Le Décaméron du salon de peinture pour 1881/Prologue

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Libr. des Bibliophiles (p. 5-10).


PROLOGUE




L es critiques seraient les plus heureux mortels de ce bas monde s’ils n’avaient, comme les parrains, que des dragées à semer sur leur route. À mon très grand regret, il n’en va pas toujours ainsi, et j’ai grand’peur que le devoir professionnel ne m’entraîne à bénir quelquefois nos artistes avec un goupillon taillé en férule. C’est pourquoi je veux me donner aujourd’hui un plaisir sans mélange, en confondant, si vous le permettez, dans une louange générale tous ceux qui ont pris part à cette exposition.

C’est la première fois, dans notre histoire, que les artistes sont invités à conduire leurs affaires eux-mêmes, en vertu d’une sorte d’Édit de Nantes qui leur permet de créer un État dans l’État.

L’honneur de cette révolution pacifique revient légitimement à deux hommes qui ont fait preuve du détachement le plus méritoire en abdiquant une notable part de leurs droits.

L’ancien régime, le seul que nous ayons connu, était devenu à peu près intolérable. Sous l’autorité nominale du ministre de l’instruction publique et des beaux-arts, à la barbe d’un sous-secrétaire d’État très compétent, très bienveillant, libéral entre tous les députés de la gauche républicaine, une espèce de coterie irresponsable organisait les expositions, admettait ou repoussait les ouvrages, distribuait la place et la lumière et disposait des récompenses. Il ne restait qu’un dernier pas à faire pour qu’une demi-douzaine de particuliers, étroitement unis entre eux, prissent la place du ministre à l’heure des décorations et au quart d’heure de Rabelais, c’est-à-dire des acquisitions et des commandes. L’introduction du suffrage universel, qui vaut son pesant d’or en démocratie, dans un monde essentiellement aristocratique menaçait d’abaisser au dernier degré le niveau de l’art et de transformer les salons en halles aux légumes et en marchés à la volaille. Un jury élu, où les représentants de l’administration, minorité écrasée d’avance, ne protestait que pour la forme, se donnait le malin plaisir d’admettre les ouvrages les plus nuls et les plus scandaleux. On a vu l’an dernier une véritable inondation de tableaux reçus intrépidement par des juges qui n’avaient rien à craindre de l’opinion publique et qui ne savaient rien refuser à leurs électeurs.

Il s’éleva une protestation énergique, un cri violent dans le monde des connaisseurs, et même, laissez-moi le dire, une révolte patriotique ; car nos expositions annuelles, jalousées par Londres, Rome et Berlin, ne sont pas rien dans notre gloire.

M. Jules Ferry et son digne collaborateur, M. Turquet, jugèrent qu’il était temps d’aviser ; ils réunirent le conseil supérieur des beaux-arts. J’ai l’honneur d’en faire partie, et quoique nos débats n’aient rien à craindre du grand jour, je ne crois ni nécessaire ni opportun de les résumer ici. La seule chose à rappeler, c’est qu’il y eut longtemps deux doctrines en présence. Au sein de cette assemblée qui comptait une centaine d’hommes choisis dans l’élite des professions libérales, les uns étaient d’avis que le gouvernement reprît la haute main sur les expositions annuelles ; les autres lui conseillaient de se désintéresser de tout, de tenter une expérience radicale et de confier aux artistes l’absolue direction de leurs affaires.

C’est le dernier système qui prévalut. On réserva seulement au profit de la puissance publique l’honneur d’organiser tous les quatre ans une exposition de choix dont il serait l’organisateur et le patron responsable. En attendant cette seconde expérience, dont vous serez les juges en 1882, le Ministère de l’instruction publique et des beaux-arts attesta non seulement sa bonne foi et sa bonne volonté, mais encore sa bonne humeur par une vraie débauche de sacrifices. Il livra à la Société des artistes les salles du palais de l’Industrie ; il lui prêta le personnel si intelligent et si honorable de ses gardiens ; il donna une subvention, il céda même le droit quasi régalien de frapper médaille.

Et voyez comme le bien jaillit naturellement du bien : ces artistes qu’on émancipait sans préparation, presque sans avis préalable, se sont élevés en un jour au niveau de leurs droits et de leurs devoirs. Autant on les avait vus, l’an dernier, enclins à mettre l’administration dans l’embarras, autant ils ont montré de bonne grâce à limiter leurs choix et à faire bonne police. En 1880, ils trouvaient très spirituel de recevoir 5 000 tableaux, sans savoir où M. Turquet et ses excellents employés pourraient les pendre, peut-être même heureux d’assister au débordement ridicule d’un flot de toile peinte qui menaçait l’Arc de l’Étoile après avoir rempli les galeries latérales. C’est que l’administration, impuissante et désarmée, mais visible, était responsable de tout. Aujourd’hui qu’ils sont responsables, ils sont sages, ils sont justes, ils sont exemplaires ; ils font comme un jeune homme de ma connaissance, qui courait le guilledou à vingt-cinq ans et dévorait à bouche que veux-tu le fruit du travail de son père, et qui devint en un seul jour de deuil le plus rangé, le plus sage et le plus économe des négociants de Paris.

Voilà pourquoi je suis heureux de réunir aujourd’hui dans un sincère éloge le ministre des beaux-arts, le sous-secrétaire d’État et leurs sujets émancipés, mais d’autant plus rangés, messieurs les artistes français.