatesse de pousser aussitôt au large et d’aller aborder un peu plus loin, afin que personne ne troublât le bonheur de cette première entrevue.

Au bout d’une demi-heure, Marc et Brigitte s’arrachèrent aux douceurs de leur tête-à-tête pour rejoindre leurs amis. Marc se jeta dans les bras de sa sœur, et serra la main de son nouveau beau-frère. Ce fut un jour d’émotions profondes et sans cesse renouvelées. D’un côté, c’était un pauvre solitaire rendu inopinément à tout le charme de la vie sociale par l’arrivée de ceux qu’il aimait le plus au monde de l’autre, des parents, des amis, qui retrouvaient celui qu’ils avaient cru perdu. On juge quel feu roulant ce fut entre eux de questions et de réponses. Marc eut à raconter tout ce qui lui était arrivé, et il y eut un certain frémissement parmi les jeunes femmes qui l’écoutaient, quand il parla du tremblement de terre et de ce volcan qui n’était pas encore éteint. Mais le narrateur leur fit comprendre que c’était précisément ce qui faisait leur sécurité, les feux souterrains qui, trouvaient ainsi une issue cessant d’être dangereux.

Les colons restèrent une semaine à l’île Rancocus uniquement occupés à savourer leur bonheur ; mais il ne fallait pas s’abandonner trop longtemps à une sécurité funeste. Le bruit de leur arrivée ne tarderait pas à se répandre, et pourrait leur amener des visiteurs dangereux, ou tout au moins gênants. Dans le groupe des îles de Betto, comme partout, il y avait des partis opposés, et il avait fallu toute l’influence de son ami, le chef Ooroony, pour que Bob sortît aussi heureusement des mains des insulaires au milieu desquels il était tombé. Le plus léger revers de fortune pouvait renverser Ooroony pour élever à sa place quelque ennemi acharné ; et puis, même pendant qu’il était encore au pouvoir, des canots de guerre pouvaient se mettre à la recherche de la montagne, sans demander sa permission. La prudence commandait donc un prompt départ. La transport des vaches et des poulains offrait le plus de difficulté ; la pinasse n’avait pas été disposée pour recevoir de pareils hôtes. Cependant on put trouver place pour une des bêtes à la fois, tout en ménageant un espace suffisant pour cinq ou six personnes. Ce fut les femmes que naturellement on résolut de mettre avant tout en lieu de sûreté avec les effets les plus précieux, et il fut décidé qu’elles feraient partie du premier départ, sous la conduite de Marc, d’Heaton et de Socrate. Bob et Bigelow devaient rester pour garder les animaux et le surplus de leur mobilier. On calculait que la pinasse pourrait être de retour dans huit jours. Bob, en prenant congé de l’Amie Marthe, recommanda particulièrement à son attention les becfigues du Pic de Vulcain, et il lui fit entendre adroitement que, si elle lui en envoyait une douzaine, il, ne serait pas insensible à cette attention.

Cette seconde traversée était chose beaucoup plus sérieuse que la première, puisqu’il fallait aller contre le vent. D’après le conseil de Bob, Marc prit des ris à la grande voile et ôta la bonnette du foc. Il porta dans le sud pour laisser à la pinasse la liberté de son allure, décidé à ne virer que lorsqu’il approcherait du volcan, ce qui avait si bien réussi à son ami. Il était parti au coucher du soleil ; le lendemain matin il était en vue du volcan, et se dirigeait vers lui. Après deux bordées, il n’en était qu’à une lieue et alors il vira et gouverna au nord-est. Le volcan était comparativement tranquille ; on entendait bien encore des grondements souterrains, et de temps en temps de grosses pierres étaient lancées en l’air ; mais c’étaient comme les dernières fusées d’un feu d’artifice ; les changements qui s’étaient opérés dans la formation physique de toute cette zone étaient radicalement accomplis ; et ce qui ajoutait à la confiance de Marc, c’est que le fond de la mer s’élevait progressivement ; et à une lieue de ce nouveau cratère, il trouva de quinze à vingt brasses.

Entre le volcan et le Pic de Vulcain, vers lequel il se dirigeait, le vent fraîchit, et il eut une occasion favorable de reconnaître les qualités de la pinasse. La lame était longue et grosse, et la pinasse n’en courait pas moins de l’avant avec un aplomb qu’on n’eût jamais attendu d’un aussi petit bâtiment. La nuit était très-noire, et l’on n’avait que le vent pour se diriger. Mais le jeune marin s’apercevant vers minuit que la mer devenait plus calme, en conclut qu’il était sous le vent de l’île, et à peu de distance. Il fit de courtes bordées jusqu’au jour où le sombre géant se dressa devant ses yeux. Il ne lui restait plus qu’à longer la côte pendant deux ou trois milles pour entrer dans l’Anse Mignonne. Marc avait dit à ses compagnons quelle délicieuse et sûre cachette c’était pour un bâtiment, — si sûre, en effet, qu’il faillit les faire rire à ses dépens par la peine qu’il eut à la retrouver lui-même. Trop de confiance lui avait fait négliger d’en faire le relèvement, et il commençait à éprouver un certain mouvement d’inquiétude, lorsque la vue d’un objet qu’il se rappela le remit sur la voie, et il entra dans l’anse. Là était toujours amarrée l’homonyme de sa jeune femme, et la véritable Brigitte ne put retenir un sourire lorsqu’il lui montra la petite chaloupe qui l’avait remplacée si longtemps auprès de lui, et elle l’embrassa pour le remercier d’une si aimable infidélité.

Marc et Socrate, Didon et Thérèse, la femme de Bigelow, se chargèrent des plus pesants fardeaux ; Heaton eut bien assez à soutenir sa femme qui portait son enfant dans ses bras. Brigitte, légère comme une biche, et brûlant de voir un paysage que Marc lui avait décrit avec tant d’éloquence, prit les devants en courant, et elle était dans la plaine un quart-d’heure avant tous les autres. Au moment où ils arrivaient au haut de la rampe, ils virent la charmante créature qui prenait ses ébats sous le bouquet d’arbres à l’ombre duquel son mari avait dîné. Elle courait en folâtrant, cueillait des fruits, et semblait s’amuser comme un enfant. Marc s’arrêta pour considérer ce joli tableau. Quelques jours auparavant, il n’en avait vu que le cadre, tout magnifique qu’il fût. Combien de fois ne s’était-il pas comparé à Adam dans le Paradis terrestre avant qu’une femme lui eût été donnée pour compagne ! Il avait toujours le Paradis, mais l’Ève la plus charmante était venue l’animer !

Les objets montés dans ce premier voyage comprenaient tout ce qui était nécessaire pour l’apprêt d’un excellent déjeuner. Le feu fut allumé, la marmite mise en place. Les becfigues étaient si familiers et de si bonne composition que c’était presque pitié d’abuser de leur confiance. Heaton, de deux coups de fusil, en abattit plus qu’il n’en fallait pour tous les convives. Marc avait apporté du Récif un panier d’œufs frais, et c’était Brigitte qui l’avait pris à son bras pour sa part dans le transport des bagages. Ces œufs, les petits oiseaux, des figues, le lait des noix de coco, voilà quelles furent les bases d’un repas auquel l’air de la montagne, l’exercice, et surtout le contentement, donnèrent une saveur inexprimable.

Il fallut deux jours pour monter tout le chargement de la Neshamony jusqu’à la plaine, ou plutôt jusqu’à l’Éden, pour nous servir du nom que Brigitte lui donna, soupçonnant peu combien de fois elle avait été dans la pensée de Marc son Ève chérie ! Deux des tentes avaient été apportées ; elles avaient un plancher en bois, et étaient vastes et commodes. Au surplus, c’est à peine si un toit était nécessaire dans ce climat délicieux, où des arbres touffus offraient un abri suffisant. Un hangar couvert en chaume fut construit à côté. Le troisième jour, l’installation était complète, et Marc dut songer à retourner à l’île Rancocus. Cette séparation, toute courte qu’elle dût être, fit verser bien des larmes à Brigitte ; et elle lui recommanda surtout de se méfier des insulaires, s’ils avaient reparu depuis son départ.

La traversée entre les deux îles devenait chaque fois plus facile. À chaque voyage, Marc était plus au fait de la direction des courants et de la hauteur des lames. Il mit cette fois trois heures de moins à franchir la distance, et, parti au point du jour, il arrivait à midi à l’île Rancocus. Rien n’était survenu pendant son absence, et l’on s’occupa sans retard de charger la pinasse. Une des vaches y trouva place avec son veau ; et les instants étaient si précieux que la Neshamony repartait le soir même du jour où elle était arrivée.

Brigitte était au pied du ravin quand la pinasse fit son entrée dans l’Anse Mignonne, et, l’instant d’après, Marc la pressait contre son cœur. Que ce retour était différent des autres, lorsque le pauvre solitaire n’avait personne dont la main pût serrer la sienne à l’arrivée ! Aujourd’hui la vue de son amie lui avait fait oublier à l’instant sa fatigue, et ce fut avec une émotion profonde qu’il lui fit remarquer ce délicieux contraste.

Ce ne fut pas chose facile de décider la vache à gravir la montagne. Elle avait eu beaucoup de plaisir à se désaltérer à la source ; mais l’aridité du roc ne l’engageait guère à monter plus haut. Enfin on eut l’idée de porter le veau pendant quelque temps, et ses cris décidèrent sa mère à le suivre. Au bout d’une heure on arrivait à l’Éden, et la vache prouva que ce nom n’était pas usurpé, car à la vue de l’herbe appétissante qui lui rappelait qu’elle n’avait pas déjeuné, elle poussa des ruades de plaisir, et la queue en l’air et la tête en avant elle se mit à caracoler comme un jeune poulain. Mais elle interrompit bientôt ses gambades pour passer à une occupation plus sérieuse, et elle se mit à brouter avec une ardeur infatigable, Jamais elle ne s’était trouvée à pareille fête. Au milieu du plus épais tapis de verdure, serpentaient d’innombrables filets de l’eau la plus pure, qui brillaient, comme des perles au soleil. Pour elle le festin était complet.

Marc ne fut pas du voyage suivant. Anne reprenait des forces de jour en jour, et elle était assez bien pour que son mari pût s’éloigner à son tour. Heaton avait laissé derrière lui quelques caisses qui contenaient des objets assez précieux, et il n’était pas fâché d’en surveiller lui-même l’embarquement. Il offrit donc de partir avec Socrate, pour ne point séparer encore une fois le jeune ménage, si récemment réuni. Il reçut de son beau-frère les instructions nécessaires, et comme il n’était pas sans quelques connaissances en navigation, il sortit à son honneur de cette grande entreprise. Dirigée par son nouveau capitaine, la Neshamony rentrait dans le port le quatrième jour après son départ, ramenant la dernière vache et son veau et une partie des chèvres.

Voyant qu’il pouvait maintenant compter sur le jeune docteur pour commander la pinasse, et que les voyages qu’il fallait encore faire à l’île Rancocus n’en souffriraient pas d’interruption, Marc résolut de ne pas différer plus longtemps de contenter le plus cher désir de sa bien-aimée, et d’aller visiter le Cratère avec les deux Brigitte. Il n’était pas fâché de jeter un coup d’œil sur ses domaines, qu’il avait dû négliger depuis longtemps, et Brigitte brûlait de voir les lieux où son mari avait passé tant de jours dans la solitude. Il n’était pas un seul détail qui ne lui fût déjà familier, et qui n’eût été rappelé vingt fois dans ses conversations avec Marc ; mais il lui semblait qu’elle aurait du plaisir à reconnaître maintenant chaque objet, si présent à son imagination, et à le toucher du doigt. Kitty était déjà pour elle l’objet d’une prédilection toute particulière, et il n’était pas jusqu’aux porcs eux mêmes qui, pour avoir été les compagnons de Marc, n’eussent une certaine valeur romanesque à ses yeux.

Anne se montra très-disposée à rester au Pic avec Thérèse et Didon. Elle avait dans son enfant une société qui ne lui laisserait pas un moment d’ennui, et personne n’était plus entendue que Didon pour les soins que pouvait réclamer son petit trésor.

Le matin fut choisi pour le départ, et au moment où la petite chaloupe, sortant de son abri sous le Pic, commençait à sentir la brise, le soleil se levait glorieusement du sein de la mer, qu’il colorait de ses rayons. Jamais le Pic de Vulcain n’avait déployé à un plus haut degré ce caractère de douce et sublime majesté qui fait le plus grand charme de la nature sous le ciel des Tropiques. Brigitte était dans l’enchantement, et les yeux fixés sur ce beau spectacle, elle ne put s’empêcher de dire en souriant :

— Le Récif peut être bien attrayant, mon cher Marc, et pour moi je n’oublierai jamais quelles ressources vous y avez trouvées dans votre détresse. Mais regardez donc notre Éden ! aurions-nous bien le courage de ne pas y fixer notre séjour ?

— Tout peut se concilier, ma bonne amie. Sans doute le Pic a de grands avantages à faire valoir ; mais si nous pensons sérieusement à fonder une colonie, nous n’aurons pas de trop de nos deux domaines. Il n’est pas jusqu’à l’île Rancocus qui pourra nous être utile, pour servir au besoin de pâturage à nos bestiaux. Quant au Récif, c’est lui qui nous fournira du poisson, et notre provision de légumes.

— Oh ! ce Récif, Marc, ce Récif ne le verrai-je donc jamais ?

Marc lui ferma la bouche par un baiser et lui dit de modérer son impatience. Il fallait plusieurs heures encore avant qu’ils pussent même découvrir les rochers, mais ces heures se passèrent, et sans incidents remarquables. Le Cratère se montra d’abord, puis les mâts du navire. Marc doubla le promontoire peu élevé dont nous avons eu déjà occasion de parler, et qu’il appela le cap Sud. Brigitte fut vivement frappée du contraste que présentaient ces rocs bas, sombres, et presque partout dénudés, avec son Éden si riant et si frais. Ses yeux se remplissaient de larmes en pensant que son mari avait été confiné dans ces solitudes arides, en n’ayant d’autre eau que celle qui pouvait tomber du ciel ou qu’il trouvait dans les futailles du bâtiment. Mais Marc lui dit de prendre patience, et que quand elle serait arrivée au pied du Cratère, elle verrait s’il pourrait jamais assez remercier Dieu de tous les biens qu’il lui avait prodigués.

En passant devant la prairie, Marc fut surpris d’y voir tous les porcs, grands et petits, et ils étaient alors une vingtaine. Tout le troupeau était venu jusque-là en suivant le long des rochers, et ils étaient à plus de quinze milles de leur habitation ordinaire. Ils paraissaient gras et bien portants. L’eau qui avait couvert les herbes marines s’était évaporée en grande partie, et les porcs, dans un endroit surtout, avaient si bien fouillé et retourné le sol, enfonçant les herbes sous une couche de vase, que Marc ne douta pas que, les pluies aidant, il n’eût là dans quelques mois un terrain des plus productifs.

Vers le milieu de la journée, Marc aborda au lieu de débarquement ordinaire, et embrassa Brigitte pour lui souhaiter la bienvenue dans son nouveau domaine. Chaque chose était à sa place, et il lui suffit d’un coup d’œil pour se convaincre que nul être humain n’avait mis le pied sur le Récif pendant son absence. Kitty était à brouter sur le Sommet, et un épagneul n’eût pas fait plus de gambades à l’aspect de son maître. Marc avait eu un moment la pensée de transporter la jolie petite bête au Pic pour la réunir au troupeau qui y était rassemblé ; mais il avait réfléchi que ce serait priver le Sommet d’un de ses principaux ornements, en même temps que Kitty mettait ordre à ce que l’herbe ne devînt ni trop longue ni trop épaisse. Il lui avait donc amené une compagne qui, dès qu’elle fut à terre, se mit à courir jusqu’à ce qu’elle eût rejoint l’étrangère qui ne parut faire nulle difficulté de partager son pâturage avec elle.

La visite au bâtiment fut pour Brigitte un moment rempli des émotions les plus diverses. Il était impossible de voir ce pont désert, ces mâts dégarnis, cette solitude qui régnait partout, sans se sentir le cœur serré, et Brigitte s’étonnait que son ami eût pu y vivre si longtemps seul, sans être soutenu même par l’espoir de la délivrance. C’était dans la cabine de ce bâtiment qu’elle avait engagé sa foi à Marc, et de quels souvenirs délicieux elle se trouva assaillie en y entrant ! Il lui fallut s’asseoir un instant et se soulager par des larmes que Marc essuya tendrement. Mais Brigitte ne tarda pas à se rendre maîtresse de son émotion ; et, pendant que Marc allait faire une première visite à son jardin, Brigitte mettait tout en ordre, et donnait à la cabine cet aspect de bien-être et d’élégance que la présence seule d’une femme peut communiquer. Elle s’occupa aussi de l’apprêt du dîner, et elle était initiée à tous les secrets de l’art culinaire. Aussi Marc trouvait-il délicieux les mets qu’elle avait préparés, comme il trouvait charmant tout ce qu’elle disait ; et s’il est agréable d’avoir une femme d’esprit, il n’est pas indifférent qu’elle joigne en même temps l’utile à l’agréable. Brigitte Woolston était accomplie sous tous les rapports. Quoiqu’un peu romanesque, elle avait le sens le plus droit. Son caractère était la douceur même, et c’est une des bases principales du bonheur domestique. Elle y joignait le cœur le plus aimant, et ce cœur s’était donné à Marc avec abandon. Il n’était pas de sacrifices qu’elle n’eût été heureuse de lui faire. Marc le savait, et sa tendresse pour elle s’en accroissait encore.

Nous laissons à juger si le repas qu’il trouva tout prêt à son retour, fut jugé délicieux. Ce ne fut que lorsque le soleil eut perdu de sa force que le jeune ménage visita ensemble le Cratère et le Sommet. Marc introduisit sa femme dans son jardin, et Brigitte, à chaque pas, ne pouvait retenir des exclamations de joie. Jamais elle n’eût pu s’attendre à une pareille richesse de végétation, et le soleil des Tropiques avait fait des merveilles dans lesquelles la pluie bienfaisante entrait pour une bonne part. Les radis étaient presque aussi gros que le poignet de Brigitte et aussi tendres que son cœur. Les laitues étaient déjà pommées ; tout le potager en plein rapport. Sur le Sommet, Marc coupa deux melons qui étaient d’une saveur comme il n’en avait jamais mangé. Brigitte trouva cet endroit charmant ; ce serait, disait-elle, sa promenade favorite. La verdure y était d’une fraîcheur ravissante ; aussi Kitty s’y trouvait-elle si bien qu’elle avait été rarement tentée de descendre au jardin. On voyait bien çà et là sur quelques couches l’empreinte d’une petite patte qu’on ne pouvait méconnaître ; mais elle n’avait commis aucun dégât appréciable, et il était évident qu’elle était venue plutôt en amateur, et dans un but de promenade, que pour satisfaire son appétit.

Du Sommet, Marc montra à sa femme les poules qui s’étaient considérablement multipliées. Deux ou trois couvées étaient écloses depuis un mois, et, très-heureusement, tout cela avait trouvé sa vie sur les rochers extérieurs sans venir fourrager dans le jardin. En retournant au navire, il eut l’idée d’aller regarder dans une petite tonne défoncée, dans laquelle il avait mis de la paille, et où il trouva, comme il s’y attendait, quelques œufs frais. Il les donna à Brigitte, et il fut convenu que ce serait la base de leur déjeuner du lendemain.

Comme tout s’animait maintenant de la présence de sa chère compagne ! Il faudrait avoir été longtemps soi-même privé de toutes les joies de la famille, sans espoir de les retrouver jamais, pour comprendre les délices qui inondaient son âme en la sentant s’appuyer sur son bras ; et lorsqu’ils rentrèrent dans la cabine, et qu’ils tombèrent tous deux à genoux, jamais deux âmes plus pieuses ni plus reconnaissantes ne s’étaient réunies dans une même prière !