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Le Crime du vieux Blas/Le bonnet de la Mariée

La bibliothèque libre.
Henry Kistemaeckers (p. 97-112).

LE
BONNET DE LA MARIÉE




Moi, dit Rose Mousson, après avoir soufflé sur le bord de son verre, où le champagne se creusa en une courbe blanche et eut l’air d’une petite vague écumeuse qui va retomber, moi, ce qui m’a perdue, c’est le bonnet de la mariée.

Grasse et ronde, toute rose, décolletée, les bras nus — plus de peau que d’étoffe, — elle pouffait de rire en disant cela. Mais il y avait dans ses jolis yeux clairs, adoucis, je ne sais quelle langueur qui rêve un peu, et comme un attendrissement vague, jeune, ingénu.

Nous la regardâmes, ébahis.

Quel bonnet ? Un bonnet de mariée ? Est-ce que les mariées portent des bonnets, fussent-ils de fine soie avec des boutons de fleurs d’oranger parmi des feuilles de malines ? Et elle disait que ce bonnet l’avait perdue ? Niaiserie, ou griserie. Cette petite Mousson, trois verres de champagne, et voilà sa tête à l’envers.

Elle reprit dans un rire plus vif :

— D’abord, je ne vous dis pas que c’était vraiment un bonnet. Peut-être même cela n’y ressemblait-il pas du tout, malgré la dentelle et les entre-deux. Imaginez ce qu’il vous plaira. J’aime à être convenable, et je le suis. Ce qui est certain, c’est qu’à l’heure qu’il est, au lieu de manger du pâté de foie gras qui me trouble toujours l’estomac et de rire avec un tas de gens qui ne me troublent plus le cœur, je serais en train, comme une bonne petite bourgeoise, de dormir tranquillement, bercée par le ronflement de mon mari, ou de surveiller le sommeil d’un mioche endormi sous les mousselines d’un berceau, si je n’avais pas eu confiance en ce maudit bonnet-là !

Sans nul doute, Rose Mousson voulait raconter une histoire ; ce soir-là, précisément, on s’ennuyait fort ; on écouta, en pensant à autre chose. Lisez comme nous écoutâmes.


« Vous autres qui vous contentez de ce que nous sommes — et je ne vous en fais pas mon compliment ! — vous ne vous inquiétez guère de ce que nous étions autrefois ; vous vous figurez peut-être que nous avons toujours eu des robes de deux mille francs, et que, si nous avons été en nourrice, ç’a été au café Anglais. Erreur. Il y a des commencements. Les fleurs les moins rares, celles même que tout le monde respire, ont été des boutons. Les filles ont été des petites filles. Tenez, la grande Clémentine, là-bas, qui a toujours envie de s’en aller parce que ses chevaux pourraient prendre un rhume en l’attendant à la porte, marchait à quatre heures du matin dans les rues, un petit balai sur l’épaule, derrière sa mère qui portait un balai plus grand ! Ne dis pas non, mon concierge t’a reconnue l’autre jour. Moi, c’est différent. J’ai reçu de l’éducation. On m’a appris l’orthographe. À présent, quand j’écris, je fais des fautes pour ne pas avoir l’air de poser. Mais je m’exprime bien quand je veux, hein ?

Papa et maman — des gens honnêtes, avec de petites rentes, — m’avaient mise dans un couvent. Une très grande vieille maison, des arbres, puis des murs. Comme je ne m’appelais pas Mousson et que personne ne pouvait deviner que je prendrais ce nom-là un jour, j’avais pour amies tout ce qu’il y avait de mieux dans le couvent en fait de pensionnaires. Des filles de banquiers, des filles de marquis ! Enfin, de jolies connaissances. Il y en avait une surtout qui m’adorait : Adèle. Adèle de Lamprade. Les deux sœurs, voilà ce que nous étions. Qui voyait l’une, voyait l’autre. Quand on nous cherchait, on était bien sûr de nous trouver ensemble dans quelque coin du jardin, assises au pied d’un arbre, et nous racontant tout bas des histoires, des histoires à n’en plus finir. Si bien que j’étais très contente, moi, au couvent, et que je n’aurais pas demandé mieux que d’y rester toujours, si je n’avais pas eu — toute petite, quatorze ans, — une envie de me marier, oh ! mais une envie !

Car, voyez-vous, il faut que je vous le dise, les jeunes filles honnêtes sont très honnêtes, ça, c’est vrai, mais il y a des moments où elles ressemblent joliment à celles qui ne le sont pas. Les cocottes qui commencent, qui n’ont encore que des robes de quatre sous, passent leur temps à songer qu’il existe des théâtres, de beaux cafés et surtout des bals, de grands bals sous des arbres de zinc et sous des girandoles de verres blancs, où viennent des messieurs très chics, des étrangers, des Anglais, des Russes. Si on pouvait aller là, comme les autres, avec des toilettes, on trouverait peut-être quelqu’un de très convenable qui serait bon pour vous, ne regarderait pas à la dépense. Eh bien, les demoiselles sages ont des idées dans ce genre-là… avec des différences. Le monde qu’elles rêvent, c’est un Mabille où l’on trouve des maris.

Dans le couvent où j’étais, on pensait tellement au mariage, et celles qui n’étaient pas très jolies ou pas très riches avaient une si belle peur de coiffer sainte Catherine, que c’étaient, la nuit et le jour — la nuit surtout, — des prières à nos patronnes et des vœux à la bonne Vierge, pour être sûres de trouver un mari dès qu’on rentrerait chez ses parents.

On s’avisait aussi d’un autre moyen, bien meilleur.

Vous ne savez peut-être pas une chose : c’est que rien ne porte bonheur pour le mariage comme d’avoir à soi le bonnet qui a coiffé une jeune personne pendant la nuit de ses noces. Nous le savions, nous ! Et la chose était certaine, il ne fallait pas dire non. On citait vingt exemples. Des filles très laides et très sottes, sans le sou — on se souvenait d’elles, on disait les noms, — avaient été épousées quinze jours après leur entrée dans le monde, uniquement parce qu’elles avaient possédé l’un de ces bonnets.

Vous imaginez si l’on avait envie d’en avoir, de ces amulettes-là ! Aussi, la convention était faite et jurée entre amies : celle qui se marierait la première ne manquerait pas de donner à l’autre le précieux porte-bonheur ; quand Adèle de Lamprade quitta le couvent, je me jetai à son cou toute pleurante et je lui dis à l’oreille : « Oh ! tu m’enverras ton bonnet, dis ? »

Elle me l’envoya !

Il était joli, très joli. Fait d’une mousseline transparente, garni de dentelles, pas très long, à manches courtes, un peu décolleté… »


Nous interrompîmes Rose Mousson. Ce n’était pas un bonnet qu’elle nous décrivait-là ! Un bonnet n’a pas de manches, un bonnet n’est pas décolleté.

— Vous êtes des imbéciles ! s’écria-t-elle en se renversant sur le dossier de sa chaise. Je vous dis que c’était un bonnet, et le plus joli du monde, bien qu’un peu fripé ; mais il n’en valait que mieux.


« J’étais absolument sûre de me marier maintenant ! Aussi, ma foi, dès que je fus de retour dans ma famille, je me conduisis avec une parfaite impertinence, et je fus coquette avec tout le monde. Qu’avais-je à craindre ? Je pouvais sourire à celui-ci, laisser un peu longtemps ma main dans la main de celui-là ; aucune imprudence ne devait me nuire, puisque j’avais le bonnet. Je fus de plus en plus folle ; si folle qu’une fois je ne refusai pas d’aller, vers dix heures du soir, toute seule, dans le jardin de mon père, avec un petit cousin que j’avais, et qui était venu nous voir pendant les vacances. Il voulait me montrer un nid de rossignol de muraille qu’il avait trouvé dans des pierres, derrière un tilleul. Il prétendait qu’on le verrait bien mieux la nuit.

Il était gentil, mon cousin. Svelte, brun, pâle, des petites moustaches déjà. Il me regardait avec des regards tendres qui m’entraient dans les yeux et me pénétraient jusqu’au cœur doucement, chaudement. Ce que j’éprouvais alors, les fleurs doivent le sentir quand il fait du soleil. Et il disait des mots divins. Ah ! ces paroles-là, vous ne les savez pas, vous ! moi je les ai oubliées à force d’en entendre d’autres. Ce soir-là, sous les branches, elles m’enivraient, et, pendant que nous cherchions le nid, je me laissais aller, attendrie, alanguie, dans les bras du petit cousin, qui me serrait plus fort, toujours plus fort, en baisant par instants mes cheveux… et qui glissa tout à coup sur l’herbe ! en m’entraînant avec lui. Car le matin, justement, il avait plu. Mais cela m’était bien égal qu’il eût plu, et que mon cousin eût glissé ; et cela me fut bien égal aussi d’être grondée par mon père quand nous rentrâmes, bien tard, au salon. Aucune inquiétude possible : j’étais sûre que mon amoureux m’épouserait, puisque j’avais le bonnet de la mariée. Ah ! bien, oui ! Huit jours plus tard, le petit cousin s’en alla. Et jamais plus je n’ai entendu parler de lui. Et voilà pourquoi je bois ce soir du champagne avec vous dans cet affreux cabinet rouge et vert où je m’ennuie depuis dix ans, quatre fois par semaine, régulièrement. »


La grande Clémentine éclata de rire.

— Des bêtises, les superstitions, dit-elle. Tu vois à quoi il t’a servi, le bonnet.

Mais Rose Mousson répondit, avec une jolie gravité que nous ne lui connaissions pas, une gravité d’enfant qui défend son joujou :

— Il ne faut pas rire de cette chose-là. Moi, d’abord, j’y crois, j’y crois toujours. On ne se trompait pas au couvent. Quand on a un bonnet de mariée, on est sûre de se marier bientôt. Seulement, il y a bonnet et bonnet.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda Clémentine.

— Écoute. Après la fuite de mon cousin, je m’en allai voir Adèle de Lamprade et je lui racontai mon histoire. Elle se mit à fondre en larmes, la pauvre amie, en s’écriant : « Je comprends tout, oh ! je comprends tout. » Je faillis la battre ! Sans doute, elle m’avait trompée, elle ne m’avait pas envoyé son bonnet de nuit de noce, elle m’en avait envoyé un autre ! « Oh ! non, non, me dit-elle en rougissant ; c’était bien celui-là, mais, comprends, le soir, avant de m’épouser, — mon mari me l’avait ôté ! »