Le Curé de village/4

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Le Curé de village
Œuvres complètes de H. de Balzac/13A. Houssiaux (p. 611-694).


CHAPITRE IV.

MADAME GRASLIN À MONTÉGNAC.


En quelques instants, le bourg de Montégnac et sa colline où les constructions neuves frappaient les regards, apparurent dorées par le soleil couchant et empreints de la poésie due au contraste de cette jolie nature jetée là comme une oasis au désert. Les yeux de madame Graslin s’emplirent de larmes, le curé lui montra une large trace blanche qui formait comme une balafre à la montagne.

— Voilà ce que mes paroissiens ont fait pour témoigner leur reconnaissance à leur châtelaine, dit-il en indiquant ce chemin. Nous pourrons monter en voiture au château. Cette rampe s’est achevée sans qu’il vous en coûte un sou, nous la planterons dans deux mois. Monseigneur peut deviner ce qu’il a fallu de peines, de soins et de dévouement pour opérer un pareil changement.

— Ils ont fait cela ? dit l’évêque.

— Sans vouloir rien accepter, monseigneur. Les plus pauvres y ont mis la main, en sachant qu’il leur venait une mère.

Au pied de la montagne, les voyageurs aperçurent tous les habitants réunis qui firent partir des boîtes, déchargèrent quelques fusils ; puis les deux plus jolies filles, vêtues de blanc, offrirent à madame Graslin des bouquets et des fruits.

— Etre reçue ainsi dans ce village ! s’écria-t-elle en serrant la main de monsieur Bonnet comme si elle allait tomber dans un précipice.

La foule accompagna la voiture jusqu’à la grille d’honneur. De là, madame Graslin put voir son château dont jusqu’alors elle n’avait aperçu que les masses. À cet aspect, elle fut comme épouvantée de la magnificence de sa demeure. La pierre est rare dans le pays, le granit qui se trouve dans les montagnes est extrêmement difficile à tailler ; l’architecte, chargé par Graslin de rétablir le château, avait donc fait de la brique l’élément principal de cette vaste construction, ce qui la rendit d’autant moins coûteuse que la forêt de Montégnac avait pu fournir et la terre et le bois nécessaires à la fabrication. La charpente et la pierre de toutes les bâtisses étaient également sorties de cette forêt. Sans ces économies, Graslin se serait ruiné. La majeure partie des dépenses avait consisté en transports, en exploitations et en salaires. Ainsi l’argent était resté dans le bourg et l’avait vivifié. Au premier coup d’œil et de loin, le château présente une énorme masse rouge rayée de filets noirs produits par les joints, et bordée de lignes grises ; car les fenêtres, les portes, les entablements, les angles et les cordons de pierre à chaque étage sont de granit taillé en pointes de diamant. La cour, qui dessine un ovale incliné comme celle du château de Versailles, est entourée de murs en briques divisés par tableaux encadrés de bossages en granit. Au bas de ces murs règnent des massifs remarquables par le choix des arbustes, tous de verts différents. Deux grilles magnifiques, en face l’une de l’autre, mènent d’un côté à une terrasse qui a vue sur Montégnac, de l’autre aux communs et à une ferme. La grande grille d’honneur à laquelle aboutit la route qui venait d’être achevée, est flanquée de deux jolis pavillons dans le goût du seizième siècle. La façade sur la cour, composée de trois pavillons, l’un au milieu et séparé des deux autres par deux corps de logis, est exposée au levant. La façade sur les jardins, absolument pareille, est à l’exposition du couchant. Les pavillons n’ont qu’une fenêtre sur la façade, et chaque corps de logis en a trois. Le pavillon du milieu, disposé en campanile, et dont les angles sont vermiculés, se fait remarquer par l’élégance de quelques sculptures sobrement distribuées. L’art est timide en province, et quoique, dès 1829, l’ornementation eût fait des progrès à la voix des écrivains, les propriétaires avaient alors peur de dépenses que le manque de concurrence et d’ouvriers habiles rendaient assez formidables. Le pavillon de chaque extrémité, qui a trois fenêtres de profondeur, est couronné par des toits très-élevés, ornés de balustrades en granit, et dans chaque pan pyramidal du toit, coupé à vive arête par une plate-forme élégante bordée de plomb et d’une galerie en fonte, s’élève une fenêtre élégamment sculptée. À chaque étage, les consoles de la porte et des fenêtres se recommandent d’ailleurs par des sculptures copiées d’après celles des maisons de Gênes. Le pavillon dont les trois fenêtres sont au midi voit sur Montégnac, l’autre, celui du nord, regarde la forêt. De la façade du jardin, l’œil embrasse la partie de Montégnac où se trouvent les Tascherons, et plonge sur la route qui conduit au chef-lieu de l’Arrondissement. La façade sur la cour jouit du coup d’œil que présentent les immenses plaines cerclées par les montagnes de la Corrèze du côté de Montégnac, mais qui finissent par la ligne perdue des horizons planes. Les corps de logis n’ont au-dessus du rez-de-chaussée qu’un étage terminé par des toits percés de mansardes dans le vieux style ; mais les deux pavillons de chaque bout sont élevés de deux étages. Celui du milieu est coiffé d’un dôme écrasé semblable à celui des pavillons dits de l’Horloge aux Tuileries ou au Louvre, et dans lequel se trouve une seule pièce formant belvédère et ornée d’une horloge. Par économie, toutes les toitures avaient été faites en tuiles à gouttière, poids énorme que portent facilement les charpentes prises dans la forêt. Avant de mourir, Graslin avait projeté la route qui venait d’être achevée par reconnaissance ; car cette entreprise, que Graslin appelait sa folie, avait jeté cinq cent mille francs dans la Commune. Aussi Montégnac s’était-il considérablement agrandi. Derrière les communs, sur le penchant de la colline qui, vers le nord, s’adoucit en finissant dans la plaine, Graslin avait commencé les bâtiments d’une ferme immense qui accusaient l’intention de tirer parti des terres incultes de la plaine. Six garçons jardiniers, logés dans les communs, et aux ordres d’un concierge jardinier en chef, continuaient en ce moment les plantations, et achevaient les travaux que monsieur Bonnet avait jugés indispensables. Le rez-de-chaussée de ce château, destiné tout entier à la réception, avait été meublé avec somptuosité. Le premier étage se trouvait assez nu, la mort de monsieur Graslin ayant fait suspendre les envois du mobilier.

— Ah ! monseigneur, dit madame Graslin à l’évêque après avoir fait le tour du château, moi qui comptais habiter une chaumière, le pauvre monsieur Graslin a fait des folies.

— Et vous, dit l’évêque, vous allez faire des actes de charité ? ajouta-t-il après une pause en remarquant le frisson que son mot causait à madame Graslin.

Elle prit le bras de sa mère, qui tenait Francis par la main, et alla seule jusqu’à la longue terrasse au bas de laquelle est située l’église, le presbytère, et d’où les maisons du bourg se voient par étages. Le curé s’empara de monseigneur Dutheil pour lui montrer les différentes faces de ce paysage. Mais les deux prêtres aperçurent bientôt à l’autre bout de la terrasse Véronique et sa mère immobiles comme des statues : la vieille avait son mouchoir à la main et s’essuyait les yeux, la fille avait les mains étendues au-dessus de la balustrade, et semblait indiquer l’église au-dessous.

— Qu’avez-vous, madame ? dit le curé à la vieille Sauviat.

— Rien, répondit madame Graslin qui se retourna et fit quelques pas au-devant des deux prêtres. Je ne savais pas que le cimetière dût être sous mes yeux.

— Vous pouvez le faire mettre ailleurs, la loi est pour vous.

— La loi ! dit-elle en laissant échapper ce mot comme un cri.

Là, l’évêque regarda encore Véronique. Fatiguée du regard noir par lequel ce prêtre perçait le voile de chair qui lui couvrait l’âme, et y surprenait le secret caché dans une des fosses de ce cimetière, elle lui cria : — Eh ! bien, oui.

L’évêque se posa la main sur les yeux et resta pensif, accablé pendant quelques instants.

— Soutenez ma fille, cria la vieille, elle pâlit.

— L’air est vif, il m’a saisie, dit madame Graslin en tombant évanouie dans les bras des deux ecclésiastiques qui la portèrent dans une des chambres du château.

Quand elle reprit connaissance, elle vit l’évêque et le curé priant Dieu pour elle, tous deux à genoux.

— Puisse l’ange qui vous a visitée ne plus vous quitter, lui dit l’évêque en la bénissant. Adieu, ma fille.

Ces mots firent fondre en larmes madame Graslin.

— Elle est donc sauvée ? s’écria la Sauviat.

— Dans ce monde et dans l’autre, ajouta l’évêque en se retournant avant de quitter la chambre.

Cette chambre où la Sauviat avait fait porter sa fille est située au premier étage du pavillon latéral dont les fenêtres regardent l’église, le cimetière et le côté méridional de Montégnac. Madame Graslin voulut y demeurer, et s’y logea tant bien que mal avec Aline et le petit Francis. Naturellement la Sauviat resta près de sa fille. Quelques jours furent nécessaires à madame Graslin pour se remettre des violentes émotions qui l’avaient saisie à son arrivée, sa mère la força d’ailleurs de garder le lit pendant toutes les matinées. Le soir, Véronique s’asseyait sur le banc de la terrasse, d’où ses yeux plongeaient sur l’église, sur le presbytère et le cimetière. Malgré la sourde opposition qu’y mit la vieille Sauviat, madame Graslin allait donc contracter une habitude de maniaque en s’asseyant ainsi à la même place, et s’y abandonnant à une sombre mélancolie.

— Madame se meurt, dit Aline à la vieille Sauviat.

Averti par ces deux femmes, le curé, qui ne voulait pas s’imposer, vint alors voir assidûment madame Graslin, dès qu’on lui eut indiqué chez elle une maladie de l’âme. Ce vrai pasteur eut soin de faire ses visites à l’heure où Véronique se posait à l’angle de la terrasse avec son fils, en deuil tous deux. Le mois d’octobre commençait, la nature devenait sombre et triste. Monsieur Bonnet qui, dès l’arrivée de Véronique à Montégnac, avait reconnu chez elle quelque grande plaie intérieure, jugea prudent d’attendre la confiance entière de cette femme qui devait devenir sa pénitente. Un soir, madame Graslin regarda le curé d’un œil presque éteint par la fatale indécision observée chez les gens qui caressent l’idée de la mort. Dès cet instant monsieur Bonnet n’hésita plus, et se mit en devoir d’arrêter les progrès de cette cruelle maladie morale. Il y eut d’abord entre Véronique et le prêtre un combat de paroles vides sous lesquelles ils se cachèrent leurs véritables pensées. Malgré le froid, Véronique était en ce moment sur un banc de granit et tenait Francis assis sur elle. La Sauviat était debout, appuyée contre la balustrade en briques, et cachait à dessein la vue du cimetière. Aline attendait que sa maîtresse lui rendît l’enfant.

— Je croyais, madame, dit le curé qui venait déjà pour la septième fois, que vous n’aviez que de la mélancolie ; mais je le vois, lui dit-il à l’oreille, c’est du désespoir. Ce sentiment n’est ni chrétien ni catholique.

— Et, répondit-elle en jetant au ciel un regard perçant et laissant errer un sourire amer sur ses lèvres, quel sentiment l’Église laisse-t-elle aux damnés, si ce n’est le désespoir.

En entendant ce mot, le saint homme aperçut dans cette âme d’immenses étendues ravagées.

— Ah ! vous faites de cette colline votre Enfer, quand elle devrait être le Calvaire d’où vous vous élancerez dans le ciel.

— Je n’ai plus assez d’orgueil pour me mettre sur un pareil piédestal, répondit-elle d’un ton qui révélait le profond mépris qu’elle avait pour elle-même.

Là, le prêtre, par une de ces inspirations qui sont si naturelles et si abondantes chez ces belles âmes vierges, l’homme de Dieu prit l’enfant dans ses bras, le baisa au front et dit : — Pauvre petit ! d’une voix paternelle en le rendant lui-même à la femme de chambre, qui l’emporta.

La Sauviat regarda sa fille, et vit combien le mot de monsieur Bonnet était efficace. Ce mot avait attiré des pleurs dans les yeux secs de Véronique. La vieille Auvergnate fit un signe au prêtre et disparut.

— Promenez-vous, dit monsieur Bonnet à Véronique en l’emmenant le long de cette terrasse à l’autre bout de laquelle se voyaient les Tascherons. Vous m’appartenez, je dois compte à Dieu de votre âme malade.
MONSIEUR BONNET.            MADAME GRASLIN.
Cette colline doit être le Calvaire d’où vous vous élancerez
dans le ciel.
(LE CURÉ DU VILLAGE.)

— Laissez-moi me remettre de mon abattement, lui dit-elle.

— Votre abattement provient de méditations funestes, reprit-il vivement.

— Oui, dit-elle avec la naïveté de la douleur arrivée au point où l’on ne garde plus de ménagements.

— Je le vois, vous êtes tombée dans l’abîme de l’indifférence, s’écria-t-il. S’il est un degré de souffrance physique où la pudeur expire, il est aussi un degré de souffrance morale où l’énergie de l’âme disparaît, je le sais.

Elle fut étonnée de trouver ces subtiles observations et cette pitié tendre chez monsieur Bonnet ; mais, comme on l’a vu déjà, l’exquise délicatesse qu’aucune passion n’avait altérée chez cet homme lui donnait pour les douleurs de ses ouailles le sens maternel de la femme. Ce mens divinior, cette tendresse apostolique, met le prêtre au-dessus des autres hommes, et en fait un être divin. Madame Graslin n’avait pas encore assez pratiqué monsieur Bonnet pour avoir pu reconnaître cette beauté cachée dans l’âme comme une source, et d’où procèdent la grâce, la fraîcheur, la vraie vie.

— Ah ! monsieur ? s’écria-t-elle en se livrant et lui par un geste et par un regard comme en ont les mourants.

— Je vous entends ! reprit-il. Que faire ? que devenir ?

Ils marchèrent en silence le long de la balustrade en allant vers la plaine. Ce moment solennel parut propice à ce porteur de bonnes nouvelles, à cet homme de l’Évangile.

— Supposez-vous devant Dieu, dit-il à voix basse et mystérieusement, que lui diriez-vous ?…

Madame Graslin resta comme frappée par la foudre et frissonna légèrement. — Je lui dirais comme Jésus-Christ : " Mon père, vous m’avez abandonnée et j’ai succombé ! " répondit-elle simplement et d’un accent qui fit venir des larmes aux yeux du curé.

— Ô Madeleine ! voilà le mot que j’attendais, s’écria monsieur Bonnet, qui ne pouvait s’empêcher de l’admirer. Vous voyez, vous recourez à la justice de Dieu, vous l’invoquez ! Écoutez-moi, madame. La religion est, par anticipation, la justice divine. L’Église s’est réservé le jugement de tous les procès de l’âme. La justice humaine est une faible image de la justice céleste, elle n’en est qu’une pâle imitation appliquée aux besoins de la société.

— Que voulez-vous dire ?

— Vous n’êtes pas juge dans votre propre cause, vous relevez de Dieu, dit le prêtre ; vous n’avez le droit ni de vous condamner, ni de vous absoudre. Dieu, ma fille, est un grand réviseur de procès.

— Ah ! fit-elle.

— Il voit l’origine des choses là où nous n’avons vu que les choses elles-mêmes.

Véronique s’arrêta frappée de ces idées, toutes neuves pour elle.

— À vous, reprit le courageux prêtre, à vous dont l’âme est si grande, je dois d’autres paroles que celles dues à mes humbles paroissiens. Vous pouvez, vous dont l’esprit est si cultivé, vous élever jusqu’au sens divin de la religion catholique, exprimée par des images et par des paroles aux yeux des Petits et des Pauvres. Écoutez-moi bien, il s’agit ici de vous ; car, malgré l’étendue du point de vue où je vais me placer pour un moment, ce sera bien votre cause. Le Droit, inventé pour protéger les Sociétés, est établi sur l’Égalité. La Société, qui n’est qu’un ensemble de faits, est basée sur l’Inégalité. Il existe donc un désaccord entre le Fait et le Droit. La Société doit-elle marcher réprimée ou favorisée par la Loi ? En d’autres termes, la Loi doit-elle s’opposer au mouvement intérieur social pour maintenir la Société, ou doit-elle être faite d’après ce mouvement pour la conduire ? Depuis l’existence des Sociétés, aucun législateur n’a osé prendre sur lui de décider cette question. Tous les législateurs se sont contentés d’analyser les faits, d’indiquer ceux blâmables ou criminels, et d’y attacher des punitions ou des récompenses. Telle est la Loi humaine : elle n’a ni les moyens de prévenir les fautes, ni les moyens d’en éviter le retour chez ceux qu’elle a punis. La philanthropie est une sublime erreur, elle tourmente inutilement le corps, elle ne produit pas le baume qui guérit l’âme. Le philanthrope fait des projets, a des idées, en confie l’exécution à l’homme, au silence, au travail, à des consignes, à des choses muettes et sans puissance. La Religion ignore ces imperfections, car elle a étendu la vie au delà de ce monde. En nous considérant tous comme déchus et dans un état de dégradation, elle a ouvert un inépuisable trésor d’indulgence ; nous sommes tous plus ou moins avancés vers notre entière régénération, personne n’est infaillible, l’Église s’attend aux fautes et même aux crimes. Là où la Société voit un criminel à retrancher de son sein, l’Église voit une âme à sauver. Bien plus !… inspirée de Dieu qu’elle étudie et contemple, l’Église admet l’inégalité des forces, elle étudie la disproportion des fardeaux. Si elle vous trouve inégaux de cœur, de corps, d’esprit, d’aptitude, de valeur, elle vous rend tous égaux par le repentir. Là l’Égalité, madame, n’est plus un vain mot, car nous pouvons être, nous sommes tous égaux par les sentiments. Depuis le fétichisme informe des sauvages jusqu’aux gracieuses intentions de la Grèce, jusqu’aux profondes et ingénieuses doctrines de l’Égypte et des Indes, traduites par des cultes riants ou terribles, il est une conviction dans l’homme, celle de sa chute, de son péché, d’où vient partout l’idée des sacrifices et du rachat. La mort du Rédempteur, qui a racheté tout le genre humain, est l’image de ce que nous devons faire pour nous-même : rachetons nos fautes ! rachetons nos erreurs ! rachetons nos crimes ! Tout est rachetable, le catholicisme est dans cette parole ; de là ses adorables sacrements qui aident au triomphe de la grâce et soutiennent le pécheur. Pleurer, madame, gémir comme la Madeleine dans le désert, n’est que le commencement, agir est la fin. Les monastères pleuraient et agissaient, ils priaient et civilisaient, ils ont été les moyens actifs de notre divine religion. Ils ont bâti, planté, cultivé l’Europe, tout en sauvant le trésor de nos connaissances et celui de la justice humaine, de la politique et des arts. On reconnaîtra toujours en Europe la place de ces centres radieux. La plupart des villes nouvelles sont filles d’un monastère. Si vous croyez que Dieu ait à vous juger, l’Église vous dit par ma voix que tout peut se racheter par les bonnes œuvres du repentir. Les grandes mains de Dieu pèsent à la fois le mal qui fut fait, et le trésor des bienfaits accomplis. Soyez à vous seule le monastère, vous pouvez en recommencer ici les miracles. Vos prières doivent être des travaux. De votre travail doit découler le bonheur de ceux au-dessus desquels vous ont mis votre fortune, votre esprit, tout, jusqu’à cette position naturelle, image de votre situation sociale.

En disant ces derniers mots, le prêtre et madame Graslin s’étaient retournés pour revenir sur leurs pas vers les plaines, et le curé put montrer et le village au bas de la colline, et le château dominant le paysage. Il était alors quatre heures et demie. Un rayon de soleil jaunâtre enveloppait la balustrade, les jardins, illuminait le château, faisait briller le dessin des acrotères en fonte dorée, il éclairait la longue plaine partagée par la route, triste ruban gris qui n’avait pas ce feston que partout ailleurs les arbres y brodent les deux côtés. Quand Véronique et monsieur Bonnet eurent dépassé la masse du château, ils purent voir par-dessus la cour, les écuries et les communs, la forêt de Montégnac sur laquelle cette lueur glissait comme une caresse. Quoique ce dernier éclat du soleil couchant n’atteignît que les cimes, il permettait encore de voir parfaitement, depuis la colline où se trouve Montégnac jusqu’au premier pic de la chaîne des monts Corréziens, les caprices de la magnifique tapisserie que fait une forêt en automne. Les chênes formaient des masses de bronze florentin ; les noyers, les châtaigniers offraient leurs tons de vert-de-gris ; les arbres hâtifs brillaient par leur feuillage d’or, et toutes ces couleurs étaient nuancées par des places grises incultes. Les troncs des arbres entièrement dépouillés de feuilles montraient leurs colonnades blanchâtres. Ces couleurs rousses, fauves, grises, artistement fondues par les reflets pâles du soleil d’octobre, s’harmoniaient à cette plaine infertile, à cette immense jachère, verdâtre comme une eau stagnante. Une pensée du prêtre allait commenter ce beau spectacle, muet d’ailleurs : pas un arbre, pas un oiseau, la mort dans la plaine, le silence dans la forêt ; çà et là, quelques fumées dans les chaumières du village. Le château semblait sombre comme sa maîtresse. Par une loi singulière, tout imite dans une maison celui qui y règne, son esprit y plane. Madame Graslin, frappée à l’entendement par les paroles du curé, et frappée au cœur par la conviction, atteinte dans sa tendresse par le timbre angélique de cette voix, s’arrêta tout à coup. Le curé leva le bras et montra la forêt, Véronique la regarda.

— Ne trouvez-vous pas à ceci quelque ressemblance vague avec la vie sociale ? À chacun sa destinée ! Combien d’inégalités dans cette masse d’arbres ! Les plus haut perchés manquent de terre végétale et d’eau, ils meurent les premiers !…

— Il en est que la serpe de la femme qui fait du bois arrête dans la grâce de leur jeunesse ! dit-elle avec amertume.

— Ne retombez plus dans ces sentiments, reprit le curé sévèrement quoiqu’avec indulgence. Le malheur de cette forêt est de n’avoir pas été coupée, voyez-vous le phénomène que ses masses présentent ?

Véronique, pour qui les singularités de la nature forestière étaient peu sensibles, arrêta par obéissance son regard sur la forêt et le reporta doucement sur le curé.

— Vous ne remarquez pas, dit-il en devinant dans ce regard l’ignorance de Véronique, des lignes où les arbres de toute espèce sont encore verts ?

— Ah ! c’est vrai, s’écria-t-elle. Pourquoi ?

— Là, reprit le curé, se trouve la fortune de Montégnac et la vôtre, une immense fortune que j’avais signalée à monsieur Graslin. Vous voyez les sillons de trois vallées, dont les eaux se perdent dans le torrent du Gabou. Ce torrent sépare la forêt de Montégnac de la Commune qui, de ce côté, touche à la nôtre. À sec en septembre et octobre, en novembre il donne beaucoup d’eau. Son eau, dont la masse serait facilement augmentée par des travaux dans la forêt, afin de ne rien laisser perdre et de réunir les plus petites sources, cette eau ne sert à rien ; mais faites entre les deux collines du torrent un ou deux barrages pour la retenir, pour la conserver, comme a fait Riquet à Saint-Ferréol, où l’on pratiqua d’immenses réservoirs pour alimenter le canal du Languedoc, vous allez fertiliser cette plaine inculte avec de l’eau sagement distribuée dans des rigoles maintenues par des vannes, laquelle se boirait en temps utile dans ces terres, et dont le trop-plein serait d’ailleurs dirigé vers notre petite rivière. Vous aurez de beaux peupliers le long de tous vos canaux, et vous élèverez des bestiaux dans les plus belles prairies possibles. Qu’est-ce que l’herbe ? du soleil et de l’eau. Il y a bien assez de terre dans ces plaines pour les racines du gramen ; les eaux fourniront des rosées qui féconderont le sol, les peupliers s’en nourriront et arrêteront les brouillards, dont les principes seront pompés par toutes les plantes : tels sont les secrets de la belle végétation dans les vallées. Vous verrez un jour la vie, la joie, le mouvement, là où règne le silence, là où le regard s’attriste de l’infécondité. Ne sera-ce pas une belle prière ? Ces travaux n’occuperont-ils pas votre oisiveté mieux que les pensées de la mélancolie ?

Véronique serra la main du curé, ne dit qu’un mot, mais ce mot fut grand : — Ce sera fait, monsieur.

— Vous concevez cette grande chose, reprit-il, mais vous ne l’exécuterez pas. Ni vous ni moi nous n’avons les connaissances nécessaires à l’accomplissement d’une pensée qui peut venir à tous, mais qui soulève des difficultés immenses, car quoique simples et presque cachées, ces difficultés veulent les plus exactes ressources de la science. Cherchez donc dès aujourd’hui les instruments humains qui vous feront gagner dans douze ans six ou sept mille louis de rente avec les six mille arpents que vous fertiliserez ainsi. Ce travail rendra quelque jour Montégnac l’une des plus riches communes du Département. La forêt ne vous rapporte rien encore ; mais, tôt ou tard, la Spéculation viendra chercher ces magnifiques bois, trésors amassés par le temps, les seuls dont la production ne peut être ni hâtée ni remplacée par l’homme. L’État créera peut-être un jour lui-même des moyens de transport pour cette forêt dont les arbres seront utiles à sa marine ; mais il attendra que la population de Montégnac décuplée exige sa protection, car l’État est comme la Fortune, il ne donne qu’au riche. Cette terre sera, dans ce temps, l’une des plus belles de la France, elle sera l’orgueil de votre petit-fils, qui trouvera peut-être le château mesquin, relativement aux revenus.

— Voilà, dit Véronique, un avenir pour ma vie.

— Une pareille œuvre peut racheter bien des fautes, dit le curé.

En se voyant compris, il essaya de frapper un dernier coup sur l’intelligence de cette femme : il avait deviné que chez elle, l’intelligence menait au cœur ; tandis que, chez les autres femmes, le cœur est au contraire le chemin de l’intelligence. — Savez-vous, lui dit-il après une pause, dans quelle erreur vous êtes ? Elle le regarda timidement. — Votre repentir n’est encore que le sentiment d’une défaite essuyée, ce qui est horrible, c’est le désespoir de Satan, et tel était peut-être le repentir des hommes avant Jésus-Christ ; mais notre repentir à nous autres catholiques, est l’effroi d’une âme qui se heurte dans la mauvaise voie, et à qui, dans ce choc, Dieu s’est révélé ! Vous ressemblez à l’Oreste païen, devenez saint Paul !

— Votre parole vient de me changer entièrement, s’écria-t-elle. Maintenant, oh ! maintenant, je veux vivre.

— L’esprit a vaincu, se dit le modeste prêtre qui s’en alla joyeux. Il avait jeté une pâture au secret désespoir qui dévorait madame Graslin en donnant à son repentir la forme d’une belle et bonne action. Aussi Véronique écrivit-elle à monsieur Grossetête le lendemain même. Quelques jours après, elle reçut de Limoges, trois chevaux de selle envoyés par ce vieil ami. Monsieur Bonnet avait offert à Véronique, sur sa demande, le fils du maître de poste, un jeune homme enchanté de se mettre au service de madame Graslin, et de gagner une cinquantaine d’écus. Ce jeune garçon, à figure ronde, aux yeux et aux cheveux noirs, petit, découplé, nommé Maurice Champion, plut à Véronique et fut aussitôt mis en fonctions. Il devait accompagner sa maîtresse dans ses excursions et avoir soin des chevaux de selle.

Le garde général de Montégnac était un ancien maréchal des logis de la garde royale, né à Limoges, et que monsieur le duc de Navarreins avait envoyé d’une de ses terres à Montégnac pour en étudier la valeur et lui transmettre des renseignements, afin de savoir quel parti on en pouvait tirer. Jérôme Colorat n’y vit que des terres incultes et infertiles, des bois inexploitables à cause de la difficulté des transports, un château en ruines, et d’énormes dépenses à faire pour y rétablir une habitation et des jardins. Effrayé surtout des clairières semées de roches granitiques qui nuançaient de loin cette immense forêt, ce probe mais inintelligent serviteur fut la cause de la vente de ce bien.

— Colorat, dit madame Graslin à son garde qu’elle fit venir, à compter de demain, je monterai vraisemblablement à cheval tous les matins. Vous devez connaître les différentes parties de terres qui dépendent de ce domaine et celles que monsieur Graslin y a réunies, vous me les indiquerez, je veux tout visiter par moi-même.

Les habitants du château apprirent avec joie le changement qui s’opérait dans la conduite de Véronique. Sans en avoir reçu l’ordre, Aline chercha, d’elle-même, la vieille amazone noire de sa maîtresse, et la mit en état de servir. Le lendemain, la Sauviat vit avec un indicible plaisir sa fille habillée pour monter à cheval. Guidée par son garde et par Champion qui allèrent en consultant leurs souvenirs, car les sentiers étaient à peine tracés dans ces montagnes inhabitées, madame Graslin se donna pour tâche de parcourir seulement les cimes sur lesquelles s’étendaient ses bois, afin d’en connaître les versants et de se familiariser avec les ravins, chemins naturels qui déchiraient cette longue arête. Elle voulait mesurer sa tâche, étudier la nature des courants et trouver les éléments de l’entreprise signalée par le curé. Elle suivait Colorat qui marchait en avant et Champion allait à quelques pas d’elle.

Tant qu’elle chemina dans des parties pleines d’arbres, en montant et descendant tour à tour ces ondulations de terrain si rapprochées dans les montagnes en France, Véronique fut préoccupée par les merveilles de la forêt. C’était des arbres séculaires dont les premiers l’étonnèrent et auxquels elle finit par s’habituer ; puis de hautes futaies naturelles, ou dans une clairière quelque pin solitaire d’une hauteur prodigieuse ; enfin, chose plus rare, un de ces arbustes, nains partout ailleurs, mais qui, par des circonstances curieuses, atteignent des développements gigantesques et sont quelquefois aussi vieux que le sol. Elle ne voyait pas sans une sensation inexprimable une nuée roulant sur des roches nues. Elle remarquait les sillons blanchâtres faits par les ruisseaux de neige fondue, et qui, de loin, ressemblent à des cicatrices. Après une gorge sans végétation, elle admirait, dans les flancs exfoliés d’une colline rocheuse, des châtaigniers centenaires, aussi beaux que des sapins des Alpes. La rapidité de sa course lui permettait d’embrasser, presqu’à vol d’oiseau, tantôt de vastes sables mobiles, des fondrières meublées d’arbres épars, des granits renversés, des roches pendantes, des vallons obscurs, des places étendues pleines de bruyères encore fleuries, et d’autres desséchées ; tantôt des solitudes âpres où croissaient des genévriers, des câpriers ; tantôt des prés à herbe courte, des morceaux de terre engraissée par un limon séculaire ; enfin les tristesses, les splendeurs, les choses douces, fortes, les aspects singuliers de la nature montagnarde au centre de la France. Et à force de voir ces tableaux variés de formes, mais animés par la même pensée, la profonde tristesse exprimée par cette nature à la fois sauvage et minée, abandonnée, infertile, la gagna et répondit à ses sentiments cachés. Et lorsque, par une échancrure, elle aperçut les plaines à ses pieds, quand elle eut à gravir quelque aride ravine entre les sables et les pierres de laquelle avaient poussé des arbustes rabougris, et que ce spectacle revint de moments en moments, l’esprit de cette nature austère la frappa, lui suggéra des observations neuves pour elle, et excitées par les significations de ces divers spectacles. Il n’est pas un site de forêt qui n’ait sa signification ; pas une clairière, pas un fourré qui ne présente des analogies avec le labyrinthe des pensées humaines. Quelle personne parmi les gens dont l’esprit est cultivé, ou dont le cœur a reçu des blessures, peut se promener dans une forêt, sans que la forêt lui parle ? Insensiblement, il s’en élève une voix ou consolante ou terrible, mais plus souvent consolante que terrible. Si l’on recherchait bien les causes de la sensation, à la fois grave, simple, douce, mystérieuse qui vous y saisit, peut-être la trouverait-on dans le spectacle sublime et ingénieux de toutes ces créatures obéissant à leurs destinées, et immuablement soumises. Tôt ou tard le sentiment écrasant de la permanence de la nature vous emplit le cœur, vous remue profondément, et vous finissez par y être inquiets de Dieu. Aussi Véronique recueillit-elle dans le silence de ces cimes, dans la senteur des bois, dans la sérénité de l’air, comme elle le dit le soir à monsieur Bonnet, la certitude d’une clémence auguste. Elle entrevit la possibilité d’un ordre de faits plus élevés que celui dans lequel avaient jusqu’alors tourné ses rêveries. Elle sentit une sorte de bonheur. Elle n’avait pas, depuis longtemps, éprouvé tant de paix. Devait-elle ce sentiment à la similitude qu’elle trouvait entre ces paysages et les endroits épuisés, desséchés de son âme. Avait-elle vu ces troubles de la nature avec une sorte de joie, en pensant que la matière était punie là, sans avoir péché ? Certes, elle fut puissamment émue ; car, à plusieurs reprises, Colorat et Champion se la montrèrent comme s’ils la trouvaient transfigurée. Dans un certain endroit, Véronique aperçut dans les roides pentes des torrents je ne sais quoi de sévère. Elle se surprit à désirer d’entendre l’eau bruissant dans ces ravines ardentes. — Toujours aimer ! pensa-t-elle. Honteuse de ce mot qui lui fut jeté comme par une voix, elle poussa son cheval avec témérité vers le premier pic de la Corrèze, où, malgré l’avis de ses deux guides, elle s’élança. Elle atteignit seule au sommet de ce piton, nommé la Roche-Vive, et y resta pendant quelques instants, occupée à voir tout le pays. Après avoir entendu la voix secrète de tant de créations qui demandaient à vivre, elle reçut en elle-même un coup qui la détermina à déployer pour son œuvre cette persévérance tant admirée et dont elle donna tant de preuves. Elle attacha son cheval par la bride à un arbre, alla s’asseoir sur un quartier de roche, en laissant errer ses regards sur cet espace où la nature se montrait marâtre, et ressentit dans son cœur les mouvements maternels qu’elle avait jadis éprouvés en regardant son enfant. Préparée à recevoir la sublime instruction que présentait ce spectacle par les méditations presque involontaires qui, selon sa belle expression, avaient vanné son cœur, elle s’y éveilla d’une léthargie. Elle comprit alors, dit-elle au curé, que nos âmes devaient être labourées aussi bien que la terre. Cette vaste scène était éclairée par le pâle soleil du mois de novembre. Déjà quelques nuées grises chassées par un vent froid venaient de l’ouest. Il était environ trois heures, Véronique avait mis quatre heures à venir là ; mais comme tous ceux qui sont dévorés par une profonde misère intime, elle ne faisait aucune attention aux circonstances extérieures. En ce moment sa vie véritablement s’agrandissait du mouvement sublime de la nature.

— Ne restez pas plus longtemps là, madame, lui dit un homme dont la voix la fit tressaillir, vous ne pourriez plus retourner nulle part, car vous êtes séparée par plus de deux lieues de toute habitation ; à la nuit, la forêt est impraticable ; mais, ces dangers ne sont rien en comparaison de celui qui vous attend ici. Dans quelques instants il fera sur ce pic un froid mortel dont la cause est inconnue, et qui a déjà tué plusieurs personnes.

Madame Graslin aperçut au-dessous d’elle une figure presque noire de hâle où brillaient deux yeux qui ressemblaient à deux langues de feu. De chaque côté de cette face, pendait une large nappe de cheveux bruns, et dessous s’agitait une barbe en éventail. L’homme soulevait respectueusement un de ces énormes chapeaux à larges bords que portent les paysans au centre de la France, et montrait un de ces fronts dégarnis, mais superbes, par lesquels certains pauvres se recommandent à l’attention publique. Véronique n’eut pas la moindre frayeur, elle était dans une de ces situations où, pour les femmes, cessent toutes les petites considérations qui les rendent peureuses.

— Comment vous trouvez-vous là ? lui dit-elle.

— Mon habitation est à peu de distance, répondit l’inconnu.

— Et que faites-vous dans ce désert ? demanda Véronique.

— J’y vis.

— Mais comment et de quoi ?

— On me donne une petite somme pour garder toute cette partie de la forêt, dit-il en montrant le versant du pic opposé à celui qui regardait les plaines de Montégnac.

Madame Graslin aperçut alors le canon d’un fusil et vit un carnier. Si elle avait eu des craintes, elle eût été dès lors rassurée.

— Vous êtes garde ?

— Non, madame, pour être garde, il faut pouvoir prêter serment, et pour le prêter, il faut jouir de tous ses droits civiques…

— Qui êtes-vous donc ?

— Je suis Farrabesche, dit l’homme avec une profonde humilité en abaissant les yeux vers la terre.

Madame Graslin, à qui ce nom ne disait rien, regarda cet homme et observa dans sa figure, excessivement douce, des signes de férocité cachée : les dents mal rangées imprimaient à la bouche, dont les lèvres étaient d’un rouge de sang, un tour plein d’ironie et de mauvaise audace ; les pommettes brunes et saillantes offraient je ne sais quoi d’animal. Cet homme avait la taille moyenne, les épaules fortes, le cou rentré, très-court, gros, les mains larges et velues des gens violents et capables d’abuser de ces avantages d’une nature bestiale. Ses dernières paroles annonçaient d’ailleurs quelque mystère auquel son attitude, sa physionomie et sa personne prêtaient un sens terrible.

— Vous êtes donc à mon service ? lui dit d’une voix douce Véronique.

— J’ai donc l’honneur de parler à madame Graslin ? dit Farrabesche.

— Oui, mon ami, répondit-elle.

Farrabesche disparut avec la rapidité d’une bête fauve, après avoir jeté sur sa maîtresse un regard plein de crainte. Véronique s’empressa de remonter à cheval et alla rejoindre ses deux domestiques qui commençaient à concevoir des inquiétudes sur elle, car on connaissait dans le pays l’inexplicable insalubrité de la Roche-Vive. Colorat pria sa maîtresse de descendre par une petite vallée qui conduisait dans la plaine. " Il serait, dit-il, dangereux de revenir par les hauteurs où les chemins déjà si peu frayés se croisaient, et où, malgré sa connaissance du pays, il pourrait se perdre.

Une fois en plaine, Véronique ralentit le pas de son cheval.

— Quel est ce Farrabesche que vous employez ? dit-elle à son garde général.

— Madame l’a rencontré, s’écria Colorat.

— Oui, mais il s’est enfui.

— Le pauvre homme ! peut-être ne sait-il pas combien madame est bonne.

— Enfin qu’a-t-il fait ?

— Mais, madame, Farrabesche est un assassin, répondit naïvement Champion.

— On lui a donc fait grâce, à lui ? demanda Véronique d’une voix émue.

— Non, madame, répondit Colorat. Farrabesche a passé aux Assises, il a été condamné à dix ans de travaux forcés, il a fait son temps, et il est revenu du bagne en 1827. Il doit la vie à monsieur le curé qui l’a décidé à se livrer. Condamné à mort par contumace, tôt ou tard il eût été pris, et son cas n’eût pas été bon. Monsieur Bonnet est allé le trouver tout seul, au risque de se faire tuer. On ne sait pas ce qu’il a dit à Farrabesche. Ils sont restés seuls pendant deux jours, le troisième il l’a ramené à Tulle, où l’autre s’est livré. Monsieur Bonnet est allé voir un bon avocat, lui a recommandé la cause de Farrabesche, Farrabesche en a été quitte pour dix ans de fers, et monsieur le curé l’a visité dans sa prison. Ce gars-là, qui était la terreur du pays, est devenu doux comme une jeune fille, il s’est laissé emmener au bagne tranquillement. À son retour, il est venu s’établir ici sous la protection de monsieur le curé ; personne ne lui dit plus haut que son nom, il va tous les dimanches et les jours de fêtes aux offices, à la messe. Quoiqu’il ait sa place parmi nous, il se tient le long d’un mur, tout seul. Il fait ses dévotions de temps en temps ; mais à la sainte table, il se met aussi à l’écart.

— Et cet homme a tué un autre homme ?

— Un, dit Colorat, il en a bien tué plusieurs ? Mais c’est un bon homme tout de même !

— Est-ce possible ! s’écria Véronique qui dans sa stupeur laissa tomber la bride sur le cou de son cheval.

— Voyez-vous, madame, reprit le garde qui ne demandait pas mieux que de raconter cette histoire, Farrabesche a peut-être eu raison dans le principe, il était le dernier des Farrabesche, une vieille famille de la Corrèze, quoi ! Son frère aîné, le capitaine Farrabesche, est donc mort dix ans auparavant en Italie, à Montenotte, capitaine à vingt-deux ans. Était-ce avoir du guignon ? Et un homme qui avait des moyens, il savait lire et écrire, il se promettait d’être fait général. Il y eut des regrets dans la famille, et il y avait de quoi vraiment ! Moi, qui dans ce temps étais avec l’Autre, j’ai entendu parler de sa mort ! Oh ! le capitaine Farrabesche a fait une belle mort, il a sauvé l’armée et le petit caporal ! Je servais déjà sous le général Steingel, un Allemand, c’est-à-dire un Alsacien, un fameux général, mais il avait la vue courte, et ce défaut-là fut cause de sa mort arrivée quelque temps après celle du capitaine Farrabesche. Le petit dernier, qui est celui-ci, avait donc six ans quand il entendit parler de la mort de son grand frère. Le second frère servait aussi, mais comme soldat ; il mourut sergent, premier régiment de la garde, un beau poste, à la bataille d’Austerlitz, où, voyez-vous, madame, on a manœuvré aussi tranquillement que dans les Tuileries… J’y étais aussi ! Oh ! j’ai eu du bonheur, j’ai été de tout sans attraper une blessure. Notre Farrabesche donc, quoiqu’il soit brave, se mit dans la tête de ne pas partir. Au fait, l’armée n’était pas saine pour cette famille-là. Quand le sous-préfet l’a demandé en 1811, il s’est enfui dans les bois ; réfractaire quoi, comme on les appelait. Pour lors, il s’est joint à un parti de chauffeurs, de gré ou de force ; mais enfin il a chauffé ! Vous comprenez que personne autre que monsieur le curé ne sait ce qu’il a fait avec ces mâtins-là, parlant par respect ! Il s’est souvent battu avec les gendarmes et avec la ligne aussi ! Enfin, il s’est trouvé dans sept rencontres…

— Il passe pour avoir tué deux soldats et trois gendarmes ! dit Champion.

— Est-ce qu’on sait le compte ? il ne l’a pas dit, reprit Colorat. Enfin, madame, presque tous les autres ont été pris ; mais lui, dame ! jeune et agile, connaissant mieux le pays, il a toujours échappé. Ces chauffeurs-là se tenaient aux environs de Brives et de Tulle ; ils rabattaient souvent par ici, à cause de la facilité que Farrabesche avait de les cacher. En 1814, on ne s’est plus occupé de lui, la conscription était abolie ; mais il a été forcé de passer l’année de 1815 dans les bois. Comme il n’avait pas ses aises pour vivre, il a encore aidé à arrêter la malle, dans la gorge, là-bas ; mais enfin, d’après l’avis de monsieur le curé, il s’est livré. Il n’a pas été facile de lui trouver des témoins, personne n’osait déposer contre lui. Pour lors, son avocat et monsieur le curé ont tant fait, qu’il en a été quitte pour dix ans. Il a eu du bonheur, après avoir chauffé, car il a chauffé !

— Mais qu’est-ce que c’était que de chauffer ?

— Si vous le voulez, madame, je vas vous dire comment ils faisaient, autant que je le sais par les uns et les autres, car, vous comprenez, je n’ai point chauffé ! Ca n’est pas beau, mais la nécessité ne connaît point de loi. Donc, ils tombaient sept ou huit chez un fermier ou chez un propriétaire soupçonné d’avoir de l’argent ; ils vous allumaient du feu, soupaient au milieu de la nuit ; puis, entre la poire et le fromage, si le maître de la maison ne voulait pas leur donner la somme demandée, ils lui attachaient les pieds à la crémaillère, et ne les détachaient qu’après avoir reçu leur argent : voilà. Ils venaient masqués. Dans le nombre de leurs expéditions, il y en a eu de malheureuses. Dame ! il y a toujours des obstinés, des gens avares. Un fermier, le père Cochegrue, qui aurait bien tondu sur un œuf, s’est laissé brûler les pieds ! Ah ! ben, il en est mort. La femme de monsieur David, auprès de Brives, est morte des suites de la frayeur que ces gens-là lui ont faite, rien que d’avoir vu lier les pieds de son mari. — Donne-leur donc ce que tu as ! qu’elle s’en allait lui disant. Il ne voulait pas, elle leur a montré la cachette. Les chauffeurs ont été la terreur du pays pendant cinq ans ; mais mettez-vous bien dans la boule, pardon, madame, que plus d’un fils de bonne maison était des leurs, et que c’est pas ceux-là qui se laissaient gober.

Madame Graslin écoutait sans répondre. Il y eut un moment de silence. Le petit Champion, jaloux d’amuser sa maîtresse, voulut dire ce qu’il savait de Farrabesche.

— Il faut dire aussi à madame tout ce qui en est, Farrabesche n’a pas son pareil à la course, ni à cheval. Il tue un bœuf d’un coup de poing ! Il porte sept cents, dà ! personne ne tire mieux que lui. Quand j’étais petit, on me racontait les aventures de Farrabesche. Un jour il est surpris avec trois de ses compagnons : ils se battent, bien ! deux sont blessés et le troisième meurt, bon ! Farrabesche se voit pris ; bah ! il saute sur le cheval d’un gendarme, en croupe, derrière l’homme, pique le cheval qui s’emporte ; le met au grand galop et disparaît en tenant le gendarme à bras-le-corps ; il le serrait si fort qu’à une certaine distance, il a pu le jeter à terre, rester seul sur le cheval, et il s’évada maître du cheval ! Et il a eu le toupet de l’aller vendre à dix lieues au delà de Limoges. De ce coup, il resta pendant trois mois caché et introuvable. On avait promis cent louis à celui qui le livrerait.

— Une autre fois, dit Colorat, à propos des cent louis promis pour lui par le préfet de Tulle, il les fit gagner à un de ses cousins, Giriex de Vizay. Son cousin le dénonça et eut l’air de le livrer ! Oh ! il le livra. Les gendarmes étaient bien heureux de le mener à Tulle. Mais il n’alla pas loin, on fut obligé de l’enfermer dans la prison de Lubersac, d’où il s’évada pendant la première nuit, en profitant d’une percée qu’y avait faite un de ses complices, un nommé Gabilleau, un déserteur du 17e, exécuté à Tulle, et qui fut transféré avant la nuit où il comptait se sauver. Ces aventures donnaient à Farrabesche une fameuse couleur. La troupe avait ses affidés, vous comprenez ! D’ailleurs on les aimait les chauffeurs. Ah dame ! ces gens-là n’étaient pas comme ceux d’aujourd’hui, chacun de ces gaillards dépensait royalement son argent. Figurez-vous, madame, un soir, Farrabesche est poursuivi par des genn’est-ce pas ; eh, bien ! il leur a échappé cette fois en restant pendant vingt-quatre heures dans la mare d’une ferme, il respirait de l’air par un tuyau de paille à fleur du fumier. Qu’est-ce que c’était que ce petit désagrément pour lui qui a passé des nuits au fin sommet des arbres où les moineaux se tiennent à peine, en voyant les soldats qui le cherchaient passant et repassant sous lui. Farrabesche a été l’un de cinq à six chauffeurs que la Justice n’a pas pu prendre ; mais, comme il était du pays et par force avec eux, enfin il n’avait fui que pour éviter la conscription, les femmes étaient pour lui, et c’est beaucoup !

— Ainsi Farrabesche a bien certainement tué plusieurs hommes, dit encore madame Graslin.

— Certainement, reprit Colorat, il a même, dit-on, tué le voyageur qui était dans la malle en 1812 ; mais le courrier, le postillon, les seuls témoins qui pussent le reconnaître, étaient morts lors de son jugement.

— Pour le voler, dit madame Graslin.

— Oh ! ils ont tout pris ; mais les vingt-cinq mille francs qu’ils ont trouvés étaient au Gouvernement.

Madame Graslin chemina silencieusement pendant une lieue. Le soleil était couché, la lune éclairait la plaine grise, il semblait alors que ce fût la pleine mer. Il y eut un moment où Champion et Colorat regardèrent madame Graslin dont le profond silence les inquiétait ; ils éprouvèrent une violente sensation en lui voyant sur les joues deux traces brillantes, produites par d’abondantes larmes, elle avait les yeux rouges et remplis de pleurs qui tombaient goutte à goutte.

— Oh ! madame, dit Colorat, ne le plaignez pas ! Le gars a eu du bon temps, il a eu de jolies maîtresses ; et maintenant, quoique sous la surveillance de la haute police, il est protégé par l’estime et l’amitié de monsieur le curé ; car il s’est repenti, sa conduite au bagne a été des plus exemplaires. Chacun sait qu’il est aussi honnête homme que le plus honnête d’entre nous ; seulement il est fier, il ne veut pas s’exposer à recevoir quelque marque de répugnance, et il vit tranquillement en faisant du bien à sa manière. Il vous a mis de l’autre côté de la Roche-Vive une dizaine d’arpents en pépinières, et il plante dans la forêt aux places où il aperçoit la chance de faire venir un arbre ; puis il émonde les arbres, il ramasse le bois mort, il fagotte et tient le bois à la disposition des pauvres gens. Chaque pauvre, sûr d’avoir du bois tout fait, tout prêt, vient lui en demander au lieu d’en prendre et de faire du tort à vos bois, en sorte qu’aujourd’hui s’il chauffe le monde, il leur fait du bien ! Farrabesche aime votre forêt, il en a soin comme de son bien.

— Et il vit !… tout seul, s’écria madame Graslin qui se hâta d’ajouter les deux derniers mots.

— Faites excuse, madame, il prend soin d’un petit garçon qui va sur quinze ans, dit Maurice Champion.

— Ma foi, oui, dit Colorat, car la Curieux a eu cet enfant-là quelque temps avant que Farrabesche se soit livré.

— C’est son fils ? dit madame Graslin.

— Mais chacun le pense.

— Et pourquoi n’a-t-il pas épousé cette fille ?

— Et comment ? on l’aurait pris ! Aussi, quand la Curieux sut qu’il était condamné, la pauvre fille a-t-elle quitté le pays.

— Était-elle jolie ?

— Oh ! dit Maurice, ma mère prétend qu’elle ressemblait beaucoup, tenez… à une autre fille qui, elle aussi, a quitté le pays, à Denise Tascheron.

— Il était aimé ? dit madame Graslin.

— Bah ! parce qu’il chauffait, dit Colorat, les femmes aiment l’extraordinaire. Cependant rien n’a plus éloigné le pays que cet amour-là. Catherine Curieux vivait sage comme une Sainte Vierge, elle passait pour une perle de vertu dans son village, à Vizay, un fort bourg de la Corrèze, sur la ligne des deux départements. Son père et sa mère y sont fermiers de messieurs Brézac. La Catherine Curieux avait bien ses dix-sept ans lors du jugement de Farrabesche. Les Farrabesche étaient une vieille famille du même pays, qui se sont établis sur les domaines de Montégnac, ils tenaient la ferme du village. Le père et la mère Farrabesche sont morts ; mais les trois sœurs à la Curieux sont mariées, une à Aubusson, une à Limoges, une à Saint-Léonard.

— Croyez-vous que Farrabesche sache où est Catherine ? dit madame Graslin.

— S’il le savait, il romprait son ban, oh ! il irait… Dès son arrivée, il a fait demander par monsieur Bonnet le petit Curieux au père et à la mère qui en avaient soin ; monsieur Bonnet le lui a obtenu tout de même.

— Personne ne sait ce qu’elle est devenue.

— Bah ! dit Colorat, cette jeunesse s’est crue perdue ! elle a eu peur de rester dans le pays ! Elle est allée à Paris. Et qu’y fait-elle ? Voilà le hic. La chercher là, c’est vouloir trouver une bille dans les cailloux de cette plaine !

Colorat montrait la plaine de Montégnac du haut de la rampe par laquelle montait alors madame Graslin, qui n’était plus qu’à quelques pas de la grille du château. La Sauviat inquiète, Aline, les gens attendaient là, ne sachant que penser d’une si longue absence.

— Eh ! bien, dit la Sauviat en aidant sa fille à descendre de cheval, tu dois être horriblement fatiguée.

— Non, ma mère, dit madame Graslin d’une voix si altérée, que la Sauviat regarda sa fille et vit alors qu’elle avait beaucoup pleuré.

Madame Graslin rentra chez elle avec Aline, qui avait ses ordres pour tout ce qui concernait sa vie intérieure, elle s’enferma chez elle sans y admettre sa mère ; et quand la Sauviat voulut y venir, Aline dit à la vieille Auvergnate : « — Madame est endormie. »

Le lendemain Véronique partit à cheval accompagnée de Maurice seulement. Pour se rendre rapidement à la Roche-Vive, elle prit le chemin par lequel elle en était revenue la veille. En montant par le fond de la gorge qui séparait ce pic de la dernière colline de la forêt, car vue de la plaine, la Roche-Vive semblait isolée. Véronique dit à Maurice de lui indiquer la maison de Farrabesche et de l’attendre en gardant les chevaux ; elle voulut aller seule : Maurice la conduisit donc vers un sentier qui descend sur le versant de la Roche-Vive, opposé à celui de la plaine, et lui montra le toit en chaume d’une habitation presque perdue à moitié de cette montagne, et au bas de laquelle s’étendent des pépinières. Il était alors environ midi. Une fumée légère qui sortait de la cheminée indiquait la maison auprès de laquelle Véronique arriva bientôt ; mais elle ne se montra pas tout d’abord. À l’aspect de cette modeste demeure assise au milieu d’un jardin entouré d’une haie en épines sèches, elle resta pendant quelques instants perdue en des pensées qui ne furent connues que d’elle. Au bas du jardin serpentent quelques arpents de prairies encloses d’une haie vive, et où, çà et là, s’étalent les têtes aplaties des pommiers, des poiriers et de pruniers. Au-dessus de la maison, vers le haut de la montagne où le terrain devient sablonneux, s’élèvent les cimes jaunies d’une superbe châtaigneraie. En ouvrant la porte à claire-voie faite en planches presque pourries qui sert de clôture, madame Graslin aperçut une étable, une petite basse-cour et tous les pittoresques, les vivants accessoires des habitations du pauvre, qui certes ont de le poésie aux champs. Quel être a pu voir sans émotion les linges étendus sur la haie, la botte d’oignons pendue au plancher, les marmites en fer qui sèchent, le banc de bois ombragé de chèvrefeuilles, et les joubarbes sur le faite du chaume qui accompagnent presque toutes les chaumières en France et qui révèlent une vie humble, presque végétative.

Il fut impossible à Véronique d’arriver chez son garde sans être aperçue, deux beaux chiens de chasse aboyèrent aussitôt que le bruit de son amazone se fit entendre dans les feuilles sèches ; elle prit la queue de cette large robe sous son bras, et s’avança vers la maison. Farrabesche et son enfant, qui étaient assis sur un banc de bois en dehors, se levèrent et se découvrirent tous deux, en gardant une attitude respectueuse, mais sans la moindre apparence de servilité.

— J’ai su, dit Véronique en regardant avec attention l’enfant, que vous preniez mes intérêts, j’ai voulu voir par moi-même votre maison, les pépinières, et vous questionner ici même sur les améliorations à faire.

— Je suis aux ordres de madame, répondit Farrabesche.

Véronique admira l’enfant qui avait une charmante figure, un peu hâlée, brune, mais très-régulière, un ovale parfait, un front purement dessiné, des yeux orange d’une vivacité excessive, des cheveux noirs, coupés sur le front et longs de chaque côté du visage. Plus grand que ne l’est ordinairement un enfant de cet âge, ce petit avait près de cinq pieds. Son pantalon était comme sa chemise en grosse toile écrue, son gilet de gros drap bleu très-usé avait des boutons de corne, il portait une veste de ce drap si plaisamment nommé velours de Maurienne et avec lequel s’habillent les savoyards, de gros souliers ferrés et point de bas. Ce costume était exactement celui du père ; seulement, Farrabesche avait sur la tête un grand feutre de paysan et le petit avait sur la sienne un bonnet de laine brune. Quoique spirituelle et animée, la physionomie de cet enfant gardait sans effort la gravité particulière aux créatures qui vivent dans la solitude ; il avait dû se mettre en harmonie avec le silence et la vie des bois. Aussi Farrabesche et son fils étaient-ils surtout développés du côté physique, ils possédaient les propriétés remarquables des sauvages : une vue perçante, une attention constante, un empire certain sur eux-mêmes, l’ouïe sûre, une agilité visible, une intelligente adresse. Au premier regard que l’enfant lança sur son père, madame Graslin devina une de ces affections sans bornes où l’instinct s’est trempé dans la pensée, et où le bonheur le plus agissant confirme et le vouloir de l’instinct et l’examen de la pensée.

— Voilà l’enfant dont on m’a parlé ? dit Véronique en montrant le garçon.

— Oui, madame.

— Vous n’avez donc fait aucune démarche pour retrouver sa mère ? demanda Véronique à Farrabesche en l’emmenant à quelques pas par un signe.

— Madame ne sait sans doute pas qu’il m’est interdit de m’écarter de la commune sur laquelle je réside.

— Et n’avez-vous jamais eu de nouvelles ?

— À l’expiration de mon temps, répondit-il, le commissaire me remit une somme de mille francs qui m’avait été envoyée par petites portions de trois en trois mois, et que les règlements ne permettaient pas de me donner avant le jour de ma sortie. J’ai pensé que Catherine pouvait seule avoir songé à moi, puisque ce n’était pas monsieur Bonnet ; aussi ai-je gardé cette somme pour Benjamin.

— Et les parents de Catherine ?

— Ils n’ont plus pensé à elle après son départ. D’ailleurs, ils ont fait assez en prenant soin du petit.

— Eh ! bien, Farrabesche, dit Véronique en se retournant vers la maison, je ferai en sorte de savoir si Catherine vit encore, où elle est, et quel est son genre de vie…

— Oh ! quel qu’il soit, madame, s’écria doucement cet homme je regarderai comme un bonheur de l’avoir pour femme. C’est à elle à se montrer difficile et non à moi. Notre mariage légitimerait ce pauvre garçon, qui ne soupçonne pas encore sa position.

Le regard que le père jeta sur le fils expliquait la vie de ces deux êtres abandonnés ou volontairement isolés : ils étaient tout l’un pour l’autre, comme deux compatriotes jetés dans un désert.

— Ainsi vous aimez Catherine, demanda Véronique.

— Je ne l’aimerais pas, madame, répondit-il, que dans ma situation elle est pour moi la seule femme qu’il y ait dans le monde.

Madame Graslin se retourna vivement et alla jusque sous la châtaigneraie, comme atteinte d’une douleur. Le garde crut qu’elle était saisie par quelque caprice, et n’osa la suivre. Véronique resta là pendant un quart d’heure environ, occupée en apparence à regarder le paysage. De là elle apercevait toute la partie de la forêt qui meuble ce côté de la vallée où coule le torrent, alors sans eau, plein de pierres, et qui ressemblait à un immense fossé, serré entre les montagnes boisées dépendant de Montégnac et une autre chaîne de collines parallèles, mais rapides, sans végétation, à peine couronnées de quelques arbres mal venus. Cette autre chaîne où croissent quelques bouleaux, des genévriers et des bruyères d’un aspect assez désolé appartient à un domaine voisin et au département de la Corrèze. Un chemin vicinal qui suit les inégalités de la vallée sert de séparation à l’arrondissement de Montégnac et aux deux terres. Ce revers assez ingrat, mal exposé, soutient, comme une muraille de clôture, une belle partie de bois qui s’étend sur l’autre versant de cette longue côte dont l’aridité forme un contraste complet avec celle sur laquelle est assise la maison de Farrabesche. D’un côté, des formes âpres et tourmentées ; de l’autre, des formes gracieuses, des sinuosités élégantes ; d’un côté, l’immobilité froide et silencieuse de terres infécondes, maintenues par des blocs de pierres horizontaux, par des roches nues et pelées ; de l’autre, des arbres de différents verts, en ce moment dépouillés de feuillages pour la plupart, mais dont les beaux troncs droits et diversement colorés s’élancent de chaque pli de terrain, et dont les branchages se remuaient alors au gré du vent. Quelques arbres plus persistants que les autres, comme les chênes, les ormes, les hêtres, les châtaigniers conservaient des feuilles jaunes, bronzées ou violacées.

Vers Montégnac, où la vallée s’élargit démesurément, les deux côtes forment un immense fer-à-cheval, et de l’endroit où Véronique était allée s’appuyer à un arbre, elle put voir des vallons disposés comme les gradins d’un amphithéâtre où les cimes des arbres montent les unes au-dessus des autres comme des personnages. Ce beau paysage formait alors le revers de son parc, où depuis il fut compris. Du côté de la chaumière de Farrabesche, la vallée se rétrécit de plus en plus, et finit par un col d’environ cent pieds de large.

La beauté de cette vue, sur laquelle les yeux de madame Graslin erraient machinalement, la rappela bientôt à elle-même, elle revint vers la maison où le père et le fils restaient debout et silencieux, sans chercher à s’expliquer la singulière absence de leur maîtresse. Elle examina la maison qui, bâtie avec plus de soin que la couverture en chaume ne le faisait supposer, avait été sans doute abandonnée depuis le temps où les Navarreins ne s’étaient plus souciés de ce domaine. Plus de chasses, plus de gardes. Quoique cette maison fût inhabitée depuis plus de cent ans, les murs étaient bons ; mais de tous côtés le lierre et les plantes grimpantes les avaient embrassés. Quand on lui eut permis d’y rester, Farrabesche avait fait couvrir le toit en chaume, il avait dallé lui-même à l’intérieur la salle, et y avait apporté tout le mobilier. Véronique, en entrant, aperçut deux lits de paysan, une grande armoire en noyer, une huche au pain, un buffet, une table, trois chaises, et sur les planches du buffet quelques plats en terre brune, enfin les ustensiles nécessaires à la vie. Au-dessus de la cheminée étaient deux fusils et deux carniers. Une quantité de choses faites par le père pour l’enfant causa le plus profond attendrissement à Véronique : un vaisseau armé, une chaloupe, une tasse en bois sculpté, une boîte en bois d’un magnifique travail, un coffret en marqueterie de paille, un crucifix et un chapelet superbes. Le chapelet était en noyaux de prunes, qui avaient sur chaque face une tête d’une admirable finesse : Jésus-Christ, les apôtres, la Madone, saint Jean-Baptiste, saint Joseph, sainte Anne, les deux Madeleines.

— Je fais cela pour amuser le petit dans les longs soirs d’hiver, dit-il en ayant l’air de s’excuser.

Le devant de la maison est planté en jasmins, en rosiers à haute tige appliqués contre le mur, et qui fleurissent les fenêtres du premier étage inhabité, mais où Farrabesche serrait ses provisions ; il avait des poules, des canards, deux porcs ; il n’achetait que du pain, du sel, du sucre et quelques épiceries. Ni lui ni son fils ne buvaient de vin.

— Tout ce que l’on m’a dit de vous et ce que je vois, dit enfin madame Graslin à Farrabesche, me fait vous porter un intérêt qui ne sera pas stérile.

— Je reconnais bien là monsieur Bonnet, s’écria Farrabesche d’un ton touchant.

— Vous vous trompez, monsieur le curé ne m’a rien dit encore, le hasard ou Dieu peut-être a tout fait.

— Oui, madame, Dieu ! Dieu seul peut faire des merveilles pour un malheureux tel que moi.

— Si vous avez été malheureux, dit madame Graslin assez bas pour que l’enfant n’entendît rien par une attention d’une délicatesse féminine qui toucha Farrabesche, votre repentir, votre conduite et l’estime de monsieur le curé vous rendent digne d’être heureux. J’ai donné les ordres nécessaires pour terminer les constructions de la grande ferme que monsieur Graslin avait projeté d’établir auprès du château ; vous serez mon fermier, vous aurez l’occasion de déployer vos forces, votre activité, d’employer votre fils. Le Procureur-général à Limoges apprendra qui vous êtes, et l’humiliante condition de votre ban, qui gêne votre vie, disparaîtra, je vous le promets.

À ces mots, Farrabesche tomba sur ses genoux comme foudroyé par la réalisation d’une espérance vainement caressée ; il baisa le bas de l’amazone de madame Graslin, il lui baisa les pieds. En voyant des larmes dans les yeux de son père, Benjamin se mit à sangloter sans savoir pourquoi.

— Relevez-vous, Farrabesche dit madame Graslin, vous ne savez pas combien il est naturel que je fasse pour vous ce que je vous promets de faire. N’est-ce pas vous qui avez planté ces arbres verts ? dit-elle en montrant quelques épicéas, des pins du Nord, des sapins et des mélèzes au bas de l’aride et sèche colline opposée.

— Oui, madame.

— La terre est donc meilleure là ?

— Les eaux dégradent toujours ces rochers et mettent chez vous un peu de terre meuble ; j’en ai profité, car tout le long de la vallée ce qui est en dessous du chemin vous appartient. Le chemin sert de démarcation.

— Coule-t-il donc beaucoup d’eau au fond de cette longue vallée ?

— Oh ! madame, s’écria Farrabesche, dans quelques jours, quand le temps sera devenu pluvieux, peut-être entendrez-vous du château mugir le torrent ! Mais rien n’est comparable à ce qui se passe au temps de la fonte des neiges. Les eaux descendent des parties de forêt situées au revers de Montégnac, de ces grandes pentes adossées à la montagne sur laquelle sont vos jardins et le parc ; enfin toutes les eaux de ces collines y tombent et font un déluge. Heureusement pour vous, les arbres retiennent les terres, l’eau glisse sur les feuilles, qui sont, en automne, comme un tapis de toile cirée ; sans cela, le terrain s’exhausserait au fond de ce vallon, mais la pente est aussi bien rapide, et je ne sais pas si des terres entraînées y resteraient.

— Où vont les eaux ? demanda madame Graslin devenue attentive.

Farrabesche montra la gorge étroite qui semblait fermer ce vallon au-dessous de sa maison : — Elles se répandent sur un plateau crayeux qui sépare le Limousin de la Corrèze, et y séjournent en flaques vertes pendant plusieurs mois, elles se perdent dans les pores du sol, mais lentement. Aussi personne n’habite-t-il cette plaine insalubre où rien ne peut venir. Aucun bétail ne veut manger les joncs ni les roseaux qui viennent dans ces eaux saumâtres. Cette vaste lande, qui a peut-être trois mille arpents, sert de communaux à trois communes ; mais il en est comme de la plaine de Montégnac, on n’en peut rien faire. Encore, chez vous, y a-t-il du sable et un peu de terre dans vos cailloux ; mais là c’est le tuf tout pur.

— Envoyez chercher les chevaux, je veux aller voir tout ceci par moi-même.

Benjamin partit après que madame Graslin lui eut indiqué l’endroit où se tenait Maurice.

— Vous qui connaissez, m’a-t-on dit, les moindres particularités de ce pays, reprit madame Graslin, expliquez-moi pourquoi les versants de ma forêt qui regardent la plaine de Montégnac n’y jettent aucun cours d’eau, pas le plus léger torrent, ni dans les pluies, ni à la fonte des neiges ?

— Ah ! madame, dit Farrabesche, monsieur le curé, qui s’occupe tant de la prospérité de Montégnac en a deviné la raison, sans en avoir la preuve. Depuis que vous êtes arrivée, il m’a fait relever de place en place le chemin des eaux dans chaque ravine, dans tous les vallons. Je revenais hier du bas de la Roche-Vive, où j’avais examiné les mouvements du terrain, au moment où j’ai eu l’honneur de vous rencontrer. J’avais entendu le pas des chevaux et j’ai voulu savoir qui venait par ici. Monsieur Bonnet n’est pas seulement un saint, madame, c’est un savant. « Farrabesche, m’a-t-il dit, — je travaillais alors au chemin que la Commune achevait pour monter au château ; de là monsieur le curé me montrait toute la chaîne des montagnes, depuis Montégnac jusqu’à la Roche-Vive, près de deux lieues de longueur, — pour que ce versant n’épanche point d’eau dans la plaine, il faut que la nature ait fait une espèce de gouttière qui les verse ailleurs ! » Hé ! bien, madame, cette réflexion est si simple qu’elle en paraît bête, un enfant devrait la faire ! Mais personne, depuis que Montégnac est Montégnac, ni les seigneurs, ni les intendants, ni les gardes, ni les pauvres, ni les riches, qui, les uns comme les autres, voyaient la plaine inculte faute d’eau, ne se sont demandé où se perdaient les eaux du Gabou. Les trois communes qui ont les fièvres à cause des eaux stagnantes n’y cherchaient point de remèdes, et moi-même je n’y songeais point, il a fallu l’homme de Dieu…

Farrabesche eut les yeux humides en disant ce mot.

— Tout ce que trouvent les gens de génie, dit alors madame Graslin, est si simple que chacun croit qu’il l’aurait trouvé. Mais, se dit-elle à elle-même, le génie a cela de beau qu’il ressemble à tout le monde et que personne ne lui ressemble.

— Du coup, reprit Farrabesche, je compris monsieur Bonnet, il n’eut pas de grandes paroles à me dire pour m’expliquer ma besogne. Madame, le fait est d’autant plus singulier que, du côté de votre plaine, car elle est entièrement à vous, il y a des déchirures assez profondes dans les montagnes, qui sont coupées par des ravins et par des gorges très-creuses ; mais, madame, toutes ces fentes, ces vallées, ces ravins, ces gorges, ces rigoles enfin par où coulent les eaux, se jettent dans ma petite vallée, qui est de quelques pieds plus basse que le sol de votre plaine. Je sais aujourd’hui la raison de ce phénomène, et la voici : de la Roche-Vive à Montégnac, il règne au bas des montagnes comme une banquette dont la hauteur varie entre vingt et trente pieds ; elle n’est rompue en aucun endroit, et se compose d’une espèce de roche que monsieur Bonnet nomme schiste. La terre, plus molle que la pierre, a cédé, s’est creusée, les eaux ont alors naturellement pris leur écoulement dans le Gabou, par les échancrures de chaque vallon. Les arbres, les broussailles, les arbustes cachent à la vue cette disposition du sol ; mais, après avoir suivi le mouvement des eaux et la trace que laisse leur passage, il est facile de se convaincre du fait. Le Gabou reçoit ainsi les eaux des deux versants, celles du revers des montagnes en haut desquelles est votre parc, et celles des roches qui nous font face. D’après les idées de monsieur le curé, cet état de choses cessera lorsque les conduits naturels du versant qui regarde votre plaine se boucheront par les terres, par les pierres que les eaux entraînent, et qu’ils seront plus élevés que le fond du Gabou. Votre plaine alors sera inondée comme le sont les communaux que vous voulez aller voir ; mais il faut des centaines d’années. D’ailleurs, est-ce à désirer, madame ? Si votre sol ne buvait pas comme fait celui des communaux cette masse d’eau, Montégnac aurait aussi des eaux stagnantes qui empesteraient le pays.

— Ainsi, les places où monsieur le curé me montrait, il y a quelques jours, des arbres qui conservent leurs feuillages encore verts, doivent être les conduits naturels par où les eaux se rendent dans le torrent du Gabou.

— Oui, madame. De la Roche-Vive à Montégnac, il se trouve trois montagnes, par conséquent trois cols où les eaux, repoussées par la banquette de schiste, s’en vont dans le Gabou. La ceinture de bois encore verts qui est au bas, et qui semble faire partie de votre plaine, indique cette gouttière devinée par monsieur le curé.

— Ce qui fait le malheur de Montégnac en fera donc bientôt la prospérité, dit avec un accent de conviction profonde madame Graslin. Et puisque vous avez été le premier instrument de cette œuvre, vous y participerez, vous chercherez des ouvriers actifs, dévoués, car il faudra remplacer le manque d’argent par le dévouement et par le travail.

Benjamin et Maurice arrivèrent au moment où Véronique achevait cette phrase ; elle saisit la bride de son cheval, et fit signe à Farrabesche de monter sur celui de Maurice.

— Menez-moi, dit-elle, au point où les eaux se répandent sur les communaux.

— Il est d’autant plus utile que madame y aille, dit Farrabesche, que, par le conseil de monsieur le curé, feu monsieur Graslin est devenu propriétaire, au débouché de cette gorge, de trois cents arpents sur lesquels les eaux laissent un limon qui a fini par produire de la bonne terre sur une certaine étendue. Madame verra le revers de la Roche-Vive sur lequel s’étendent des bois superbes, et où monsieur Graslin aurait placé sans doute une ferme. L’endroit le plus convenable serait celui où se perd la source qui se trouve auprès de ma maison et dont on pourrait tirer parti.

Farrabesche passa le premier pour montrer le chemin, et fit suivre à Véronique un sentier rapide qui menait à l’endroit où les deux côtes se resserraient et s’en allaient l’une à l’est, l’autre à l’ouest, comme renvoyées par un choc. Ce goulet, rempli de grosses pierres entre lesquelles s’élevaient de hautes herbes, avait environ soixante pieds de largeur. La Roche-Vive, coupée à vif, montrait comme une muraille de granit sur laquelle il n’y avait pas le moindre gravier, mais le haut de ce mur inflexible était couronné d’arbres dont les racines pendaient. Des pins y embrassaient le sol de leurs pieds fourchus et semblaient se tenir là comme des oiseaux accrochés à une branche. La colline opposée, creusée par le temps, avait un front sourcilleux, sablonneux et jaune ; elle montrait des cavernes peu profondes, des enfoncements sans fermeté ; sa roche molle et pulvérulente offrait des tons d’ocre. Quelques plantes à feuilles piquantes, au bas quelques bardanes, des joncs, des plantes aquatiques indiquaient et l’exposition au nord et la maigreur du sol. Le lit du torrent était en pierre assez dure, mais jaunâtre. Évidemment les deux chaînes, quoique parallèles et comme fendues au moment de la catastrophe qui a changé le globe, étaient, par un caprice inexplicable ou par une raison inconnue et dont la découverte appartient au génie, composées d’éléments entièrement dissemblables. Le contraste de leurs deux natures éclatait surtout en cet endroit. De là, Véronique aperçut un immense plateau sec, sans aucune végétation, crayeux ; ce qui expliquait l’absorption des eaux, et parsemé de flaques d’eau saumâtre ou de places où le sol était écaillé. À droite, se voyaient les monts de la Corrèze. À gauche, la vue s’arrêtait sur la bosse immense de la Roche-Vive, chargée des plus beaux arbres, et au bas de laquelle s’étalait une prairie d’environ deux cents arpents dont la végétation contrastait avec le hideux aspect de ce plateau désolé.

— Mon fils et moi nous avons fait le fossé que vous apercevez là-bas, dit Farrabesche, et que vous indiquent de hautes herbes, il va rejoindre celui qui limite votre forêt. De ce côté, vos domaines sont bornés par un désert, car le premier village est à une lieue d’ici.

Véronique s’élança vivement dans cette horrible plaine où elle fut suivie par son garde. Elle fit sauter le fossé à son cheval, courut à bride abattue dans ce sinistre paysage, et parut prendre un sauvage plaisir à contempler cette vaste image de la désolation. Farrabesche avait raison. Aucune force, aucune puissance ne pouvait tirer parti de ce sol, il résonnait sous le pied des chevaux comme s’il eût été creux. Quoique cet effet soit produit par les craies naturellement poreuses, il s’y trouvait aussi des fissures par où les eaux disparaissaient et s’en allaient alimenter sans doute des sources éloignées.

— Il y a pourtant des âmes qui sont ainsi, s’écria Véronique en arrêtant son cheval après avoir galopé pendant un quart d’heure. Elle resta pensive au milieu de ce désert où il n’y avait ni animaux ni insectes, et que les oiseaux ne traversaient point. Au moins dans la plaine de Montégnac se trouvait-il des cailloux, des sables, quelques terres meubles ou argileuses, des débris, une croûte de quelques pouces où la culture pouvait mordre ; mais là, le tuf le plus ingrat, qui n’était pas encore la pierre et n’était plus la terre, brisait durement le regard ; aussi là, fallait-il absolument reporter ses yeux dans l’immensité de l’éther. Après avoir contemplé la limite de ses forêts et la prairie achetée par son mari, Véronique revint vers l’entrée du Gabou, mais lentement. Elle surprit alors Farrabesche regardant une espèce de fosse qui semblait faire croire qu’un spéculateur avait essayé de sonder ce coin désolé, en imaginant que la nature y avait caché des richesses.

— Qu’avez-vous ? lui dit Véronique en apercevant sur cette mâle figure une expression de profonde tristesse.

— Madame, je dois la vie à cette fosse, ou, pour parler avec plus de justesse, le temps de me repentir et de racheter mes fautes aux yeux des hommes…

Cette façon d’expliquer la vie eut pour effet de clouer madame Graslin devant la fosse où elle arrêta son cheval.

— Je me cachais là, madame. Le terrain est si sonore que, l’oreille appliquée contre la terre, je pouvais entendre à plus d’une lieue les chevaux de la gendarmerie ou le pas des soldats, qui a quelque chose de particulier. Je me sauvais par le Gabou dans un endroit où j’avais un cheval, et je mettais toujours entre moi et ceux qui étaient à ma poursuite des cinq ou six lieues. Catherine m’apportait à manger là pendant la nuit ; si elle ne me trouvait point, j’y trouvais toujours du pain et du vin dans un trou couvert d’une pierre.

Ce souvenir de sa vie errante et criminelle, qui pouvait nuire à Farrabesche, trouva la plus indulgente pitié chez madame Graslin ; mais elle s’avança vivement vers le Gabou, où la suivit le garde. Pendant qu’elle mesurait cette ouverture, à travers laquelle on apercevait la longue vallée si riante d’un côté, si ruinée de l’autre, et dans le fond, à plus d’une lieue, les collines étagées du revers de Montégnac, Farrabesche dit : — Dans quelques jours il y aura là de fameuses cascades !

— Et l’année prochaine, à pareil jour, jamais il ne passera plus par là une goutte d’eau. Je suis chez moi de l’un et l’autre côté, je ferai bâtir une muraille assez solide, assez haute pour arrêter les eaux. Au lieu d’une vallée qui ne rapporte rien, j’aurai un lac de vingt, trente, quarante ou cinquante pieds de profondeur, sur une étendue d’une lieue, un immense réservoir qui fournira l’eau des irrigations avec laquelle je fertiliserai toute la plaine de Montégnac.

— Monsieur le curé avait raison, madame, quand il nous disait, lorsque nous achevions votre chemin : « Vous travaillez pour votre mère ! » Que Dieu répande ses bénédictions sur une pareille entreprise.

— Taisez-vous là-dessus, Farrabesche, dit madame Graslin, la pensée en est à monsieur Bonnet.

Revenue à la maison de Farrabesche, Véronique y prit Maurice et retourna promptement au château. Quand sa mère et Aline aperçurent Véronique, elles furent frappées du changement de sa physionomie, l’espoir de faire le bien de ce pays lui avait rendu l’apparence du bonheur. Madame Graslin écrivit à Grossetête de demander à monsieur de Grandville la liberté complète du pauvre forçat libéré, sur la conduite duquel elle donna des renseignements qui furent confirmés par un certificat du maire de Montégnac et par une lettre de monsieur Bonnet. Elle joignit à cette dépêche des renseignements sur Catherine Curieux, en priant Grossetête d’intéresser le Procureur-général à la bonne action qu’elle méditait, et de faire écrire à la Préfecture de Police de Paris pour retrouver cette fille. La seule circonstance de l’envoi des fonds au bagne où Farrabesche avait subi sa peine devait fournir des indices suffisants. Véronique tenait à savoir pourquoi Catherine avait manqué à venir auprès de son enfant et de Farrabesche. Puis elle fit part à son vieil ami de ses découvertes au torrent du Gabou, et insista sur le choix de l’homme habile qu’elle lui avait déjà demandé.

Le lendemain était un dimanche, et le premier où, depuis son installation à Montégnac, Véronique se trouvait en état d’aller entendre la messe à l’église, elle y vint et prit possession du banc qu’elle y possédait à la chapelle de la Vierge. En voyant combien cette pauvre église était dénuée, elle se promit de consacrer chaque année une somme aux besoins de la fabrique et à l’ornement des autels. Elle entendit la parole douce, onctueuse, angélique du curé, dont le prône, quoique dit en termes simples et à la portée de ces intelligences, fut vraiment sublime. Le sublime vient du cœur, l’esprit ne le trouve pas, et la religion est une source intarissable de ce sublime sans faux brillants ; car le catholicisme, qui pénètre et change les cœurs, est tout cœur. Monsieur Bonnet trouva dans l’épître un texte à développer qui signifiait que, tôt ou tard, Dieu accomplit ses promesses, favorise les siens et encourage les bons. Il fit comprendre les grandes choses qui résulteraient pour la paroisse de la présence d’un riche charitable, en expliquant que les devoirs du pauvre étaient aussi étendus envers le riche bienfaisant que ceux du riche l’étaient envers le pauvre, leur aide devait être mutuelle.

Farrabesche avait parlé à quelques-uns de ceux qui le voyaient avec plaisir, par suite de cette charité chrétienne que monsieur Bonnet avait mise en pratique dans la paroisse, de la bienveillance dont il était l’objet. La conduite de madame Graslin envers lui venait d’être le sujet des conversations de toute la commune, rassemblée sur la place de l’église avant la messe, suivant l’usage des campagnes. Rien n’était plus propre à concilier à cette femme l’amitié de ces esprits, éminemment susceptibles. Aussi, quand Véronique sortit de l’église, trouva-t-elle presque toute la paroisse rangée en deux haies. Chacun, à son passage, la salua respectueusement dans un profond silence. Elle fut touchée de cet accueil sans savoir quel en était le vrai motif, elle aperçut Farrabesche un des derniers et lui dit : — Vous êtes un adroit chasseur, n’oubliez pas de nous apporter du gibier.

Quelques jours après, Véronique alla se promener avec le curé dans la partie de la forêt qui avoisinait le château, et voulut descendre avec lui les vallées étagées qu’elle avait aperçues de la maison de Farrabesche. Elle acquit alors la certitude de la disposition des hauts affluents du Gabou. Par suite de cet examen, le curé remarqua que les eaux qui arrosaient quelques parties du haut Montégnac venaient des monts de la Corrèze. Ces chaînes se mariaient en cet endroit à la montagne par cette côte aride, parallèle à la chaîne de la Roche-Vive. Le curé manifestait une joie d’enfant au retour de cette promenade ; il voyait avec la naïveté d’un poëte la prospérité de son cher village. Le poëte n’est-il pas l’homme qui réalise ses espérances avant le temps ? Monsieur Bonnet fauchait ses foins, en montrant du haut de la terrasse la plaine encore inculte.

Le lendemain Farrabesche et son fils vinrent chargés de gibier. Le garde apportait pour Francis Graslin une tasse en coco sculpté, vrai chef-d’œuvre qui représentait une bataille. Madame Graslin se promenait en ce moment sur sa terrasse, elle était du côté qui avait vue sur les Tascherons. Elle s’assit alors sur un banc, prit la tasse et regarda longtemps cet ouvrage de fée. Quelques larmes lui vinrent aux yeux.

— Vous avez dû beaucoup souffrir, dit-elle à Farrabesche après un long moment de silence.

— Que faire, madame, répondit-il, quand on se trouve là sans avoir la pensée de s’enfuir qui soutient la vie de presque tous les condamnés.

— C’est une horrible vie, dit-elle avec un accent plaintif en invitant et du geste et du regard Farrabesche à parler.

Farrabesche prit pour un violent intérêt de curiosité compatissante le tremblement convulsif et tous les signes d’émotion qu’il vit chez madame Graslin. En ce moment, la Sauviat se montra dans une allée, et paraissait vouloir venir ; mais Véronique tira son mouchoir, fit avec un signe négatif, et dit avec une vivacité qu’elle n’avait jamais montrée à la vieille Auvergnate : — Laissez-moi, ma mère !

— Madame, reprit Farrabesche, pendant dix ans, j’ai porté, dit-il en montrant sa jambe, une chaîne attachée par un gros anneau de fer, et qui me liait à un autre homme. Durant mon temps, j’ai été forcé de vivre avec trois condamnés. J’ai couché sur un lit de camp en bois. Il a fallu travailler extraordinairement pour me procurer un petit matelas, appelé serpentin. Chaque salle contient huit cents hommes. Chacun des lits qui y sont, et qu’on nomme des tolards, reçoit vingt-quatre hommes tous attachés deux à deux. Chaque soir et chaque matin, on passe la chaîne de chaque couple dans une grande chaîne appelée le filet de ramas. Ce filet maintient tous les couples par les pieds, et borde le tolard. Après deux ans, je n’étais pas encore habitué au bruit de cette ferraille, qui vous répète à tous moments : — Tu es au bagne ! Si l’on s’endort pendant un moment, quelque mauvais compagnon se remue ou se dispute, et vous rappelle où vous êtes. Il y a un apprentissage à faire, rien que pour savoir dormir. Enfin, je n’ai connu le sommeil qu’en arrivant au bout de mes forces par une fatigue excessive. Quand j’ai pu dormir, j’ai du moins eu les nuits pour oublier. Là, c’est quelque chose, madame, que l’oubli ! Dans les plus petites choses, un homme, une fois là, doit apprendre à satisfaire ses besoins de la manière fixée par le plus impitoyable règlement. Jugez, madame, quel effet cette vie produisait sur un garçon comme moi qui avais vécu dans les bois, à la façon des chevreuils et des oiseaux ! Si je n’avais pas durant six mois mangé mon pain entre les quatre murs d’une prison, malgré les belles paroles de monsieur Bonnet, qui, je peux le dire, a été le père de mon âme, ah ! je me serais jeté dans la mer en voyant mes compagnons. Au grand air, j’allais encore ; mais, une fois dans la salle, soit pour dormir, soit pour manger, car on y mange dans des baquets, et chaque baquet est préparé pour trois couples, je ne vivais plus, les atroces visages et le langage de mes compagnons m’ont toujours été insupportables. Heureusement, dès cinq heures en été, dès sept heures et demie en hiver, nous allions, malgré le vent, le froid, le chaud ou la pluie, à la fatigue, c’est-à-dire au travail. La plus grande partie de cette vie se passe en plein air, et l’air semble bien bon quand on sort d’une salle où grouillent huit cents condamnés. Cet air, songez-y bien, est l’air de la mer. On jouit des brises, on s’entend avec le soleil, on s’intéresse aux nuages qui passent, on espère la beauté du jour. Moi je m’intéressais à mon travail.

Farrabesche s’arrêta, deux grosses larmes roulaient sur les joues de Véronique.

— Oh ! madame, je ne vous ai dit que les roses de cette existence, s’écria-t-il en prenant pour lui l’expression du visage de madame Graslin. Les terribles précautions adoptées par le gouvernement, l’inquisition constante exercée par les argousins, la visite des fers, soir et matin, les aliments grossiers, les vêtements hideux qui vous humilient à tout instant, la gêne pendant le sommeil, le bruit horrible de quatre cents doubles chaînes dans une salle sonore, la perspective d’être fusillés et mitraillés, s’il plaisait à six mauvais sujets de se révolter, ces conditions terribles ne sont rien : voilà les roses, comme je vous le disais. Un homme, un bourgeois qui aurait le malheur d’aller là doit y mourir de chagrin en peu de temps. Ne faut-il pas vivre avec un autre ? N’êtes-vous pas obligé de subir la compagnie de cinq hommes pendant vos repas, et de vingt-trois pendant votre sommeil, d’entendre leurs discours. Cette société, madame, a ses lois secrètes ; dispensez-vous d’y obéir, vous êtes assassiné ; mais obéissez-y, vous devenez assassin ! Il faut être ou victime ou bourreau ! Après tout, mourir d’un seul coup, ils vous guériraient de cette vie ; mais ils se connaissent à faire le mal, et il est impossible de tenir à la haine de ces hommes, ils ont tout pouvoir sur un condamné qui leur déplaît, et peuvent faire de sa vie un supplice de tous les instants, pire que la mort. L’homme qui se repent et veut se bien conduire, est l’ennemi commun ; avant tout, on le soupçonne de délation. La délation est punie de mort, sur un simple soupçon. Chaque salle a son tribunal où l’on juge les crimes commis envers la société. Ne pas obéir aux usages est criminel, et un homme dans ce cas est susceptible de jugement : ainsi chacun doit coopérer à toutes les évasions ; chaque condamné a son heure pour s’évader, heure à laquelle le bagne tout entier lui doit aide, protection. Révéler ce qu’un condamné tente dans l’intérêt de son évasion est un crime. Je ne vous parlerai pas des horribles mœurs du bagne, à la lettre, on ne s’y appartient pas. L’administration, pour neutraliser les tentatives de révolte ou d’évasion, accouple toujours des intérêts contraires et rend ainsi le supplice de la chaîne insupportable, elle met ensemble des gens qui ne peuvent pas se souffrir ou qui se défient l’un de l’autre.

— Comment avez-vous fait ! demanda madame Graslin.

— Ah ! voilà, reprit Farrabesche, j’ai eu du bonheur : je ne suis pas tombé au sort pour tuer un homme condamné, je n’ai jamais voté la mort de qui que ce soit, je n’ai jamais été puni, je n’ai pas été pris en grippe, et j’ai fait bon ménage avec les trois compagnons que l’on m’a successivement donnés, ils m’ont tous trois craint et aimé. Mais aussi, madame, étais-je célèbre au bagne avant d’y arriver. Un chauffeur ! car je passais pour être un de ces brigands-là. J’ai vu chauffer, reprit Farrabesche après une pause et à voix basse, mais je n’ai jamais voulu ni me prêter à chauffer, ni recevoir d’argent des vols. J’étais réfractaire, voilà tout. J’aidais les camarades, j’espionnais, je me battais, je me mettais en sentinelle perdue ou à l’arrière-garde ; mais je n’ai jamais versé le sang d’un homme qu’à mon corps défendant ! Ah ! j’ai tout dit à monsieur Bonnet et à mon avocat : aussi les juges savaient-ils bien que je n’étais pas un assassin ! Mais je suis tout de même un grand criminel, rien de ce que j’ai fait n’est permis. Deux de mes camarades avaient déjà parlé de moi comme d’un homme capable des plus grandes choses. Au bagne, voyez-vous, madame, il n’y a rien qui vaille cette réputation, pas même l’argent. Pour être tranquille dans cette république de misère, un assassinat est un passe-port. Je n’ai rien fait pour détruire cette opinion. J’étais triste, résigné ; on pouvait se tromper à ma figure, et l’on s’y est trompé. Mon attitude sombre, mon silence, ont été pris pour des signes de férocité. Tout le monde, forçats, employés, les jeunes, les vieux m’ont respecté. J’ai présidé ma salle. On n’a jamais tourmenté mon sommeil et je n’ai jamais été soupçonné de délation. Je me suis conduit honnêtement d’après leurs règles : je n’ai jamais refusé un service, je n’ai jamais témoigné le moindre dégoût, enfin j’ai hurlé avec les loups en dehors et je priais Dieu en dedans. Mon dernier compagnon a été un soldat de vingt-deux ans qui avait volé et déserté par suite de son vol ; je l’ai eu quatre ans, nous avons été amis ; et partout où je serai, je suis sûr de lui quand il sortira. Ce pauvre diable nommé Guépin n’était pas un scélérat, mais un étourdi, ses dix ans le guériront. Oh ! si mes camarades avaient découvert que je me soumettais par religion à mes peines ; que, mon temps fait, je comptais vivre dans un coin, sans faire savoir où je serais, avec l’intention d’oublier cette épouvantable population, et de ne jamais me trouver sur le chemin de l’un d’eux, ils m’auraient peut-être fait devenir fou.

— Mais alors, pour un pauvre et tendre jeune homme entraîné par une passion, et qui gracié de la peine de mort…

— Oh ! madame, il n’y a pas de grâce entière pour les assassins ! On commence par commuer la peine en vingt ans de travaux. Mais surtout pour un jeune homme propre, c’est à faire frémir ! on ne peut pas vous dire la vie qui les attend, il vaut mieux cent fois mourir. Oui, mourir sur l’échafaud est alors un bonheur.

— Je n’osais le penser, dit madame Graslin.

Véronique était devenue blanche d’une blancheur de cierge. Pour cacher son visage, elle s’appuya le front sur la balustrade, et y resta pendant quelques instants. Farrabesche ne savait plus s’il devait partir ou rester. Madame Graslin se leva, regarda Farrabesche d’un air presque majestueux, et lui dit, à son grand étonnement : — Merci, mon ami ! d’une voix qui lui remua le cœur. — Mais où avez-vous puisé le courage de vivre et de souffrir ? lui demanda-t-elle après une pause.

— Ah ! madame, monsieur Bonnet avait mis un trésor dans mon âme ! Aussi l’aimé-je plus que je n’ai aimé personne au monde.

— Plus que Catherine ? dit madame Graslin en souriant avec une sorte d’amertume.

— Ah ! madame, presque autant.

— Comment s’y est-il donc pris ?

— Madame, la parole et la voix de cet homme m’ont dompté. Il fut amené par Catherine à l’endroit que je vous ai montré l’autre jour dans les communaux, et il est venu seul à moi : il était, me dit-il, le nouveau curé de Montégnac, j’étais son paroissien, il m’aimait, il me savait seulement égaré, et non encore perdu ; il ne voulait pas me trahir, mais me sauver ; il m’a dit enfin de ces choses qui vous agitent jusqu’au fond de l’âme ! Et cet homme-là, voyez-vous, madame, il vous commande de faire le bien avec la force de ceux qui vous font faire le mal. Il m’annonça, pauvre cher homme, que Catherine était mère, j’allais livrer deux créatures à la honte et à l’abandon ? « — Eh ! bien, lui ai-je dit, elles seront comme moi, je n’ai pas d’avenir. » Il me répondit que j’avais deux avenirs mauvais : celui de l’autre monde et celui d’ici-bas, si je persistais à ne pas réformer ma vie. Ici-bas, je mourrais sur l’échafaud. Si j’étais pris, ma défense serait impossible devant la justice. Au contraire, si je profitais de l’indulgence du nouveau gouvernement pour les affaires suscitées par la conscription ; si je me livrais, il se faisait fort de me sauver la vie : il me trouverait un bon avocat qui me tirerait d’affaire moyennant dix ans de travaux. Puis monsieur Bonnet me parla de l’autre vie. Catherine pleurait comme une Madeleine. Tenez, madame, dit Farrabesche en montrant sa main droite, elle avait la figure sur cette main, et je trouvai ma main toute mouillée. Elle m’a supplié de vivre ! Monsieur le curé me promit de me ménager une existence douce et heureuse ainsi qu’à mon enfant, ici même, en me garantissant de tout affront. Enfin, il me catéchisa comme un petit garçon. Après trois visites nocturnes, il me rendit souple comme un gant. Voulez-vous savoir pourquoi, madame ?

Ici Farrabesche et madame Graslin se regardèrent en ne s’expliquant pas à eux-mêmes leur mutuelle curiosité.

— Hé ! bien, reprit le pauvre forçat libéré, quand il partit la première fois, que Catherine m’eut laissé pour le reconduire, je restai seul. Je sentis alors dans mon âme comme une fraîcheur, un calme, une douceur, que je n’avais pas éprouvés depuis mon enfance. Cela ressemblait au bonheur que m’avait donné cette pauvre Catherine. L’amour de ce cher homme qui venait me chercher, le soin qu’il avait de moi-même, de mon avenir, de mon âme, tout cela me remua, me changea. Il se fit une lumière en moi. Tant qu’il me parlait, je lui résistais. Que voulez-vous ? Il était prêtre, et nous autres bandits, nous ne mangions pas de leur pain. Mais quand je n’entendis plus le bruit de son pas ni celui de Catherine, oh ! je fus, comme il me le dit deux jours après, éclairé par la grâce, Dieu me donna dès ce moment la force de tout supporter : la prison, le jugement, le ferrement, et le départ, et la vie du bagne. Je comptai sur sa parole comme sur l’Évangile, je regardai mes souffrances comme une dette à payer. Quand je souffrais trop, je voyais, au bout de dix ans, cette maison dans les bois, mon petit Benjamin et Catherine. Il a tenu parole, ce bon monsieur Bonnet. Mais quelqu’un m’a manqué. Catherine n’était ni à la porte du bagne, ni dans les communaux. Elle doit être morte de chagrin. Voilà pourquoi je suis toujours triste. Maintenant, grâce à vous, j’aurai des travaux utiles à faire, et je m’y emploierai corps et âme, avec mon garçon, pour qui je vis…

— Vous me faites comprendre comment monsieur le curé a pu changer cette commune…

— Oh ! rien ne lui résiste, dit Farrabesche.

— Oui, oui, je le sais, répondit brièvement Véronique en faisant à Farrabesche un signe d’adieu.

Farrabesche se retira. Véronique resta pendant une partie de la journée à se promener le long de cette terrasse, malgré une pluie fine qui dura jusqu’au soir. Elle était sombre. Quand son visage se contractait ainsi, ni sa mère, ni Aline n’osaient l’interrompre. Elle ne vit pas au crépuscule sa mère causant avec monsieur Bonnet, qui eut l’idée d’interrompre cet accès de tristesse horrible, en l’envoyant chercher par son fils. Le petit Francis alla prendre par la main sa mère qui se laissa emmener. Quand elle vit monsieur Bonnet, elle fit un geste de surprise où il y avait un peu d’effroi. Le curé la ramena sur la terrasse, et lui dit : — Eh ! bien, madame, de quoi causiez-vous donc avec Farrabesche ?

Pour ne pas mentir, Véronique ne voulut pas répondre, elle interrogea monsieur Bonnet.

— Cet homme est votre première victoire !

— Oui, répondit-il. Sa conquête devait me donner tout Montégnac, et je ne me suis pas trompé.

Véronique serra la main de monsieur Bonnet, et lui dit d’une voix pleine de larmes : — Je suis dès aujourd’hui votre pénitente, monsieur le curé. J’irai demain vous faire une confession générale.

Ce dernier mot révélait chez cette femme un grand effort intérieur, une terrible victoire remportée sur elle-même, le curé la ramena, sans lui rien dire, au château, et lui tint compagnie jusqu’au moment du dîner, en lui parlant des immenses améliorations de Montégnac.

— L’agriculture est une question de temps, dit-il, et le peu que j’en sais m’a fait comprendre quel gain il y a dans un hiver mis à profit. Voici les pluies qui commencent, bientôt nos montagnes seront couvertes de neige, vos opérations deviendront impossibles, ainsi pressez monsieur Grossetête.

Insensiblement, monsieur Bonnet, qui fit des frais et força madame Graslin de se mêler à la conversation, à se distraire, la laissa presque remise des émotions de cette journée. Néanmoins, la Sauviat trouva sa fille si violemment agitée qu’elle passa la nuit auprès d’elle.

Le surlendemain, un exprès, envoyé de Limoges par monsieur Grossetête à madame Graslin, lui remit les lettres suivantes.

À MADAME GRASLIN.

« Ma chère enfant, quoiqu’il fût difficile de vous trouver des chevaux, j’espère que vous êtes contente des trois que je vous ai envoyés. Si vous voulez des chevaux de labour ou des chevaux de trait, il faudra se pourvoir ailleurs. Dans tous les cas, il vaut mieux faire vos labours et vos transports avec des bœufs. Tous les pays où les travaux agricoles se font avec des chevaux perdent un capital quand le cheval est hors de service ; tandis qu’au lieu de constituer une perte, les bœufs donnent un profit aux cultivateurs qui s’en servent.

« J’approuve en tout point votre entreprise, mon enfant : vous y emploierez cette dévorante activité de votre âme qui se tournait contre vous et vous faisait dépérir. Mais ce que vous m’avez demandé de trouver outre les chevaux, cet homme capable de vous seconder et qui surtout puisse vous comprendre, est une de ces raretés que nous n’élevons pas en province ou que nous n’y gardons point. L’éducation de ce haut bétail est une spéculation à trop longue date et trop chanceuse pour que nous la fassions, D’ailleurs ces gens d’intelligence supérieure nous effraient, et nous les appelons des originaux. Enfin les personnes appartenant à la catégorie scientifique d’où vous voulez tirer votre coopérateur sont ordinairement si sages et si rangées que je n’ai pas voulu vous écrire combien je regardais cette trouvaille impossible. Vous me demandiez un poëte ou si vous voulez un fou ; mais nos fous vont tous à Paris. J’ai parlé de votre dessein à de jeunes employés du Cadastre, à des entrepreneurs de terrassement, à des conducteurs qui ont travaillé à des canaux, et personne n’a trouvé d’avantages à ce que vous proposez. Tout à coup le hasard m’a jeté dans les bras l’homme que vous souhaitez, un jeune homme que j’ai cru obliger ; car vous verrez par sa lettre que la bienfaisance ne doit pas se faire au hasard. Ce qu’il faut le plus raisonner en ce monde, est une bonne action. On ne sait jamais si ce qui nous a paru bien, n’est pas plus tard un mal. Exercer la bienfaisance, je le sais aujourd’hui, c’est se faire le Destin…

En lisant cette phrase, madame Graslin laissa tomber les lettres, et demeura pensive pendant quelques instants : — Mon Dieu ! dit-elle, quand cesseras-tu de me frapper par toutes les mains ! Puis, elle reprit les papiers et continua.

« Gérard me semble avoir une tête froide et le cœur ardent, voilà bien l’homme qui vous est nécessaire. Paris est en ce moment travaillé de doctrines nouvelles, je serais enchanté que ce garçon ne donnât pas dans les piéges que tendent des esprits ambitieux aux instincts de la généreuse jeunesse française. Si je n’approuve pas entièrement la vie assez hébétée de la province, je ne saurais non plus approuver cette vie passionnée de Paris, cette ardeur de rénovation qui pousse la jeunesse dans des voies nouvelles. Vous seule connaissez mes opinions : selon moi, le monde moral tourne sur lui-même comme le monde matériel. Mon pauvre protégé demande des choses impossibles. Aucun pouvoir ne tiendrait devant des ambitions si violentes, si impérieuses, absolues. Je suis l’ami du terre à terre, de la lenteur en politique, et j’aime peu les déménagements sociaux auxquels tous ces grands esprits nous soumettent. Je vous confie mes principes de vieillard monarchique et encroûté parce que vous êtes discrète ! ici, je me tais au milieu de braves gens qui, plus ils s’enfoncent, plus ils croient au progrès ; mais je souffre en voyant les maux irréparables déjà faits à notre cher pays.

« J’ai donc répondu à ce jeune homme, qu’une tâche digne de lui l’attendait. Il viendra vous voir ; et quoique sa lettre, que je joins à la mienne, vous permette de le juger, vous l’étudierez encore, n’est-ce pas ? Vous autres femmes, vous devinez beaucoup de choses à l’aspect des gens. D’ailleurs, tous les hommes, même les plus indifférents dont vous vous servez doivent vous plaire. S’il ne vous convient pas, vous pourrez le refuser, mais s’il vous convenait, chère enfant, guérissez-le de son ambition mal déguisée, faites-lui épouser la vie heureuse et tranquille des champs où la bienfaisance est perpétuelle, où les qualités des âmes grandes et fortes peuvent s’exercer continuellement, où l’on découvre chaque jour dans les productions naturelles des raisons d’admiration et dans les vrais progrès, dans les réelles améliorations, une occupation digne de l’homme. Je n’ignore point que les grandes idées engendrent de grandes actions, mais comme ces sortes d’idées sont fort rares, je trouve, qu’à l’ordinaire, les choses valent mieux que les idées. Celui qui fertilise un coin de terre, qui perfectionne un arbre à fruit, qui applique une herbe à un terrain ingrat est bien au-dessus de ceux qui cherchent des formules pour l’Humanité. En quoi la science de Newton a-t-elle changé le sort de l’habitant des campagnes ? Oh ! chère, je vous aimais ; mais aujourd’hui, moi qui comprends bien ce que vous allez tenter, je vous adore. Personne à Limoges ne vous oublie, l’on y admire votre grande résolution d’améliorer Montégnac. Sachez-nous un peu gré d’avoir l’esprit d’admirer ce qui est beau, sans oublier que le premier de vos admirateurs est aussi votre premier ami,
F. Grossetête. »
GÉRARD À GROSSETÊTE.

« Je viens, monsieur, vous faire de tristes confidences ; mais vous avez été pour moi comme un père, quand vous pouviez n’être qu’un protecteur. C’est donc à vous seul, à vous qui m’avez fait tout ce que je suis, que je puis les dire. Je suis atteint d’une cruelle maladie, maladie morale d’ailleurs : j’ai dans l’âme des sentiments et dans l’esprit des dispositions qui me rendent complètement impropre à ce que l’État ou la Société veulent de moi. Ceci vous paraîtra peut-être un acte d’ingratitude, tandis que c’est tout simplement un acte d’accusation. Quand j’avais douze ans, vous, mon généreux parrain, vous avez deviné chez le fils d’un simple ouvrier une certaine aptitude aux sciences exactes et un précoce désir de parvenir ; vous avez donc favorisé mon essor vers les régions supérieures, alors que ma destinée primitive était de rester charpentier comme mon pauvre père, qui n’a pas assez vécu pour jouir de mon élévation. Assurément, monsieur, vous avez bien fait, et il ne se passe pas de jour que je ne vous bénisse ; aussi, est-ce moi peut-être qui ai tort. Mais que j’aie raison ou que je me trompe, je souffre ; et n’est-ce pas vous mettre bien haut que de vous adresser mes plaintes ? n’est-ce pas vous prendre, comme Dieu, pour un juge suprême ? Dans tous les cas, je me confie à votre indulgence.

« Entre seize et dix-huit ans, je me suis adonné à l’étude des sciences exactes de manière à me rendre malade, vous le savez. Mon avenir dépendait de mon admission à l’École Polytechnique. Dans ce temps, mes travaux ont démesurément cultivé mon cerveau, j’ai failli mourir, j’étudiais nuit et jour, je me faisais plus fort que la nature de mes organes ne le permettait peut-être. Je voulais passer des examens si satisfaisants, que ma place à l’École fût certaine et assez avancée pour me donner le droit à la remise de la pension que je voulais vous éviter de payer : j’ai triomphé ! Je frémis aujourd’hui quand je pense à l’effroyable conscription de cerveaux livrés chaque année à l’État par l’ambition des familles qui, plaçant de si cruelles études au temps où l’adulte achève ses diverses croissances, doit produire des malheurs inconnus, en tuant à la lueur des lampes certaines facultés précieuses qui plus tard se développeraient grandes et fortes. Les lois de la Nature sont impitoyables, elles ne cèdent rien aux entreprises ni aux vouloirs de la Société. Dans l’ordre moral comme dans l’ordre naturel, tout abus se paie. Les fruits demandés avant le temps en serre chaude à un arbre, viennent aux dépens de l’arbre même ou de la qualité de ses produits. La Quintinie tuait des orangers pour donner à Louis XIV un bouquet de fleurs, chaque matin, en toute saison. Il en est de même pour les intelligences. La force demandée à des cerveaux adultes est un escompte de leur avenir. Ce qui manque essentiellement à notre époque est l’esprit législatif. L’Europe n’a point encore eu de vrais législateurs depuis Jésus-Christ, qui, n’ayant point donné son Code politique, a laissé son œuvre incomplète. Ainsi, avant d’établir les Écoles Spéciales et leur mode de recrutement, y a-t-il eu de ces grands penseurs qui tiennent dans leur tête l’immensité des relations totales d’une Institution avec les forces humaines, qui en balancent les avantages et les inconvénients, qui étudient dans le passé les lois de l’avenir ? S’est-on enquis du sort des hommes exceptionnels qui, par un hasard fatal, savaient les sciences humaines avant le temps ? En a-t-on calculé la rareté ? En a-t-on examiné la fin ? A-t-on recherché les moyens par lesquels ils ont pu soutenir la perpétuelle étreinte de la pensée ? Combien, comme Pascal, sont morts prématurément, usés par la science ? A-t-on recherché l’âge auquel ceux qui ont vécu longtemps avaient commencé leurs études ? Savait-on, sait-on, au moment où j’écris, les dispositions intérieures des cerveaux qui peuvent supporter l’assaut prématuré des connaissances humaines ? Soupçonne-t-on que cette question tient à la physiologie de l’homme avant tout ? Eh ! bien, je crois, moi, maintenant, que la règle générale est de rester longtemps dans l’état végétatif de l’adolescence. L’exception que constitue la force des organes dans l’adolescence a, la plupart du temps, pour résultat l’abréviation de la vie. Ainsi, l’homme de génie qui résiste à un précoce exercice de ses facultés doit être une exception dans l’exception. Si je suis d’accord avec les faits sociaux et l’observation médicale, le mode suivi en France pour le recrutement des Écoles spéciales est donc une mutilation dans le genre de celle de la Quintinie, exercée sur les plus beaux sujets de chaque génération. Mais je poursuis, et je joindrai mes doutes à chaque ordre de faits. Arrivé à l’École, j’ai travaillé de nouveau et avec bien plus d’ardeur, afin d’en sortir aussi triomphalement que j’y étais entré. De dix-neuf à vingt et un ans, j’ai donc étendu chez moi toutes les aptitudes, nourri mes facultés par un exercice constant. Ces deux années ont bien couronné les trois premières, pendant lesquelles je m’étais seulement préparé à bien faire. Aussi, quel ne fut pas mon orgueil d’avoir conquis le droit de choisir celle des carrières qui me plairait le plus, du Génie militaire ou maritime, de l’Artillerie ou de l’État-major, des Mines ou des Ponts-et-chaussées. Par votre conseil, j’ai choisi les Ponts-et-chaussées. Mais, là où j’ai triomphé, combien de jeunes gens succombent ! Savez-vous que, d’année en année, l’État augmente ses exigences scientifiques à l’égard de l’École, les études y deviennent plus fortes, plus âpres, de période en période ? Les travaux préparatoires auxquels je me suis livré n’étaient rien comparés aux ardentes études de l’École, qui ont pour objet de mettre la totalité des sciences physiques, mathématiques, astronomiques, chimiques, avec leurs nomenclatures, dans la tête de jeunes gens de dix-neuf à vingt et un ans. L’État, qui en France semble, en bien des choses, vouloir se substituer au pouvoir paternel, est sans entrailles ni paternité ; il fait ses expériences in anima vili. Jamais il n’a demandé l’horrible statistique des souffrances qu’il a causées ; il ne s’est pas enquis depuis trente-six ans du nombre de fièvres cérébrales qui se déclarent, ni des désespoirs qui éclatent au milieu de cette jeunesse, ni des destructions morales qui la déciment. Je vous signale ce côté douloureux de la question, car il est un des contingents antérieurs du résultat définitif : pour quelques têtes faibles, le résultat est proche au lieu d’être retardé. Vous savez aussi que les sujets chez lesquels la conception est lente, ou qui sont momentanément annulés par l’excès du travail, peuvent rester trois ans au lieu de deux à l’École, et que ceux-là sont l’objet d’une suspicion peu favorable à leur capacité. Enfin, il y a chance pour des jeunes gens, qui plus tard peuvent se montrer supérieurs, de sortir de l’École sans être employés, faute de présenter aux examens définitifs la somme de science demandée. On les appelle des fruits secs, et Napoléon en faisait des sous-lieutenants ! Aujourd’hui le fruit sec constitue en capital une perte énorme pour les familles, et un temps perdu pour l’individu. Mais enfin, moi j’ai triomphé ! À vingt et un ans, je possédais les sciences mathématiques au point où les ont amenées tant d’hommes de génie, et j’étais impatient de me distinguer en les continuant. Ce désir est si naturel, que presque tous les Élèves, en sortant, ont les yeux fixés sur ce soleil moral nommé la Gloire ! Notre première pensée à tous a été d’être des Newton, des Laplace ou des Vauban. Tels sont les efforts que la France demande aux jeunes gens qui sortent de cette célèbre École !

« Voyons maintenant les destinées de ces hommes triés avec tant de soin dans toute la génération ? À vingt et un ans on rêve toute la vie, on s’attend à des merveilles. J’entrai à l’École des Ponts-et-chaussées, j’étais Élève-ingénieur. J’étudiai la science des constructions, et avec quelle ardeur ! vous devez vous en souvenir. J’en suis sorti en 1826, âgé de vingt-quatre ans, je n’étais encore qu’Ingénieur-Aspirant, l’État me donnait cent cinquante francs par mois. Le moindre teneur de livres gagne cette somme à dix-huit ans, dans Paris, en ne donnant, par jour, que quatre heures de son temps. Par un bonheur inouï, peut-être à cause de la distinction que mes études m’avaient value, je fus nommé à vingt-cinq ans, en 1828, ingénieur ordinaire. On m’envoya, vous savez où, dans une Sous-préfecture, à deux mille cinq cents francs d’appointements. La question d’argent n’est rien. Certes, mon sort est plus brillant que ne devait l’être celui du fils d’un charpentier ; mais quel est le garçon épicier qui, jeté dans une boutique à seize ans, ne se trouverait à vingt-six sur le chemin d’une fortune indépendante ? J’appris alors à quoi tendaient ces terribles déploiements d’intelligence, ces efforts gigantesques demandés par l’État. L’État m’a fait compter et mesurer des pavés ou des tas de cailloux sur les routes. J’ai eu à entretenir, réparer et quelquefois construire des cassis, des pontceaux, à faire régler des accotements, à curer ou bien à ouvrir des fossés. Dans le cabinet, j’avais à répondre à des demandes d’alignement ou de plantation et d’abattage d’arbres. Telles sont, en effet, les principales et souvent les uniques occupations des ingénieurs ordinaires, en y joignant de temps en temps quelques opérations de nivellement qu’on nous oblige à faire nous-mêmes, et que le moindre de nos conducteurs, avec son expérience seule, fait toujours beaucoup mieux que nous, malgré toute notre science. Nous sommes près de quatre cents ingénieurs ordinaires ou élèves-ingénieurs, et comme il n’y a que cent et quelques ingénieurs en chef, tous les ingénieurs ordinaires ne peuvent pas atteindre à ce grade supérieur ; d’ailleurs, au-dessus de l’ingénieur en chef il n’existe pas de classe absorbante ; il ne faut pas compter comme moyen d’absorption douze ou quinze places d’inspecteurs généraux ou divisionnaires, places à peu près aussi inutiles dans notre corps que celles des colonels le sont dans l’artillerie, où la batterie est l’unité. L’ingénieur ordinaire, de même que le capitaine d’artillerie, sait toute la science ; il ne devrait y avoir au-dessus qu’un chef d’administration pour relier les quatre-vingt-six ingénieurs à l’État ; car un seul ingénieur, aidé par deux aspirants, suffit à un département. La hiérarchie, en de pareils corps, a pour effet de subordonner les capacités actives à d’anciennes capacités éteintes qui, tout en croyant mieux faire, altèrent ou dénaturent ordinairement les conceptions qui leur sont soumises, peut-être dans le seul but de ne pas voir mettre leur existence en question ; car telle me semble être l’unique influence qu’exerce sur les travaux publics, en France, le Conseil général des Ponts-et-chaussées. Supposons néanmoins qu’entre trente et quarante ans, je sois ingénieur de première classe et ingénieur en chef avant l’âge de cinquante ans ? Hélas ! je vois mon avenir, il est écrit à mes yeux. Mon ingénieur en chef a soixante ans, il est sorti avec honneur, comme moi, de cette fameuse École ; il a blanchi dans deux départements à faire ce que je fais, il y est devenu l’homme le plus ordinaire qu’il soit possible d’imaginer, il est retombé de toute la hauteur à laquelle il s’était élevé ; bien plus, il n’est pas au niveau de la science, la science a marché, il est resté stationnaire ; bien mieux, il a oublié ce qu’il savait ! L’homme qui se produisait à vingt-deux ans avec tous les symptômes de la supériorité, n’en a plus aujourd’hui que l’apparence. D’abord, spécialement tourné vers les sciences exactes et les mathématiques par son éducation, il a négligé tout ce qui n’était pas sa partie. Aussi ne sauriez-vous imaginer jusqu’où va sa nullité dans les autres branches des connaissances humaines. Le calcul lui a desséché le cœur et le cerveau. Je n’ose confier qu’à vous le secret de sa nullité, abritée par le renom de l’École Polytechnique. Cette étiquette impose, et sur la foi du préjugé, personne n’ose mettre en doute sa capacité. À vous seul je dirai que l’extinction de ses talents l’a conduit à faire dépenser dans une seule affaire un million au lieu de deux cent mille francs au Département. J’ai voulu protester, éclairer le préfet ; mais un ingénieur de mes amis m’a cité l’un de nos camarades devenu la bête noire de l’Administration pour un fait de ce genre. — « Serais-tu bien aise, quand tu seras ingénieur en chef, de voir tes erreurs relevées par ton subordonné ? me dit-il. Ton ingénieur en chef va devenir inspecteur divisionnaire. Dès qu’un des nôtres commet une lourde faute, l’Administration, qui ne doit jamais avoir tort, le retire du service actif en le faisant inspecteur. » Voilà comment la récompense due au talent est dévolue à la nullité. La France entière a vu le désastre, au cœur de Paris, du premier pont suspendu que voulut élever un ingénieur, membre de l’Académie des sciences, triste chute qui fut causée par des fautes que ni le constructeur du canal de Briare, sous Henri IV, ni le moine qui a bâti le Pont-Royal, n’eussent faites, et que l’Administration consola en appelant cet ingénieur au Conseil général. Les Écoles Spéciales seraient-elles donc de grandes fabriques d’incapacités ? Ce sujet exige de longues observations. Si j’avais raison, il voudrait une réforme au moins dans le mode de procéder, car je n’ose mettre en doute l’utilité des Écoles. Seulement, en regardant le passé, voyons-nous que la France ait jamais manqué jadis des grands talents nécessaires à l’État, et qu’aujourd’hui l’État voudrait faire éclore à son usage par le procédé de Monge ? Vauban est-il sorti d’une École autre que cette grande École appelée la Vocation ? Quel fut le précepteur de Riquet ? Quand les génies surgissent ainsi du milieu social, poussés par la vocation, ils sont presque toujours complets, l’homme alors n’est pas seulement spécial, il a le don d’universalité. Je ne crois pas qu’un ingénieur sorti de l’École puisse jamais bâtir un de ces miracles d’architecture que savait élever Léonard de Vinci, à la fois mécanicien, architecte, peintre, un des inventeurs de l’hydraulique, un infatigable constructeur de canaux. Façonnés, dès le jeune âge, à la simplicité absolue des théorèmes, les sujets sortis de l’École perdent le sens de l’élégance et de l’ornement ; une colonne leur semble inutile, ils reviennent au point où l’art commence, en s’en tenant à l’utile. Mais ceci n’est rien en comparaison de la maladie qui me mine ! Je sens s’accomplir en moi la plus terrible métamorphose ; je sens dépérir mes forces et mes facultés, qui, démesurément tendues, s’affaissent. Je me laisse gagner par le prosaïsme de ma vie. Moi qui, par la nature de mes efforts, me destinais à de grandes choses, je me vois face à face avec les plus petites, à vérifier des mètres de cailloux, visiter des chemins, arrêter des états d’approvisionnement. Je n’ai pas à m’occuper deux heures par jour. Je vois mes collègues se marier, tomber dans une situation contraire à l’esprit de la société moderne. Mon ambition est-elle donc démesurée ? je voudrais être utile à mon pays. Le pays m’a demandé des forces extrêmes, il m’a dit de devenir un des représentants de toutes les sciences, et je me croise les bras au fond d’une province ? Il ne me permet pas de sortir de la localité dans laquelle je suis parqué pour exercer mes facultés en essayant des projets utiles. Une défaveur occulte et réelle est la récompense assurée à celui de nous qui, cédant à ses inspirations, dépasse ce que son service spécial exige de lui. Dans ce cas, la faveur que doit espérer un homme supérieur est l’oubli de son talent, de son outrecuidance, et l’enterrement de son projet dans les cartons de la direction. Quelle sera la récompense de Vicat, celui d’entre nous qui a fait faire le seul progrès réel à la science pratique des constructions ? Le Conseil général des Ponts-et-chaussées, composé en partie de gens usés par de longs et quelquefois honorables services, mais qui n’ont plus de force que pour la négation, et qui rayent ce qu’ils ne comprennent plus, est l’étouffoir dont on se sert pour anéantir les projets des esprits audacieux. Ce Conseil semble avoir été créé pour paralyser les bras de cette belle jeunesse qui ne demande qu’à travailler, qui veut servir la France ! Il se passe à Paris des monstruosités : l’avenir d’une province dépend du visa de ces centralisateurs qui, par des intrigues que je n’ai pas le loisir de vous détailler, arrêtent l’exécution des meilleurs plans ; les meilleurs sont en effet ceux qui offrent le plus de prise à l’avidité des compagnies ou des spéculateurs, qui choquent ou renversent le plus d’abus, et l’Abus est constamment plus fort en France que l’Amélioration.

« Encore cinq ans, je ne serai donc plus moi-même, je verrai s’éteindre mon ambition, mon noble désir d’employer les facultés que mon pays m’a demandé de déployer, et qui se rouilleront dans le coin obscur où je vis. En calculant les chances les plus heureuses, l’avenir me semble être peu de chose. J’ai profité d’un congé pour venir à Paris, je veux changer de carrière, chercher l’occasion d’employer mon énergie, mes connaissances et mon activité. Je donnerai ma démission, j’irai dans les pays où les hommes spéciaux de ma classe manquent et peuvent accomplir de grandes choses. Si rien de tout cela n’est possible, je me jetterai dans une des doctrines nouvelles qui paraissent devoir faire des changements importants à l’ordre social actuel, en dirigeant mieux les travailleurs. Que sommes-nous, sinon des travailleurs sans ouvrage, des outils dans un magasin ? Nous sommes organisés comme s’il s’agissait de remuer le globe, et nous n’avons rien à faire. Je sens en moi quelque chose de grand qui s’amoindrit, qui va périr, et je vous le dis avec une franchise mathématique. Avant de changer de condition, je voudrais avoir votre avis, je me regarde comme votre enfant et ne ferai jamais de démarches importantes sans vous les soumettre, car votre expérience égale votre bonté. Je sais bien que l’État, après avoir obtenu ses hommes spéciaux, ne peut pas inventer exprès pour eux des monuments à élever, il n’a pas trois cents ponts à construire par année ; et il ne peut pas plus faire bâtir des monuments à ses ingénieurs qu’il ne déclare de guerre pour donner lieu de gagner des batailles et de faire surgir de grands capitaines ; mais alors, comme jamais l’homme de génie n’a manqué de se présenter quand les circonstances le réclamaient, qu’aussitôt qu’il y a beaucoup d’or à dépenser et de grandes choses à produire, il s’élance de la foule un de ces hommes uniques, et qu’en ce genre surtout un Vauban suffit, rien ne démontre mieux l’inutilité de l’Institution. Enfin, quand on a stimulé par tant de préparations un homme de choix, comment ne pas comprendre qu’il fera mille efforts avant de se laisser annuler. Est-ce de la bonne politique ? N’est-ce pas allumer d’ardentes ambitions ? Leur aurait-on dit à tous ces ardents cerveaux de savoir calculer tout, excepté leur destinée ? Enfin, dans ces six cents jeunes gens, il existe des exceptions, des hommes forts qui résistent à leur démonétisation, et j’en connais ; mais si l’on pouvait raconter leurs luttes avec les hommes et les choses, quand, armés de projets utiles, de conceptions qui doivent engendrer la vie et les richesses chez des provinces inertes, ils rencontrent des obstacles là où pour eux l’État a cru leur faire trouver aide et protection, on regarderait l’homme puissant, l’homme à talent, l’homme dont la nature est un miracle, comme plus malheureux cent fois et plus à plaindre que l’homme dont la nature abâtardie se prête à l’amoindrissement de ses facultés. Aussi aimé-je mieux diriger une entreprise commerciale ou industrielle, vivre de peu de chose en cherchant à résoudre un des nombreux problèmes qui manquent à l’industrie, à la société, que de rester dans le poste où je suis. Vous me direz que rien ne m’empêche d’occuper, dans ma résidence, mes forces intellectuelles, de chercher dans le silence de cette vie médiocre la solution de quelque problème utile à l’humanité. Eh ! monsieur, ne connaissez-vous pas l’influence de la province et l’action relâchante d’une vie précisément assez occupée pour user le temps en des travaux presque futiles et pas assez néanmoins pour exercer les riches moyens que notre éducation a créés. Ne me croyez pas, mon cher protecteur, dévoré par l’envie de faire fortune, ni par quelque désir insensé de gloire. Je suis trop calculateur pour ignorer le néant de la gloire. L’activité nécessaire à cette vie ne me fait pas souhaiter de me marier, car en voyant ma destination actuelle, je n’estime pas assez l’existence pour faire ce triste présent à un autre moi-même. Quoique je regarde l’argent comme un des plus puissants moyens qui soient donnés à l’homme social pour agir, ce n’est, après tout, qu’un moyen. Je mets donc mon seul plaisir dans la certitude d’être utile à mon pays. Ma plus grande jouissance serait d’agir dans le milieu convenable à mes facultés. Si, dans le cercle de votre contrée, de vos connaissances, si dans l’espace où vous rayonnez, vous entendiez parler d’une entreprise qui exigeât quelques-unes des capacités que vous me savez, j’attendrai pendant six mois une réponse de vous. Ce que je vous écris là, monsieur et ami, d’autres le pensent. J’ai vu beaucoup de mes camarades ou d’anciens élèves, pris comme moi dans le traquenard d’une spécialité, des ingénieurs-géographes, des capitaines-professeurs, des capitaines du génie militaire qui se voient capitaines pour le reste de leurs jours et qui regrettent amèrement de ne pas avoir passé dans l’armée active. Enfin, à plusieurs reprises, nous nous sommes, entre nous, avoué la longue mystification de laquelle nous étions victimes et qui se reconnaît lorsqu’il n’est plus temps de s’y soustraire, quand l’animal est fait à la machine qu’il tourne, quand le malade est accoutumé à sa maladie. En examinant bien ces tristes résultats, je me suis posé les questions suivantes et je vous les communique, à vous homme de sens et capable de les mûrement méditer, en sachant qu’elles sont le fruit de méditations épurées au feu des souffrances. Quel but se propose l’État ! Veut-il obtenir des capacités ? Les moyens employés vont directement contre la fin, il a bien certainement créé les plus honnêtes médiocrités qu’un gouvernement ennemi de la supériorité pourrait souhaiter. Veut-il donner une carrière à des intelligences choisies ? Il leur a préparé la condition la plus médiocre : il n’est pas un des hommes sortis des Écoles qui ne regrette, entre cinquante et soixante ans, d’avoir donné dans le piége que cachent les promesses de l’État. Veut-il obtenir des hommes de génie ? Quel immense talent ont produit les Écoles depuis 1790 ? Sans Napoléon, Cachin, l’homme de génie à qui l’on doit Cherbourg, eût-il existé ? Le despotisme impérial l’a distingué, le régime constitutionnel l’aurait étouffé. L’Académie des sciences compte-t-elle beaucoup d’hommes sortis des Écoles spéciales ? Peut-être y en a-t-il deux ou trois ! L’homme de génie se révélera toujours en dehors des Écoles spéciales. Dans les sciences dont s’occupent ces Écoles, le génie n’obéit qu’à ses propres lois, il ne se développe que par des circonstances sur lesquelles l’homme ne peut rien : ni l’État, ni la science de l’homme, l’Anthropologie, ne les connaissent. Riquet, Perronet, Léonard de Vinci, Cachin, Palladio, Brunelleschi, Michel-Ange, Bramante, Vauban, Vicat tiennent leur génie de causes inobservées et préparatoires auxquelles nous donnons le nom de hasard, le grand mot des sots. Jamais, avec ou sans Écoles, ces ouvriers sublimes ne manquent à leurs siècles. Maintenant est-ce que, par cette organisation, l’État gagne des travaux d’utilité publique mieux faits ou à meilleur marché ? D’abord, les entreprises particulières se passent très-bien des ingénieurs ; puis, les travaux de notre gouvernement sont les plus dispendieux et coûtent de plus l’immense état-major des Ponts-et-chaussées. Enfin, dans les autres pays, en Allemagne, en Angleterre, en Italie où ces institutions n’existent pas, les travaux analogues sont au moins aussi bien faits et moins coûteux qu’en France. Ces trois pays se font remarquer par des inventions neuves et utiles en ce genre. Je sais qu’il est de mode, en parlant de nos Écoles, de dire que l’Europe nous les envie ; mais depuis quinze ans, l’Europe qui nous observe n’en a point créé de semblables. L’Angleterre, cette habile calculatrice, a de meilleures Écoles dans sa population ouvrière d’où surgissent des hommes pratiques qui grandissent en un moment quand ils s’élèvent de la Pratique à la Théorie. Sthéphenson et Mac-Adam ne sont pas sortis de nos fameuses Écoles. Mais à quoi bon ? Quand de jeunes et habiles ingénieurs, pleins de feu, d’ardeur, ont, au début de leur carrière, résolu le problème de l’entretien des routes en France qui demande des centaines de millions par quart de siècle, et qui sont dans un pitoyable état, ils ont eu beau publier de savants ouvrages, des mémoires ; tout s’est engouffré dans la Direction Générale, dans ce centre parisien où tout entre et d’où rien ne sort, où les vieillards jalousent les jeunes gens, où les places élevées servent à retirer le vieil ingénieur qui se fourvoie. Voilà comment, avec un corps savant répandu sur toute la France, qui compose un des rouages de l’administration, qui devrait manier le pays et l’éclairer sur les grandes questions de son ressort, il arrivera que nous discuterons encore sur les chemins de fer quand les autres pays auront fini les leurs. Or si jamais la France avait dû démontrer l’excellence de l’institution des Écoles Spéciales, n’était-ce pas dans cette magnifique phase de travaux publics, destinée à changer la face des États, à doubler la vie humaine en modifiant les lois de l’espace et du temps. La Belgique, les États-Unis, l’Allemagne, l’Angleterre, qui n’ont pas d’Écoles Polytechniques, auront chez elles des réseaux de chemins de fer, quand nos ingénieurs en seront encore à tracer les nôtres, quand de hideux intérêts cachés derrière des projets en arrêteront l’exécution. On ne pose pas une pierre en France sans que dix paperassiers parisiens n’aient fait de sots et inutiles rapports. Ainsi, quant à l’État, il ne tire aucun profit de ses Écoles Spéciales ; quant à l’individu, sa fortune est médiocre, sa vie est une cruelle déception. Certes, les moyens que l’Élève a déployés entre seize et vingt-six ans, prouvent que, livré à sa seule destinée, il l’eût faite plus grande et plus riche que celle à laquelle le gouvernement l’a condamné. Commerçant, savant, militaire, cet homme d’élite eut agi dans un vaste milieu, si ses précieuses facultés et son ardeur n’avaient pas été sottement et prématurément énervées. Où donc est le Progrès ? L’État et l’Homme perdent assurément au système actuel. Une expérience d’un demi-siècle ne réclame-t-elle pas des changements dans la mise en œuvre de l’Institution ? Quel sacerdoce constitue l’obligation de trier en France, parmi toute une génération, les hommes destinés à être la partie savante de la nation ? Quelles études ne devraient pas avoir faites ces grands-prêtres du Sort ? Les connaissances mathématiques ne leur sont peut-être pas aussi nécessaires que les connaissances physiologiques. Ne vous semble-t-il pas qu’il faille un peu de cette seconde vue qui est la sorcellerie des grands Hommes ? Les Examinateurs sont d’anciens professeurs, des hommes honorables, vieillis dans le travail, dont la mission se borne à chercher les meilleures mémoires : ils ne peuvent rien faire que ce qu’on leur demande. Certes, leurs fonctions devraient être les plus grandes de l’État, et veulent des hommes extraordinaires. Ne pensez pas, monsieur et ami, que mon blâme s’arrête uniquement à l’École de laquelle je sors, il ne frappe pas seulement sur l’Institution en elle-même, mais encore et surtout sur le mode employé pour l’alimenter. Ce mode est celui du Concours, invention moderne, essentiellement mauvaise, et mauvaise non-seulement dans la Science, mais encore partout où elle s’emploie, dans les Arts, dans toute élection d’hommes, de projets ou de choses. S’il est malheureux pour nos célèbres Écoles de n’avoir pas plus produit de gens supérieurs, que toute autre réunion de jeunes gens en eût donnés, il est encore plus honteux que les premiers grands prix de l’Institut n’aient fourni ni un grand peintre, ni un grand musicien, ni un grand architecte, ni un grand sculpteur ; de même que, depuis vingt ans, l’Élection n’a pas, dans sa marée de médiocrités, amené au pouvoir un seul grand homme d’État. Mon observation porte sur une erreur qui vicie, en France, et l’éducation et la politique. Cette cruelle erreur repose sur le principe suivant que les organisateurs ont méconnu :

« Rien, ni dans l’expérience, ni dans la nature des choses ne peut donner la certitude que les qualités intellectuelles de l’adulte seront celles de l’homme fait.

« En ce moment, je suis lié avec plusieurs hommes distingués qui se sont occupés de toutes les maladies morales par lesquelles la France est dévorée. Ils ont reconnu, comme moi, que l’Instruction supérieure fabrique des capacités temporaires parce qu’elles sont sans emploi ni avenir ; que les lumières répandues par l’Instruction inférieure sont sans profit pour l’État, parce qu’elles sont dénuées de croyance et de sentiment. Tout notre système d’Instruction Publique exige un vaste remaniement auquel devra présider un homme d’un profond savoir, d’une volonté puissante et doué de ce génie législatif qui ne s’est peut-être rencontré chez les modernes que dans la tête de Jean-Jacques Rousseau. Peut-être le trop plein des spécialités devrait-il être employé dans l’enseignement élémentaire, si nécessaire aux peuples. Nous n’avons pas assez de patients, de dévoués instituteurs pour manier ces masses. La quantité déplorable de délits et de crimes accuse une plaie sociale dont la source est dans cette demi-instruction donnée au peuple, et qui tend à détruire les liens sociaux en le faisant réfléchir assez pour qu’il déserte les croyances religieuses favorables au pouvoir et pas assez pour qu’il s’élève à la théorie de l’Obéissance et du Devoir qui est le dernier terme de la Philosophie Transcendante. Il est impossible de faire étudier Kant à toute une nation ; aussi la Croyance et l’Habitude valent-elles mieux pour les peuples que l’Étude et le Raisonnement. Si j’avais à recommencer la vie, peut-être entrerais-je dans un séminaire et voudrais-je être un simple curé de campagne, ou l’instituteur d’une Commune. Je suis trop avancé dans ma voie pour n’être qu’un simple instituteur primaire, et d’ailleurs, je puis agir sur un cercle plus étendu que ceux d’une École ou d’une Cure. Les Saint-Simoniens, auxquels j’étais tenté de m’associer, veulent prendre une route dans laquelle je ne saurais les suivre ; mais, en dépit de leurs erreurs, ils ont touché plusieurs points douloureux, fruits de notre législation, auxquels on ne remédiera que par des palliatifs insuffisants et qui ne feront qu’ajourner en France une grande crise morale et politique. Adieu, cher monsieur, trouvez ici l’assurance de mon respectueux et fidèle attachement qui, nonobstant ces observations, ne pourra jamais que s’accroître.

« Grégoire Gérard. »

Selon sa vieille habitude de banquier, Grossetête avait minuté la réponse suivante sur le dos même de cette lettre en mettant au-dessus le mot sacramentel : Répondue.

« Il est d’autant plus inutile, mon cher Gérard, de discuter les observations contenues dans votre lettre, que, par un jeu du hasard (je me sers du mot des sots), j’ai une proposition à vous faire dont l’effet est de vous tirer de la situation où vous vous trouvez si mal. Madame Graslin, propriétaire des forêts de Montégnac et d’un plateau fort ingrat qui s’étend au bas de la longue chaîne de collines sur laquelle est sa forêt, a le dessein de tirer parti de cet immense domaine, d’exploiter ses bois et de cultiver ses plaines caillouteuses. Pour mettre ce projet à exécution, elle a besoin d’un homme de votre science et de votre ardeur, qui ait à la fois votre dévouement désintéressé et vos idées d’utilité pratique. Peu d’argent et beaucoup de travaux à faire ! un résultat immense par de petits moyens ! un pays à changer en entier ! Faire jaillir l’abondance du milieu le plus dénué, n’est-ce pas ce que vous souhaitez, vous qui voulez construire un poëme ? D’après le ton de sincérité qui règne dans votre lettre, je n’hésite pas à vous dire de venir me voir à Limoges ; mais, mon ami, ne donnez pas votre démission, faites-vous seulement détacher de votre corps en expliquant à votre Administration que vous allez étudier des questions de votre ressort, en dehors des travaux de l’État. Ainsi vous ne perdrez rien de vos droits, et vous aurez le temps de juger si l’entreprise conçue par le curé de Montégnac, et qui sourit à madame Graslin, est exécutable. Je vous expliquerai de vive voix les avantages que vous pourrez trouver, le cas où ces vastes changements seraient possibles. Comptez toujours sur l’amitié de votre tout dévoué,

« Grossetête. »

Madame Graslin ne répondit pas autre chose à Grossetête que ce peu de mots : « Merci, mon ami, j’attends vote protégé. » Elle montra la lettre de l’ingénieur à monsieur Bonnet, en lui disant : — Encore un blessé qui cherche le grand hôpital.

Le curé lut la lettre, il la relut, fit deux ou trois tours de terrasse en silence, et la rendit en disant à madame Graslin : — C’est d’une belle âme et d’un homme supérieur ! Il dit que les Écoles inventées par le génie révolutionnaire fabriquent des incapacités, moi je les appelle des fabriques d’incrédules, car si monsieur Gérard n’est pas un athée, il est protestant…

— Nous le demanderons, dit-elle frappée de cette réponse.

Quinze jours après, dans le mois de décembre, malgré le froid, monsieur Grossetête vint au château de Montégnac pour y présenter son protégé que Véronique et monsieur Bonnet attendaient impatiemment.

— Il faut vous bien aimer, mon enfant, dit le vieillard en prenant les deux mains de Véronique dans les siennes et les lui baisant avec cette galanterie de vieilles gens qui n’offense jamais les femmes, oui, bien vous aimer pour avoir quitté Limoges par un temps pareil ; mais je tenais à vous faire moi-même cadeau de monsieur Grégoire Gérard que voici. C’est un homme selon votre cœur, monsieur Bonnet, dit l’ancien banquier en saluant affectueusement le curé.

L’extérieur de Gérard était peu prévenant. De moyenne taille, épais de forme, le cou dans les épaules, selon l’expression vulgaire, il avait les cheveux jaunes d’or, les yeux rouges de l’albinos, des cils et des sourcils presque blancs. Quoique son teint, comme celui des gens de cette espèce, fût d’une blancheur éclatante, des marques de petite-vérole et des coutures très-apparentes lui ôtaient son éclat primitif ; l’étude lui avait sans doute altéré la vue, car il portait des conserves. Quand il se débarrassa d’un gros manteau de gendarme, l’habillement qu’il montra ne rachetait point la disgrâce de son extérieur. La manière dont ses vêtements étaient mis et boutonnés, sa cravate négligée, sa chemise sans fraîcheur offraient les marques de ce défaut de soin sur eux-mêmes que l’on reproche aux hommes de science, tous plus ou moins distraits. Comme chez presque tous les penseurs, sa contenance et son attitude, le développement du buste et la maigreur des jambes annonçaient une sorte d’affaissement corporel produit par les habitudes de la méditation ; mais la puissance de cœur et l’ardeur d’intelligence, dont les preuves étaient écrites dans sa lettre, éclataient sur son front qu’on eût dit taillé dans du marbre de Carrare. La nature semblait s’être réservé cette place pour y mettre les signes évidents de la grandeur, de la constance, de la bonté de cet homme. Le nez, comme chez tous les hommes de race gauloise, était d’une forme écrasée. Sa bouche, ferme et droite, indiquait une discrétion absolue, et le sens de l’économie ; mais tout le masque fatigué par l’étude avait prématurément vieilli.

— Nous avons déjà, monsieur, à vous remercier, dit madame Graslin à l’ingénieur, de bien vouloir venir diriger des travaux dans un pays qui ne vous offrira d’autres agréments que la satisfaction de savoir qu’on peut y faire du bien.

— Madame, répondit-il, monsieur Grossetête m’en a dit assez sur vous pendant que nous cheminions pour que déjà je fusse heureux de vous être utile, et que la perspective de vivre auprès de vous et de monsieur Bonnet me parût charmante. À moins que l’on ne me chasse du pays, j’y compte finir mes jours.

— Nous tâcherons de ne pas vous faire changer d’avis, dit en souriant madame Graslin.

— Voici, dit Grossetête à Véronique en la prenant à part, des papiers que le Procureur-général m’a remis ; il a été fort étonné que vous ne vous soyez pas adressée à lui. Tout ce que vous avez demandé s’est fait avec promptitude et dévouement. D’abord, votre protégé sera rétabli dans tous ses droits de citoyen ; puis, d’ici à trois mois, Catherine Curieux vous sera envoyée.

— Où est-elle ! demanda Véronique.

— À l’hôpital Saint-Louis, répondit le vieillard. On attend sa guérison pour lui faire quitter Paris.

— Ah ! la pauvre fille est malade !

— Vous trouverez ici tous les renseignements désirables, dit Grossetête en remettant un paquet à Véronique.

Elle revint vers ses hôtes pour les emmener dans la magnifique salle à manger du rez-de-chaussée où elle alla, conduite par Grossetête et Gérard auxquels elle donna le bras. Elle servit elle-même le dîner sans y prendre part. Depuis son arrivée à Montégnac, elle s’était fait une loi de prendre ses repas seule, et Aline, qui connaissait le secret de cette réserve, le garda religieusement jusqu’au jour où sa maîtresse fut en danger de mort.

Le maire, le juge de paix et le médecin de Montégnac avaient été naturellement invités.

Le médecin, jeune homme de vingt-sept ans, nommé Roubaud, désirait vivement connaître la femme célèbre du Limousin. Le curé fut d’autant plus heureux d’introduire ce jeune homme au château, qu’il souhaitait composer une espèce de société à Véronique, afin de la distraire et de donner des aliments à son esprit. Roubaud était un de ces jeunes médecins absolument instruits, comme il en sort actuellement de l’École de Médecine de Paris et qui, certes, aurait pu briller sur le vaste théâtre de la capitale ; mais, effrayé du jeu des ambitions à Paris, se sentant d’ailleurs plus de savoir que d’intrigue, plus d’aptitude que d’avidité, son caractère doux l’avait ramené sur le théâtre étroit de la province, où il espérait être apprécié plus promptement qu’à Paris. À Limoges, Roubaud se heurta contre des habitudes prises et des clientèles inébranlables ; il se laissa donc gagner par monsieur Bonnet, qui, sur sa physionomie douce et prévenante, le jugea comme un de ceux qui devaient lui appartenir et coopérer à son œuvre. Petit et blond, Roubaud avait une mine assez fade ; mais ses yeux gris trahissaient la profondeur du physiologiste et la ténacité des gens studieux. Montégnac ne possédait qu’un ancien chirurgien de régiment, beaucoup plus occupé de sa cave que de ses malades, et trop vieux d’ailleurs pour continuer le dur métier d’un médecin de campagne. En ce moment il se mourait. Roubaud habitait Montégnac depuis dix-huit mois, et s’y faisait aimer. Mais ce jeune élève des Desplein et des successeurs de Cabanis ne croyait pas au catholicisme. Il restait en matière de religion dans une indifférence mortelle et n’en voulait pas sortir. Aussi désespérait-il le curé, non qu’il fît le moindre mal, il ne parlait jamais religion, ses occupations justifiaient son absence constante de l’église, et d’ailleurs incapable de prosélytisme, il se conduisait comme se serait conduit le meilleur catholique ; mais il s’était interdit de songer à un problème qu’il considérait comme hors de la portée humaine. En entendant dire au médecin que le panthéisme était la religion de tous les grands esprits, le curé le croyait incliné vers les dogmes de Pythagore sur les transformations. Roubaud, qui voyait madame Graslin pour la première fois, éprouva la plus violente sensation à son aspect ; la science lui fit deviner dans la physionomie, dans l’attitude, dans les dévastations du visage, des souffrances inouïes, et morales et physiques, un caractère d’une force surhumaine, les grandes facultés qui servent à supporter les vicissitudes les plus opposées ; il y entrevit tout, même les espaces obscurs et cachés à dessein. Aussi aperçut-il le mal qui dévorait le cœur de cette belle créature ; car, de même que la couleur d’un fruit y laisse soupçonner la présence d’un ver rongeur, de même certaines teintes dans le visage permettent aux médecins de reconnaître une pensée vénéneuse. Dès ce moment, monsieur Roubaud s’attacha si vivement à madame Graslin, qu’il eut peur de l’aimer au delà de la simple amitié permise. Le front, la démarche et surtout les regards de Véronique avaient une éloquence que les hommes comprennent toujours, et qui disait aussi énergiquement qu’elle était morte à l’amour, que d’autres femmes disent le contraire par une contraire éloquence ; le médecin lui voua tout à coup un culte chevaleresque. Il échangea rapidement un regard avec le curé. Monsieur Bonnet se dit alors en lui-même : — Voilà le coup de foudre qui le changera. Madame Graslin aura plus d’éloquence que moi.

Le maire, vieux campagnard ébahi par le luxe de cette salle à manger, et surpris de dîner avec l’un des hommes les plus riches du Département, avait mis ses meilleurs habits, mais il s’y trouvait un peu gêné, et sa gêne morale s’en augmenta ; madame Graslin, dans son costume de deuil, lui parut d’ailleurs extrêmement imposante ; il fut donc un personnage muet. Ancien fermier à Saint-Léonard, il avait acheté la seule maison habitable du bourg, et cultivait lui-même les terres qui en dépendaient, Quoiqu’il sût lire et écrire, il ne pouvait remplir ses fonctions qu’avec le secours de l’huissier de la justice de paix qui lui préparait sa besogne. Aussi désirait-il vivement la création d’une charge de notaire, pour se débarrasser sur cet officier ministériel du fardeau de ses fonctions. Mais la pauvreté du canton de Montégnac y rendait une Étude à peu près inutile, et les habitants étaient exploités par les notaires du chef-lieu d’arrondissement.

Le juge de paix, nommé Clousier, était un ancien avocat de Limoges où les causes l’avaient fui, car il voulut mettre en pratique ce bel axiome, que l’avocat est le premier juge du client et du procès. Il obtint vers 1809 cette place, dont les maigres appointements lui permirent de vivre. Il était alors arrivé à la plus honorable, mais à la plus complète misère. Après vingt-deux ans d’habitation dans cette pauvre Commune, le bonhomme, devenu campagnard, ressemblait, à sa redingote près, aux fermiers du pays. Sous cette forme quasi grossière, Clousier cachait un esprit clairvoyant, livré à de hautes méditations politiques, mais tombé dans une entière insouciance due à sa parfaite connaissance des hommes et de leurs intérêts. Cet homme, qui pendant longtemps trompa la perspicacité de monsieur Bonnet, et qui, dans la sphère supérieure, eût rappelé Lhospital, incapable d’aucune intrigue comme tous les gens réellement profonds, avait fini par vivre à l’état contemplatif des anciens solitaires. Riche sans doute de toutes ses privations, aucune considération n’agissait sur son esprit, il savait les lois et jugeait impartialement. Sa vie, réduite au simple nécessaire, était pure et régulière. Les paysans aimaient monsieur Clousier et l’estimaient à cause du désintéressement paternel avec lequel il accordait leurs différends et leur donnait ses conseils dans leurs moindres affaires. Le bonhomme Clousier, comme disait tout Montégnac, avait depuis deux ans pour greffier un de ses neveux, jeune homme assez intelligent, et qui, plus tard, contribua beaucoup à la prospérité du canton. La physionomie de ce vieillard se recommandait par un front large et vaste. Deux buissons de cheveux blanchis étaient ébouriffés de chaque côté de son crâne chauve. Son teint coloré, son embonpoint majeur eussent fait croire, en dépit de sa sobriété, qu’il cultivait autant Bacchus que Troplong et Toullier. Sa voix presque éteinte indiquait l’oppression d’un asthme. Peut-être l’air sec du Haut-Montégnac avait-il contribué à le fixer dans ce pays. Il y logeait dans une maisonnette arrangée pour lui par un sabotier assez riche à qui elle appartenait. Clousier avait déjà vu Véronique à l’église, et il l’avait jugée sans avoir communiqué ses idées à personne, pas même à monsieur Bonnet, avec lequel il commençait à se familiariser. Pour la première fois de sa vie, le juge de paix allait se trouver au milieu de personnes en état de le comprendre.

Une fois placés autour d’une table richement servie, car Véronique avait envoyé tout son mobilier de Limoges à Montégnac, ces six personnages éprouvèrent un moment d’embarras. Le médecin, le maire et le juge de paix ne connaissaient ni Grossetête ni Gérard. Mais, pendant le premier service, la bonhomie du vieux banquier fondit insensiblement les glaces d’une première rencontre. Puis l’amabilité de madame Graslin entraîna Gérard et encouragea monsieur Roubaud. Maniées par elle, ces âmes pleines de qualités exquises reconnurent leur parenté. Chacun se sentit bientôt dans un milieu sympathique. Aussi, lorsque le dessert fut mis sur la table, quand les cristaux et les porcelaines à bords dorés étincelèrent, quand des vins choisis circulèrent servis par Aline, par Champion et par le domestique de Grossetête, la conversation devint-elle assez confidentielle pour que ces quatre hommes d’élite réunis par le hasard se dissent leur vraie pensée sur les matières importantes qu’on aime à discuter en se trouvant tous de bonne foi.

— Votre congé a coïncidé avec la Révolution de Juillet, dit Grossetête à Gérard d’un air par lequel il lui demandait son opinion.

— Oui, répondit l’ingénieur. J’étais à Paris durant les trois fameux jours, j’ai tout vu ; j’en ai conclu de tristes choses.

— Et quoi ? dit monsieur Bonnet avec vivacité.

— Il n’y a plus de patriotisme que sous les chemises sales, répliqua Gérard. Là est la perte de la France. Juillet est la défaite volontaire des supériorités de nom, de fortune et de talent. Les masses dévouées ont remporté la victoire sur des classes riches, intelligentes, chez qui le dévouement est antipathique.

— À en juger par ce qui arrive depuis un an, reprit monsieur Clousier, le juge de paix, ce changement est une prime donnée au mal qui nous dévore, à l’individualisme. D’ici à quinze ans, toute question généreuse se traduira par : Qu’est-ce que cela me fait ? le grand cri du Libre-Arbitre descendu des hauteurs religieuses où l’ont introduit Luther, Calvin, Zwingle et Knox jusque dans l’Économie politique. Chacun pour soi, chacun chez soi, ces deux terribles phrases formeront, avec le Qu’est-ce que cela me fait ? la sagesse trinitaire du bourgeois et du petit propriétaire. Cet égoïsme est le résultat des vices de notre législation civile, un peu trop précipitamment faite, et à laquelle la Révolution de Juillet vient de donner une terrible consécration.

Le juge de paix rentra dans son silence habituel après cette sentence, dont les motifs durent occuper les convives. Enhardi par cette parole de Clousier, et par le regard que Gérard et Grossetête échangèrent, monsieur Bonnet osa davantage.

— Le bon roi Charles X, dit-il, vient d’échouer dans la plus prévoyante et la plus salutaire entreprise qu’un monarque ait jamais formée pour le bonheur des peuples qui lui sont confiés, et l’Église doit être fière de la part qu’elle a eue dans ses conseils. Mais le cœur et l’intelligence ont failli aux classes supérieures, comme ils lui avaient déjà failli dans la grande question de la loi sur le droit d’aînesse, l’éternel honneur du seul homme d’État hardi qu’ait eu la Restauration, le comte de Peyronnet. Reconstituer la Nation par la Famille, ôter à la Presse son action venimeuse en ne lui laissant que le droit d’être utile, faire rentrer la Chambre Élective dans ses véritables attributions, rendre à la Religion sa puissance sur le peuple, tels ont été les quatre points cardinaux de la politique intérieure de la maison de Bourbon. Eh ! bien, d’ici à vingt ans, la France entière aura reconnu la nécessité de cette grande et saine politique. Le roi Charles X était d’ailleurs plus menacé dans la situation qu’il a voulu quitter que dans celle où son paternel pouvoir a péri. L’avenir de notre beau pays, où tout sera périodiquement mis en question, où l’on discutera sans cesse au lieu d’agir, où la Presse, devenue souveraine, sera l’instrument des plus basses ambitions, prouvera la sagesse de ce roi qui vient d’emporter avec lui les vrais principes du gouvernement, et l’Histoire lui tiendra compte du courage avec lequel il a résisté à ses meilleurs amis, après avoir sondé la plaie, en avoir reconnu l’étendue et vu la nécessité des moyens curatifs qui n’ont pas été soutenus par ceux pour lesquels il se mettait sur la brèche.

— Hé ! bien, monsieur le curé, vous y allez franchement et sans le moindre déguisement, s’écria Gérard ; mais je ne vous contredirai pas. Napoléon, dans sa campagne de Russie, était de quarante ans en avant sur l’esprit de son siècle, il n’a pas été compris. La Russie et l’Angleterre de 1830 expliquent la campagne de 1812. Charles X a éprouvé le même malheur : dans vingt-cinq ans, ses ordonnances deviendront peut-être des lois.

— La France, pays trop éloquent pour n’être pas bavard, trop plein de vanité pour qu’on y reconnaisse les vrais talents, est, malgré le sublime bon sens de sa langue et de ses masses, le dernier de tous où le système des deux assemblées délibérantes pouvait être admis, reprit le juge de paix. Au moins, les inconvénients de notre caractère devaient-ils être combattus par les admirables restrictions que l’expérience de Napoléon y avait opposées. Ce système peut encore aller dans un pays dont l’action est circonscrite par la nature du sol, comme en Angleterre ; mais le droit d’aînesse, appliqué à la transmission de la terre, est toujours nécessaire, et quand ce droit est supprimé, le système représentatif devient une folie. L’Angleterre doit son existence à la loi quasi féodale qui attribue les terres et l’habitation de la famille aux aînés. La Russie est assise sur le droit féodal pur. Aussi ces deux nations sont-elles aujourd’hui dans une voie de progrès effrayant. L’Autriche n’a pu résister à nos invasions et recommencer la guerre contre Napoléon qu’en vertu de ce droit d’aînesse qui conserve agissantes les forces de la famille et maintient les grandes productions nécessaires à l’État. La maison de Bourbon, en se sentant couler au troisième rang en Europe par la faute de la France, a voulu se maintenir à sa place, et le pays l’a renversée au moment où elle sauvait le pays. Je ne sais où nous fera descendre le système actuel.

— Vienne la guerre, la France sera sans chevaux comme Napoléon en 1813, qui, réduit aux seules ressources de la France, n’a pu profiter des deux victoires de Lutzen et Bautzen, et s’est vu écraser à Leipsick, s’écria Grossetête. Si la paix se maintient, le mal ira croissant : dans vingt-cinq ans d’ici, les races bovine et chevaline auront diminué de moitié en France.

— Monsieur Grossetête a raison, dit Gérard. Aussi l’œuvre que vous voulez tenter ici, madame, reprit-il en s’adressant à Véronique, est-elle un service rendu au pays.

— Oui, dit le juge de paix, parce que madame n’a qu’un fils. Le hasard de cette succession se perpétuera-t-il ? Pendant un certain laps de temps, la grande et magnifique culture que vous établirez, espérons-le, n’appartenant qu’à un seul propriétaire, continuera de produire des bêtes à cornes et des chevaux. Mais malgré tout, un jour viendra où forêts et prairies seront ou partagées ou vendues par lots. De partages en partages, les six mille arpents de votre plaine auront mille ou douze cents propriétaires, et dès lors, plus de chevaux ni de haut bétail.

— Oh ! dans ce temps-là… dit le maire.

— Entendez-vous le : Qu’est-ce que cela me fait ? signalé par monsieur Clousier, s’écria monsieur Grossetête, le voilà pris sur le fait ! Mais, monsieur, reprit le banquier d’un ton grave en s’adressant au maire stupéfait, ce temps est venu ! Sur un rayon de dix lieues autour de Paris, la campagne, divisée à l’infini, peut à peine nourrir les vaches laitières. La commune d’Argenteuil compte trente-huit mille huit cent quatre-vingt-cinq parcelles de terrain dont plusieurs ne donnent pas quinze centimes de revenu. Sans les puissants engrais de Paris, qui permettent d’obtenir des fourrages de qualités supérieures, je ne sais comment les nourrisseurs pourraient se tirer d’affaire. Encore cette nourriture violente et le séjour des vaches à l’étable les fait-elle mourir de maladies inflammatoires. On use les vaches autour de Paris comme on y use les chevaux dans les rues. Des cultures plus productives que celle de l’herbe, les cultures maraîchères, le fruitage, les pépinières, la vigne y anéantissent les prairies. Encore quelques années, et le lait viendra en poste à Paris, comme y vient la marée. Ce qui se passe autour de Paris a lieu de même aux environs de toutes les grandes villes. Le mal de cette division excessive des propriétés s’étend autour de cent villes en France, et la dévorera quelque jour tout entière. À peine, selon Chaptal, comptait-on, en 1800, deux millions d’hectares en vignobles ; une statistique exacte vous en donnerait au moins dix aujourd’hui. Divisée à l’infini par le système de nos successions, la Normandie perdra la moitié de sa production chevaline et bovine ; mais elle aura le monopole du lait à Paris, car son climat s’oppose heureusement à la culture de la vigne. Aussi sera-ce un phénomène curieux que celui de l’élévation progressive du prix de la viande. En 1850, dans vingt ans d’ici, Paris, qui payait la viande sept et onze sous la livre en 1814, la paiera vingt sous, à moins qu’il ne survienne un homme de génie qui sache exécuter la pensée de Charles X.

— Vous avez mis le doigt sur la grande plaie de la France, reprit le juge de paix. La cause du mal gît dans le Titre des Successions du Code civil, qui ordonne le partage égal des biens. Là est le pilon dont le jeu perpétuel émiette le territoire, individualise les fortunes en leur ôtant une stabilité nécessaire, et qui, décomposant sans recomposer jamais, finira par tuer la France. La Révolution française a émis un virus destructif auquel les journées de Juillet viennent de communiquer une activité nouvelle. Ce principe morbifique est l’accession du paysan à la propriété. Si le Titre des Successions est le principe du mal, le paysan en est le moyen. Le paysan ne rend rien de ce qu’il a conquis. Une fois que cet Ordre a pris un morceau de terre dans sa gueule toujours béante, il le subdivise tant qu’il y a trois sillons. Encore alors ne s’arrête-t-il pas ! Il partage les trois sillons dans leur longueur, comme monsieur vient de vous le prouver par l’exemple de la commune d’Argenteuil. La valeur insensée que le paysan attache aux moindres parcelles, rend impossible la recomposition de la Propriété. D’abord la Procédure et le Droit sont annulés par cette division, la propriété devient un non-sens. Mais ce n’est rien que de voir expirer la puissance du Fisc et de la Loi sur des parcelles qui rendent impossibles ses dispositions les plus sages, il y a des maux encore plus grands. On a des propriétaires de quinze, de vingt-cinq centimes de revenu ! Monsieur, dit-il en indiquant Grossetête, vient de vous parler de la diminution des races bovine et chevaline, le système légal y est pour beaucoup. Le paysan propriétaire n’a que des vaches, il en tire sa nourriture, il vend les veaux, il vend même le beurre, il ne s’avise pas d’élever des bœufs, encore moins des chevaux ; mais comme il ne récolte jamais assez de fourrage pour soutenir une année de sécheresse, il envoie sa vache au marché quand il ne peut plus la nourrir. Si, par un hasard fatal, la récolte du foin manquait pendant deux années de suite, vous verriez à Paris, la troisième année, d’étranges changements dans le prix du bœuf, mais surtout dans celui du veau.

— Comment pourra-t-on faire alors les banquets patriotiques ! dit en souriant le médecin.

— Oh ! s’écria madame Graslin en regardant Roubaud, la politique ne peut donc se passer nulle part du petit journal, même ici ?

— La Bourgeoisie, reprit Clousier, remplit dans cette horrible tâche le rôle des pionniers en Amérique. Elle achète les grandes terres sur lesquelles le paysan ne peut rien entreprendre, elle se les partage ; puis, après les avoir mâchées, divisées, la licitation ou la vente en détail les livre plus tard au paysan. Tout se résume par des chiffres aujourd’hui. Je n’en sais pas de plus éloquents que ceux-ci : la France a quarante-neuf millions d’hectares qu’il serait convenable de réduire à quarante ; il faut en distraire les chemins, les routes, les dunes, les canaux et les terrains infertiles, incultes ou désertés par les capitaux, comme la plaine de Montégnac. Or, sur quarante millions d’hectares pour trente-deux millions d’habitants, il se trouve cent vingt-cinq millions de parcelles sur la cote générale des impositions foncières. J’ai négligé les fractions, Ainsi, nous sommes au delà de la Loi Agraire, et nous ne sommes au bout ni de la Misère, ni de la Discorde ! Ceux qui mettent le territoire en miettes et amoindrissent la Production auront des organes pour crier que la vraie justice sociale consisterait à ne donner à chacun que l’usufruit de sa terre. Ils diront que la propriété perpétuelle est un vol ! Les saint-simoniens ont commencé.

— Le magistrat a parlé, dit Grossetête, voici ce que le banquier ajoute à ces courageuses considérations. La propriété, rendue accessible au paysan et au petit bourgeois, cause à la France un tort immense que le gouvernement ne soupçonne même pas. On peut évaluer à trois millions de familles la masse des paysans, abstraction faite des indigents. Ces familles vivent de salaires. Le salaire se paie en argent au lieu de se payer en denrées…

— Encore une faute immense de nos lois, s’écria Clousier en interrompant. La faculté de payer en denrées pouvait être ordonnée en 1790 ; mais, aujourd’hui, porter une pareille loi, ce serait risquer une révolution.

— Ainsi le prolétaire attire à lui l’argent du pays. Or, reprit Grossetête, le paysan n’a pas d’autre passion, d’autre désir, d’autre vouloir, d’autre point de mire que de mourir propriétaire. Ce désir, comme l’a fort bien établi monsieur Clousier, est né de la Révolution ; il est le résultat de la vente des biens nationaux. Il faudrait n’avoir aucune idée de ce qui se passe au fond des campagnes, pour ne pas admettre comme un fait constant, que ces trois millions de familles enterrent annuellement cinquante francs, et soustraient ainsi cent cinquante millions au mouvement de l’argent. La science de l’Économie politique a mis à l’état d’axiome qu’un écu de cinq francs, qui passe dans cent mains pendant une journée, équivaut d’une manière absolue à cinq cents francs. Or, il est certain pour nous autres, vieux observateurs de l’état des campagnes, que le paysan choisit sa terre ; il la guette et l’attend, il ne place jamais ses capitaux. L’acquisition par les paysans doit donc se calculer par périodes de sept années. Les paysans laissent donc par sept années, inerte et sans mouvement, une somme de onze cents millions. Certes, la petite bourgeoisie en enterre bien autant, et se conduit de même à l’égard des propriétés auxquelles le paysan ne peut pas mordre. En quarante-deux ans, la France aura donc perdu, par chaque période de sept années, les intérêts d’au moins deux milliards, c’est-à-dire environ cent millions par sept ans, ou six cents millions en quarante-deux ans. Mais elle n’a pas perdu seulement six cents millions, elle a manqué à créer pour six cents millions de productions industrielles ou agricoles qui représentent une perte de douze cents millions ; car si le produit industriel n’était pas le double en valeur de son prix de revient en argent, le commerce n’existerait pas. Le prolétariat perd donc six cents millions de salaires ! Ces six cent millions de perte sèche, mais qui, pour un sévère économiste, représentent, par les bénéfices manquants de la circulation, une perte d’environ douze cents millions, expliquent l’état d’infériorité où se trouvent notre commerce, notre marine, et notre agriculture, à l’égard de celles de l’Angleterre. Malgré la différence qui existe entre les deux territoires, et qui est de plus des deux tiers en notre faveur, l’Angleterre pourrait remonter la cavalerie de deux armées françaises, et la viande y existe pour tout le monde. Mais aussi, dans ce pays, comme l’assiette de la propriété rend son acquisition presque impossible aux classes inférieures, tout écu devient commerçant et roule. Ainsi, outre la plaie du morcellement, celle de la diminution des races bovine, chevaline et ovine, le Titre des Successions nous vaut encore six cents millions d’intérêts perdus par l’enfouissement des capitaux du paysan et du bourgeois, douze cents millions de productions en moins, ou trois milliards de non-circulation par demi-siècle.

— L’effet moral est pire que l’effet matériel ! s’écria le curé. Nous fabriquons des propriétaires mendiants chez le peuple, des demi-savants chez les petits bourgeois, et le : Chacun chez soi, chacun pour soi, qui avait fait son effet dans les classes élevées en juillet de cette année, aura bientôt gangrené les classes moyennes. Un prolétariat déshabitué de sentiments, sans autre Dieu que l’Envie, sans autre fanatisme que le désespoir de la Faim, sans foi ni croyance, s’avancera et mettra le pied sur le cœur du pays. L’étranger, grandi sous la loi monarchique, nous trouvera sans roi avec la Royauté, sans lois avec la Légalité, sans propriétaires avec la Propriété, sans gouvernement avec l’Élection, sans force avec le Libre-Arbitre, sans bonheur avec l’Égalité. Espérons que, d’ici là, Dieu suscitera en France un homme providentiel, un de ces élus qui donnent aux nations un nouvel esprit, et que, soit Marius, soit Sylla, qu’il s’élève d’en bas ou vienne d’en haut, il refera la Société.

— On commencera par l’envoyer en Cour d’Assise ou en Police correctionnelle, répondit Gérard. Le jugement de Socrate et celui de Jésus-Christ seraient rendus contre eux en 1831 comme autrefois à Jérusalem et dans l’Attique. Aujourd’hui, comme autrefois, les Médiocrités jalouses laissent mourir de misère les penseurs, les grands médecins politiques qui ont étudié les plaies de la France, et qui s’opposent à l’esprit de leur siècle. S’ils résistent à la misère, nous les ridiculisons ou nous les traitons de rêveurs. En France, on se révolte dans l’Ordre Moral contre le grand homme d’avenir, comme on se révolte dans l’Ordre Politique contre le souverain.

— Autrefois les sophistes parlaient à un petit nombre d’hommes, aujourd’hui la presse périodique leur permet d’égarer toute une nation, s’écria le juge de paix ; et la presse qui plaide pour le bon sens n’a pas d’écho !

Le maire regardait monsieur Clousier dans un profond étonnement. Madame Graslin, heureuse de rencontrer dans un simple juge de paix un homme occupé de questions si graves, dit à monsieur Roubaud, son voisin : — Connaissiez-vous monsieur Clousier ?

— Je ne le connais que d’aujourd’hui. Madame, vous faites des miracles, lui répondit-il à l’oreille. Cependant voyez son front, quelle belle forme ! Ne ressemble-t-il pas au front classique ou traditionnel donné par les statuaires à Lycurgue et aux sages de la Grèce ? — Évidemment la Révolution de Juillet a un sens anti-politique, dit à haute voix et après avoir embrassé les calculs exposés par Grossetête cet ancien étudiant qui peut-être aurait fait une barricade.

— Ce sens est triple, dit Clousier. Vous avez compris le Droit et la Finance, mais voici pour le Gouvernement. Le pouvoir royal, affaibli par le dogme de la souveraineté nationale en vertu de laquelle vient de se faire l’élection du 9 août 1830, essayera de combattre ce principe rival, qui laisserait au peuple le droit de se donner une nouvelle dynastie chaque fois qu’il ne devinerait pas la pensée de son roi : et nous aurons une lutte intérieure qui certes arrêtera pendant longtemps encore les progrès de la France.

— Tous ces écueils ont été sagement évités par l’Angleterre, reprit Gérard ; j’y suis allé, j’admire cette ruche qui essaime sur l’univers et le civilise, chez qui la discussion est une comédie politique destinée à satisfaire le peuple et à cacher l’action du pouvoir, qui se meut librement dans sa haute sphère, et où l’élection n’est pas dans les mains de la stupide bourgeoisie comme elle l’est en France. Avec le morcellement de la propriété, l’Angleterre n’existerait plus déjà. La haute propriété, les lords y gouvernent le mécanisme social. Leur marine, au nez de l’Europe, s’empare de portions entières du globe pour y satisfaire les exigences de leur commerce et y jeter les malheureux et les mécontents. Au lieu de faire la guerre aux capacités, de les annuler, de les méconnaître, l’aristocratie anglaise les cherche, les récompense, et se les assimile constamment. Chez les Anglais, tout est prompt dans ce qui concerne l’action du gouvernement, dans le choix des hommes et des choses, tandis que chez nous tout est lent ; et ils sont lents et nous sommes impatients. Chez eux l’argent est hardi et affairé, chez nous il est effrayé et soupçonneux. Ce qu’a dit monsieur Grossetête des pertes industrielles que le paysan cause à la France, a sa preuve dans un tableau que je vais vous dessiner en deux mots. Le Capital anglais, par son continuel mouvement, a créé pour dix milliards de valeurs industrielles et d’actions portant rente, tandis que le Capital français, supérieur comme abondance, n’en a pas créé la dixième partie.

— C’est d’autant plus extraordinaire, dit Roubaud, qu’ils sont lymphatiques et que nous sommes généralement sanguins ou nerveux.

— Voilà, monsieur, dit Clousier, une grande question à étudier. Rechercher les Institutions propres à réprimer le tempérament d’un peuple. Certes, Cromwell fut un grand législateur. Lui seul a fait l’Angleterre actuelle, en inventant l’acte de navigation, qui a rendu les Anglais les ennemis de toutes les autres nations, qui leur a inoculé un féroce orgueil, leur point d’appui. Mais malgré leur citadelle de Malte, si la France et la Russie comprennent le rôle de la mer Noire et de la Méditerranée, un jour, la route d’Asie par l’Égypte ou par l’Euphrate, régularisée au moyen des nouvelles découvertes, tuera l’Angleterre, comme jadis la découverte du Cap de Bonne-Espérance a tué Venise.

— Et rien de Dieu ! s’écria le curé. Monsieur Clousier, monsieur Roubaud, sont indifférents en matière de religion. Et monsieur ? dit-il en interrogeant Gérard.

— Protestant, répondit Grossetête.

— Vous l’aviez deviné, s’écria Véronique en regardant le curé pendant qu’elle offrait sa main à Clousier pour monter chez elle.

Les préventions que donnait contre lui l’extérieur de monsieur Gérard s’étaient promptement dissipées, et les trois notables de Montégnac se félicitèrent d’une semblable acquisition.

— Malheureusement, dit monsieur Bonnet, il existe entre la Russie et les pays catholiques que baigne la Méditerranée, une cause d’antagonisme dans le schisme de peu d’importance qui sépare la religion grecque de la religion latine, un grand malheur pour l’avenir de l’humanité.

— Chacun prêche pour son saint, dit en souriant madame Graslin ; monsieur Grossetête pense à des milliards perdus, monsieur Clousier au Droit bouleversé, le médecin voit dans la Législation une question de tempéraments, monsieur le curé voit dans la Religion un obstacle à l’entente de la Russie et de la France…

— Ajoutez, madame, dit Gérard, que je vois dans l’enfouissement des capitaux du petit bourgeois et du paysan, l’ajournement de l’exécution des chemins de fer en France.

— Que voudriez-vous donc ? dit-elle.

— Oh ! les admirables Conseillers-d’État qui, sous l’Empereur, méditaient les lois, et ce Corps-Législatif, élu par les capacités du pays aussi bien que par les propriétaires, et dont le seul rôle était de s’opposer à des lois mauvaises ou à des guerres de caprice. Aujourd’hui, telle qu’elle est constituée, la Chambre des Députés arrivera, vous le verrez, à gouverner, ce qui constituera l’Anarchie légale.

— Mon Dieu ! s’écria le curé dans un accès de patriotisme sacré, comment se fait-il que des esprits aussi éclairés que ceux-ci, dit-il en montrant Clousier, Roubaud et Gérard, voient le mal, en indiquent le remède, et ne commencent pas par se l’appliquer à eux-mêmes ? Vous tous, qui représentez les classes attaquées, vous reconnaissez la nécessité de l’obéissance passive des masses dans l’État, comme à la guerre chez les soldats ; vous voulez l’unité du pouvoir, et vous désirez qu’il ne soit jamais mis en question. Ce que l’Angleterre a obtenu par le développement de l’orgueil et de l’intérêt humain, qui sont une croyance, ne peut s’obtenir ici que par les sentiments dus au catholicisme, et vous n’êtes pas catholiques ! Moi, prêtre, je quitte mon rôle, je raisonne avec des raisonneurs. Comment voulez-vous que les masses deviennent religieuses et obéissent, si elles voient l’irréligion et l’indiscipline au-dessus d’elles ? Les peuples unis par une foi quelconque auront toujours bon marché des peuples sans croyance. La loi de l’Intérêt général, qui engendre le Patriotisme, est immédiatement détruite par la loi de l’Intérêt particulier, qu’elle autorise, et qui engendre l’Égoïsme. Il n’y a de solide et de durable que ce qui est naturel, et la chose naturelle en politique est la Famille. La Famille doit être le point de départ de toutes les Institutions. Un effet universel démontre une cause universelle ; et ce que vous avez signalé de toutes parts vient du Principe social même, qui est sans force parce qu’il a pris le Libre Arbitre pour base, et que le Libre Arbitre est le père de l’Individualisme. Faire dépendre le bonheur de la sécurité, de l’intelligence, de la capacité de tous, n’est pas aussi sage que de faire dépendre le bonheur de la sécurité, de l’intelligence des institutions et de la capacité d’un seul. On trouve plus facilement la sagesse chez un homme que chez toute une nation. Les peuples ont un cœur et n’ont pas d’yeux, ils sentent et ne voient pas. Les gouvernements doivent voir et ne jamais se déterminer par les sentiments. Il y a donc une évidente contradiction entre les premiers mouvements des masses et l’action du pouvoir qui doit en déterminer la force et l’unité. Rencontrer un grand prince est un effet du hasard, pour parler votre langage ; mais se fier à une assemblée quelconque, fût-elle composée d’honnêtes gens, est une folie. La France est folle en ce moment ! Hélas ! vous en êtes convaincus aussi bien que moi. Si tous les hommes de bonne foi comme vous donnaient l’exemple autour d’eux, si toutes les mains intelligentes relevaient les autels de la grande république des âmes, de la seule Église qui ait mis l’Humanité dans sa voie, nous pourrions revoir en France les miracles qu’y firent nos pères.

— Que voulez-vous, monsieur le curé, dit Gérard, s’il faut vous parler comme au confessionnal, je regarde la Foi comme un mensonge qu’on se fait à soi-même, l’Espérance comme un mensonge qu’on se fait sur l’avenir, et votre Charité, comme une ruse d’enfant qui se tient sage pour avoir des confitures.

— On dort cependant bien, monsieur, dit madame Graslin, quand l’Espérance nous berce.

Cette parole arrêta Roubaud qui allait parler, et fut appuyée par un regard de Grossetête et du curé.

— Est-ce notre faute à nous, dit Clousier, si Jésus-Christ n’a pas eu le temps de formuler un gouvernement d’après sa morale, comme l’ont fait Moïse et Confucius, les deux plus grands législateurs humains ; car les Juifs et les Chinois existent, les uns malgré leur dispersion sur la terre entière, et les autres malgré leur isolement, en corps de nation.

— Ah ! vous me donnez bien de l’ouvrage, s’écria naïvement le curé, mais je triompherai, je vous convertirai tous !… Vous êtes plus près que vous ne le croyez de la Foi. C’est derrière le mensonge que se tapit la vérité, avancez d’un pas et retournez-vous !

Sur ce cri du curé, la conversation changea.

Le lendemain, avant de partir, monsieur Grossetête promit à Véronique de s’associer à ses plans, dès que leur réalisation serait jugée possible ; madame Graslin et Gérard accompagnèrent à cheval sa voiture, et ne le quittèrent qu’à la jonction de la route de Montégnac et de celle de Bordeaux à Lyon. L’ingénieur était si impatient de reconnaître le terrain et Véronique si curieuse de le lui montrer, qu’ils avaient tous deux projeté cette partie la veille. Après avoir fait leurs adieux au bon vieillard, ils se lancèrent dans la vaste plaine et côtoyèrent le pied de la chaîne des montagnes depuis la rampe qui menait au château jusqu’au pic de la Roche-Vive. L’ingénieur reconnut alors l’existence du banc continu signalé par Farrabesche, et qui formait comme une dernière assise de fondations sous les collines. Ainsi, en dirigeant les eaux de manière à ce qu’elles n’engorgeassent plus le canal indestructible que la Nature avait fait elle-même, et le débarrassant des terres qui l’avaient comblé, l’irrigation serait facilitée par cette longue gouttière, élevée d’environ dix pieds au-dessus de la plaine. La première opération et la seule décisive était d’évaluer la quantité d’eau qui s’écoulait par le Gabou, et de s’assurer si les flancs de cette vallée ne la laisseraient pas échapper.

Véronique donna un cheval à Farrabesche, qui devait accompagner l’ingénieur et lui faire part de ses moindres observations. Après quelques jours d’études, Gérard trouva la base des deux chaînes parallèles assez solide, quoique de composition différente pour retenir les eaux. Pendant le mois de janvier de l’année suivante, qui fut pluvieux, il évalua la quantité d’eau qui passait par le Gabou. Cette quantité, jointe à l’eau de trois sources qui pouvaient être conduites dans le torrent, produisait une masse suffisante à l’arrosement d’un territoire trois fois plus considérable que la plaine de Montégnac. Le barrage du Gabou, les travaux et les ouvrages nécessaires pour diriger les eaux par les trois vallons dans la plaine, ne devaient pas coûter plus de soixante mille francs, car l’ingénieur découvrit sur les communaux une masse calcaire qui fournirait de la chaux à bon marché, la forêt était proche, la pierre et le bois ne coûtaient rien et n’exigeaient point de transports. En attendant la saison pendant laquelle le Gabou serait à sec, seul temps propice à ces travaux, les approvisionnements nécessaires et les préparatifs pouvaient se faire de manière à ce que cette importante construction s’élevât rapidement. Mais la préparation de la plaine coûterait au moins, selon Gérard, deux cent mille francs, sans y comprendre ni l’ensemencement ni les plantations. La plaine devait être divisée en compartiments carrés de deux cent cinquante arpents chacun, où le terrain devait être non pas défriché, mais débarrassé de ses plus gros cailloux. Des terrassiers auraient à creuser un grand nombre de fossés et à les empierrer, afin de ne pas laisser se perdre l’eau, et la faire courir ou monter à volonté. Cette entreprise voulait les bras actifs et dévoués de travailleurs consciencieux. Le hasard donnait un terrain sans obstacles, une plaine unie ; les eaux, qui offraient dix pieds de chute, pouvaient être distribuées à souhait ; rien n’empêchait d’obtenir les plus beaux résultats agricoles en offrant aux yeux ces magnifiques tapis de verdure, l’orgueil et la fortune de la Lombardie. Gérard fit venir du pays où il avait exercé ses fonctions un vieux conducteur expérimenté, nommé Fresquin.

Madame Graslin écrivit donc à Grossetête de lui négocier un emprunt de deux cent cinquante mille francs, garanti par ses inscriptions de rentes, qui, abandonnées pendant six ans, suffiraient, d’après le calcul de Gérard, à payer les intérêts et le capital. Cet emprunt fut conclu dans le courant du mois de mars. Les projets de Gérard, aidé par Fresquin son conducteur, furent alors entièrement terminés, ainsi que les nivellements, les sondages, les observations et les devis. La nouvelle de cette vaste entreprise, répandue dans toute la contrée, avait stimulé la population pauvre. L’infatigable Farrabesche, Colorat, Clousier, le maire de Montégnac, Roubaud, tous ceux qui s’intéressaient au pays ou à madame Graslin choisirent des travailleurs ou signalèrent les indigents qui méritaient d’être occupés. Gérard acheta pour son compte et pour celui de monsieur Grossetête un millier d’arpents de l’autre côté de la route de Montégnac. Fresquin, le conducteur, prit aussi cinq cents arpents, et fit venir à Montégnac sa femme et ses enfants.

Dans les premiers jours du mois d’avril 1833, monsieur Grossetête vint voir les terrains achetés par Gérard, mais son voyage à Montégnac fut principalement déterminé par l’arrivée de Catherine Curieux que madame Graslin attendait, et venue de Paris par la diligence à Limoges. Il trouva madame Graslin prête à partir pour l’église. Monsieur Bonnet devait dire une messe pour appeler les bénédictions du ciel sur les travaux qui allaient s’ouvrir. Tous les travailleurs, les femmes, les enfants y assistaient.

— Voici votre protégée, dit le vieillard en présentant à Véronique une femme d’environ trente ans, souffrante et faible.

— Vous êtes Catherine Curieux ? lui dit madame Graslin.

— Oui, madame.

Véronique regarda Catherine pendant un moment. Assez grande, bien faite et blanche, cette fille avait des traits d’une excessive douceur et que ne démentait pas la belle nuance grise de ses yeux. Le tour du visage, la coupe du front offraient une noblesse à la fois auguste et simple qui se rencontre parfois dans la campagne chez les très-jeunes filles, espèce de fleur de beauté que les travaux des champs, les soins continus du ménage, le hâle, le manque de soins enlèvent avec une effrayante rapidité. Son attitude annonçait cette aisance dans les mouvements qui caractérise les filles de la campagne, et à laquelle les habitudes involontairement prises à Paris avaient encore donné de la grâce. Restée dans la Corrèze, certes Catherine eût été déjà ridée, flétrie, ses couleurs autrefois vives seraient devenues fortes ; mais Paris, en la pâlissant, lui avait conservé sa beauté ; la maladie, les fatigues, les chagrins l’avaient douée des dons mystérieux de la mélancolie, de cette pensée intime qui manque aux pauvres campagnards habitués à une vie presque animale. Sa toilette, pleine de ce goût parisien que toutes les femmes, même les moins coquettes, contractent si promptement, la distinguait encore des paysannes. Dans l’ignorance où elle était de son sort, et incapable de juger madame Graslin, elle se montrait assez honteuse.

— Aimez-vous toujours Farrabesche ? lui demanda Véronique, que Grossetête avait laissée seule un instant.

— Oui, madame, répondit-elle en rougissant.

— Pourquoi, si vous lui avez envoyé mille francs pendant le temps qu’a duré sa peine, n’êtes-vous pas venue le retrouver à sa sortie ? Y a-t-il chez vous une répugnance pour lui ? parlez-moi comme à votre mère. Aviez-vous peur qu’il ne se fût tout à fait vicié, qu’il ne voulût plus de vous ?

— Non, madame ; mais je ne savais ni lire ni écrire, je servais une vieille dame très-exigeante, elle est tombée malade, on la veillait, j’ai dû la garder. Tout en calculant que le moment de la libération de Jacques approchait, je ne pouvais quitter Paris qu’après la mort de cette dame, qui ne m’a rien laissé, malgré mon dévouement à ses intérêts et à sa personne. Avant de revenir, j’ai voulu me guérir d’une maladie causée par les veilles et par le mal que je me suis donné. Après avoir mangé mes économies, j’ai dû me résoudre à entrer à l’hôpital Saint-Louis, d’où je sors guérie.

— Bien, mon enfant, dit madame Graslin émue de cette explication si simple. Mais dites-moi maintenant pourquoi vous avez abandonné vos parents brusquement, pourquoi vous avez laissé votre enfant, pourquoi vous n’avez pas donné de vos nouvelles, ou fait écrire…

Pour toute réponse, Catherine pleura.

— Madame, dit-elle rassurée par un serrement de main de Véronique, je ne sais si j’ai eu tort, mais il a été au-dessus de mes forces de rester dans le pays. Je n’ai pas douté de moi, mais des autres, j’ai eu peur des bavardages, des caquets. Tant que Jacques courait ici des dangers, je lui étais nécessaire, mais lui parti, je me suis sentie sans force : être fille avec un enfant, et pas de mari ! La plus mauvaise créature aurait valu mieux que moi. Je ne sais pas ce que je serais devenue si j’avais entendu dire le moindre mot sur Benjamin ou sur son père. Je me serais fait périr moi-même, je serais devenue folle. Mon père ou ma mère, dans un moment de colère, pouvaient me faire un reproche. Je suis trop vive pour supporter une querelle ou une injure, moi qui suis douce ! J’ai été bien punie puisque je n’ai pu voir mon enfant, moi qui n’ai pas été un seul jour sans penser à lui ! J’ai voulu être oubliée, et, je l’ai été. Personne n’a pensé à moi. On m’a crue morte, et cependant j’ai bien des fois voulu tout quitter pour venir passer un jour ici, voir mon petit.

— Votre petit, tenez, mon enfant, voyez-le !

Catherine aperçut Benjamin et fut prise comme d’un frisson de fièvre.

— Benjamin, dit madame Graslin, viens embrasser ta mère.

— Ma mère ? s’écria Benjamin surpris. Il sauta au cou de Catherine, qui le serra sur elle avec une force sauvage. Mais l’enfant lui échappa et se sauva en criant : — Je vais le quérir.

Madame Graslin, obligée d’asseoir Catherine qui défaillait, aperçut alors monsieur Bonnet, et ne put s’empêcher de rougir en recevant de son confesseur un regard perçant qui lisait dans son cœur.

— J’espère, monsieur le curé, lui dit-elle en tremblant, que vous ferez promptement le mariage de Catherine et de Farrabesche. Ne reconnaissez-vous pas monsieur Bonnet, mon enfant ? il vous dira que Farrabesche, depuis son retour, s’est conduit en honnête homme, il a l’estime de tout le pays, et s’il est au monde un endroit où vous puissiez vivre heureux et considérés, c’est à Montégnac. Vous y ferez, Dieu aidant, votre fortune, car vous serez mes fermiers. Farrabesche est redevenu citoyen.

— Tout cela est vrai, mon enfant, dit le curé.

En ce moment, Farrabesche arriva traîné par son fils ; il resta pâle et sans parole en présence de Catherine et de madame Graslin. Il devinait combien la bienfaisance de l’une avait été active et tout ce que l’autre avait dû souffrir pour n’être pas venue. Véronique emmena le curé, qui, de son côté, voulait l’emmener. Dès qu’ils se trouvèrent assez loin pour n’être pas entendus, monsieur Bonnet regarda fixement sa pénitente et la vit rougissant, elle baissa les yeux comme une coupable.

— Vous dégradez le bien, lui dit-il sévèrement.

— Et comment ? répondit-elle en relevant la tête.

— Faire le bien, reprit monsieur Bonnet, est une passion aussi supérieure à l’amour, que l’humanité, madame, est supérieure à la créature. Or, tout ceci ne s’accomplit pas par la seule force et avec la naïveté de la vertu. Vous retombez de toute la grandeur de l’humanité au culte d’une seule créature ! Votre bienfaisance envers Farrabesche et Catherine comporte des souvenirs et des arrière-pensées qui en ôtent le mérite aux yeux de Dieu. Arrachez vous-même de votre cœur les restes du javelot qu’y a planté l’esprit du Mal. Ne dépouillez pas ainsi vos actions de leur valeur. Arriverez-vous donc enfin à cette sainte ignorance du bien que vous faites, et qui est la grâce suprême des actions humaines ?

Madame Graslin s’était retournée afin d’essuyer ses yeux, dont les larmes disaient au curé que sa parole attaquait quelque endroit saignant du cœur où son doigt fouillait une plaie mal fermée. Farrabesche, Catherine et Benjamin vinrent pour remercier leur bienfaitrice ; mais elle leur fit signe de s’éloigner, et de la laisser avec monsieur Bonnet.

— Voyez comme je les chagrine, lui dit-elle en les lui montrant attristés, et le curé, dont l’âme était tendre, leur fit alors signe de revenir. — Soyez, leur dit-elle, complétement heureux ; voici l’ordonnance qui vous rend tous vos droits de citoyen et vous exempte des formalités qui vous humiliaient, ajouta-t-elle en tendant à Farrabesche un papier qu’elle gardait à sa main.

Farrabesche baisa respectueusement la main de Véronique et la regarda d’un œil à la fois tendre et soumis, calme et dévoué que rien ne devait altérer, comme celui du chien fidèle pour son maître.

— Si Jacques a souffert, madame, dit Catherine, dont les beaux yeux souriaient, j’espère pouvoir lui rendre autant de bonheur qu’il a eu de peine ; car, quoi qu’il ait fait, il n’est pas méchant.

Madame Graslin détourna la tête, elle paraissait brisée par l’aspect de cette famille alors heureuse, et monsieur Bonnet la quitta pour aller à l’église, où elle se traîna sur le bras de monsieur Grossetête.

Après le déjeuner, tous allèrent assister à l’ouverture des travaux, que vinrent voir aussi tous les vieux de Montégnac. De la rampe sur laquelle montait l’avenue du château, monsieur Grossetête et monsieur Bonnet, entre lesquels était Véronique, purent apercevoir la disposition des quatre premiers chemins que l’on ouvrit, et qui servirent de dépôt aux pierres ramassées. Cinq terrassiers rejetaient les bonnes terres au bord des champs, en déblayant un espace de dix-huit pieds, la largeur de chaque chemin. De chaque côté, quatre hommes, occupés à creuser le fossé, en mettaient aussi la bonne terre sur le champ en forme de berge. Derrière eux, à mesure que cette berge avançait, deux hommes y pratiquaient des trous et y plantaient des arbres. Dans chaque pièce, trente indigents valides, vingt femmes et quarante filles ou enfants, en tout quatre-vingt-dix personnes, ramassaient les pierres que des ouvriers métraient le long des berges afin de constater la quantité produite par chaque groupe. Ainsi tous les travaux marchaient de front et allaient rapidement, avec des ouvriers choisis et pleins d’ardeur. Grossetête promit à madame Graslin de lui envoyer des arbres et d’en demander pour elle à ses amis. Évidemment, les pépinières du château ne suffiraient pas à de si nombreuses plantations. Vers la fin de la journée qui devait se terminer par un grand dîner au château, Farrabesche pria madame Graslin de lui accorder un moment d’audience.

— Madame, lui dit-il en se présentant avec Catherine, vous avez eu la bonté de me promettre la ferme du château. En m’accordant une pareille faveur, votre intention est de me donner une occasion de fortune ; mais Catherine a sur notre avenir des idées que je viens vous soumettre. Si je fais fortune, il y aura des jaloux, un mot est bientôt dit, je puis avoir des désagréments, je les craindrais, et d’ailleurs Catherine serait toujours inquiète ; enfin le voisinage du monde ne nous convient pas. Je viens donc vous demander simplement de nous donner à ferme les terres situées au débouché du Gabou sur les communaux, avec une petite partie de bois au revers de la Roche-Vive. Vous aurez là, vers juillet, beaucoup d’ouvriers, il sera donc alors facile de bâtir une ferme dans une situation favorable, sur une éminence. Nous y serons heureux. Je ferai venir Guépin. Mon pauvre libéré travaillera comme un cheval, je le marierai peut-être. Mon garçon n’est pas un fainéant, personne ne viendra nous regarder dans le blanc des yeux, nous coloniserons ce coin de terre, et je mettrai mon ambition à vous y faire une fameuse ferme. D’ailleurs, j’ai à vous proposer pour fermier de votre grande ferme un cousin de Catherine qui a de la fortune, et qui sera plus capable que moi de conduire une machine aussi considérable que cette ferme-là. S’il plaît à Dieu que votre entreprise réussisse, vous aurez dans cinq ans d’ici entre cinq à six mille bêtes à cornes ou chevaux sur la plaine qu’on défriche, et il faudra certes une forte tête pour s’y reconnaître.

Madame Graslin accorda la demande de Farrabesche en rendant justice au bon sens qui la lui dictait.

Depuis l’ouverture des travaux de la plaine, la vie de madame Graslin prit la régularité d’une vie de campagne. Le matin, elle allait entendre la messe, elle prenait soin de son fils, qu’elle idolâtrait, et venait voir ses travailleurs. Après son dîner, elle recevait ses amis de Montégnac dans son petit salon, situé au premier étage du pavillon de l’horloge. Elle apprit à Roubaud, à Clousier et au curé le whist, que savait Gérard. Après la partie, vers neuf heures, chacun rentrait chez soi. Cette vie douce eut pour seuls événements le succès de chaque partie de la grande entreprise. Au mois de juin, le torrent du Gabou étant à sec, monsieur Gérard s’installa dans la maison du garde. Farrabesche avait déjà fait bâtir sa ferme du Gabou. Cinquante maçons, revenus de Paris, réunirent les deux montagnes par une muraille de vingt pieds d’épaisseur, fondée à douze pieds de profondeur sur un massif en béton. La muraille, d’environ soixante pieds d’élévation, allait en diminuant, elle n’avait plus que dix pieds à son couronnement. Gérard y adossa, du côté de la vallée, un talus en béton, de douze pieds à sa base. Du côté des communaux, un talus semblable recouvert de quelques pieds de terre végétale appuya ce formidable ouvrage, que les eaux ne pouvaient renverser. L’ingénieur ménagea, en cas de pluies trop abondantes, un déversoir à une hauteur convenable. La maçonnerie fut poussée dans chaque montagne jusqu’au tuf ou jusqu’au granit, afin que l’eau ne trouvât aucune issue par les côtés. Ce barrage fut terminé vers le milieu du mois d’août. En même temps, Gérard prépara trois canaux dans les trois principaux vallons, et aucun de ces ouvrages n’atteignit au chiffre de ses devis. Ainsi la ferme du château put être achevée. Les travaux d’irrigation dans la plaine conduits par Fresquin correspondaient au canal tracé par la nature au bas de la chaîne des montagnes du côté de la plaine, et d’où partirent les rigoles d’arrosement. Des vannes furent adaptées aux fossés que l’abondance des cailloux avait permis d’empierrer, afin de tenir dans la plaine les eaux à des niveaux convenables.

Tous les dimanches après la messe, Véronique, l’ingénieur, le curé, le médecin, le maire descendaient par le parc et allaient y voir le mouvement des eaux. L’hiver de 1833 à 1834 fut très-pluvieux. L’eau des trois sources qui avaient été dirigées vers le torrent et l’eau des pluies convertirent la vallée du Gabou en trois étangs, étagés avec prévoyance afin de créer une réserve pour les grandes sécheresses. Aux endroits où la vallée s’élargissait, Gérard avait profité de quelques monticules pour en faire des îles qui furent plantées en arbres variés. Cette vaste opération changea complétement le paysage ; mais il fallait cinq ou six années pour qu’il eût sa vraie physionomie. « — Le pays était tout nu, disait Farrabesche, et Madame vient de l’habiller. »

Depuis ces grands changements, Véronique fut appelée madame dans toute la contrée. Quand les pluies cessèrent, au mois de juin 1834, on essaya les irrigations dans la partie de prairies ensemencées, dont la jeune verdure ainsi nourrie offrit les qualités supérieures des marciti de l’Italie et des prairies suisses. Le système d’arrosement, modelé sur celui des fermes de la Lombardie, mouillait également le terrain, dont la surface était unie comme un tapis. Le nitre des neiges, en dissolution dans ces eaux, contribua sans doute beaucoup à la qualité de l’herbe. L’ingénieur espéra trouver dans les produits quelque analogie avec ceux de la Suisse, pour qui cette substance est, comme on le sait, une source intarissable de richesses. Les plantations sur les bords des chemins, suffisamment humectées par l’eau qu’on laissa dans les fossés, firent de rapides progrès. Aussi, en 1838, cinq ans après l’entreprise de madame Graslin à Montégnac, la plaine inculte, jugée infertile par vingt générations, était-elle verte, productive et entièrement plantée. Gérard y avait bâti cinq fermes de mille arpents chacune, sans compter le grand établissement du château. La ferme de Gérard, celle de Grossetête et celle de Fresquin, qui recevaient le trop-plein des eaux des domaines de madame Graslin, furent élevées sur le même plan et régies par les mêmes méthodes. Gérard se construisit un charmant pavillon dans sa propriété. Quand tout fut terminé, les habitants de Montégnac, sur la proposition du maire enchanté de donner sa démission, nommèrent Gérard maire de la commune.

En 1840, le départ du premier troupeau de bœufs envoyés par Montégnac sur les marchés de Paris, fut l’objet d’une fête champêtre. Les fermes de la plaine élevaient de gros bétail et des chevaux, car on avait généralement trouvé, par le nettoyage du terrain, sept pouces de terre végétale que la dépouille annuelle des arbres, les engrais apportés par le pacage des bestiaux, et surtout l’eau de neige contenue dans le bassin du Gabou, devaient enrichir constamment. Cette année, madame Graslin jugea nécessaire de donner un précepteur à son fils, qui avait onze ans : elle ne voulait pas s’en séparer, et voulait néanmoins en faire un homme instruit. Monsieur Bonnet écrivit au séminaire. Madame Graslin, de son côté, dit quelques mots de son désir et de ses embarras à monseigneur Dutheil, nommé récemment archevêque. Ce fut une grande et sérieuse affaire que le choix d’un homme qui devait vivre pendant au moins neuf ans au château. Gérard s’était déjà offert à montrer les mathématiques à son ami Francis ; mais il était impossible de remplacer un précepteur, et ce choix à faire épouvantait d’autant plus madame Graslin, qu’elle sentait chanceler sa santé. Plus les prospérités de son cher Montégnac croissaient, plus elle redoublait les austérités secrètes de sa vie. Monseigneur Dutheil, avec qui elle correspondait toujours, lui trouva l’homme qu’elle souhaitait. Il envoya de son diocèse un jeune professeur de vingt-cinq ans, nommé Ruffin, un esprit qui avait pour vocation l’enseignement particulier ; ses connaissances étaient vastes ; il avait une âme d’une excessive sensibilité qui n’excluait pas la sévérité nécessaire à qui veut conduire un enfant ; chez lui, la piété ne nuisait en rien à la science ; enfin il était patient et d’un extérieur agréable. « C’est un vrai cadeau que je vous fais, ma chère fille, écrivit le prélat ; ce jeune homme est digne de faire l’éducation d’un prince ; aussi compté-je que vous saurez lui assurer un sort, car il sera le père spirituel de votre fils. »

Monsieur Ruffin plut si fort aux fidèles amis de madame Graslin, que son arrivée ne dérangea rien aux différentes intimités qui se groupaient autour de cette idole dont les heures et les moments étaient pris par chacun avec une sorte de jalousie.

L’année 1843 vit la prospérité de Montégnac s’accroître au delà de toutes les espérances. La ferme du Gabou rivalisait avec les fermes de la plaine, et celle du château donnait l’exemple de toutes les améliorations. Les cinq autres fermes, dont le loyer progressif devait atteindre la somme de trente mille francs pour chacune à la douzième année du bail, donnaient alors en tout soixante mille francs de revenu. Les fermiers, qui commençaient à recueillir le fruit de leurs sacrifices et de ceux de madame Graslin, pouvaient alors amender les prairies de la plaine, où venaient des herbes de première qualité qui ne craignaient jamais la sécheresse. La ferme du Gabou paya joyeusement un premier fermage de quatre mille francs. Pendant cette année, un homme de Montégnac établit une diligence allant du chef-lieu d’arrondissement à Limoges, et qui partait tous les jours et de Limoges, et du chef-lieu. Le neveu de monsieur Clousier vendit son greffe et obtint la création d’une étude de notaire en sa faveur. L’administration nomma Fresquin percepteur du canton. Le nouveau notaire se bâtit une jolie maison dans le Haut-Montégnac, planta des mûriers dans les terrains qui en dépendaient, et fut l’adjoint de Gérard. L’ingénieur, enhardi par tant de succès, conçut un projet de nature à rendre colossale la fortune de madame Graslin, qui rentra cette année dans la possession des rentes engagées pour solder son emprunt. Il voulait canaliser la petite rivière, en y jetant les eaux surabondantes du Gabou. Ce canal, qui devait aller gagner la Vienne, permettrait d’exploiter les vingt mille arpents de l’immense forêt de Montégnac, admirablement entretenue par Colorat, et qui, faute de moyens de transport, ne donnait aucun revenu. On pouvait couper mille arpents par année en aménageant à vingt ans, et diriger ainsi sur Limoges de précieux bois de construction. Tel était le projet de Graslin, qui jadis avait peu écouté les plans du curé relativement à la plaine, et s’était beaucoup plus préoccupé de la canalisation de la petite rivière.