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Le Crocheteur borgne

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Le Crocheteur borgne
Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 21 (p. 17-23).


LE
CROCHETEUR BORGNE
(1746)




Nos deux yeux ne rendent pas notre condition meilleure ; l’un nous sert à voir les biens, et l’autre les maux de la vie : bien des gens ont la mauvaise habitude de fermer le premier, et bien peu ferment le second : voilà pourquoi il y a tant de gens qui aimeraient mieux être aveugles que de voir tout ce qu’ils voient. Heureux les borgnes qui ne sont privés que de ce mauvais œil qui gâte tout ce qu’on regarde ! Mesrour en est un exemple.

Il aurait fallu être aveugle pour ne pas voir que Mesrour était borgne. Il l’était de naissance ; mais c’était un borgne si content de son état qu’il ne s’était jamais avisé de désirer un autre œil. Ce n’étaient point les dons de la fortune qui le consolaient des torts de la nature, car il était simple crocheteur, et n’avait d’autre trésor que ses épaules ; mais il était heureux, et il montrait qu’un œil de plus et de la peine de moins contribuent bien peu au bonheur : l’argent et l’appétit lui venaient toujours en proportion de l’exercice qu’il faisait ; il travaillait le matin, mangeait et buvait le soir, dormait la nuit, et regardait tous ses jours comme autant de vies séparées : en sorte que le soin de l’avenir ne le troublait jamais dans la jouissance du présent. Il était, comme vous le voyez, tout à la fois borgne, crocheteur, et philosophe.

Il vit par hasard[1] passer dans un char brillant une grande princesse qui avait un œil de plus que lui, ce qui ne l’empêcha pas de la trouver fort belle ; et, comme les borgnes ne diffèrent des autres hommes qu’en ce qu’ils ont un œil de moins, il en devint éperdument amoureux. On dira peut-être que, quand on est crocheteur et borgne, il ne faut point être amoureux, surtout d’une grande princesse, et, qui plus est, d’une princesse qui a deux yeux. Je conviens qu’on a[2] bien à craindre de ne pas plaire ; cependant, comme il n’y a point d’amour sans espérance, et que notre crocheteur aimait, il espéra. Comme il avait plus de jambes que d’yeux, et qu’elles étaient bonnes, il suivit l’espace de quatre lieues le char de sa déesse[3], que six grands chevaux blancs traînaient avec une grande rapidité. La mode dans ce temps-là, parmi les dames, était de voyager sans laquais et sans cocher, et de se mener elles-mêmes ; les maris voulaient qu’elles fussent toujours toutes seules afin d’être plus sûrs de leur vertu, ce qui est directement opposé au sentiment des moralistes, qui disent qu’il n’y a point de vertu dans la solitude.

Mesrour courait toujours à côté des roues du char, tournant son bon œil du côté de la dame, qui était étonnée de voir un borgne de cette agilité. Pendant qu’il prouvait ainsi qu’on est infatigable pour ce qu’on aime, une bête fauve, poursuivie par des chasseurs, traversa le grand chemin et effraya les chevaux, qui, ayant pris le mors aux dents, entraînaient la belle dans un précipice ; son nouvel amant, plus effrayé encore qu’elle, quoiqu’elle le fût beaucoup, coupa les traits avec une adresse merveilleuse. Les six chevaux blancs firent seuls le saut périlleux, et la dame, qui n’était pas moins blanche qu’eux, en fut quitte pour la peur. « Qui que vous soyez, lui dit-elle, je n’oublierai jamais que je vous dois la vie ; demandez-moi tout ce que vous voudrez ; tout ce que j’ai est à vous. — Ah ! je puis avec bien plus de raison, répondit Mesrour, vous en offrir autant ; mais, en vous l’offrant, je vous en offrirai toujours moins : car je n’ai qu’un œil, et vous en avez deux ; mais un œil qui vous regarde vaut mieux que deux yeux qui ne voient point les vôtres. »

La dame sourit, car les galanteries d’un borgne sont toujours des galanteries, et les galanteries font toujours sourire. « Je voudrais bien pouvoir vous donner un autre œil, lui dit-elle, mais votre mère pouvait seule vous faire ce présent-là ; suivez-moi toujours. » À ces mots elle descend de son char et continue sa route à pied : son petit chien descendit aussi, et marchait à pied à côté d’elle, aboyant après l’étrange[4] figure de son écuyer. J’ai tort de lui donner le titre d’écuyer, car il eut beau offrir son bras, la dame ne voulut jamais l’accepter, sous prétexte qu’il était trop sale ; et vous allez voir qu’elle fut la dupe de sa propreté : elle avait de fort petits pieds, et des souliers encore plus petits que ses pieds, en sorte qu’elle n’était ni faite ni chaussée de manière à soutenir une longue marche.

De jolis pieds consolent d’avoir de mauvaises jambes, lorsqu’on passe sa vie sur une chaise longue au milieu d’une foule de petits-maîtres ; mais à quoi servent des souliers brodés en paillettes dans un chemin pierreux, où ils ne peuvent être vus que par un crocheteur, et encore par un crocheteur qui n’a qu’un œil ? Mélinade (c’est le nom de la dame, que j’ai eu mes raisons pour ne pas dire jusqu’ici, parce qu’il n’était pas encore fait) avançait comme elle pouvait, maudissant son cordonnier, déchirant ses souliers, écorchant ses pieds et se donnant des entorses à chaque pas. Il y avait environ une heure et demie qu’elle marchait du train des grandes dames, c’est-à-dire qu’elle avait déjà fait près d’un quart de lieue, lorsqu’elle tomba de fatigue sur la place.

Le Mesrour[5], dont elle avait refusé les secours pendant qu’elle était debout, balançait à les lui offrir, dans la crainte de la salir en la touchant : car il savait bien qu’il n’était pas propre, la dame le lui avait assez clairement fait entendre[6], et la comparaison qu’il avait faite en chemin entre lui et sa maîtresse[7] le lui avait fait voir encore plus clairement. Elle avait une robe d’une légère étoffe d’argent, semée de guirlandes de fleurs, qui laissait briller la beauté de sa taille ; et lui avait un sarrau brun, taché en mille endroits, troué, et rapiécé en sorte que les pièces étaient à côté des trous, et point dessus, où elles auraient pourtant été plus à leur place ; il avait comparé ses mains nerveuses et couvertes de durillons[8] avec deux petites mains plus blanches et plus délicates que les lis ; enfin il avait vu les beaux cheveux blonds de Mélinade, qui paraissaient à travers un léger voile de gaze, relevés les uns en tresse et les autres en boucles, et il n’avait à mettre à côté de cela que des crins noirs, hérissés, crépus, et n’ayant pour tout ornement qu’un turban déchiré.

[9]Cependant Mélinade essaie de se relever, mais elle retombe bientôt, et si malheureusement que ce qu’elle laissa voir à Mesrour lui ôta le peu de raison que la vue du visage de la princesse avait pu lui laisser. Il oublia qu’il était crocheteur, qu’il était borgne, et il ne songea plus à la distance que la fortune avait mise entre Mélinade et lui ; à peine se souvint-il qu’il était amant, car il manqua à la délicatesse qu’on dit inséparable d’un véritable amour, et qui en fait quelquefois le charme, et, plus souvent, l’ennui ; il se servit des droits que son état de crocheteur lui donnait à la brutalité, il fut brutal et heureux. La princesse alors était sans doute évanouie, ou bien elle gémissait sur son sort ; mais, comme elle était juste, elle bénissait sûrement le destin de ce que toute infortune porte avec elle sa consolation.

La nuit avait étendu ses voiles sur l’horizon, et elle cachait de son ombre le véritable bonheur de Mesrour, et les prétendus malheurs de Mélinade ; Mesrour goûtait les plaisirs des parfaits amants, et il les goûtait en crocheteur, c’est-à-dire (à la honte de l’humanité) de la manière la plus parfaite ; les faiblesses de Mélinade lui reprenaient à chaque instant, et à chaque instant son amant reprenait des forces. « Puissant Mahomet ! dit-il une fois en homme transporté, mais en mauvais catholique, il ne manque à ma félicité que d’être sentie par celle qui la cause ; pendant que je suis dans ton paradis, divin prophète, accorde-moi encore une faveur, c’est d’être aux yeux de Mélinade ce qu’elle serait à mon œil s’il faisait jour ; » il finit de prier, et continua de jouir. L’aurore, toujours trop diligente pour les amants, surprit Mesrour et Mélinade dans l’attitude où elle aurait pu être surprise elle-même un moment auparavant avec Tithon ; mais quel fut l’étonnement de Mélinade quand, ouvrant les yeux aux premiers rayons du jour, elle se vit dans un lieu enchanté, avec un jeune homme d’une taille noble, dont le visage ressemblait à l’astre dont la terre attendait le retour ! Il avait des joues de rose, des lèvres de corail ; ses grands yeux tendres et vifs tout à la fois exprimaient et inspiraient la volupté[10] ; son carquois d’or, orné de pierreries, était suspendu à ses épaules, et le plaisir faisait seul sonner ses flèches ; sa longue chevelure, retenue par une attache de diamants, flottait librement sur ses reins, et une étoffe transparente, brodée de perles, lui servait d’habillement, et ne cachait rien de la beauté de son corps.

« Où suis-je, et qui êtes-vous ? s’écria Mélinade dans l’excès de sa surprise. — Vous êtes, répondit-il, avec le misérable qui a eu le bonheur de vous sauver la vie et qui s’est si bien payé de ses peines. »

Mélinade, aussi aise qu’étonnée, regretta que la métamorphose de Mesrour n’eût pas commencé plus tôt. Elle s’approche d’un palais brillant qui frappait sa vue, et lit cette inscription sur la porte : « Éloignez-vous, profanes ; ces portes ne s’ouvriront que pour le maître de l’anneau. »

Mesrour[11] s’approche à son tour pour lire la même inscription ; mais il vit d’autres caractères, et lut ces mots : « Frappe sans crainte. » Il frappa, et aussitôt les portes s’ouvrirent d’elles-mêmes avec un grand bruit. Les deux amants[12] entrèrent, au son de mille voix et de mille instruments, dans un vestibule de marbre de Paros ; de là ils passèrent dans une salle superbe, où un festin délicieux les attendait depuis[13] douze cent cinquante ans, sans qu’aucun des plats fût encore refroidi[14] : ils se mirent à table, et furent servis chacun par mille esclaves de la plus grande beauté ; le repas fut entremêlé de concerts et de danses ; et, quand il fut fini, tous les génies vinrent dans le plus grand ordre, partagés en différentes troupes, avec des habits aussi magnifiques que singuliers, prêter serment de fidélité au maître de l’anneau[15], et baiser le doigt sacré auquel il le portait.

Cependant il y avait à Bagdad un musulman fort dévot qui, ne pouvant aller se laver dans la mosquée, faisait venir l’eau de la mosquée chez lui, moyennant une légère rétribution qu’il payait au prêtre. Il venait de faire la cinquième ablution, pour se disposer à la cinquième prière ; et sa servante, jeune étourdie très-peu dévote, se débarrassa de l’eau sacrée en la jetant par la fenêtre. Elle tomba sur un malheureux endormi profondément au coin d’une borne qui lui servait de chevet. Il fut inondé, et s’éveilla. C’était le pauvre Mesrour, qui, revenant de son séjour enchanté, avait perdu dans son voyage l’anneau de Salomon. Il avait quitté ses superbes vêtements, et repris son sarrau ; son beau carquois d’or était changé en crochets de bois, et il avait[16], pour comble de malheur, laissé un de ses yeux en chemin. Il se ressouvint alors qu’il avait bu la veille une grande quantité d’eau-de-vie qui avait assoupi ses sens et échauffé son imagination.

Il avait jusque-là aimé cette liqueur par goût : il commença à l’aimer par reconnaissance, et il retourna avec gaieté à son travail, bien résolu d’en employer le salaire à acheter les moyens de retrouver[17] sa chère Mélinade. Un autre se serait désolé d’être un vilain borgne, après avoir eu deux beaux yeux ; d’éprouver les refus[18] des balayeuses du palais, après avoir joui des faveurs d’une princesse plus belle que les maîtresses du calife, et d’être au service de tous les bourgeois de Bagdad, après avoir régné sur tous les génies ; mais Mesrour n’avait point l’œil qui voit le mauvais côté des choses[19].

FIN DU CROCHETEUR BORGNE.

  1. L’édition de 1774, celle du Journal des dames, de Mme de Princen, dont Beuchot a parlé dans son Avertissement en tête de ce volume, présente une grande variante ; on y lit :

    « Un jour qu’il s’était levé plus matin qu’à son ordinaire, parce que certaine liqueur, qui lui était familière, l’avait forcé de se coucher la veille un peu plus tôt que de coutume, il aperçut au crépuscule (car d’un seul œil on l’aperçoit) quelque chose qui luisait parmi des chiffons. Tout est sujet d’espoir pour un pauvre crocheteur ; Mesrour crut avoir trouvé la fortune même, quand il eut ramassé un anneau d’or sur lequel étaient gravés des caractères inconnus pour lui, et qui l’eussent été pour bien d’autres. À peine eut-il mis cet anneau à son doigt qu’il vit passer dans un char brillant, etc. »

  2. « Qu’il y a bien à craindre. » 1774.
  3. « De sa divinité. » 1774.
  4. L’édition de Kehl porte « étrangère ». Nous n’hésitons pas à suivre ici le texte de 1774.
  5. L’édition de 1774 porte seulement « Mesrour ».
  6. « Le lui avait fait entendre assez clairement. » 1774.
  7. « Entre lui et la princesse. » 1774.
  8. Les éditions de Kehl portent : « nerveuses et converties en durillons ». Ici encore nous suivons l’édition de 1774.
  9. Voici ce qu’on lit dans l’édition de 1774 :

    « Mais pendant que nous nous arrêtons à la description des deux personnages, nous oublions que la pauvre Mélinade est à terre très-embarrassée. Un sommeil subit, et qui vint pourtant bien à propos, absorba dans un instant les idées fâcheuses que lui donnait sa situation désagréable. La voilà donc endormie, et c’est, comme vous voyez, tant mieux pour elle : la nuit avait étendu ses voiles sur l’horizon ; Mesrour ne voyait plus que faiblement l’objet de sa nouvelle ardeur, et comme il ne l’entendait plus (puisqu’elle ne disait mot), l’illusion allait en diminuant, et l’envie de dormir en augmentant. Plus d’un homme, sans être ni crocheteur, ni borgne, ni philosophe, a connu cet effet de l’obscurité. Aussi ne voit-on que les poëtes chagrins et les amants espagnols chanter les ressources de la nuit. Notre Mesrour n’y entendait point tant de finesse, et croyant seulement qu’il était glorieux d’imiter une grande princesse, il se coucha aussi sur la terre déjà humide de rosée ; mais par un certain respect, dont un crocheteur même ne peut se défendre, il s’éloigna de quelques pas du canapé pierreux qu’avait choisi la belle fatiguée.

    « Cependant les génies, amis des hommes, travaillaient au bonheur de notre borgne, ainsi qu’à celui de Mélinade. Cette belle se trouva transportée dans un lieu enchanté avec un jeune homme d’une taille noble, dont le visage ressemblait à l’astre, etc. »

  10. On lit dans l’édition de 1774 :

    « Exprimaient et inspiraient le sentiment le plus doux. Son carquois d’or était suspendu à ses épaules, et ses flèches paraissaient autant de traits vainqueurs. Sa longue chevelure, retenue par une attache de diamants, flottait au gré des zéphyrs, et une étoffe transparente, brodée de perles, lui servait d’habillement.

    « Où suis-je, et qui êtes-vous  ? s’écria Mélinade dans l’excès de sa surprise. — Vous êtes, répondit le beau jeune homme, avec le misérable qui a eu le bonheur de vous sauver la vie, et qui n’a eu pour récompense que le plaisir de coucher sur la terre humide auprès de vous, tandis que vous dormiez sans vous embarrasser de son sort. »

    « Mélinade, de plus en plus étonnée, fut pourtant bien aise de la métamorphose du borgne, et sa reconnaissance la fit remercier les dieux des dons qu’ils avaient faits à Mesrour. La princesse avançait toujours pour voir quelle serait la fin de cet enchantement, et de temps en temps jetait un coup d’œil à la dérobée sur son conducteur, qui, n’étant plus borgne, voyait des deux yeux les tendres regards de Mélinade.

    « Ils approchent tous deux d’un palais brillant : la princesse y lit, etc. »

  11. « Mesrour lit à son tour ; mais il y voit d’autres caractères : « Frappe sans crainte. » disait l’inscription. Il frappa, etc. » 1774.
  12. « Les deux enchantés. » 1774.
  13. « Depuis des siècles, sans, etc. » 1774.
  14. « Les génies ont toujours cette sage précaution dans leurs apprêts. Mesrour et Mélinade se mirent à table, et furent servis par mille esclaves, etc. » 1774.
  15. « Au maître de l’anneau. »

    « Dans ce même temps, une servante de Bagdad jette une cuvette par la fenêtre : un malheureux, profondément endormi au coin d’une borne qui lui servait de chevet, fut inondé, et s’éveilla. C’était, etc. » 1774.

  16. « Et il avait perdu, pour comble de malheur, un de ses yeux en chemin. Il se ressouvint alors de la quantité de liqueur qu’il avait bue la veille : elle avait assoupi ses sens et échauffé son imagination, au point qu’il avait cru s’être éveillé, avoir trouvé un anneau, et jouir de tout le bonheur dont il conservait le souvenir.

    Il avait jusque-là aimé l’eau-de-vie par goût ; il commença à l’aimer, etc. » 1774.

  17. « Revoir. » 1774.
  18. « Les rebuts des poissardes, après avoir été regardé favorablement par une grande princesse, et d’être au service, etc. » 1774.
  19. L’édition de 1774 est terminée par cette phrase : « Combien de gens seraient heureux, s’ils oubliaient aussi facilement les songes agréables que la fortune leur a fait faire ! »