Le Curé de village/5

La bibliothèque libre.
Le Curé de village
Œuvres complètes de H. de Balzac/13A. Houssiaux (p. 694-728).


CHAPITRE V.

VÉRONIQUE AU TOMBEAU.


Au commencement de l’année suivante, malgré la contenance de madame Graslin, ses amis aperçurent en elle les symptômes avant-coureurs d’une mort prochaine. À toutes les observations de Roubaud, aux questions les plus ingénieuses des plus clairvoyants, Véronique faisait la même réponse : « Elle se portait à merveille. » Mais au printemps, elle alla visiter ses forêts, ses fermes, ses belles prairies en manifestant une joie enfantine qui dénotait en elle de tristes prévisions.

En se voyant forcé d’élever un petit mur en béton depuis le barrage du Gabou jusqu’au parc de Montégnac, le long et au bas de la colline dite de la Corrèze, Gérard avait eu l’idée d’enfermer la forêt de Montégnac et de la réunir au parc. Madame Graslin affecta trente mille francs par an à cet ouvrage, qui exigeait au moins sept années, mais qui soustrairait cette belle forêt aux droits qu’exerce l’Administration sur les bois non clos des particuliers. Les trois étangs de la vallée du Gabou devaient alors se trouver dans le parc. Chacun de ces étangs, orgueilleusement appelés des lacs, avait son île. Cette année, Gérard avait préparé, d’accord avec Grossetête, une surprise à madame Graslin pour le jour de sa naissance. Il avait bâti dans la plus grande de ces îles, la seconde, une petite chartreuse assez rustique au dehors et d’une parfaite élégance au dedans. L’ancien banquier trempa dans cette conspiration, à laquelle coopérèrent Farrabesche, Fresquin, le neveu de Clousier et la plupart des riches de Montégnac. Grossetête envoya un joli mobilier pour la chartreuse. Le clocher, copié sur celui de Vévay, faisait un charmant effet dans le paysage. Six canots, deux pour chaque étang, avaient été construits, peints et gréés en secret pendant l’hiver par Farrabesche et Guépin, aidés du charpentier de Montégnac. À la mi-mai donc, après le déjeuner que madame Graslin offrait à ses amis, elle fut emmenée par eux à travers le parc, supérieurement dessiné par Gérard qui depuis cinq ans le soignait en architecte et en naturaliste, vers la jolie prairie de la vallée du Gabou, où, sur la rive du premier lac, flottaient les deux canots. Cette prairie, arrosée par quelques ruisseaux clairs, avait été prise au bas du bel amphithéâtre où commence la vallée du Gabou. Les bois défrichés avec art et de manière à produire les plus élégantes masses ou des découpures charmantes à l’œil, embrassaient cette prairie en y donnant un air de solitude doux à l’âme. Gérard avait scrupuleusement rebâti sur une éminence ce chalet de la vallée de Sion qui se trouve sur la route de Brigg et que tous les voyageurs admirent. On devait y loger les vaches et la laiterie du château. De la galerie, on apercevait le paysage créé par l’ingénieur, et que ses lacs rendaient digne des plus jolis sites de la Suisse. Le jour était superbe. Au ciel bleu, pas un nuage ; à terre, mille accidents gracieux comme il s’en forme dans ce beau mois de mai. Les arbres plantés depuis dix ans sur les bords : saules pleureurs, saules marceau, des aulnes, des frênes, des blancs de Hollande, des peupliers d’Italie et de Virginie, des épines blanches et roses, des acacias, des bouleaux, tous sujets d’élite, disposés tous comme le voulait et le terrain et leur physionomie, retenaient dans leurs feuillages quelques vapeurs nées sur les eaux et qui ressemblaient à de légères fumées. La nappe d’eau, claire comme un miroir et calme comme le ciel, réfléchissait les hautes masses vertes de la forêt, dont les cimes nettement dessinées dans la limpide atmosphère, contrastaient avec les bocages d’en bas, enveloppés de leurs jolis voiles. Les lacs, séparés par de fortes chaussées, montraient trois miroirs à reflets différents, dont les eaux s’écoulaient de l’un dans l’autre par de mélodieuses cascades. Ces chaussées formaient des chemins pour aller d’un bord à l’autre sans avoir à tourner la vallée. On apercevait du chalet, par une échappée, le steppe ingrat des communaux crayeux et infertiles qui, vu du dernier balcon, ressemblait à la pleine mer, et qui contrastait avec la fraîche nature du lac et de ses bords. Quand Véronique vit la joie de ses amis qui lui tendaient la main pour la faire monter dans la plus grande des embarcations, elle eut des larmes dans les yeux, et laissa nager en silence jusqu’au moment où elle aborda la première chaussée. En y montant pour s’embarquer sur la seconde flotte, elle aperçut alors la Chartreuse et Grossetête assis sur un banc avec toute sa famille.

— Ils veulent donc me faire regretter la vie ? dit-elle au curé.

— Nous voulons vous empêcher de mourir, répondit Clousier.

— On ne rend pas la vie aux morts, répliqua-t-elle.

— Monsieur Bonnet jeta sur sa pénitente un regard sévère qui la fit rentrer en elle-même.

— Laissez-moi seulement prendre soin de votre santé, lui demanda Roubaud d’une voix douce et suppliante, je suis certain de conserver à ce canton sa gloire vivante, et à tous nos amis le lien de leur vie commune.

Véronique baissa la tête et Gérard nagea lentement vers l’île, au milieu de ce lac, le plus large des trois et où le bruit des eaux du premier, alors trop plein, retentissait au loin en donnant une voix à ce délicieux paysage.

— Vous avez bien raison de me faire faire mes adieux à cette ravissante création, dit-elle en voyant la beauté des arbres tous si feuillus qu’ils cachaient les deux rives.

La seule désapprobation que ses amis se permirent fut un morne silence, et Véronique, sur un nouveau regard de monsieur Bonnet, sauta légèrement à terre en prenant un air gai qu’elle ne quitta plus. Redevenue châtelaine, elle fut charmante, et la famille Grossetête reconnut en elle la belle madame Graslin des anciens jours. « — Assurément, elle pouvait vivre encore ! » lui dit sa mère à l’oreille. Dans ce beau jour de fête, au milieu de cette sublime création opérée avec les seules ressources de la nature, rien ne semblait devoir blesser Véronique, et cependant elle y reçut son coup de grâce. On devait revenir sur les neuf heures par les prairies, dont les chemins, tous aussi beaux que des routes anglaises ou italiennes, faisaient l’orgueil de l’ingénieur. L’abondance du caillou, mis de côté par masses lors du nettoyage de la plaine, permettait de si bien les entretenir, que depuis cinq ans, elles s’étaient en quelque sorte macadamisées. Les voitures stationnaient au débouché du dernier vallon du côté de la plaine, presque au bas de la Roche-Vive. Les attelages, tous composés de chevaux élevés à Montégnac, étaient les premiers élèves susceptibles d’être vendus, le directeur du haras en avait fait dresser une dizaine pour les écuries du château, et leur essai faisait partie du programme de la fête. À la calèche de madame Graslin, un présent de Grossetête, piaffaient les quatre plus beaux chevaux harnachés avec simplicité. Après le dîner, la joyeuse compagnie alla prendre le café dans un petit kiosque en bois, copié sur l’un de ceux du Bosphore et situé à la pointe de l’île d’où la vue plongeait sur le dernier étang. La maison de Colorat, car le garde, incapable de remplir des fonctions aussi difficiles que celles de garde-général de Montégnac, avait eu la succession de Farrabesche, et l’ancienne maison restaurée formait une des fabriques de ce paysage, terminé par le grand barrage du Gabou qui arrêtait délicieusement les regards sur une masse de végétation riche et vigoureuse.

De là, madame Graslin crut voir son fils Francis aux environs de la pépinière due à Farrabesche ; elle le chercha du regard, ne le trouva pas, et monsieur Ruffin le lui montra jouant en effet, le long des bords, avec les enfants des petites-filles de Grossetête. Véronique craignit quelque accident. Sans écouter personne, elle descendit le kiosque, sauta dans une des chaloupes, se fit débarquer sur la chaussée et courut chercher son fils. Ce petit incident fut cause du départ. Le vénérable trisaïeul Grossetête proposa le premier d’aller se promener dans le beau sentier qui longeait les deux derniers lacs en suivant les caprices de ce sol montagneux. Madame Graslin aperçut de loin Francis dans les bras d’une femme en deuil. À en juger par la forme du chapeau, par la coupe des vêtements, cette femme devait être une étrangère. Véronique effrayée appela son fils, qui revint.

— Qui est cette femme ? demanda-t-elle aux enfants, et pourquoi Francis vous a-t-il quittés ?

— Cette dame l’a appelé par son nom, dit une petite fille.

En ce moment, la Sauviat et Gérard, qui avaient devancé toute la compagnie, arrivèrent.

— Qui est cette femme, mon cher enfant ? dit madame Graslin à Francis.

— Je ne la connais pas, dit l’enfant, mais il n’y a que toi et ma grand’mère qui m’embrassiez ainsi. Elle a pleuré, dit-il à l’oreille de sa mère.

— Voulez-vous que je coure après elle ? dit Gérard.

— Non, lui répondit madame Graslin avec une brusquerie qui n’était pas dans ses habitudes.

Par une délicatesse qui fut appréciée de Véronique, Gérard emmena les enfants, et alla au-devant de tout le monde en laissant la Sauviat, madame Graslin et Francis seuls.

— Que t’a-t-elle dit ? demanda la Sauviat à son petit-fils.

— Je ne sais pas, elle ne me parlait pas français.

— Tu n’as rien entendu ? dit Véronique.

— Ah ! elle a dit à plusieurs reprises, et voilà pourquoi j’ai pu le retenir : dear brother !

Véronique prit le bras de sa mère, et garda son fils à la main ; mais elle fit à peine quelques pas, ses forces l’abandonnèrent.

— Qu’a-t-elle ? qu’est-il arrivé ? demanda-t-on à la Sauviat.

— Oh ! ma fille est en danger, dit d’une voix gutturale et profonde la vieille Auvergnate.

Il fallut porter madame Graslin dans sa voiture ; elle voulut qu’Aline y montât avec Francis et désigna Gérard pour l’accompagner.

— Vous êtes allé, je crois, en Angleterre ? lui dit-elle quand elle eut recouvré ses esprits, et vous savez l’anglais. Que signifient ces mots : dear brother ?

— Qui ne le sait ? s’écria Gérard. Ça veut dire : cher frère !

Véronique échangea avec Aline et avec la Sauviat un regard qui les fit frémir ; mais elles continrent leurs émotions. Les cris de joie de tous ceux qui assistaient au départ des voitures, les pompes du soleil couchant dans les prairies, la parfaite allure des chevaux, les rires de ses amis qui suivaient, le galop que faisaient prendre à leurs montures ceux qui l’accompagnaient à cheval, rien ne tira madame Graslin de sa torpeur ; sa mère fit alors hâter le cocher, et leur voiture arriva la première au château. Quand la compagnie y fut réunie, on apprit que Véronique s’était renfermée chez elle et ne voulait voir personne.

— Je crains, dit Gérard à ses amis, que madame Graslin n’ait reçu quelque coup mortel…

— Où ? comment ? lui demanda-t-on.

— Au cœur, répondit Gérard.

Le surlendemain, Roubaud partit pour Paris ; il avait trouvé madame Graslin si grièvement atteinte, que, pour l’arracher à la mort, il allait réclamer les lumières et le secours du meilleur médecin de Paris. Mais Véronique n’avait reçu Roubaud que pour mettre un terme aux importunités de sa mère et d’Aline, qui la suppliaient de se soigner : elle se sentit frappée à mort. Elle refusa de voir monsieur Bonnet, en lui faisant répondre qu’il n’était pas temps encore. Quoique tous ses amis, venus de Limoges pour sa fête, voulussent rester près d’elle, elle les pria de l’excuser si elle ne remplissait pas les devoirs de l’hospitalité ; mais elle désirait rester dans la plus profonde solitude. Après le brusque départ de Roubaud, les hôtes du château de Montégnac retournèrent alors à Limoges, moins désappointés que désespérés, car tous ceux que Grossetête avait amenés adoraient Véronique. On se perdit en conjectures sur l’événement qui avait pu causer ce mystérieux désastre.

Un soir, deux jours après le départ de la nombreuse famille des Grossetête, Aline introduisit Catherine dans l’appartement de madame Graslin. La Farrabesche resta clouée à l’aspect du changement qui s’était si subitement opéré chez sa maîtresse, à qui elle voyait un visage presque décomposé.

— Mon Dieu ! madame, s’écria-t-elle, quel mal a fait cette pauvre fille ! Si nous avions pu le prévoir, Farrabesche et moi nous ne l’aurions jamais reçue ; elle vient d’apprendre que madame est malade, et m’envoie dire à madame Sauviat qu’elle désire lui parler.

— Ici ! s’écria Véronique. Enfin où est-elle ?

— Mon mari l’a conduite au chalet.

— C’est bien, répondit madame Graslin, laissez-nous, et dites à Farrabesche de se retirer. Annoncez à cette dame que ma mère ira la voir, et qu’elle attende.

Quand la nuit fut venue, Véronique, appuyée sur sa mère, chemina lentement à travers le parc jusqu’au chalet. La lune brillait de tout son éclat, l’air était doux, et les deux femmes, visiblement émues, recevaient en quelque sorte des encouragements de la nature. La Sauviat s’arrêtait de moments en moments, et faisait reposer sa fille, dont les souffrances furent si poignantes, que Véronique ne put atteindre que vers minuit au sentier qui descendait des bois dans la prairie en pente, où brillait le toit argenté du chalet. La lueur de la lune donnait à la surface des eaux calmes la couleur des perles. Les bruits menus de la nuit, si retentissants dans le silence, formaient une harmonie suave. Véronique se posa sur le banc du chalet, au milieu du beau spectacle de cette nuit étoilée. Le murmure de deux voix, et le bruit produit sur le sable par les pas de deux personnes encore éloignées, furent apportés par l’eau, qui, dans le silence, traduit les sons aussi fidèlement qu’elle reflète les objets dans le calme. Véronique reconnut à sa douceur exquise l’organe du curé, le frôlement de la soutane, et le cri d’une étoffe de soie qui devait être une robe de femme.

— Entrons, dit-elle à sa mère.

La Sauviat et Véronique s’assirent sur une crèche dans la salle basse destinée à être une étable.

— Mon enfant, disait le curé, je ne vous blâme point, vous êtes excusable, mais vous pouvez être la cause d’un malheur irréparable, car elle est l’âme de ce pays.

— Oh ! monsieur, je m’en irai dès ce soir, répondit l’étrangère ; mais je puis vous le dire, quitter encore une fois mon pays, ce sera mourir. Si j’étais restée une journée de plus dans cet horrible New-York et aux États-Unis, où il n’y a ni espérance, ni foi, ni charité, je serais morte sans avoir été malade. L’air que je respirais me faisait mal dans la poitrine, les aliments ne m’y nourrissaient plus, je mourais en paraissant pleine de vie et de santé. Ma souffrance a cessé dès que j’ai eu le pied sur le vaisseau : j’ai cru être en France. Oh ! monsieur, j’ai vu périr de chagrin ma mère et une de mes belles-sœurs. Enfin, mon grand-père Tascheron et ma grand-mère sont morts, morts, mon cher monsieur Bonnet, malgré les prospérités inouïes de Tascheronville. Oui, mon père a fondé un village dans l’État de l’Ohio. Ce village est devenu presque une ville, et le tiers des terres qui en dépendent sont cultivées par notre famille, que Dieu a constamment protégée : nos cultures ont réussi, nos produits sont magnifiques, et nous sommes riches. Aussi avons-nous pu bâtir une église catholique, la ville est catholique, nous n’y souffrons point d’autres cultes, et nous espérons convertir par notre exemple les mille sectes qui nous entourent. La vraie religion est en minorité dans ce triste pays d’argent et d’intérêts où l’âme a froid. Néanmoins, j’y retournerai mourir plutôt que de faire le moindre tort et causer la plus légère peine à la mère de notre cher Francis. Seulement, monsieur Bonnet, conduisez-moi pendant cette nuit au presbytère, et que je puisse prier sur sa tombe, qui m’a seule attirée ici ; car à mesure que je me rapprochais de l’endroit où il est, je me sentais toute autre. Non, je ne croyais pas être si heureuse ici !…

— Eh ! bien, dit le curé, partons, venez. Si quelque jour vous pouviez revenir sans inconvénients, je vous écrirai, Denise ; mais peut-être cette visite à votre pays vous permettra-t-elle de demeurer là-bas sans souffrir…

— Quitter ce pays, qui maintenant est si beau ! Voyez donc ce que madame Graslin a fait du Gabou ? dit-elle en montrant le lac éclairé par la lune. Enfin, tous ces domaines seront à notre cher Francis !

— Vous ne partirez pas, Denise, dit madame Graslin en se montrant à la porte de l’étable.

La sœur de Jean-François Tascheron joignit les mains à l’aspect du spectre qui lui parlait. En ce moment, la pâle Véronique, éclairée par la lune, eut l’air d’une ombre en se dessinant sur les ténèbres de la porte ouverte de l’étable. Ses yeux brillaient comme deux étoiles.

— Non, ma fille, vous ne quitterez pas le pays que vous êtes venue revoir de si loin, et vous y serez heureuse ; ou Dieu refuserait de seconder mes œuvres, et c’est lui qui sans doute vous envoie !

Elle prit par la main Denise étonnée, et l’emmena par un sentier vers l’autre rive du lac, en laissant sa mère et le curé qui s’assirent sur le banc.

— Laissons-lui faire ce qu’elle veut, dit la Sauviat.

Quelques instants après, Véronique revint seule, et fut reconduite au château par sa mère et par le curé. Sans doute elle avait conçu quelque projet qui voulait le mystère, car personne dans le pays ne vit Denise et n’entendit parler d’elle. En reprenant le lit, madame Graslin ne le quitta plus ; elle alla chaque jour plus mal, et parut contrariée de ne pouvoir se lever, en essayant à plusieurs reprises, mais en vain, de se promener dans le parc. Cependant, quelques jours après cette scène, au commencement du mois de juin, elle fit dans la matinée un effort violent sur elle-même, se leva, voulut s’habiller et se parer comme pour un jour de fête ; elle pria Gérard de lui donner le bras, car ses amis venaient tous les jours savoir de ses nouvelles ; et quand Aline dit que sa maîtresse voulait se promener, tous accoururent au château. Madame Graslin, qui avait réuni toutes ses forces, les épuisa pour faire cette promenade. Elle accomplit son projet dans un paroxisme de volonté qui devait avoir une funeste réaction.

— Allons au chalet, et seuls, dit-elle à Gérard d’une voix douce et en le regardant avec une sorte de coquetterie. Voici ma dernière escapade, car j’ai rêvé cette nuit que les médecins arrivaient.

— Vous voulez voir vos bois ? dit Gérard.

— Pour la dernière fois, reprit-elle ; mais j’ai, lui dit-elle d’une voix insinuante, à vous y faire de singulières propositions.

Elle força Gérard à s’embarquer avec elle sur le second lac, où elle se rendit à pied. Quand l’ingénieur, surpris de lui voir faire un pareil trajet, fit mouvoir les rames, elle lui indiqua la Chartreuse comme but du voyage.

— Mon ami, lui dit-elle après une longue pause pendant laquelle elle avait contemplé le ciel, l’eau, les collines, les bords, j’ai la plus étrange demande à vous faire ; mais je vous crois homme à m’obéir.

— En tout, sûr que vous ne pouvez rien vouloir que de bien, s’écria-t-il.

— Je veux vous marier, répondit-elle, et vous accomplirez le vœu d’une mourante certaine de faire votre bonheur.

— Je suis trop laid, dit l’ingénieur.

— La personne est jolie, elle est jeune, elle veut vivre à Montégnac, et si vous l’épousez, vous contribuerez à me rendre doux mes derniers moments. Qu’il ne soit pas entre nous question de ses qualités, je vous la donne pour une créature d’élite ; et, comme en fait de grâces, de jeunesse, de beauté, la première vue suffit, nous l’allons voir à la Chartreuse. Au retour, vous me direz un non ou un oui sérieux.

Après cette confidence, l’ingénieur accéléra le mouvement des rames, ce qui fit sourire madame Graslin. Denise, qui vivait cachée à tous les regards dans la Chartreuse, reconnut madame Graslin et s’empressa d’ouvrir. Véronique et Gérard entrèrent. La pauvre fille ne put s’empêcher de rougir en rencontrant le regard de l’ingénieur, qui fut agréablement surpris par la beauté de Denise.

— La Curieux ne vous a laissé manquer de rien ? lui demanda Véronique.

— Voyez, madame, dit-elle en lui montrant le déjeuner.

— Voici monsieur Gérard de qui je vous ai parlé, reprit Véronique, il sera le tuteur de mon fils, et, après ma mort, vous demeurerez ensemble au château jusqu’à sa majorité.

— Oh ! madame, ne parlez pas ainsi.

— Mais regardez-moi, mon enfant, dit-elle à Denise, à qui elle vit aussitôt des larmes dans les yeux. — Elle vient de New-York, dit-elle à Gérard.

Ce fut une manière de mettre le couple en rapport. Gérard fit des questions à Denise, et Véronique les laissa causer en allant regarder le dernier lac du Gabou. Vers six heures, Gérard et Véronique revenaient en bateau vers le chalet.

— Eh ! bien ? dit-elle en regardant son ami.

— Vous avez ma parole.

— Quoique vous soyez sans préjugés, reprit-elle, vous ne devez pas ignorer la circonstance cruelle qui a fait quitter le pays à cette pauvre enfant, ramenée ici par la nostalgie.

— Une faute ?

— Oh ! non, dit Véronique, vous la présenterais-je ? Elle est la sœur d’un ouvrier qui a péri sur l’échafaud…

— Ah ! Tascheron, reprit-il, l’assassin du père Pingret…

— Oui, elle est la sœur d’un assassin, répéta madame Graslin avec une profonde ironie, vous pouvez reprendre votre parole.

Elle n’acheva pas, Gérard fut obligé de la porter sur le banc du chalet où elle resta sans connaissance pendant quelques instants. Elle trouva Gérard à ses genoux qui lui dit quand elle rouvrit les yeux : — J’épouserai Denise !

Madame Graslin releva Gérard, lui prit la tête, le baisa sur le front ; et, en le voyant étonné de ce remerciement, Véronique lui serra la main et lui dit : — Vous saurez bientôt le mot de cette énigme. Tâchons de regagner la terrasse où nous retrouverons nos amis ; il est bien tard, je suis bien faible, et néanmoins je veux faire de loin mes adieux à cette chère plaine !

Quoique la journée eût été d’une insupportable chaleur, les orages qui pendant cette année dévastèrent une partie de l’Europe et de la France, mais qui respectèrent le Limousin, avaient eu lieu dans le bassin de la Loire, et l’air commençait à fraîchir. Le ciel était alors si pur que l’œil saisissait les moindres détails à l’horizon. Quelle parole peut peindre le délicieux concert que produisaient les bruits étouffés du bourg animé par les travailleurs à leur retour des champs ? Cette scène, pour être bien rendue, exige à la fois un grand paysagiste et un peintre de la figure humaine. N’y a-t-il pas en effet dans la lassitude de la nature et dans celle de l’homme une entente curieuse et difficile à rendre ? La chaleur attiédie d’un jour caniculaire et la raréfaction de l’air donnent alors au moindre bruit fait par les êtres toute sa signification. Les femmes assises à leurs portes en attendant leurs hommes qui souvent ramènent les enfants, babillent entre elles et travaillent encore. Les toits laissent échapper des fumées qui annoncent le dernier repas du jour, le plus gai pour les paysans : après, ils dormiront. Le mouvement exprime alors les pensées heureuses et tranquilles de ceux qui ont achevé leur journée. On entend des chants dont le caractère est bien certainement différent de ceux du matin. En ceci, les villageois imitent les oiseaux, dont les gazouillements, le soir, ne ressemblent en rien à leurs cris vers l’aube. La nature entière chante un hymne au repos, comme elle chante au lever du soleil un hymne d’allégresse. Les moindres actions des êtres animés semblent se teindre alors des douces et harmonieuses couleurs que le couchant jette sur les campagnes et qui prêtent au sable des chemins un caractère placide. Si quelqu’un osait nier l’influence de cette heure, la plus belle du jour, les fleurs le démentiraient en l’enivrant de leurs plus pénétrants parfums, qu’elles exhalent alors et mêlent aux cris les plus tendres des insectes, aux amoureux murmures des oiseaux. Les traînes qui sillonnent la plaine au delà du bourg s’étaient voilées de vapeurs fines et légères. Dans les grandes prairies que partage le chemin départemental, alors ombragé de peupliers, d’acacias et de vernis du Japon, également entre-mêlés, tous si bien venus qu’ils donnaient déjà de l’ombrage, on apercevait les immenses et célèbres troupeaux de haut bétail, parsemés, groupés, les uns ruminant, les autres paissant encore. Les hommes, les femmes, les enfants achevaient les plus jolis travaux de la campagne, ceux de la fenaison. L’air du soir, animé par la subite fraîcheur des orages, apportait les nourrissantes senteurs des herbes coupées et des bottes de foin faites. Les moindres accidents de ce beau panorama se voyaient parfaitement : et ceux, qui craignant l’orage, achevaient en toute hâte des meules autour desquelles les faneuses accouraient avec des fourches chargées, et ceux qui remplissaient les charrettes au milieu des botteleurs, et ceux qui, dans le lointain, fauchaient encore, et celles qui retournaient les longues lignes d’herbes abattues comme des hachures sur les prés pour les faner, et celles qui se pressaient de les mettre en maquets. On entendait les rires de ceux qui jouaient, mêlés aux cris des enfants qui se poussaient sur les tas de foin. On distinguait les jupes roses, ou rouges, ou bleues, les fichus, les jambes nues, les bras des femmes parées toutes de ces chapeaux de paille commune à grands bords, et les chemises des hommes, presque tous en pantalons blancs. Les derniers rayons du soleil poudroyaient à travers les longues lignes des peupliers plantés le long des rigoles qui divisent la plaine en prairies inégales, et caressaient les groupes composés de chevaux, de charrettes, d’hommes, de femmes, d’enfants et de bestiaux. Les gardeurs de bœufs, les bergères commençaient à réunir leurs troupeaux en les appelant au son de cornets rustiques. Cette scène était à la fois bruyante et silencieuse, singulière antithèse qui n’étonnera que les gens à qui les splendeurs de la campagne sont inconnues. Soit d’un côté du bourg, soit de l’autre, des convois de vert fourrage se succédaient. Ce spectacle avait je ne sais quoi d’engourdissant. Aussi Véronique allait-elle silencieuse, entre Gérard et le curé. Quand une brèche faite par une rue champêtre entre les maisons étagées au-dessous de cette terrasse, du presbytère et de l’église, permettait au regard de plonger dans la grande rue de Montégnac, Gérard et monsieur Bonnet apercevaient les yeux des femmes, des hommes, des enfants, enfin tous les groupes tournés vers eux, et suivant, plus particulièrement sans doute, madame Graslin. Combien de tendresses, de reconnaissances exprimées par les attitudes ! De quelles bénédictions Véronique n’était-elle pas chargée ! Avec quelle religieuse attention ces trois bienfaiteurs de tout un pays n’étaient-ils pas contemplés ! L’homme ajoutait donc un hymne de reconnaissance à tous les chants du soir. Mais si madame Graslin marchait les yeux attachés sur ces longues et magnifiques nappes vertes, sa création la plus chérie, le prêtre et le maire ne cessaient de regarder les groupes d’en bas, il était impossible de se méprendre à l’expression : la douleur, la mélancolie, les regrets mêlés d’espérances s’y peignaient. Personne à Montégnac n’ignorait que monsieur Roubaud était allé chercher des gens de science à Paris, et que la bienfaitrice de ce canton atteignait au terme d’une maladie mortelle. Dans tous les marchés, à dix lieues à la ronde, les paysans demandaient à ceux de Montégnac : — « Comment va votre bourgeoise ? » Ainsi la grande idée de la mort planait sur ce pays, au milieu de ce tableau champêtre. De loin, dans la prairie, plus d’un faucheur en repassant sa faux, plus d’une jeune fille, le bras posé sur sa fourche, plus d’un fermier du haut de sa meule, en apercevant madame Graslin, restait pensif, examinant cette grande femme, la gloire de la Corrèze, et cherchant dans ce qu’il pouvait voir un indice de favorable augure, ou regardant pour l’admirer, poussé par un sentiment qui l’emportait sur le travail. « — Elle se promène, elle va donc mieux ! » Ce mot si simple était sur toutes les lèvres. La mère de madame Graslin, assise sur le banc en fer creux que Véronique avait fait mettre au bout de sa terrasse, à l’angle d’où la vue plongeait sur le cimetière à travers la balustrade, étudiait les mouvements de sa fille ; elle la regardait marchant, et quelques larmes roulaient dans ses yeux. Initiée aux efforts de ce courage surhumain, elle savait que Véronique en ce moment souffrait déjà les douleurs d’une horrible agonie, et se tenait ainsi debout par une héroïque volonté. Ces larmes, presque rouges, qui firent leur chemin sur ce visage septuagénaire, hâlé, ridé, dont le parchemin ne paraissait devoir plier sous aucune émotion, excitèrent celles du jeune Graslin, que monsieur Ruffin tenait entre ses jambes.

— Qu’as-tu, mon enfant ? lui dit vivement son précepteur.

— Ma grand’mère pleure, répondit-il.

Monsieur Ruffin, dont les yeux étaient arrêtés sur madame Graslin qui venait à eux, regarda la mère Sauviat, et reçut une vive atteinte à l’aspect de cette vieille tête de matrone romaine pétrifiée par la douleur et humectée de larmes.

— Madame, pourquoi ne l’avez-vous pas empêchée de sortir ? dit le précepteur à cette vieille mère que sa douleur muette rendait auguste et sacrée.

Pendant que Véronique venait d’un pas majestueux par une démarche d’une admirable élégance, la Sauviat, poussée par le désespoir de survivre à sa fille, laissa échapper le secret de bien des choses qui excitaient la curiosité.

— Marcher, s’écria-t-elle, et porter un affreux cilice de crin qui lui fait de continuelles piqûres sur la peau !

Cette parole glaça le jeune homme, qui n’avait pu demeurer insensible à la grâce exquise des mouvements de Véronique, et qui frémit en pensant à l’horrible et constant empire que l’âme avait dû conquérir sur le corps. La Parisienne la plus renommée pour l’aisance de sa tournure, pour son maintien et sa démarche, eût été vaincue peut-être en ce moment par Véronique.

— Elle le porte depuis treize ans, elle l’a mis après avoir achevé la nourriture du petit, dit la vieille en montrant le jeune Graslin. Elle a fait des miracles ici ; mais si l’on connaissait sa vie, elle pourrait être canonisée. Depuis qu’elle est ici, personne ne l’a vue mangeant, savez-vous pourquoi ? Aline lui apporte trois fois par jour un morceau de pain sec sur une grande terrine de cendre et des légumes cuits à l’eau, sans sel, dans un plat de terre rouge, semblable à ceux qui servent à donner la pâtée aux chiens ! Oui, voilà comment se nourrit celle qui a donné la vie à ce canton. Elle fait ses prières à genoux sur le bord de son cilice. Sans ces austérités, elle ne saurait avoir, dit-elle, l’air riant que vous lui voyez. Je vous dis cela, reprit la vieille à voix basse, pour que vous le répétiez au médecin que monsieur Roubaud est allé quérir à Paris. En empêchant ma fille de continuer ses pénitences, peut-être la sauverait-on encore, quoique la main de la Mort soit déjà sur sa tête. Voyez ! Ah ! il faut que je sois bien forte pour avoir résisté depuis quinze ans à toutes ces choses !

Cette vieille femme prit la main de son petit-fils, la leva, se la passa sur le front, sur les joues, comme si cette main enfantine avait le pouvoir d’un baume réparateur ; puis elle y mit un baiser plein d’une affection dont le secret appartient aussi bien aux grand’mères qu’aux mères. Véronique était alors arrivée à quelques pas du banc en compagnie de Clousier, du curé, de Gérard. Éclairée par les lueurs douces du couchant, elle resplendissait d’une horrible beauté. Son front jaune sillonné de longues rides amassées les unes au-dessus des autres, comme des nuages, révélaient une pensée fixe au milieu de troubles intérieurs. Sa figure, dénuée de toute couleur, entièrement blanche de la blancheur mate et olivâtre des plantes sans soleil, offrait alors des lignes maigres sans sécheresse, et portait les traces des grandes souffrances physiques produites par les douleurs morales. Elle combattait l’âme par le corps, et réciproquement. Elle était si complétement détruite, qu’elle ne se ressemblait à elle-même que comme une vieille femme ressemble à son portrait de jeune fille. L’expression ardente de ses yeux annonçait l’empire despotique exercé par une volonté chrétienne sur le corps réduit à ce que la religion veut qu’il soit. Chez cette femme, l’âme entraînait la chair comme l’Achille de la poésie profane avait traîné Hector, elle la roulait victorieusement dans les chemins pierreux de la vie, elle l’avait fait tourner pendant quinze années autour de la Jérusalem céleste où elle espérait entrer, non par supercherie, mais au milieu d’acclamations triomphales. Jamais aucun des solitaires qui vécurent dans les secs et arides déserts africains ne fut plus maître de ses sens que ne l’était Véronique au milieu de ce magnifique château, dans ce pays opulent aux vues molles et voluptueuses, sous le manteau protecteur de cette immense forêt d’où la science, héritière du bâton de Moïse, avait fait jaillir l’abondance, la prospérité, le bonheur pour toute une contrée. Elle contemplait les résultats de douze ans de patience, œuvre qui eût fait l’orgueil d’un homme supérieur, avec la douce modestie que le pinceau du Panormo a mise sur le sublime visage de sa Chasteté chrétienne caressant la céleste licorne. La religieuse châtelaine, dont le silence était respecté par ses deux compagnons en lui voyant les yeux arrêtés sur les immenses plaines autrefois arides et maintenant fécondes, allait les bras croisés, les yeux fixés à l’horizon sur la route.

Tout à coup, elle s’arrêta à deux pas de sa mère, qui la contemplait comme la mère du Christ a dû regarder son fils en croix, elle leva la main, et montra l’embranchement du chemin de Montégnac sur la grande route.

— Voyez-vous, dit-elle en souriant, cette calèche attelée de quatre chevaux de poste ? voilà monsieur Roubaud qui revient. Nous saurons bientôt combien il me reste d’heures à vivre.

— D’heures ! dit Gérard.

— Ne vous ai-je pas dit que je faisais ma dernière promenade ? répliqua-t-elle à Gérard. Ne suis-je pas venue pour contempler une dernière fois ce beau spectacle dans toute sa splendeur ? Elle montra tour à tour le bourg, dont en ce moment la population entière était groupée sur la place de l’église, puis les belles prairies illuminées par les derniers rayons du soleil. — Ah ! reprit-elle, laissez-moi voir une bénédiction de Dieu dans l’étrange disposition atmosphérique à laquelle nous avons dû la conservation de notre récolte. Autour de nous, les tempêtes, les pluies, la grêle, la foudre, ont frappé sans relâche ni pitié. Le peuple pense ainsi, pourquoi ne l’imiterais-je pas ? J’ai tant besoin de trouver en ceci un bon augure pour ce qui m’attend quand j’aurai fermé les yeux ! L’enfant se leva, prit la main de sa mère et la mit sur ses cheveux. Véronique, attendrie par ce mouvement plein d’éloquence, saisit son fils, et avec une force surnaturelle l’enleva, l’assit sur son bras gauche comme s’il eût été encore à la mamelle, l’embrassa et lui dit : — Vois-tu cette terre, mon fils ? continue, quand tu seras homme, les œuvres de ta mère.

— Il est un petit nombre d’êtres forts et privilégiés auxquels il est permis de contempler la mort face à face, d’avoir avec elle un long duel, et d’y déployer un courage, une habileté qui frappent d’admiration ; vous nous offrez ce terrible spectacle, madame, dit le curé d’une voix grave ; mais peut-être manquez-vous de pitié pour nous, laissez-nous au moins espérer que vous vous trompez. Dieu permettra que vous acheviez tout ce que vous avez commencé.

— Je n’ai rien fait que par vous, mes amis, dit-elle. J’ai pu vous être utile, et je ne le suis plus. Tout est vert autour de nous, il n’y a plus rien ici de désolé que mon cœur. Vous le savez, mon cher curé, je ne puis trouver la paix et le pardon que là…

Elle étendit la main sur le cimetière. Elle n’en avait jamais autant dit depuis le jour de son arrivée où elle s’était trouvée mal à cette place. Le curé contempla sa pénitente, et la longue habitude qu’il avait de la pénétrer lui fit comprendre qu’il avait remporté dans cette simple parole un nouveau triomphe. Véronique avait dû prendre horriblement sur elle-même pour rompre après ces douze années le silence par un mot qui disait tant de choses. Aussi le curé joignit-il les mains par un geste plein d’onction qui lui était familier, et regarda-t-il avec une profonde émotion religieuse le groupe que formait cette famille dont tous les secrets avaient passé dans son cœur. Gérard, à qui les mots de paix et de pardon devaient paraître étranges, demeura stupéfait. Monsieur Ruffin, les yeux attachés sur Véronique, était comme stupide. En ce moment la calèche, menée rapidement, fila d’arbre en arbre.

— Ils sont cinq ! dit le curé, qui put voir et compter les voyageurs.

— Cinq ! reprit monsieur Gérard. En sauront-ils plus à cinq qu’à deux ?

— Ah ! s’écria madame Graslin, qui s’appuya sur le bras du curé, le Procureur-général y est ! Que vient-il faire ici ?

— Et papa Grossetête aussi, s’écria le jeune Graslin.

— Madame, dit le curé, qui soutint madame Graslin en l’emmenant à quelques pas, ayez du courage, et soyez digne de vous-même !

— Que veut-il ? répondit-elle en allant s’accoter à la balustrade. Ma mère ? La vieille Sauviat accourut avec une vivacité qui démentait toutes ses années. — Je le reverrai, dit-elle.

— S’il vient avec monsieur Grossetête, dit le curé, sans doute il n’a que de bonnes intentions.

— Ah ! monsieur, ma fille va mourir, s’écria la Sauviat en voyant l’impression que ces paroles produisirent sur la physionomie de sa fille. Son cœur pourra-t-il supporter de si cruelles émotions ? Monsieur Grossetête avait jusqu’à présent empêché cet homme de voir Véronique.

Madame Graslin avait le visage en feu.

— Vous le haïssez donc bien ? demande l’abbé Bonnet à sa pénitente.

— Elle a quitté Limoges pour ne pas mettre tout Limoges dans ses secrets, dit la Sauviat épouvantée du rapide changement qui se faisait dans les traits déjà décomposés de madame Graslin.

— Ne voyez-vous pas qu’il empoisonnera les heures qui me restent, et pendant lesquelles je ne dois penser qu’au ciel ; il me cloue à la terre, cria Véronique.

Le curé reprit le bras de madame Graslin et la contraignit à faire quelques pas avec lui ; quand ils furent seuls, il la contempla en lui jetant un de ces regards angéliques par lesquels il calmait les plus violents mouvements de l’âme.

— S’il en est ainsi, lui dit-il, comme votre confesseur, je vous ordonne de le recevoir, d’être bonne et affectueuse pour lui, de quitter ce vêtement de colère, et de lui pardonner comme Dieu vous pardonnera. Il y a donc encore un reste de passion dans cette âme que je croyais purifiée. Brûlez ce dernier grain d’encens sur l’autel de la pénitence, sinon tout serait mensonge en vous.

— Il y avait encore cet effort à faire, il est fait, répondit-elle en s’essuyant les yeux. Le démon habitait ce dernier pli de mon cœur, et Dieu, sans doute, a mis au cœur de monsieur de Grandville la pensée qui l’envoie ici. Combien de fois Dieu me frappera-t-il donc encore ? s’écria-t-elle.

Elle s’arrêta comme pour faire une prière mentale, elle revint vers la Sauviat, et lui dit à voix basse : — Ma chère mère, soyez douce et bonne pour monsieur le Procureur-général.

La vieille Auvergnate laissa échapper un frisson de fièvre.

— Il n’y a plus d’espoir, dit-elle en saisissant la main du curé.

En ce moment, la calèche annoncée par le fouet du postillon montait la rampe ; la grille était ouverte, la voiture entra dans la cour, et les voyageurs vinrent aussitôt sur la terrasse. C’était l’illustre archevêque Dutheil, venu pour sacrer monseigneur Gabriel de Rastignac ; le Procureur-général, monsieur Grossetête, et monsieur Roubaud qui donnait le bras à l’un des plus célèbres médecins de Paris, Horace Bianchon.

— Soyez les bien-venus, dit Véronique à ses hôtes. Et vous particulièrement, reprit-elle en tendant la main au Procureur-général, qui lui donna une main qu’elle serra.

L’étonnement de monsieur Grossetête, de l’archevêque et de la Sauviat, fut si grand qu’il l’emporta sur la profonde discrétion acquise qui distingue les vieillards. Tous trois s’entre-regardèrent !…

— Je comptais sur l’intervention de monseigneur, répondit monsieur de Grandville, et sur celle de mon ami monsieur Grossetête, pour obtenir de vous un favorable accueil. C’eût été pour toute ma vie un chagrin que de ne pas vous avoir revue.

— Je remercie celui qui vous a conduit ici, répondit-elle en regardant le comte de Grandville pour la première fois depuis quinze ans. Je vous en ai voulu beaucoup pendant longtemps, mais j’ai reconnu l’injustice de mes sentiments à votre égard, et vous saurez pourquoi, si vous demeurez jusqu’après demain à Montégnac. — Monsieur, dit-elle en se tournant vers Horace Bianchon et le saluant, confirmera sans doute mes appréhensions. — C’est Dieu qui vous envoie, monseigneur, dit-elle en s’inclinant devant l’archevêque. Vous ne refuserez pas à notre vieille amitié de m’assister dans mes derniers moments. Par quelle faveur ai-je autour de moi tous les êtres qui m’ont aimée et soutenue dans la vie !

Au mot aimée, elle se tourna par une gracieuse attention vers monsieur de Grandville, que cette marque d’affection toucha jusqu’aux larmes. Le silence le plus profond régnait dans cette assemblée. Les deux médecins se demandaient par quel sortilége cette femme se tenait debout en souffrant ce qu’elle devait souffrir. Les trois autres furent si effrayés des changements que la maladie avait produits en elle, qu’ils ne se communiquaient leurs pensées que par les yeux.

— Permettez, dit-elle avec sa grâce habituelle, que j’aille avec ces messieurs, l’affaire est urgente.

Elle salua tous ses hôtes, donna un bras à chaque médecin, se dirigea vers le château, en marchant avec une peine et une lenteur qui révélaient une catastrophe prochaine.

— Monsieur Bonnet, dit l’archevêque en regardant le curé, vous avez opéré des prodiges.

— Non pas moi, mais Dieu, monseigneur ! répondit-il.

— On la disait mourante, s’écria monsieur Grossetête, mais elle est morte, il n’y a plus qu’un esprit…

— Une âme, dit monsieur Gérard.

— Elle est toujours la même, s’écria le Procureur-général.

— Elle est stoïque à la manière des anciens du Portique, dit le précepteur.

Ils allèrent tous en silence le long de la balustrade, regardant le paysage où les feux du soleil couchant jetaient des clartés du plus beau rouge.

— Pour moi qui ai vu ce pays il y a treize ans, dit l’archevêque en montrant les plaines fertiles, la vallée et la montagne de Montégnac, ce miracle est aussi extraordinaire que celui dont je viens d’être témoin ; car comment laissez-vous madame Graslin debout ? elle devrait être couchée.

— Elle l’était, dit la Sauviat. Après dix jours pendant lesquels elle n’a pas quitté le lit, elle a voulu se lever pour voir une dernière fois le pays.

— Je comprends qu’elle ait désiré faire ses adieux à sa création, dit monsieur de Grandville, mais elle risquait d’expirer sur cette terrasse.

— Monsieur Roubaud nous avait recommandé de ne pas la contrarier, dit la Sauviat.

— Quel prodige ! s’écria l’archevêque dont les yeux ne se lassaient pas d’errer sur le paysage. Elle a ensemencé le désert ! Mais nous savons, monsieur, ajouta-t-il en regardant Gérard, que votre science et vos travaux y sont pour beaucoup.

— Nous n’avons été que ses ouvriers, répondit le maire, oui, nous ne sommes que des mains, elle est la pensée !

La Sauviat quitta le groupe pour aller savoir la décision du médecin de Paris.

— Il nous faudra de l’héroïsme, dit le Procureur-général à l’archevêque et au curé, pour être témoins de cette mort.

— Oui, dit monsieur Grossetête ; mais on doit faire de grandes choses pour une telle amie.

Après quelques tours et retours faits par ces personnes toutes en proie aux plus graves pensées, ils virent venir à eux deux fermiers de madame Graslin qui se dirent envoyés par tout le bourg, en proie à une douloureuse impatience de connaître la sentence prononcée par le médecin de Paris.

— On consulte, et nous ne savons rien encore, mes amis, leur répondit l’archevêque.

Monsieur Roubaud accourut alors, et son pas précipité fit hâter celui de chacun.

— Hé ! bien ? lui dit le maire.

— Elle n’a pas quarante-huit heures à vivre, répondit monsieur Roubaud. En mon absence, le mal est arrivé à tout son développement ; monsieur Bianchon ne comprend pas comment elle a pu marcher. Ces phénomènes si rares sont toujours dus à une grande exaltation. Ainsi, messieurs, dit le médecin à l’archevêque et au curé, elle vous appartient, la science est inutile, et mon illustre confrère pense que vous avez à peine le temps nécessaire à vos cérémonies.

Allons dire les prières de quarante heures, dit le curé à ses paroissiens en se retirant. Sa Grandeur daignera sans doute conférer les derniers sacrements ?

L’archevêque inclina la tête, il ne put rien dire, ses yeux étaient pleins de larmes. Chacun s’assit, s’accouda, s’appuya sur la balustrade, et resta enseveli dans ses pensées. Les cloches de l’église envoyèrent quelques volées tristes. On entendit alors les pas de toute une population qui se précipitait vers le porche. Les lueurs des cierges allumés percèrent à travers les arbres du jardin de monsieur Bonnet, les chants détonnèrent. Il ne régna plus sur les campagnes que les rouges lueurs du crépuscule, tous les chants d’oiseaux avaient cessé. La rainette seule jetait sa note longue, claire et mélancolique.

— Allons faire mon devoir, dit l’archevêque qui marcha d’un pas lent et comme accablé.

La consultation avait eu lieu dans le grand salon du château. Cette immense pièce communiquait avec une chambre d’apparat meublée en damas rouge, où le fastueux Graslin avait déployé la magnificence des financiers. Véronique n’y était pas entrée six fois en quatorze ans, les grands appartements lui étaient complétement inutiles, elle n’y avait jamais reçu ; mais l’effort qu’elle venait de faire pour accomplir sa dernière obligation et pour dompter sa dernière révolte lui avait ôté ses forces, elle ne put monter chez elle. Quand l’illustre médecin eut pris la main à la malade et tâté le pouls, il regarda monsieur Roubaud en lui faisant un signe ; à eux deux, ils la prirent et la portèrent sur le lit de cette chambre. Aline ouvrit brusquement les portes. Comme tous les lits de parade, ce lit n’avait pas de draps, les deux médecins déposèrent madame Graslin sur le couvre-pied de damas rouge et l’y étendirent. Roubaud ouvrit les fenêtres, poussa les persiennes et appela. Les domestiques, la vieille Sauviat accoururent. On alluma les bougies jaunies des candélabres.

— Il est dit, s’écria la mourante en souriant, que ma mort sera ce qu’elle doit être pour une âme chrétienne : une fête ! Pendant la consultation, elle dit encore : — Monsieur le Procureur-général a fait son métier, je m’en allais, il m’a poussée… La vieille mère regarda sa fille en se mettant un doigt sur les lèvres. — Ma mère, je parlerai, lui répondit Véronique. Voyez ! le doigt de Dieu est en tout ceci : je vais expirer dans une chambre rouge.

La Sauviat sortit épouvantée de ce mot : — Aline, dit-elle, elle parle, elle parle !

— Ah ! madame n’a plus son bon sens, s’écria la fidèle femme de chambre qui apportait des draps. Allez chercher monsieur le curé, madame.

— Il faut déshabiller votre maîtresse, dit Bianchon à la femme de chambre quand elle entra.

— Ce sera bien difficile, madame est enveloppée d’un cilice en crin.

— Comment ! au dix-neuvième siècle, s’écria le grand médecin, il se pratique encore de semblables horreurs !

— Madame Graslin ne m’a jamais permis de lui palper l’estomac, dit monsieur Roubaud. Je n’ai rien pu savoir de sa maladie que par l’état du visage, par celui du pouls, et par des renseignements que j’obtenais de sa mère et de sa femme de chambre.

On avait mis Véronique sur un canapé pendant qu’on lui arrangeait le lit de parade placé au fond de cette chambre. Les médecins causaient à voix basse. La Sauviat et Aline firent le lit. Le visage des deux Auvergnates était effrayant à voir, elles avaient le cœur percé par cette idée : Nous faisons son lit pour la dernière fois, elle va mourir là ! La consultation ne fut pas longue. Avant tout, Bianchon exigea qu’Aline et la Sauviat coupassent d’autorité, malgré la malade, le cilice de crin et lui missent une chemise. Les deux médecins allèrent dans le salon pendant cette opération. Quand Aline passa, tenant ce terrible instrument de pénitence enveloppé d’une serviette, elle leur dit : — Le corps de madame n’est qu’une plaie !

Les deux docteurs rentrèrent.

— Votre volonté est plus forte que celle de Napoléon, madame, dit Bianchon après quelques demandes auxquelles Véronique répondit avec clarté, vous conservez votre esprit et vos facultés dans la dernière période de la maladie où l’empereur avait perdu sa rayonnante intelligence. D’après ce que je sais de vous, je dois vous dire la vérité.

— Je vous la demande à mains jointes, dit-elle ; vous avez le pouvoir de mesurer ce qui me reste de forces, et j’ai besoin de toute ma vie pour quelques heures.

— Ne pensez donc maintenant qu’à votre salut, dit Bianchon.

— Si Dieu me fait la grâce de me laisser mourir tout entière, répondit-elle avec un sourire céleste, croyez que cette faveur est utile à la gloire de son Église. Ma présence d’esprit est nécessaire pour accomplir une pensée de Dieu, tandis que Napoléon avait accompli toute sa destinée.

Les deux médecins se regardaient avec étonnement, en écoutant ces paroles prononcées aussi aisément que si madame Graslin eût été dans son salon.

— Ah ! voilà le médecin qui va me guérir, dit-elle en voyant entrer l’archevêque.

Elle rassembla ses forces pour se mettre sur son séant, pour saluer gracieusement monsieur Bianchon, et le prier d’accepter autre chose que de l’argent pour la bonne nouvelle qu’il venait de lui donner ; elle dit quelques mots à l’oreille de sa mère, qui emmena le médecin ; puis elle ajourna l’archevêque jusqu’au moment où le curé viendrait, et manifesta le désir de prendre un peu de repos. Aline veilla sa maîtresse. À minuit, madame Graslin s’éveilla, demanda l’archevêque et le curé, que sa femme de chambre lui montra priant pour elle. Elle fit un signe pour renvoyer sa mère et la servante, et, sur un nouveau signe, les deux prêtres vinrent à son chevet.

— Monseigneur, et vous, monsieur le curé, je ne vous apprendrai rien que vous ne sachiez. Vous le premier, monseigneur, vous avez jeté votre coup-d’œil dans ma conscience, vous y avez lu presque tout mon passé, et ce que vous y avez entrevu vous a suffi. Mon confesseur, cet ange que le ciel a mis près de moi, sait quelque chose de plus : j’ai dû lui tout avouer. Vous de qui l’intelligence est éclairée par l’esprit de l’Église, je veux vous consulter sur la manière dont, en vraie chrétienne, je dois quitter la vie. Vous, austères et saints esprits, croyez-vous que si le ciel daigne pardonner au plus entier, au plus profond repentir qui jamais ait agité une âme coupable, pensez-vous que j’aie satisfait à tous mes devoirs ici-bas ?

— Oui, dit l’archevêque, oui ma fille.

— Non, mon père, non, dit-elle en se dressant et jetant des éclairs par les yeux. Il est, à quelques pas d’ici, une tombe où gît un malheureux qui porte le poids d’un horrible crime, il est dans cette somptueuse demeure une femme que couronne une renommée de bienfaisance et de vertu. Cette femme, on la bénit ! Ce pauvre jeune homme, on le maudit ! Le criminel est accablé de réprobation, et je jouis de l’estime générale ; je suis pour la plus grande partie dans le forfait, il est pour beaucoup dans le bien qui me vaut tant de gloire et de reconnaissance ; fourbe que je suis, j’ai les mérites, et, martyr de sa discrétion, il est couvert de honte ! Je mourrai dans quelques heures, voyant tout un canton me pleurer, tout un département célébrer mes bienfaits, ma piété, mes vertus ; tandis qu’il est mort au milieu des injures, à la vue de toute une population accourue en haine des meurtriers ! Vous, mes juges, vous êtes indulgents ; mais j’entends en moi-même une voix impérieuse qui ne me laisse aucun repos. Ah ! la main de Dieu, moins douce que la vôtre, m’a frappée de jour en jour, comme pour m’avertir que tout n’était pas expié. Mes fautes ne seront rachetées que par un aveu public. Il est heureux, lui ! Criminel, il a donné sa vie avec ignominie à la face du ciel et de la terre. Et moi, je trompe encore le monde comme j’ai trompé la justice humaine. Il n’est pas un hommage qui ne m’ait insultée, pas un éloge qui n’ait été brûlant pour mon cœur. Ne voyez-vous pas, dans l’arrivée ici du Procureur-général, un commandement du ciel d’accord avec la voix qui me crie : Avoue !

Les deux prêtres, le prince de l’Église comme l’humble curé, ces deux grandes lumières tenaient les yeux baissés et gardaient le silence. Les juges étaient trop émus par la grandeur et par la résignation du coupable pour pouvoir prononcer un arrêt.

— Mon enfant, dit l’archevêque en relevant sa belle tête macérée par les coutumes de sa pieuse vie, vous allez au delà des commandements de l’Église. La gloire de l’Église est de faire concorder ses dogmes avec les mœurs de chaque temps : elle est destinée à traverser les siècles des siècles en compagnie de l’Humanité. La confession secrète a, selon ses décisions, remplacé la confession publique. Cette substitution a fait la loi nouvelle. Les souffrances que vous avez endurées suffisent. Mourez en paix : Dieu vous a bien entendue.

— Mais le vœu de la criminelle n’est-il pas conforme aux lois de la première Église qui a enrichi le ciel d’autant de saints, de martyrs et de confesseurs qu’il y a d’étoiles au firmament, reprit-elle avec véhémence. Qui a écrit : Confessez-vous les uns aux autres ? n’est-ce pas les disciples immédiats de notre Sauveur ? Laissez-moi confesser publiquement ma honte, à genoux. Ce sera le redressement de mes torts envers le monde, envers une famille proscrite et presque éteinte par ma faute. Le monde doit apprendre que mes bienfaits ne sont pas une offrande, mais une dette. Si plus tard, après moi, quelque indice m’arrachait le voile menteur qui me couvre ?… Ah ! cette idée avance pour moi l’heure suprême.

— Je vois en ceci des calculs, mon enfant, dit gravement l’archevêque. Il y a encore en vous des passions bien fortes, celle que je croyais éteinte est…

— Oh ! je vous le jure, monseigneur, dit-elle en interrompant le prélat et lui montrant des yeux fixes d’horreur, mon cœur est aussi purifié que peut l’être celui d’une femme coupable et repentante : il n’y a plus en tout moi que la pensée de Dieu.

— Laissons, monseigneur, son cours à la justice céleste, dit le curé d’une voix attendrie. Voici quatre ans que je m’oppose à cette pensée, elle est la cause des seuls débats qui se soient élevés entre ma pénitente et moi. J’ai vu jusqu’au fond de cette âme, la terre n’y a plus aucun droit. Si les pleurs, les gémissements, les contritions de quinze années ont porté sur une faute commune à deux êtres, ne croyez pas qu’il y ait eu la moindre volupté dans ces longs et terribles remords. Le souvenir n’a point mêlé ses flammes à celles de la plus ardente pénitence. Oui, tant de larmes ont éteint un si grand feu. Je garantis, dit-il en étendant sa main sur la tête de madame Graslin et en laissant voir des yeux humides, je garantis la pureté de cette âme archangélique. D’ailleurs, j’entrevois dans ce désir la pensée d’une réparation envers une famille absente que Dieu semble avoir représentée ici par un de ces événements où sa Providence éclate.

Véronique prit au curé sa main tremblante et la baisa.

— Vous m’avez été bien souvent rude, cher pasteur, mais en ce moment je découvre où vous renfermiez votre douceur apostolique ! Vous, dit-elle en regardant l’archevêque, vous, le chef suprême de ce coin du royaume de Dieu, soyez en ce moment d’ignominie mon soutien. Je m’inclinerai la dernière des femmes, vous me relèverez pardonnée, et, peut-être, l’égale de celles qui n’ont point failli.

L’archevêque demeura silencieux, occupé sans doute à peser toutes les considérations que son œil d’aigle apercevait.

— Monseigneur, dit alors le curé, la religion a reçu de fortes atteintes. Ce retour aux anciens usages, nécessité par la grandeur de la faute et du repentir, ne sera-t-il pas un triomphe dont il nous sera tenu compte ?

— On dira que nous sommes des fanatiques ! On dira que nous avons exigé cette cruelle scène. Et il retomba dans ses méditations.

En ce moment, Horace Bianchon et Roubaud entrèrent après avoir frappé. Quand la porte s’ouvrit, Véronique aperçut sa mère, son fils et tous les gens de sa maison en prières. Les curés de deux paroisses voisines étaient venus assister monsieur Bonnet, et peut-être aussi saluer le grand prélat, que le clergé français portait unanimement aux honneurs du cardinalat, en espérant que la lumière de son intelligence, vraiment gallicane, éclairerait le sacré collége. Horace Bianchon repartait pour Paris ; il venait dire adieu à la mourante, et la remercier de sa munificence. Il vint à pas lents, devinant, à l’attitude des deux prêtres, qu’il s’agissait de la plaie du cœur qui avait déterminé celle du corps. Il prit la main de Véronique, la posa sur le lit et lui tâta le pouls. Ce fut une scène que le silence le plus profond, celui d’une nuit d’été dans la campagne rendit solennelle. Le grand salon, dont la porte à deux battants restait ouverte, était illuminé pour éclairer la petite assemblée des gens qui priaient, tous à genoux, moins les deux prêtres assis et lisant leur bréviaire. De chaque côté de ce magnifique lit de parade, étaient le prélat dans son costume violet, le curé, puis les deux hommes de la Science.

— Elle est agitée jusque dans la mort ! dit Horace Bianchon qui semblable à tous les hommes d’un immense talent, avait la parole souvent aussi grande que l’étaient les choses auxquelles il assistait.

L’archevêque se leva, comme poussé par un élan intérieur ; il appela monsieur Bonnet en se dirigeant vers la porte, ils traversèrent la chambre, le salon, et sortirent sur la terrasse, où ils se promenèrent pendant quelques instants. Au moment où ils revinrent après avoir discuté ce cas de discipline ecclésiastique, Roubaud venait à leur rencontre.

— Monsieur Bianchon m’envoie vous dire de vous presser, madame Graslin se meurt dans une agitation étrangère aux douleurs excessives de la maladie.

L’archevêque hâta le pas et dit en entrant à madame Graslin, qui le regardait avec anxiété : — Vous serez satisfaite !

Bianchon tenait toujours le pouls de la malade, il laissa échapper un mouvement de surprise, et jeta un coup d’œil sur Roubaud et sur les deux prêtres.

— Monseigneur, ce corps n’est plus de notre domaine, votre parole a mis la vie là où il y avait la mort. Vous feriez croire à un miracle.

— Il y a longtemps que madame est tout âme ! dit Roubaud que Véronique remercia par un regard.

En ce moment un sourire où se peignait le bonheur que lui causait la pensée d’une expiation complète rendit à sa figure l’air d’innocence qu’elle eut à dix-huit ans. Toutes les agitations inscrites en rides effrayantes, les couleurs sombres, les marques livides, tous les détails qui rendaient cette tête si horriblement belle naguère, quand elle exprimait seulement la douleur, enfin les altérations de tout genre disparurent ; il semblait à tous que jusqu’alors Véronique avait porté un masque, et que ce masque tombait. Pour la dernière fois s’accomplissait l’admirable phénomène par lequel le visage de cette créature en expliquait la vie et les sentiments. Tout en elle se purifia, s’éclaircit, et il y eut sur son visage comme un reflet des flamboyantes épées des anges gardiens qui l’entouraient. Elle fut ce qu’elle était quand Limoges l’appelait la belle madame Graslin. L’amour de Dieu se montrait plus puissant encore que ne l’avait été l’amour coupable, l’un mit jadis en relief les forces de la vie, l’autre écartait toutes les défaillances de la mort. On entendit un cri étouffé ; la Sauviat se montra, elle bondit jusqu’au lit, en disant : — « Je revois donc enfin mon enfant ! » L’expression de cette vieille femme en prononçant ces deux mots mon enfant, rappela si vivement la première innocence des enfants, que les spectateurs de cette belle mort détournèrent tous la tête pour cacher leur émotion. L’illustre médecin prit la main de madame Graslin, la baisa, puis il partit. Le bruit de sa voiture retentit au milieu du silence de la campagne, en disant qu’il n’y avait aucune espérance de conserver l’âme de ce pays. L’archevêque, le curé, le médecin, tous ceux qui se sentirent fatigués allèrent prendre un peu de repos, quand madame Graslin s’endormit elle-même pour quelques heures. Car elle s’éveilla dès l’aube en demandant qu’on ouvrît ses fenêtres, Elle voulait voir le lever de son dernier soleil.

À dix heures du matin, l’archevêque, revêtu de ses habits pontificaux, vint dans la chambre de madame Graslin. Le prélat eut, ainsi que monsieur Bonnet, une si grande confiance en cette femme, qu’ils ne lui firent aucune recommandation sur les limites entre lesquelles elle devait renfermer ses aveux. Véronique aperçut alors un clergé plus nombreux que ne le comportait l’église de Montégnac, car celui des communes voisines s’y était joint. Monseigneur allait être assisté par quatre curés. Les magnifiques ornements, offerts par madame Graslin à sa chère paroisse, donnaient un grand éclat à cette cérémonie. Huit enfants de chœur, dans leur costume rouge et blanc, se rangèrent sur deux files, à partir du lit jusque dans le salon, tenant tous un de ces énormes flambeaux de bronze doré que Véronique avait fait venir de Paris. La croix et la bannière de l’église étaient tenues de chaque côté de l’estrade par deux sacristains en cheveux blancs. Grâce au dévouement des gens, on avait placé près de la porte du salon l’autel en bois pris dans la sacristie, orné, préparé pour que monseigneur pût y dire la messe. Madame Graslin fut touchée de ces soins que l’Église accorde seulement aux personnes royales. Les deux battants de la porte qui donnait sur la salle à manger étaient ouverts, elle put voir le rez-de-chaussée de son château rempli par une grande partie de la population. Les amis de cette femme avaient pourvu à tout, car le salon était exclusivement occupé par les gens de sa maison. En avant et groupés devant la porte de sa chambre, se trouvaient les amis et les personnes sur la discrétion desquelles on pouvait compter. Messieurs Grossetête, de Grandville, Roubaud, Gérard, Clousier, Ruffin, se placèrent au premier rang. Tous devaient se lever et se tenir debout pour empêcher ainsi la voix de la pénitente d’être écoutée par d’autres que par eux. Il y eut d’ailleurs une circonstance heureuse pour la mourante : les pleurs de ses amis étouffèrent ses aveux. En tête de tous, deux personnes offraient un horrible spectacle. La première était Denise Tascheron ; ses vêtements étrangers, d’une simplicité quakerienne, la rendaient méconnaissable à ceux du village qui la pouvaient apercevoir ; mais elle était, pour l’autre personne, une connaissance difficile à oublier, et son apparition fut un horrible trait de lumière. Le Procureur-général entrevit la vérité ; le rôle qu’il avait joué auprès de madame Graslin, il le devina dans toute son étendue. Moins dominé que les autres par la question religieuse, en sa qualité d’enfant du dix-neuvième siècle, le magistrat eut au cœur une féroce épouvante, car il put alors contempler le drame de la vie intérieure de Véronique à l’hôtel Graslin, pendant le procès Tascheron. Cette tragique époque reparut tout entière à son souvenir, éclairée par les deux yeux de la vieille Sauviat, qui, allumés par la haine, tombaient sur lui comme deux jets de plomb fondu ; cette vieille, debout à dix pas de lui, ne lui pardonnait rien. Cet homme, qui représentait la Justice humaine, éprouva des frissons. Pâle, atteint dans son cœur, il n’osa jeter les yeux sur le lit où la femme qu’il avait tant aimée, livide sous la main de la Mort, tirait sa force, pour dompter l’agonie, de la grandeur même de sa faute ; et le sec profil de Véronique, nettement dessiné en blanc sur le damas rouge, lui donna le vertige. À onze heures la messe commença. Quand l’épître eut été lue par le curé de Vizay, l’archevêque quitta sa dalmatique et se plaça au seuil de la porte.

— Chrétiens rassemblés ici pour assister à la cérémonie de l’Extrême-Onction que nous allons conférer à la maîtresse de cette maison, dit-il, vous qui joignez vos prières à celles de l’Église afin d’intercéder pour elle auprès de Dieu et obtenir son salut éternel, apprenez qu’elle ne s’est pas trouvée digne, à cette heure suprême, de recevoir le saint-viatique sans avoir fait, pour l’édification de son prochain, la confession publique de la plus grande de ses fautes. Nous avons résisté à son pieux désir, quoique cet acte de contrition ait été pendant longtemps en usage dans les premiers jours du christianisme ; mais comme cette pauvre femme nous a dit qu’il s’agissait en ceci de la réhabilitation d’un malheureux enfant de cette paroisse, nous la laissons libre de suivre les inspirations de son repentir.

Après ces paroles dites avec une onctueuse dignité pastorale, l’archevêque se retourna pour faire place à Véronique. La mourante apparut soutenue par sa vieille mère et par le curé, deux grandes et vénérables images : ne tenait-elle pas son corps de la Maternité, son âme de sa mère spirituelle, l’Église ? Elle se mit à genoux sur un coussin, joignit les mains, et se recueillit pendant quelques instants pour puiser en elle-même à quelque source épanchée du ciel la force de parler. En ce moment, le silence eut je ne sais quoi d’effrayant. Nul n’osait regarder son voisin. Tous les yeux étaient baissés. Cependant le regard de Véronique, quand elle leva les yeux, rencontra celui du Procureur-général, et l’expression de ce visage devenu blanc la fit rougir.

— Je ne serais pas morte en paix, dit Véronique d’une voix altérée, si j’avais laissé de moi la fausse image que chacun de vous qui m’écoutez a pu s’en faire. Vous voyez en moi une grande criminelle qui se recommande à vos prières, et qui cherche à se rendre digne de pardon par l’aveu public de sa faute. Cette faute fut si grave, elle eut des suites si fatales qu’aucune pénitence ne la rachètera peut-être. Mais plus j’aurai subi d’humiliations sur cette terre, moins j’aurai sans doute à redouter de colère dans le royaume céleste où j’aspire. Mon père, qui avait tant de confiance en moi, recommanda, voici bientôt vingt ans, à mes soins un enfant de cette paroisse, chez lequel il avait reconnu l’envie de se bien conduire, une aptitude à l’instruction et d’excellentes qualités. Cet enfant est le malheureux Jean-François Tascheron, qui s’attacha dès lors à moi comme à sa bienfaitrice. Comment l’affection que je lui portais devint-elle coupable ? C’est ce que je crois être dispensée d’expliquer. Peut-être verrait-on les sentiments les plus purs qui nous font agir ici-bas détournés insensiblement de leur pente par des sacrifices inouïs, par des raisons tirées de notre fragilité, par une foule de causes qui paraîtraient diminuer l’étendue de ma faute. Que les plus nobles affections aient été mes complices, en suis-je moins coupable ? J’aime mieux avouer que, moi qui par l’éducation, par ma situation dans le monde, pouvais me croire supérieure à l’enfant que me confiait mon père, et de qui je me trouvais séparée par la délicatesse naturelle à notre sexe, j’ai fatalement écouté la voix du démon. Je me suis bientôt trouvée beaucoup trop la mère de ce jeune homme pour être insensible à sa muette et délicate admiration. Lui seul, le premier, m’appréciait à ma valeur. Peut-être ai-je moi-même été séduite par d’horribles calculs : j’ai songé combien serait discret un enfant qui me devait tout, et que le hasard avait placé si loin de moi, quoique nous fussions égaux par notre naissance. Enfin, j’ai trouvé dans ma renommée de bienfaisance et dans mes pieuses occupations un manteau pour protéger ma conduite. Hélas ! et ceci sans doute est l’une de mes plus grandes fautes, j’ai caché ma passion à l’ombre des autels. Les plus vertueuses actions, l’amour que j’ai pour ma mère, les actes d’une dévotion véritable et sincère au milieu de tant d’égarements, j’ai tout fait servir au misérable triomphe d’une passion insensée, et ce fut autant de liens qui m’enchaînèrent. Ma pauvre mère adorée, qui m’entend, a été, sans en rien savoir pendant longtemps, l’innocente complice du mal. Quand elle a ouvert les yeux, il y avait trop de faits dangereux accomplis pour qu’elle ne cherchât pas dans son cœur de mère la force de se taire. Chez elle, le silence est ainsi devenu la plus haute des vertus. Son amour pour sa fille a triomphé de son amour pour Dieu. Ah ! je la décharge solennellement du voile pesant qu’elle a porté. Elle achèvera ses derniers jours sans faire mentir ni ses yeux ni son front. Que sa maternité soit pure de blâme, que cette noble et sainte vieillesse, couronnée de vertus, brille de tout son éclat, et soit dégagée de cet anneau par lequel elle touchait indirectement à tant d’infamie !…

Ici, les pleurs coupèrent pendant un moment la parole à Véronique ; Aline lui fit respirer des sels.

— Il n’y a pas jusqu’à la dévouée servante qui me rend ce dernier service qui n’ait été meilleure pour moi que je ne le méritais, et qui du moins a feint d’ignorer ce qu’elle savait ; mais elle a été dans le secret des austérités par lesquelles j’ai brisé cette chair qui avait failli. Je demande donc pardon au monde de l’avoir trompé, entraînée par la terrible logique du monde. Jean-François Tascheron n’est pas aussi coupable que la société a pu le croire. Ah ! vous tous qui m’écoutez, je vous en supplie ! tenez compte de sa jeunesse et d’une ivresse excitée autant par les remords qui m’ont saisie que par d’involontaires séductions. Bien plus ! ce fut la probité, mais une probité mal entendue, qui causa le plus grand de tous les malheurs. Nous ne supportâmes ni l’un ni l’autre ces tromperies continuelles. Il en appelait, l’infortuné, à ma propre grandeur, et voulait rendre le moins blessant possible pour autrui ce fatal amour. J’ai donc été la cause de son crime. Poussé par la nécessité, le malheureux, coupable de trop de dévouement pour une idole, avait choisi dans tous les actes répréhensibles celui dont les dommages étaient réparables. Je n’ai rien su qu’au moment même. À l’exécution, la main de Dieu a renversé tout cet échafaudage de combinaisons fausses. Je suis rentrée ayant entendu des cris qui retentissent encore à mes oreilles, ayant deviné des luttes sanglantes qu’il n’a pas été en mon pouvoir d’arrêter, moi l’objet de cette folie. Tascheron était devenu fou, je vous l’atteste.

Ici, Véronique regarda le Procureur-général, et l’on entendit un profond soupir sorti de la poitrine de Denise.

— Il n’avait plus sa raison en voyant ce qu’il croyait être son bonheur détruit par des circonstances imprévues. Ce malheureux, égaré par son cœur, a marché fatalement d’un délit dans un crime, et d’un crime dans un double meurtre. Certes, il est parti de chez ma mère innocent, il y est revenu coupable. Moi seule au monde savais qu’il n’y eut ni préméditation, ni aucune des circonstances aggravantes qui lui ont valu son arrêt de mort. Cent fois j’ai voulu me livrer pour le sauver, et cent fois un horrible héroïsme, nécessaire et supérieur, a fait expirer la parole sur mes lèvres. Certes, ma présence à quelques pas a contribué peut-être à lui donner l’odieux, l’infâme, l’ignoble courage des assassins. Seul, il aurait fui. J’avais formé cette âme, élevé cet esprit, agrandi ce cœur, je le connaissais, il était incapable de lâcheté ni de bassesse. Rendez justice à ce bras innocent, rendez justice à celui que Dieu dans sa clémence laisse dormir en paix dans le tombeau que vous avez arrosé de vos larmes, devinant sans doute la vérité ! Punissez, maudissez la coupable que voici ! Epouvantée du crime, une fois commis, j’ai tout fait pour le cacher. J’avais été chargée par mon père, moi privée d’enfant, d’en conduire un à Dieu, je l’ai conduit à l’échafaud ; ah ! versez sur moi tous les reproches, accablez-moi, voici l’heure !

En disant ces paroles, ses yeux étincelaient d’une fierté sauvage, l’archevêque debout derrière elle, et qui la protégeait de sa crosse pastorale, quitta son attitude impassible, il voila ses yeux de sa main droite. Un cri sourd se fit entendre, comme si quelqu’un se mourait. Deux personnes, Gérard et Roubaud, reçurent dans leurs bras et emportèrent Denise Tascheron complètement évanouie. Ce spectacle éteignit un peu le feu des yeux de Véronique, elle fut inquiète ; mais sa sérénité de martyre reparut bientôt.

— Vous le savez maintenant, reprit-elle, je ne mérite ni louanges ni bénédictions pour ma conduite ici. J’ai mené pour le ciel une vie secrète de pénitences aiguës que le ciel appréciera ! Ma vie connue a été une immense réparation des maux que j’ai causés : j’ai marqué mon repentir en traits ineffaçables sur cette terre, il subsistera presque éternellement. Il est écrit dans les champs fertilisés, dans le bourg agrandi, dans les ruisseaux dirigés de la montagne dans cette plaine, autrefois inculte et sauvage, maintenant verte et productive. Il ne se coupera pas un arbre d’ici à cent ans, que les gens de ce pays ne se disent à quels remords il a dû son ombrage, reprit-elle. Cette âme repentante et qui aurait animé une longue vie utile à ce pays, respirera donc longtemps parmi vous. Ce que vous auriez dû à ses talents, à une fortune dignement acquise, est accompli par l’héritière de son repentir, par celle qui causa le crime. Tout a été réparé de ce qui revient à la société, moi seule suis chargée de cette vie arrêtée dans sa fleur, qui m’avait été confiée, et dont il va m’être demandé compte !…

Là, les larmes éteignirent le feu de ses yeux. Elle fit une pause.

— Il est enfin parmi vous un homme qui, pour avoir strictement accompli son devoir, a été pour moi l’objet d’une haine que je croyais devoir être éternelle, reprit-elle. Il a été le premier instrument de mon supplice. J’étais trop près du fait, j’avais encore les pieds trop avant dans le sang, pour ne pas haïr la Justice. Tant que ce grain de colère troublerait mon cœur, j’ai compris qu’il y aurait un reste de passion condamnable ; je n’ai rien eu à pardonner, j’ai seulement purifié ce coin où le Mauvais se cachait. Quelque pénible qu’ait été cette victoire, elle est complète.

Le Procureur-général laissa voir à Véronique un visage plein de larmes. La Justice humaine semblait avoir des remords. Quand la pénitente détourna la tête pour pouvoir continuer, elle rencontra la figure baignée de larmes d’un vieillard, de Grossetête, qui lui tendait des mains suppliantes, comme pour dire : — Assez ! En ce moment, cette femme sublime entendit un tel concert de larmes, qu’émue par tant de sympathies, et ne soutenant pas le baume de ce pardon général, elle fut prise d’une faiblesse ; en la voyant atteinte dans les sources de sa force, sa vieille mère retrouva les bras de la jeunesse pour l’emporter.

— Chrétiens, dit l’archevêque, vous avez entendu la confession de cette pénitente ; elle confirme l’arrêt de la Justice humaine, et peut en calmer les scrupules ou les inquiétudes. Vous devez avoir trouvé en ceci de nouveaux motifs pour joindre vos prières à celles de l’Église, qui offre à Dieu le saint sacrifice de la messe, afin d’implorer sa miséricorde en faveur d’un si grand repentir.

L’office continua, Véronique le suivit d’un air qui peignait un tel contentement intérieur, qu’elle ne parut plus être la même femme à tous les yeux. Il y eut sur son visage une expression candide, digne de la jeune fille naïve et pure qu’elle avait été dans la vieille maison paternelle. L’aube de l’éternité blanchissait déjà son front, et dorait son visage de teintes célestes. Elle entendait sans doute de mystiques harmonies, et puisait la force de vivre dans son désir de s’unir une dernière fois à Dieu ; le curé Bonnet vint auprès du lit et lui donna l’absolution ; l’archevêque lui administra les saintes huiles avec un sentiment paternel qui montrait à tous les assistants combien cette brebis égarée, mais revenue, lui était chère. Le prélat ferma aux choses de la terre, par une sainte onction, ces yeux qui avaient causé tant de mal, et mit le cachet de l’Église sur ces lèvres trop éloquentes. Les oreilles, par où les mauvaises inspirations avaient pénétré, furent à jamais closes. Tous les sens, amortis par la pénitence, furent ainsi sanctifiés, et l’esprit du mal dut être sans pouvoir sur cette âme. Jamais assistance ne comprit mieux la grandeur et la profondeur d’un sacrement, que ceux qui voyaient les soins de l’Église justifiés par les aveux de cette femme mourante. Ainsi préparée, Véronique reçut le corps de Jésus-Christ avec une expression d’espérance et de joie qui fondit les glaces de l’incrédulité contre laquelle le curé s’était tant de fois heurté. Roubaud confondu devint catholique en un moment ! Ce spectacle fut touchant et terrible à la fois ; mais il fut solennel par la disposition des choses, à un tel point que la peinture y aurait trouvé peut-être le sujet d’un de ses chefs-d’œuvre. Quand, après ce funèbre épisode, la mourante entendit commencer l’évangile de saint Jean, elle fit signe à sa mère de lui ramener son fils, qui avait été emmené par le précepteur. Quand elle vit Francis agenouillé sur l’estrade, la mère pardonnée se crut le droit d’imposer ses mains à cette tête pour la bénir, et rendit le dernier soupir. La vieille Sauviat était là, debout, toujours à son poste, comme depuis vingt années. Cette femme, héroïque à sa manière, ferma les yeux de sa fille qui avait tant souffert, et les baisa l’un après l’autre. Tous les prêtres, suivis du clergé, entourèrent alors le lit. Aux clartés flamboyantes des cierges, ils entonnèrent le terrible chant du De profundis, dont les clameurs apprirent à toute la population agenouillée devant le château, aux amis qui priaient dans les salles et à tous les serviteurs, que la mère de ce Canton venait de mourir. Cette hymne fut accompagnée de gémissements et de pleurs unanimes. La confession de cette grande femme n’avait pas dépassé le seuil du salon, et n’avait eu que des oreilles amies pour auditoire. Quand les paysans des environs, mêlés à ceux de Montégnac, vinrent un à un jeter à leur bienfaitrice, avec un rameau vert, un adieu suprême mêlé de prières et de larmes, ils virent un homme de la Justice, accablé de douleur, qui tenait froide la main de la femme que, sans le vouloir, il avait si cruellement, mais si justement frappée.

Deux jours après, le Procureur-général, Grossetête, l’archevêque et le maire, tenant les coins du drap noir, conduisaient le corps de madame Graslin à sa dernière demeure. Il fut posé dans sa fosse au milieu d’un profond silence. Il ne fut pas dit une parole, personne ne se trouvait la force de parler, tous les yeux étaient pleins de larmes. « — C’est une sainte ! » fut un mot dit par tous en s’en allant par les chemins faits dans le Canton qu’elle avait enrichi, un mot dit à ses créations champêtres comme pour les animer. Personne ne trouva étrange que madame Graslin fût ensevelie auprès du corps de Jean-François Tascheron ; elle ne l’avait pas demandé ; mais la vieille mère, par un reste de tendre pitié, avait recommandé au sacristain de mettre ensemble ceux que la terre avait si violemment séparés, et qu’un même repentir réunissait.

Le testament de madame Graslin réalisa tout ce qu’on en attendait ; elle fondait à Limoges des bourses au collége et des lits à l’hospice, uniquement destinés aux ouvriers ; elle assignait une somme considérable, trois cent mille francs en six ans, pour l’acquisition de la partie du village appelée les Tascherons, où elle ordonnait de construire un hospice. Cet hospice, destiné aux vieillards indigents du canton, à ses malades, aux femmes dénuées au moment de leurs couches et aux enfants trouvés, devait porter le nom d’hospice des Tascherons ; Véronique le voulait desservi par des Sœurs-Grises, et fixait à quatre mille francs les traitements du chirurgien et du médecin. Madame Graslin priait Roubaud d’être le premier médecin de cet hospice, en le chargeant de choisir le chirurgien et de surveiller l’exécution, sous le rapport sanitaire, conjointement avec Gérard, qui serait l’architecte. Elle donnait en outre à la Commune de Montégnac une étendue de prairies suffisante à en payer les contributions. L’église, dotée d’un fonds de secours dont l’emploi était déterminé pour certains cas exceptionnels, devait surveiller les jeunes gens, et rechercher le cas où un enfant de Montégnac manifesterait des dispositions pour les arts, pour les sciences ou pour l’industrie. La bienfaisance intelligente de la testatrice indiquait alors la somme à prendre sur ce fonds pour les encouragements. La nouvelle de cette mort, reçue en tous lieux comme une calamité, ne fut accompagnée d’aucun bruit injurieux pour la mémoire de cette femme. Cette discrétion fut un hommage rendu à tant de vertus par cette population catholique et travailleuse qui recommence dans ce coin de la France les miracles des Lettres Édifiantes.

Gérard, nommé tuteur de Francis Graslin, et obligé par le testament d’habiter le château, y vint ; mais il n’épousa que trois mois après la mort de Véronique, Denise Tascheron, en qui Francis trouva comme une seconde mère.

Paris, janvier 1837. — Mars 1845.


FIN DES ÉTUDES DE MŒURS.