Le Crime d’Ekaterinburg 16-17 juillet 1918

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Le Crime d’Ekaterinburg 16-17 juillet 1918
Revue des Deux Mondes6e période, tome 58 (p. 549-555).
LE CRIME D’EKATERINBURG
16-17 JUILLET 1918

Les lignes qui suivent sont l’exacte relation de l’audience qui me fut accordée par le général Diederichs, l’ancien commandant des troupes Tchéco-Slovaques en Sibérie. Le général s’est livré à de minutieuses recherches ; il a sans trêve ni merci fouillé la ville d’Ekaterinburg et ses environs ; avec une infatigable et douloureuse énergie il a suivi chaque piste, recueilli chaque indice, interrogé chaque témoin pour établir sur des preuves irrécusables le sort du Tsar, de la famille impériale et de sa suite. Les doutes concernant la mort de Nicolas II et des siens doivent, hélas ! tomber à tout jamais : la famille impériale a été massacrée d’une manière aussi lâche que barbare. Le comité de recherches en possède d’abondantes preuves documentaires et matérielles. Les procès-verbaux résultant de cette longue et laborieuse enquête seront en temps et lieu publiés au grand jour. Mais, dès maintenant, il me semble opportun de faire connaître qu’ayant à sa disposition plusieurs milliers d’objets et de documents, outre les déclarations de différents témoins, le général Diederichs a pu reconstituer toute la scène du meurtre, telle qu’elle s’est déroulée dans la nuit du 17 au 18 juillet 1918.

Voici le récit authentique du drame, tel que je l’ai recueilli de la bouche du général ; le lecteur comprendra que je m’y sois scrupuleusement abstenu de tout commentaire.


Les « Soviets » avaient décidé de transporter la famille impériale de Tobolsk.[1], où elle avait été tenue prisonnière depuis son départ de Tsarskoe Selo, à Ekaterinburg[2], dans l’Oural. L’ordre de départ fut mis à exécution, pour moitié, le 26 avril, jour où une partie des prisonniers quitta Tobolsk pour arriver à Ekaterinburg le 30 avril ; cette date a été gravée par l’Impératrice sur une fenêtre et marquée d’une croix, dans la chambre qu’elle occupait à Tobolsk.

Au moment où l’ordre de départ arriva à Tobolsk, le tsarévitch était sérieusement malade ; l’Impératrice se trouva placée dans la dure alternative, soit de partir avec l’Empereur, à qui on refusait tout délai, soit de rester avec son enfant malade : elle décida de rester avec le petit prince. Des quatre grandes duchesses, la troisième seulement, Marie Nicolaïevna, fut autorisée à accompagner son père. Outre l’Empereur et sa fille, le premier groupe comprenait le docteur Botkine, le prince Dolgo-oukoff, la jeune comtesse Hendrikoff, le valet de chambre Serdneff et la femme de chambre Demidova. La seconde partie des prisonniers arriva à Ekaterinburg le 10 mai : elle se composait de l’Impératrice, du tsarévitch, des trois autres grandes-duchesses, ainsi que de toutes les personnes qui étaient restées avec la famille impériale.

Ils furent tous placés dans la maison Epatieff et rigoureusement surveillés.

Il y eut, de prime abord, une garde de trente-six hommes pris dans les usines voisines de Ssycerdski et répartis ainsi qu’il suit : deux postes de garde à l’intérieur, cinq à l’extérieur ; en outre, deux mitrailleuses étaient braquées devant la maison. A la tête de cette première garde se trouvait le commissaire Wratchkowski, avec son aide Avdéief, et un criminel libéré. On y ajouta des gens des usines des frères Zlokazoff, clix-neuf ouvriers, dont dix étaient des criminels libérés. Puis arriva Jourowskyh, avec deux aides, un Russe et un Juif, et une équipe de Lettons. C’est de ces derniers qu’il sera parlé dans ce récit : ils ont été les geôliers et les bourreaux de la dernière heure. C’est par eux que le régime de la prison, d’abord supportable, à l’exception des visites du « contrôle, » toujours pénibles et outrageantes, fut changé en un odieux système de continuelles vexations. Telle fut alors la rigueur de l’emprisonnement qu’on alla jusqu’à supprimer les promenades au jardin ; peu à peu les gardiens lettons donnaient libre cours à leurs sentiments de haine et de basse cruauté : avec leur arrivée commença pour les prisonniers la montée du Calvaire.

La maison Epalieff reçut un nom de sinistre augure : elle devint « La Maison à destination spéciale. »

Le gardien chargé de la surveillance se nommait Avdéief ; il resta à son poste jusqu’au 10 juillet ; à cette date, accusé d’avoir volé 75 000 roubles au Tsar, il fut remplacé par Jourowskyh ; ce dernier amenait avec lui dix Lettons, spécialement choisis pour composer la garde intérieure de la prison ; l’un d’eux se nommait Behrsin, surnommé Paschko.

A partir de ce jour, le traitement infligé aux prisonniers empira sensiblement. Leur vie religieuse changea du tout au tout, car le prêtre et le diacre n’eurent plus la permission de les approcher ni de célébrer pour eux les offices. La famille impériale conserva, en dépit de tout, l’habitude de passer de longs moments en prière et manifesta, pendant toute la durée de sa captivité, la même ferveur mystique. Aussi la suppression des offices fut-elle une cruelle privation. Un incident singulier était advenu le jour qui précéda l’entrée en fonctions de la garde lettonne, dernier jour où la messe fut célébrée pour le Tsar et sa famille dans la maison Epatieff. Il y a dans la messe selon le rite grec-orthodoxe, une prière, dite à voix basse dans les messes ordinaires et chantée dans les services funèbres ; c’est un des moments où les fidèles s’agenouillent. Or, il arriva que, ce dernier jour de messe, le prêtre se trompa et entonna à haute voix le chant de cette prière ; suivant l’usage, toute la famille impériale tomba à genoux… L’impression fut profonde dans le petit groupe des assistants. Le prêtre a déclaré par la suite que toutes les personnes présentes, eurent comme lui le pressentiment qu’un événement fatal se préparait.

La constante angoisse, la perpétuelle menace d’être poignardés par cette bande de gardiens féroces devint, pour les malheureux, un supplice intolérable, un affolant cauchemar.

Dans la nuit du 16 au 17 juillet, à deux heures du matin, les cinq plus importants députés des Soviets pénétrèrent dans les chambres où la famille impériale reposait. Jourowskyh les accompagnait : les prisonniers, avec toute leur suite, à l’exception d’un jeune garçon du nom de Sidneff qui n’avait que quatorze ans, furent conduits dans les sous-sols de la maison.

Il était environ trois heures du matin.

Jourowskyh lut un papier ; puis, sa lecture achevée, il ajouta : « Ainsi, votre vie est finie. » Le Tsar répondit : « Je suis prêt. » Lui, la Tsarine, la grande-duchesse Olga Nikolaïevna et le docteur Botkine firent le signe de la croix ; les trois autres grandes-duchesses s’évanouirent ; le petit tsarévitch resta debout, les yeux fixes et hors des orbites, comme s’il perdait la raison.

Jourowskyh donna le signal et tira le premier coup de revolver : l’Empereur fût tué à bout portant. Alors commença une furieuse tuerie : il y eut une grêle de coups de fusils et de coups de revolvers. Ceux qui ne moururent pas sur-le-champ furent achevés à coups de crosses et de baïonnettes. La grande-duchesse Anastasie Nicolaïevna, qui n’était qu’évanouie, se mit à crier quand on voulut la toucher : elle fut assassinée à coups de baïonnettes. La quantité de sang répandue était si grande, qu’il en coula dans le sous-sol voisin.

Les meurtriers étaient : le Russe Jourowskyh, les dix gardiens lettons et cinq députés des Soviets, juifs tous les cinq. L’aide-gardien de Jourowskyh, le Russe Paul Medvedieff, qui devait mourir d’une crise cardiaque trois jours plus tard, avait aussi pris part au carnage.

Ces faits sont établis par le prêtre et le diacre, par la veuve de ce Medvedieff, à qui son mari avait tout avoué, par la sœur de Jourowrskyh et par deux des gardiens qui racontèrent le drame à divers membres de leur famille.

Les gardiens furent laissés dans le sous-sol avec l’ordre de faire disparaître toutes traces du meurtre, besogne qui les occupa jusqu’à six heures du matin. Les cadavres, empilés dans un camion-automobile, furent transportés à un endroit situé à une vingtaine de kilomètres d’Ekaterinburg ; là, ils furent fouillés, dépouillés de leurs vêtements et brûlés. De ces vêtements, ainsi que de tout ce que les prisonniers portaient sur eux, on fit trois bûchers séparés. Il fallut deux grands jours pour faire entièrement disparaître les restes et les traces des victimes sur les lieux mêmes ; finalement, ce qui en subsistait encore fut jeté dans le puits d’une mine.

Mais les Bolcheviks ne purent quand même pas tout détruire et bien des vestiges furent retrouvés : la mâchoire artificielle du docteur Botkine et un doigt de femme (qui a été identifié) ; également un grand nombre de fragments d’objets ayant appartenu aux différents membres de la famille impériale, même, quelques débris des bijoux du Tsar.

Outre les premiers déblayages sommaires, cinq jours furent encore employés à essayer de purifier la maison Epatieff à Ekaterinburg de toute trace du crime. Un détail bien significatif y a été constaté : toutes sortes d’objets d’usage personnel, ceux dont on ne se sépare pas, tels que brosses à dents, brosses à cheveux, chemises de nuit, etc. avaient été détruits, mais les restes en purent être identifiés et furent retrouvés dans les poêles de la « Maison à destination spéciale, » comme aussi beaucoup d’objets ayant été la propriété personnelle des impériales victimes, ont également été reconnus et identifiés, à Ekaterinburg même, sur la personne de parents des meurtriers (vêtements, linge, parfums, etc.).

Jourowskyh avait donné l’ordre que toutes choses restées dans les appartements après le massacre fussent apportées dans une chambre spéciale ; là, elles furent classées et emballées dans sept valises différentes ; le triage se fit sur une large ottomane, et quelques objets, ayant glissé entre l’ottomane et le mur, furent retrouves plus tard, entre autres une lettre de la grande-duchesse Olga Nikolaïevna : La partie de ce funèbre butin qui avait le plus de valeur fut déposée temporairement à la filiale de la Banque « Volga-Kama » à Ekaterinburg. Mais l’incinération des papiers et documents de la « Maison à destination spéciale » avait été faite si sommairement, que les feuilles inférieures des piles de papiers n’avaient pas été touchées par le feu et étaient restées intactes. Ces feuilles contenaient la liste des gardiens, tous connus à l’heure actuelle, à l’exception des Lettons ; ceux-ci avaient été amenés à Ekaterinburg uniquement en vue de l’assassinat : leur feuille de service n’était pas avec celles, plus anciennes, des autres gardiens, et aura été brûlée à part.

Le jour qui suivit le meurtre du Tsar et de la Tsarine et de tous leurs enfants, le 17 juillet, un télégramme fut envoyé au Soviet d’Alapaevka, ordonnant l’exécution immédiate des prisonniers qui se trouvaient dans cette ville. C’étaient : la grande-duchesse Elisabeth Fedorovna (sœur de l’Impératrice, veuve du grand-duc Serge Alexandrovitch, assassiné à Moscou longtemps auparavant), le grand-duc Serge Michaïlovitch, les trois fils du grand-duc Constantin, le prince Palley (fils du grand-duc Paul Alexandrovitch et de son épouse morganatique, Mme Pistohlkors, depuis princesse Palley), et le maître d’hôtel Remeza. L’ordre fut exécuté le jour même dans un bois voisin ; les cadavres, rapidement fouillés, furent jetés dans un puits de mine, encore chauds, sans même avoir reçu le coup de grâce. — Ils ont tous été identifiés et on a retrouvé sur eux nombre de lettres et de documents. Parmi les objets retrouvés sur la belle et pieuse grande-duchesse Elisabeth Fedorovna, se trouvait une icône d’une grande valeur historique aussi bien qu’artistique : c’est l’icône devant laquelle l’empereur Nicolas II se prosterna et resta en prières durant l’heure tragique qui précéda la signature de son abdication au trône.

Les précisions que j’ai pu réunir, la connaissance des noms de tous les complices avec les détails personnels sur eux et sur tous ceux qui eurent une part active dans ce grand crime ; les déclarations de nombreux témoins ainsi que les documents, les listes et papiers retrouvés, réduisent à néant toute espèce de doutes au sujet de la mort du Tsar, de sa famille et de ceux qui leur furent fidèles jusqu’à la fin. Si la demoiselle d’honneur de l’Impératrice, la baronne Buxhoevden, est restée en vie, ce n’est dû qu’à un miraculeux hasard ; les meurtriers tuèrent par méprise la femme de chambre Demidova, la prenant pour la baronne Buxhoevden. Cette fidèle amie de l’Impératrice, après avoir été à Tokyo recueillie par l’ambassadeur d’Angleterre et Lady Green, passa par l’Amérique et l’Angleterre pour aller rejoindre à Copenhague son père, ancien ministre de Russie en Danemark, démissionnaire lors de la Révolution.

Les Bolcheviks annoncèrent la mort de l’Empereur, mais en démentant celle des autres membres de la famille impériale et de leur suite. Ils mirent tout en œuvre pour surprendre la bonne foi publique. Par exemple, le 20 juillet 1918, trois jours après le crime, un train quitta officiellement Ekaterinburg et il fut bruyamment annoncé qu’il emportait les prisonniers impériaux. En réalité, la lectrice et amie de l’Impératrice, Mlle Schneider, la toute jeune demoiselle d’honneur comtesse Hendrikoff, le maître d’hôtel Nagorni, les laquais Valkoff et Trun se trouvaient seuls dans ce train qui fut dirigé sur Perm. Tous, à l’exception d’un des domestiques qui, par un hasard inouï, put s’échapper à la dernière minute, furent fusillés près de Perm le 22 août 1918. Quelques autres personnes attachées à la malheureuse famille impériale, furent emmenées jusqu’à Tyumen, en Sibérie ; là, elles reçurent l’ordre formel de quitter le district dans un délai de vingt-quatre heures.


Tel fut, — textuellement, — le récit du général Diederichs. Il contient des faits importants et met définitivement fin à toutes sortes de prétendues informations. J’ai tenu à le rapporter, aussi sobrement, simplement et véridiquement qu’il m’a été fait par une bouche si autorisée.

Puisse cette publication ruiner une fois pour toutes les rumeurs et fables toujours renaissantes, — et toujours de source bolchevique, — d’après lesquelles le Tsar serait vivant, ainsi que sa famille, caché au fond de la Russie ! Un de ces articles bolcheviques, destinés à égarer l’opinion, parut à Moscou le 17 décembre 1918. Litvinoff (Finkelstein) à Copenhague, avoue une partie du meurtre et nie l’autre. Dans un journal allemand, en avril 1920, parut une correspondance d’un soi-disant prisonnier de guerre allemand, qui disait avoir assisté à Ekaterinburg au meurtre du seul Nicolas II.

La raison de ces bruits tendancieux est si claire pour qui connaît l’histoire de la Russie et l’âme russe ! Créer plus de confusion, de dissensions, de crainte et d’espoir superstitieux dans cette mentalité déjà si profondément ébranlée et atteinte jusque dans ses racines…


NICOLAS DE BERG-POGGENPOHL.

  1. Les membres de la famille impériale, l’Empereur surtout, y étaient devenus l’objet d’une vénération naïve et touchante. Les voyant prier si souvent et avec tant d’ardeur, les paysans des environs leur apportaient d’humbles offrandes, des objets de piété à toucher ; ils les regardaient prier et, s’agenouillant, joignaient leurs prières à celles des prisonniers, traités encore à cette époque avec des égards relatifs. C’est évidemment cette popularité à hase religieuse, toujours croissante, qui alarma les « Soviets ; » malgré, ou peut-être à cause de l’éloignement du chemin de fer (200 kilomètres), ils craignirent un enlèvement par les paysans et décidèrent alors, dès que les routes, au sortir de l’hiver, devinrent quelque peu praticables, le transport à Ekaterinburg.
  2. A Ekaterinburg, le prestige qu’exerçait le Tsar s’affirma avec une égale puissance, faisant de lui et de sa famille l’objet d’un véritable culte. Plus d’un garde qui le haïssait de prime abord dut être remplacé, plus tard parce qu’il s’était transformé en sujet dévoué. La dignité des prisonniers et leur piété qui tenait presque à l’exaltation religieuse et dont l’exercice remplissait une partie de leur vie, édifiait tout le monde à Ekaterinburg. Cette fois encore, les « Soviets » eurent peur d’un soulèvement en faveur des prisonniers : cela explique d’abord les duretés de leur emprisonnement, puis la hâte de la catastrophe finale.