Le Crime d’Orcival/Chapitre 26

La bibliothèque libre.
E. Dentu (p. 377-391).


XXVI


Quand M. Lecoq est pressé, il marche vite. Il courait presque, en descendant la rue de Notre-Dame-de-Lorette, qui est la rue de Paris qu’on pave le plus souvent, si bien que le père Plantat avait toutes les peines du monde à le suivre.

Tout en hâtant le pas, préoccupé des mesures qu’il avait à prendre pour assurer le succès de ses desseins, il poursuivait un monologue dont le juge de paix, de ci et de là, saisissait quelques bribes.

— Tout va bien, murmurait-il, et nous réussirons. Il est rare qu’une campagne commençant si bien ne se termine pas heureusement. Si Job est chez le marchand de vin, si un de mes hommes a réussi dans sa tournée, le crime du Valfeuillu est réglé, toisé, arrangé dans la soirée, et dans huit jours personne n’en parlera plus.

Arrivé au bas de la rue, en face de l’église, l’agent de la sûreté s’arrêta court.

— J’ai à vous demander pardon, monsieur, dit-il au juge de paix d’Orcival, de vous traîner ainsi à ma suite et de vous condamner à faire mon métier, mais outre que votre assistance pouvait m’être fort utile chez Mme  Charman, elle me devient absolument indispensable maintenant que nous allons nous occuper sérieusement de Trémorel.

Aussitôt, ils traversèrent le carrefour et entrèrent chez le marchand de vins établi au coin de la rue des Martyrs.

Debout derrière son comptoir d’étain, occupé à verser dans des litres le contenu d’un énorme broc, le patron ne sembla pas médiocrement étonné de voir s’aventurer dans sa boutique deux hommes qui paraissaient appartenir à la classe élevée de la société. Mais M. Lecoq, comme Alcibiade, est partout chez lui et parle la langue technique de tous les milieux où il pénètre.

— N’avez-vous pas chez vous, demanda-t-il au marchand de vins, une société de huit ou dix hommes qui en attendent d’autres.

— Oui, monsieur, ces messieurs sont arrivés il y a une heure environ.

— Ils sont dans le grand cabinet du fond ? n’est-ce pas.

— Précisément, monsieur, répondit le débitant devenu subitement obséquieux.

Il ne savait pas précisément quel personnage l’interrogeait, mais il avait flairé quelque agent supérieur de la préfecture de police.

Dès lors, il ne fut point surpris de voir que ce monsieur si distingué connaissait, comme lui-même, les êtres de sa maison et ouvrait sans hésitation la porte du cabinet indiqué.

Dans ce grand compartiment du fond, séparé des autres par une simple cloison de verre dépoli, dix hommes à tournures variées buvaient en maniant des cartes grasses.

À l’entrée de M. Lecoq et du père Plantat, ils se levèrent respectueusement et ceux qui avaient conservé leur coiffure, chapeau ou casquette, la retirèrent.

— Bien, M. Job, dit l’agent de la sûreté à celui qui paraissait le chef de la troupe, vous êtes exact, je suis content. Vos six hommes me suffiront amplement, puisque je vois là mes trois commissionnaires de ce matin.

M. Job s’inclina, heureux d’avoir satisfait un maître qui n’est pas prodigue de témoignages d’approbation.

— Vous allez m’attendre ici encore une minute reprit M. Lecoq, mes instructions dépendront du rapport que je vais entendre.

S’adressant alors à ses envoyés :

— Lequel de vous, demanda-t-il, a réussi ?

— Moi, monsieur, répondit un grand garçon à face blême, à petites moustaches chétives, un vrai Parisien.

— Encore toi, Pâlot, décidément, mon garçon, tu as de la chance. Suis-moi dans le cabinet à côté, mais auparavant dis au patron de nous donner une bouteille et de veiller à ce que personne ne vienne nous déranger.

Bientôt les ordres furent exécutés, et après avoir fait asseoir le père Plantat, M. Lecoq poussa lui-même le léger verrou du cabinet.

— Parle, maintenant, dit-il à son homme, et sois bref.

— Donc, monsieur, j’avais en vain montré ma photographie à une douzaine de négociants, lorsque rue des Saints-Pères un des bons tapissiers du faubourg Saint-Germain, nommé Rech, l’a reconnue.

— Rapporte-moi ce qu’il t’a dit, mot pour mot, s’il se peut.

— Ce portrait, m’a-t-il dit, est celui d’un de mes clients. Ce client s’est présenté chez moi, il y a un mois environ, pour acheter un mobilier complet, — salon, salle à manger, chambre à coucher, et le reste — destiné à un petit hôtel qu’il venait de louer. Il n’a rien marchandé, ne mettant au marché qu’une condition, c’est que tout serait prêt, livré, en place, les rideaux et les tapis posés, à trois semaines de là, c’est-à-dire, il y a eu lundi dernier huit jours.

— À combien montaient les acquisitions ?

— À dix-huit mille francs qui ont été payés moitié d’avance, moitié le jour de la livraison.

— Qui a remis les fonds, la seconde fois ?

— Un domestique.

— Quel nom a donné ce monsieur au tapissier ?

— Il a dit s’appeler M. James Wilson, mais M. Rech m’a dit qu’il n’avait pas l’air d’un Anglais.

— Où demeure-t-il ?

— Les meubles ont été portés dans un petit hôtel, rue Saint-Lazare, no…, près de la gare du Havre.

La figure de M. Lecoq, assez soucieuse jusqu’alors, exprima la joie la plus vive. Il éprouvait l’orgueil si légitime et si naturel du capitaine qui voit réussir les combinaisons qui doivent perdre l’ennemi. Il se permit de taper familièrement sur l’épaule du vieux juge de paix en prononçant ce seul mot :

— Pincé !…

Mais le Pâlot secoua la tête.

— Ce n’est pas sûr, dit-il.

— Pourquoi ?

— Vous le pensez bien, monsieur, l’adresse m’étant connue, ayant du temps devant moi, je suis allé reconnaître la place, c’est-à dire le petit hôtel.

— Et alors ?

— Le locataire s’appelle bien Wilson, mais ce n’est pas l’homme au portrait, j’en suis sûr.

Le juge de paix eut un geste de désappointement, mais M. Lecoq ne se décourageait pas si vite.

— Comment as-tu des détails ? demanda-t-il à son agent.

— J’ai fait parler un domestique.

— Malheureux ! s’écria le père Plantat, vous avez peut-être éveillé les soupçons !

— Pour cela, non, répondit M. Lecoq, j’en répondrais ; Pâlot est mon élève. Explique-toi, mon garçon.

— Pour lors, monsieur, l’hôtel reconnu, habitation cossue, ma foi ! je me suis dit : « Voici bien la cage, sachons si l’oiseau est dedans. » Mais comment faire ? Par bonheur, et par le plus grand des hasards, j’avais sur moi un louis ; sans hésiter, je le glisse dans le canal qui conduit au ruisseau de la rue, les eaux ménagères de l’hôtel.

— Puis tu sonnes ?

— Comme de juste. Le portier — car il y a un portier — vient m’ouvrir, et moi de mon air le plus vexé je lui raconte qu’en tirant mon mouchoir de poche, j’ai laissé tomber vingt francs et je le prie de me prêter un instrument quelconque pour essayer de les rattraper. Il me prête un morceau de fer, il en prend un de son côté, et en moins de rien nous retrouvons la pièce. Aussitôt, je me mets à sauter, comme si j’étais le plus heureux des hommes et je le prie de se laisser offrir un verre de n’importe quoi, en manière de remercîment.

— Pas mal !

— Oh ! M. Lecoq, ce truc est de vous, mais vous allez voir le reste, qui est de moi. Mon portier accepte, et nous voilà les meilleurs amis du monde, buvant un verre de bitter dans un débit qui est en face de l’hôtel. Nous causions gaîment, quand tout à coup je me baisse comme si je venais d’apercevoir, à terre, quelque chose de surprenant, et je ramasse quoi ? la photographie que j’avais laissée tomber et que j’avais un peu abîmée avec mon pied. « Tiens ! dis-je, un portrait ! » Mon nouvel ami le prend, le regarde et n’a pas l’air de le reconnaître. Alors, pour être plus sûr, j’insiste et je dis : « Il est très-bien, ce monsieur, votre maître doit être dans ce genre, car tous les hommes bien se ressemblent. » Mais il répond que non, que l’homme du portrait a toute sa barbe, tandis que son maître est rasé comme un abbé. « D’ailleurs, ajoute-t-il, mon maître est Américain, il nous donne les ordres en français, c’est vrai, mais madame et lui causent toujours en anglais.

À mesure que parlait le Pâlot, l’œil de M. Lecoq redevenait brillant.

— Trémorel parle anglais, n’est-ce pas ? demanda-t-il au père Plantat.

— Très-passablement, et Laurence aussi.

Cela étant, notre piste est bien la bonne, car nous savons que Trémorel a coupé sa barbe le soir du crime. Nous pouvons marcher…

Cependant le Pâlot, qui s’attendait à des éloges, paraissait quelque peu décontenancé.

— Mon garçon, lui dit l’agent de la sûreté, je trouve ton enquête très-jolie, une bonne gratification te le prouvera. Ignorant ce que nous savons, tes déductions étaient justes. Mais revenons à l’hôtel, tu dois avoir le plan du rez-de-chaussée ?

— Certes, monsieur, et aussi du premier. Le portier, qui n’était pas muet, m’a donné quantité de renseignements sur ses maîtres qu’il ne sert pourtant que depuis deux jours. La dame est affreusement triste et ne fait que pleurer.

— Nous le savons. Le plan, le plan…

— En bas, nous avons une large et haute voûte pavée, pour le passage des voitures. De l’autre côté de la voûte est une assez grande cour, l’écurie et la remise sont au fond de la cour. À gauche de la voûte est le logement du portier. À droite est une porte vitrée donnant sur un escalier de six marches, qui conduit à un vestibule sur lequel ouvrent le salon, la salle à manger et deux autres petites pièces. Au premier se trouvent les chambres de monsieur et de madame, un cabinet de travail, un…

— Assez ! interrompit M. Lecoq, mon siége est fait.

Et se levant brusquement, il ouvrit la porte de son compartiment et passa, suivi de M. Plantat et du Pâlot, dans le grand cabinet. Comme la première fois, tous les agents se levèrent.

M. Job, dit alors l’agent de la sûreté à son lieutenant, écoutez bien l’ordre. Vous allez, dès que je serai parti, régler ce que vous devez ici. Puis, comme il faut que je vous aie sous la main, vous irez tous vous installer chez le premier marchand de vins qu’on trouve à droite, en remontant la rue d’Amsterdam. Dînez, vous avez le temps, mais sobrement, vous entendez.

Il tira de son porte-monnaie deux louis, qu’il plaça sur la table en disant :

— Voilà pour le dîner.

Puis il sortit, après avoir recommandé à Pâlot de le suivre de très-près.

Avant tout, M. Lecoq avait hâte de reconnaître « par lui-même » l’hôtel habité par Trémorel. D’un coup d’œil il jugea que les dispositions intérieures étaient bien telles que le disait Pâlot.

— C’est bien cela, dit-il au père Plantat, nous avons la position pour nous. Nos chances sont à cette heure de quatre-vingt-dix sur cent.

— Qu’allez-vous faire ? demanda le vieux juge de paix que l’émotion gagnait à mesure qu’approchait le moment décisif.

— Pour le moment, rien, je ne veux agir que la nuit venue. Ainsi, ajouta-t-il presque gaîment, puisque nous avons deux heures à nous, faisons comme nos hommes, je sais justement dans ce quartier, à deux pas, un restaurant où on dîne fort bien, allons dîner.

Et sans attendre la réponse du père Plantat, il l’entraîna vers le restaurant du passage du Hâvre.

Mais au moment de mettre la main sur le bouton de la porte, il s’arrêta et fit un signe. Pâlot aussitôt s’approcha.

Je te donne deux heures, lui dit-il, pour te faire une tête que ne reconnaisse pas le portier de tantôt et pour manger une bouchée. Tu es garçon tapissier. File vite, je t’attends dans ce restaurant.

Ainsi que l’avait affirmé M. Lecoq, on dîne très-bien au restaurant du Hâvre. Le malheur est que le père Plantat ne put en juger. Plus que le matin encore, il avait le cœur serré, et avaler une seule bouchée lui eût été impossible. Si seulement il eût connu quelque chose des projets de son guide ! Mais l’agent de la sûreté était resté impénétrable, se contentant de répondre à toutes les questions :

— Laissez-moi faire, fiez-vous à moi.

Certes, la confiance de M. Plantat était grande, mais plus il réfléchissait, plus cette tentative de soustraire Trémorel à la cour d’assises lui paraissait périlleuse, hérissée d’insurmontables difficultés, presque insensée. Les doutes les plus poignants assiégeaient son esprit et le torturaient. C’était sa vie, en somme, qui se jouait, car il s’était juré qu’il ne survivrait pas à la perte de Laurence, réduite à confesser, en plein tribunal, et son déshonneur et son amour pour Hector.

M. Lecoq essaya bien de presser son convive, il voulait le décider à prendre au moins un potage et un verre de vieux bordeaux ; bientôt il reconnut l’inutilité de ses efforts et prit le parti de dîner comme s’il eût été seul. Il était fort soucieux, mais jamais l’incertitude du résultat poursuivi ne lui a fait perdre une bouchée. Il mangea longuement et bien, et vida lestement sa bouteille de Léoville.

Cependant, la nuit était venue, et déjà les garçons commençaient à allumer les lustres. Peu à peu la salle s’était vidée, et le père Plantat et M. Lecoq se trouvaient presque seuls.

— Ne serait-il pas enfin temps d’agir ? demanda timidement le vieux juge de paix.

L’agent de la sûreté tira sa montre :

— Nous avons encore près d’une heure à nous, répondit-il, pourtant je vais tout préparer.

Il appela le garçon et demanda, en même temps qu’une tasse de café, ce qu’il faut pour écrire.

— Voyez-vous, monsieur, poursuivait-il, pendant qu’on s’empressait de le servir, l’important pour nous est d’arriver jusqu’à Mlle  Laurence à l’insu de Trémorel. Il nous faut dix minutes d’entretien avec elle et chez elle. Telle est l’indispensable condition de notre succès.

Le vieux juge de paix s’attendait probablement à quelque coup de théâtre immédiat et décisif, car cette déclaration de M. Lecoq sembla le consterner.

— S’il en est ainsi, fit-il avec un geste désolé, autant renoncer à notre projet.

— Pourquoi ?

— Parce que bien évidemment Trémorel ne doit pas laisser Laurence seule une minute.

— Aussi ai-je songé à l’attirer dehors.

— Et c’est vous, monsieur, si perspicace d’ordinaire qui pouvez supposer qu’il s’aventurera dans les rues ! Vous ne vous rendez donc pas compte de sa situation en ce moment. Songez qu’il doit être en proie à des terreurs sans bornes. Nous savons, nous, qu’on ne retrouvera pas la dénonciation de Sauvresy, mais il l’ignore, lui. Il se dit que peut-être ce manuscrit a été retrouvé, qu’on a eu des soupçons et que déjà sans doute il est recherché, poursuivi, traqué par la police.

M. Lecoq eut un sourire triomphant.

— Je me suis dit tout cela, répondit-il, et bien d’autres choses encore. Ah ! trouver un moyen de débusquer Trémorel n’était pas aisé. Je l’ai cherché longtemps, mais enfin je l’ai trouvé, juste comme nous entrions ici. Dans une heure, le comte de Trémorel sera au faubourg Saint-Germain. Il va m’en coûter un faux c’est vrai, mais vous m’accorderez bien des circonstances atténuantes. D’ailleurs, qui veut la fin, veut les moyens.

Il prit la plume et, sans quitter son cigare, rapidement, il écrivit :

« Monsieur Wilson,

Quatre des billets de mille francs que vous m’avez donnés en paiement sont faux ; je viens de le reconnaître en les remettant à mon banquier. Si avant dix heures vous n’êtes pas chez moi pour vous expliquer à ce sujet, j’aurai le regret de faire parvenir ce soir même une plainte à monsieur le procureur impérial.

rech. »

— Tenez, monsieur, fit M. Lecoq en passant sa lettre au père Plantat, comprenez-vous ?

D’un coup d’œil le vieux juge de paix eut lu, et il ne put retenir une exclamation de joie qui fit retourner tous les garçons.

— Oui, dit-il, oui, en effet, il sera pris au reçu de cette lettre, d’une épouvante qui triomphera de toutes ses terreurs. Il se dira que parmi les billets remis en paiement il a pu s’en glisser de faux sans qu’il s’en soit aperçu, il se dira qu’une plainte déposée au parquet provoquera une enquête, qu’il lui faudra prouver qu’il est bien M. Wilson et qu’alors il est perdu.

— Ainsi vous croyez qu’il sortira ?

— J’en suis sûr, à moins qu’il ne soit devenu fou.

— Nous réussirons donc, je vous le répète, car je viens de surmonter le seul obstacle sérieux.

Il s’interrompit brusquement. La porte du restaurant s’était entr’ouverte et par l’entrebâillement un homme avait passé la tête et l’avait retirée aussitôt.

— Voici mon homme, fit M. Lecoq, en appelant le garçon pour solder l’addition, sortons, il doit nous attendre dans le passage.

Dans la galerie, en effet, un jeune homme vêtu comme les ouvriers tapissiers attendait, tout en paraissant flâner le long des boutiques. Il avait de longs cheveux bruns et les moustaches et les sourcils du plus beau noir. Certes, le père Plantat ne reconnut pas le Pâlot. M. Lecoq qui a l’œil plus exercé, le reconnut bien, lui, et même il parut assez mécontent.

— Mauvais, grommela-t-il, lorsque l’ouvrier tapissier le salua, pitoyable. Crois-tu donc, mon garçon, qu’il suffise, pour se déguiser, de changer la couleur de sa barbe ? Regarde-toi un peu dans cette glace et dis-moi si l’expression de ta figure n’est pas absolument celle de tantôt ? Ton œil et ton sourire ne sont-ils pas les mêmes ? Puis, vois, ta casquette est bien trop de côté, ce n’est pas naturel, et ta main ne s’enfonce pas assez crânement dans ta poche.

— Je tâcherai, monsieur, de faire mieux une autre fois, répondit modestement le Pâlot.

— Je l’espère bien, mais enfin, pour ce soir, le concierge de tantôt ne te reconnaîtra pas, et c’est tout ce qu’il faut.

— Et maintenant que dois-je faire ?

— Voici tes instructions, dit Lecoq répondant au Pâlot, et surtout ne va pas te tromper. D’abord, tu vas retenir une voiture ayant un bon cheval. Tu iras ensuite chez le marchand de vins chercher un de nos hommes qui t’accompagnera jusqu’à l’hôtel de M. Wilson. Arrivé là, tu sonneras, tu entreras seul et tu remettras au concierge la lettre que voici en disant qu’elle est de la plus haute importance et très-pressée. Ta commission faite, tu te mettras, ainsi que ton agent, en embuscade devant l’hôtel. Si M. Wilson sort, et il sortira, ou je ne suis plus Lecoq, ton compagnon viendra immédiatement me prévenir. Quant à toi, tu t’attacheras à M. Wilson et tu ne le perdras pas de vue. Il prendra certainement une voiture, tu le suivras avec la tienne, en ayant la précaution de monter sur le siège à côté du cocher. Et ouvre l’œil, c’est un gaillard fort capable de s’esquiver pendant la course par une des portières et de te laisser courir après une voiture vide.

— C’est bien, du moment que je suis prévenu…

— Silence donc, quand je parle. Il ira probablement chez le tapissier de la rue des Saints-Pères, cependant je puis me tromper. Il se peut qu’il se fasse conduire à une gare de chemin de fer quelconque, et qu’il prenne le premier train venu. En ce cas tu monteras dans le même wagon que lui et tu le suivras partout où il ira ; en ayant soin toutefois de m’expédier une dépêche dès que tu le pourras.

— Oui, monsieur, très-bien ; seulement si je dois prendre un train…

— Quoi ? Tu n’as pas d’argent ?

— Précisément.

— Alors — M. Lecoq sortit son portefeuille — prends ce billet de cinq cents francs, c’est plus qu’il n’en faut pour entreprendre le tour du monde. Tout est-il bien entendu ?

— Pardon… si M. Wilson revient purement et simplement à son hôtel, que devrai-je faire ?

— Laisse-moi donc finir. S’il rentre, tu reviendras avec lui et, au moment où sa voiture s’arrêtera devant l’hôtel, tu donneras deux vigoureux coups de sifflet, tu sais. Puis, tu m’attendras dans la rue, en ayant soin de garder ta voiture que tu prêteras à Monsieur, s’il en a besoin.

— Compris ! fit le Pâlot, qui s’éloigna en courant.

Restés seuls, le père Plantat et l’agent de la sûreté commencèrent à arpenter lentement la galerie. Ils étaient graves, silencieux comme on l’est toujours au moment décisif d’une partie ; on ne parle pas autour des tables de jeu.

Tout à coup, M. Lecoq tressaillit, il venait d’apercevoir son agent à l’extrémité de la galerie. Si vive était son impatience qu’il courut à lui :

— Eh bien ?

— Monsieur, le gibier est lancé et Pâlot le file[1].

— À pied ou en voiture ?

— En voiture.

— Il suffit. Rejoins tes camarades et dis-leur de se tenir prêts.

Tout marchait au gré des désirs de M. Lecoq, et il se retournait triomphant vers le vieux juge de paix, lorsqu’il fut frappé de l’altération de ses traits.

— Vous trouveriez-vous indisposé, monsieur ? demanda-t-il, tout inquiet.

— Non, mais j’ai cinquante-cinq ans, M. Lecoq, et à cet âge il est des émotions qui tuent. Tenez, au moment de voir mes vœux se réaliser, je tremble, je sens qu’une déception serait ma mort. J’ai peur, oui, j’ai peur… Ah ! que ne puis-je me dispenser de vous suivre !

— Mais votre présence est indispensable, monsieur, sans vous, sans votre aide, je ne puis rien.

— À quoi vous serai-je bon ?

— À sauver Mlle Laurence, monsieur.

Ce nom, ainsi prononcé, rendit au juge de paix d’Orcival une partie de son énergie.

— S’il en est ainsi !… fit-il.

Déjà il s’avançait résolument vers la rue, M. Lecoq le retint.

— Pas encore, disait-il, pas encore ; le gain de la bataille, monsieur, dépend de la précision de nos mouvements. Une seule faute et toutes mes combinaisons échouent misérablement et je suis forcé d’arrêter et de livrer à la justice le prévenu. Il nous faut dix minutes d’entretien avec Mlle Laurence, mais non beaucoup plus, et il est absolument nécessaire que cet entretien soit brusquement interrompu par le retour de Trémorel. Établissons donc nos calculs. Il faut à ce gredin trente minutes pour aller rue des Saints-Pères où il ne trouvera personne ; autant pour revenir ; mettons quinze minutes perdues ; en tout une heure et quart. C’est encore quarante minutes de patience.

Le père Plantat ne répondit pas, mais M. Lecoq comprit qu’il lui serait impossible de rester si longtemps debout, après les fatigues de la journée, ému comme il l’était et n’ayant rien pris depuis la veille. Il l’entraîna donc dans un café voisin et le força de tremper un biscuit dans un verre de vin. Puis, sentant bien que toute conversation serait importune à cet homme si malheureux, il prit un journal du soir et bientôt parut absorbé par les nouvelles d’Allemagne.

La tête renversée sur le dossier de la banquette de velours, l’œil perdu dans le vide, le vieux juge de paix repassait dans son esprit les événements de ces quatre années qui venaient de s’écouler. Il lui semblait que c’était hier que Laurence, encore enfant, venait courir sur la pelouse de son jardin et ravager ses rosiers. Comme elle était jolie, déjà, et quelle divine expression avaient ses grands yeux ! Puis, du soir au matin, pour ainsi dire, comme une rose que fait épanouir une nuit de juin, la jolie enfant était devenue la radieuse jeune fille. Mais timide et réservée avec tous, elle ne l’était pas avec lui. N’avait-il pas été son vieil ami, le confident de ses petits chagrins et de ses innocentes espérances. Combien elle était candide et pure, alors ; quelle divine ignorance du mal !…

Neuf heures sonnèrent, M. Lecoq déposa son journal sur la table.

— Partons, dit-il.

Le père Plantat le suivait d’un pas plus assuré, et bientôt, accompagnés des hommes de M. Job, ils arrivèrent devant l’hôtel occupé par M. Wilson.

— Vous autres, dit M. Lecoq à ses agents, vous attendrez pour entrer que j’appelle, je vais laisser la porte entrouverte.

Au premier coup de sonnette, la porte s’ouvrit et le père Plantat et l’agent de la sûreté s’engagèrent sous la voûte. Le concierge était sur le seuil de sa loge.

M. Wilson ? demanda M. Lecoq.

— Il est absent.

— Je parlerai à madame, alors.

— Elle est absente aussi.

— Très-bien ! seulement, comme il faut absolument que je parle à Mme Wilson, je vais monter.

Le concierge s’apprêtait à une vive résistance, mais M. Lecoq ayant appelé ses hommes, il comprit à qui il avait affaire et, plein de prudence, il se tut.

L’agent de la sûreté posta alors six de ses hommes dans la cour, dans une position telle qu’on put aisément les apercevoir des fenêtres du premier étage, et ordonna aux autres d’aller se placer sur le trottoir en face, leur recommandant d’observer très-ostensiblement la maison.

Ces mesures prises, il revint au concierge.

— Toi, mon brave, commanda-t-il, attention. Quand ton maître qui est sorti va rentrer, garde-toi bien de lui dire que la maison est cernée et que nous sommes là-haut ; un seul mot te compromettrait terriblement…

Si menaçants étaient l’air et le ton de M. Lecoq, que le portier frémit, il se vit au fond des plus humides cachots.

— Je suis aveugle, répondit-il, je suis muet.

— Combien y a-t-il de domestiques dans l’hôtel ?

— Trois, mais ils sont sortis.

L’agent de la sûreté prit alors le bras du père Plantat et le tenant fortement :

— Vous le voyez, monsieur, dit-il, tout est pour nous. Venez, et au nom de Mlle Laurence, du courage !

  1. Filer, v. act., suivre.