Le Crime allemand (Verhaeren)

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C

LE
CRIME ALLEMAND


PUBLICATION VENDUE
AU PROFIT DES ARTISTES ET ARTISANS BLESSÉS
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Il a été tiré de cet Ouvrage

Cent Exemplaires sur papier du Japon

pour les Bibliophiles.




LA COUVERTURE COLLECTIVE DES DOUZE PLAQUETTES
contient la reproduction d’un Dessin de Carlos Schwabe destiné à recevoir le Nom
d’un cher disparu, pour en perpétuer le souvenir.

Les textes ne sont pas vendus séparément.

C


ÉMILE VERHAEREN




1914-1915


LE
CRIME ALLEMAND



FRONTISPICE
DE
LOBEL-RICHE



PARIS
MAISON DU LIVRE
3, Rue de la Bienfaisance, 3
1915

LE CRIME ALLEMAND


On m’affirmait :
Partout où les cités de vapeurs s’enveloppent,
Où l’homme dans l’effort s’exalte et se complait,
Bat le cœur fraternel d’une plus haute Europe.

De la Sambre à la Ruhr, de la Ruhr à l’Oural,
À Cardiff, à Carmaux, en France et en Espagne,
L’ample entente disperse un grand souffle auroral
Par au-delà des monts jusqu’au fond des campagnes.

Ici le charbon fume et là-bas l’acier bout ;
Le travail y est sombre et la peine y est rude,
Mais des tribuns sont là dont le torse est debout
Et dont le verbe éclaire au front les multitudes.

Aux soirs d’émeute brusque et de battant tocsin,
Quand se forme et grandit la révolte brutale
Pour qu’en soient imposés les vœux et les desseins,
Leurs gestes fulguraux domptent les capitales.

Ils dominent l’assaut des parlements nombreux
Grâce à leur attitude ardente et réfractaire.
Ils ont le peuple immense et rouge derrière eux
Et leur grondant pouvoir est fait de son tonnerre.


Leurs noms sont lumineux de pays en pays :
Dans les foyers où l’homme et la femme travaillent,
Où la fille est la servante des plus petits,
Leur image à deux sous s’épingle à la muraille.

On les adore : ils sont puissants, simples et droits,
Avec la pitié grande en leur âme profonde.
Et quand s’étend, en sa totale ampleur, leur voix,
Elle recouvre au loin de sa force, le monde !

Et l’on disait encor :
Eux seuls tissent les rets où sera pris le sort :
Qu’un roi hérisse un jour, de ses armes, la terre,
Leur unanime entente arrêtera la guerre.
Ne sont-ils point les rocs rugueux, têtus et lourds,
Dont le grand fleuve humain épouse le contour
À chacune de ses marées
Tour à tour vers la terre ou la mer attirées ?

Ainsi
S’abolissaient la peur, le trouble et le souci
Et s’affirmait la foi en la concorde ardente.
La paix régnait déjà, normale et évidente,
Comme un déroulement de jours, de mois et d’ans.
On se sentait heureux de vivre en un tel temps
Où tout semblait meilleur au monde, où les génies
Juraient de le doter d’une neuve harmonie,
Où l’homme allait vers l’homme et cherchait dans ses yeux
On ne sait quoi de grand qui l’égalait aux Dieux,
Quand se fendit soudain — en quelle heure angoissée !
Cette tour où le rêve étageait la pensée.


Ce fut en Août, là-bas, au Reichstag, à Berlin,
Que ceux en qui le monde avait mis sa foi folle
Se turent quand sonna la mauvaise parole.
Un nuage passa sur le front du destin.
Ceux qui l’avaient proscrite accueillirent la guerre ;
La vieille Mort casquée, atroce, autoritaire,
Sortit de sa caserne avec son linceul blanc
Pour en traîner l’horreur sur les pays sanglants.
Son ombre s’allongea sur les villes en flammes ;
Le monde se trahit et tua la grande âme
Qu’il se composait avec ferveur pour qu’elle soit
L’âme du Droit
Devant l’audace inique et la force funeste ;
À l’ennemi dont brûle et ravage le geste
On opposa le bras qui frappe et qui déteste ;
Les foules s’acharnaient à se haïr, soudain ;
Le clair passé glissait au ténébreux demain.

Tout se niait et ne fut plus en somme
Que fureur répandue et que rage dardée ;
Au fond des bourgs et des campagnes
On prenait peur d’être un vivant,
Car c’est là ton crime et ta honte, Allemagne,
D’avoir détruit en notre temps
L’idée
Que se faisait superbement
L’homme, de l’homme.