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Le Crime de lord Arthur Savile (recueil)/Ego te absolvo

La bibliothèque libre.
Ego te absolvo
Traduction par Albert Savine.
Stock (Le Crime de lord Arthur Savilep. 216-224).
Nouvelles publiées en Amérique

EGO TE ABSOLVO



I


Sous leurs bérets bleus noircis par la poudre, souillés par la poussière des chemins, les soldats de Miralles ont des mines de bandits, avec leur peau bistrée, leurs barbes et leurs cheveux incultes. Depuis cinq longues semaines, ils traînent les routes, presque sans sommeil, presque sans repos, faisant à toute heure le coup de feu avec une rage croissante.

N’en finira-t-on pas avec ces bandits républicains ? Don Carlos leur avait, cependant, promis qu’après les fatigues d’Estella, l’Espagne serait à eux.

Tous, ils ont soif de vengeance et de sang, et c’est la joie de verser le sang qui les maintient debout, si las, si épuisés qu’ils se sentent.

Basques, Navarrais, Catalans, fils d’exilés morts de faim et de misère sur le sol étranger, ils ont des colères de fauves contre ces réguliers qui leur disputent la route des plateaux de Castille, la voie des palais où ils ont juré de replacer le roi légitime pour se partager, sur les marches du trône rétabli, les dignités du royaume et les richesses des vaincus.

Entre ces montagnards et les hommes des nouveaux partis, il n’y a pas que des rancunes politiques : il y a surtout et avant tout un vieux compte de meurtres impunis, de pillages sans rançon, d’incendies sans revanche.

Aussi, quand un soldat de Concha leur tombe aux mains, malheur à lui ! Il paie pour les autres, pour ceux qui s’échappent.

— Frère, il faut mourir, lui dit-on en le collant à une roche.

L’homme esquisse un signe de croix et, sitôt que sa main redescend dans un plus lent ainsi soit-il, les fusils, alignés à dix pas de sa poitrine, crachent la mort.

L’homme s’affaisse comme une vieille chiffe et l’on n’en parle plus.

Les vautours des Pyrénées font le reste.

Si, sa soutane retroussée, le curé Miralles, un petit homme replet et courbé, les yeux bridés, passe à portée des fusilleurs, il accroche son fusil à sa ceinture et absout ou bénit le mourant d’un geste rapide.

Parfois, sans enlever de ses yeux la lunette marine, qui lui sert à inspecter rochers ou bois de chênes, il confesse le prisonnier.

Dame, un général est responsable de la vie de sa troupe !

Républicain soit, mais catholique, le régulier ne semble pas surpris de cet étrange double rôle du prêtre soldat.

Il faut bien qu’on le confesse puisqu’on va le fusiller et n’est-il pas tout naturel qu’on le fusille, puisqu’il s’est laissé prendre et que s’il avait pris il fusillerait.

Cette logique satisfait pleinement les faibles exigences de son cerveau de paysan arraché à la glèbe pour se courber sous le harnais militaire.

Puis, à quoi bon raisonner avec ce fait brutal, la mort menaçante, immédiate, inéluctable !

Puisque cela doit arriver, il s’agit uniquement de bien faire ses paquets pour se présenter en bon ordre quand on fera son entrée dans l’inévitable là-bas.


II


Ce soir-là, comme le soleil se couchait, Pedro Carrega était en sentinelle au chaos de Mallorta quand une femme et un mulet tournèrent le sentier de Buenavista.

Au hasard il tira.

Ce fut le mulet qui tomba. La femme courut à lui avant qu’il n’eût le temps de recharger son coup et, quand il la tint au bout de son fusil, le Navarrais ne sut point tirer.

La femme était belle, désirable, avec ses longs cheveux noirs descendant en cascade jusqu’à ses mollets, ses lèvres rouges, ses yeux brillants.

Pedro Carrega, pour sa prisonnière, oublia la querelle de don Carlos et de la République.

La femme, qui avait peur, lui jura d’ailleurs qu’elle adorait le rey neto. Elle lui prouva qu’elle ne détestait pas les caresses parfumées à la poudre de guerre et que Pedro Carrega était sinon le plus beau des mortels, du moins le plus choyé des vainqueurs, entre les grosses masses de pierre du chaos de Mallorta.

Les deux bras de la prisonnière enserraient encore d’un collier presque mordoré le cou halé de Carrega, quand Joaquin Martinez vint prendre sa faction.

— Eh ! doucement, fit-il, part à deux, señor caballero. Les nuits sont fraîches. Il n’est pas bon de dormir sans manteau, camarade. Je vois que tu es homme de précaution : pavillon de cheveux, pour mouchoir de cou des bras tièdes et couverture de chair molle. À mon tour, l’ami !

Carrega se leva et poussant derrière lui sa prisonnière :

— Ton tour, freluquet. Où règne Carrega, il n’y a pas deux rois. Si les nuits sont fraîches, va te chauffer contre cette mule que ma carabine a abattue, ou bien abats-en une autre. Mon butin est à moi, comme la Navarre est au roi Carlos, fils de Juive !

Joaquin Martinez épaula son arme et il allait tirer quand la femme, d’un bond de sauvagesse, détourna le fusil et envoya la balle se perdre dans les nuages.

Haussant les épaules, Martinez jeta l’arme déchargée et, d’un coup de navaja en plein ventre, coucha à terre la prisonnière de Carrega.

— Corps de Dieu ! hurla le Navarrais se lançant en avant en brandissant sa carabine.

Mais un nouveau coup de la terrible navaja suspendit sur ses lèvres la kyrielle des blasphèmes.

Une écume blanche au coin de la bouche, il s’affaissa dans la mare de sang que rendait le corps de la femme éventrée.

Au bruit du coup de feu, Miralles, suivi de quelques hommes, accourait.

Martinez n’essaya pas de nier la querelle.

De ses yeux aux arcades presque dénudées de sourcils par un crachement de mauvais fusil, le curé bandoulier embrassa toute la scène.

— Porcs ! grommela-t-il. Voyons la femelle ! Belle fille mal accommodée d’un sale coup de couteau ! Ça t’a bien servi, beau niais ! Au moins Carrega en a eu pour son plaisir. Allons, mon garçon, reprit-il en s’adressant à Martinez, dont l’œil ne le quittait pas, c’est du joli de vouloir voler le butin de son camarade. Holà ! vous autres, laissez-moi confesser ce païen : on n’a pas besoin de vous par ici. Dis ton confiteor, Martinez, et fais ton acte de contrition.

Ego te absolvo, murmura Miralles dans un geste de bénédiction… Porcs, satanés fils de catins, qui s’égorgent pour une femelle !

Puis, braquant brusquement son fusil sur l’homme, il lui brûla la cervelle sur les deux cadavres.

— Si on laissait faire ces gaillards, bougonna-t-il, bientôt le roi Carlos n’aurait plus d’armée !