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Le Décameron : contes choisis/Préface

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Le Décaméron (Contes choisis)
Traduction par Antoine-Jean Le Maçon François Franzoni.
Texte établi par Mario Schiff, préfacier, Librairie Payot (p. 7-16).

PRÉFACE

Boccace a usé une partie de sa vie à vouloir plaire et l’autre à recueillir les enseignements du passé. Laissant à Dante la force et la grandeur, à Pétrarque le savoir et la vanité, il a choisi la grâce et la bonhomie fine. Ni violent, ni susceptible, il est aimable. Depuis six siècles le souvenir des hommes éclaire son image d’un sourire bienveillant. Boccace était modeste ; il bornait son ambition à bien aimer et à bien servir les dames et les hommes aussi. Il a eu la passion de l’amour, le culte de l’amitié, un sens profond de l’admiration et l’habitude de la reconnaissance. Conscient de ses faiblesses, il n’a voulu être qu’un pauvre homme de bonne volonté. Du poète, il se fait une idée si haute, qu’il se récrie quand ses amis veulent lui donner ce titre, tant la distance lui semble grande entre ce qu’il a rêvé et ce qu’il a conçu. Sa constante activité ne l’a pas enrichi ; il était trop généreux pour cela. Pour rapprocher ceux qu’il estimait, pour leur faire partager ses enthousiasmes, aucun effort ne lui coûtait. Il a mis tous ses soins à débarrasser la gloire de Pétrarque, son ami, des ternissures de l’envie littéraire. Il a copié de sa main la Divine comédie pour ce toscan de génie qui s’entêtait à ne lire que du latin. Répandre les livres où son esprit s’était enrichi, semblait à Boccace un devoir et jamais humaniste n’a copié avec plus d’amour les œuvres de ses auteurs.

Le conteur du Décaméron mêle sans cesse ses souvenirs à ses fictions. Tout le long de ses romans et de ses nouvelles, il égrène un chapelet de confessions voilées qui donnent du mal aux exégètes. Né à Paris, en 1313, d’un père toscan et d’une fée française — parisienne sans doute — dont nous ne savons rien, Boccace fut de bonne heure poète et trouveur. Peu doué pour les affaires, où on voulait l’obliger, encore moins pour le droit canon auquel il ne pouvait mordre, il n’avait de goût vif que pour l’amour, les belles-lettres et les livres. Épris d’indépendance, il n’a pas su s’établir dans les bonnes grâces d’un protecteur, aussi son existence n’a-t-elle jamais été tout à fait libre de soucis matériels ; il est vrai qu’il se gouvernait mal. À Naples, il fut aimé par la fille du roi, qu’il célébra dans son œuvre sous le nom de Fiammetta. Cette aventure laissa dans sa vie une nostalgie qui explique tout à la fois sa dévotion à l’amour et sa rancune envers les femmes. D’ailleurs, la misogynie et l’anticléricalisme étaient de son siècle. Si Boccace en veut au clergé de ses mœurs relâchées, il reproche d’autre part aux mystiques d’attrister le présent par leurs austérités ; mais il n’y a pas dans son cas d’irréligion, de libre pensée ni de paganisme impénitents. Ses scrupules et ses craintes l’ont bien prouvé lorsqu’un chartreux, qui mourut en odeur de sainteté, lui eut fait dire qu’il se damnait et qu’il devait sans tarder employer à l’honneur de Dieu les dons qu’il en avait reçus. Demander à Boccace de renoncer aux œuvres de l’antiquité qu’il avait contribué à répandre et aux nouvelles lettres profanes était trop exiger. Cependant il paraît certain que ce vœu d’un visionnaire mourant contribua à le détourner des histoires amoureuses et de la langue vulgaire. Ces histoires d’amour, il les avait racontées, comme ses nouvelles, avant de les écrire. En dépit de tout le travail littéraire dont il les a chargées par la suite, il leur reste quelque chose de la façon vivante et spontanée que Boccace avait d’en essayer l’effet sur ses contemporains. Et il le sait bien. Il a eu confiance en son parler. Il a compris les destinées de la prose italienne qu’il aidait à créer. Plus près du peuple que Dante et que Pétrarque, Boccace a deviné qu’il pouvait sans crainte lui confier son Décaméron.

Préoccupé de réparer les injustices, de redresser les torts, il pensait plus aux autres qu’à lui-même. Mais, comme il avait l’esprit pratique et qu’il était fils de marchand, il ne tombait pas dans le donquichottisme. Il n’a cessé de plaider à Florence la cause de Dante. Il a réveillé, pour l’exilé mort, l’admiration et le respect. C’est lui que les capitaines d’Or San Michele chargèrent de remettre à Béatrice Alighieri, religieuse du monastère de Saint-Etienne, à Ravenne, dix florins. En offrant à la fille de Dante ce don expiatoire et symbolique, Boccace l’interrogea, tout pénétré de dévotion, et puisa dans ses souvenirs des émotions précieuses. Pour sauver l’honneur de sa ville d’adoption, le conteur de Certaldo a écrit une vie de Dante toute vibrante de haute admiration et ses dernières forces ont été consacrées à commenter les premiers chants de l’ Enfer dans une église de Florence. Quand Hugues IV, roi de Chypre et de Jérusalem, demanda à Boccace une sorte d’encyclopédie mythologique pour aider à la compréhension des auteurs classiques, le premier mouvement de celui-ci fut d’indiquer Pétrarque comme plus capable que lui de mener à bien un ouvrage de cette nature. L’insistance de son royal client, l’obligea de se résigner et il composa le De genealogiis Deorum genlilium, comme il fit, pour résoudre les doutes géographiques des humanistes, le Demontibus, sylvis, fontibus, etc.

C’est à l’instigation de Boccace aussi que la seigneurie de Florence décida de rendre à Pétrarque, fils de proscrit, son patrimoine confisqué et de l’engager à venir diriger l’école de cette ville. L’auteur du Décaméron fut chargé de transmettre au savant latiniste les vœux des Florentins. Rendre visite à Pétrarque était pour Boccace une des plus vives joies de sa vie. Il eut plusieurs fois cet honneur et, à chaque visite, il sentait davantage le prix d’une amitié si rare. C’est sur le conseil du poète des Triomphes que Boccace se rendit à Venise pour engager l’helléniste Léonce Pilate à s’établir à Florence comme professeur de grec. Et durant son séjour en Toscane, Pilate expliqua et traduisit Homère.

Après avoir entrepris de nombreux voyages au service de la chose publique ou pour l’amour des belles-lettres, Boccace se retira à Certaldo dans sa maison tranquille et pleine de livres. C’est là qu’il attendit la mort. Il eut le regret de survivre à Pétrarque qui, pour lui donner un dernier témoignage d’estime, l’avait couché sur son testament. L’auteur du Décaméron fut longtemps malade ; avant de le frapper, la mort le soumit aux plus dures épreuves. Sa lettre à François de Brossano, gendre de Pétrarque, auquel il exprime le deuil dont l’emplit le décès de son grand ami, nous fait saisir de poignante façon ce qu’ont dû être les derniers jours de cet homme d’une si exceptionnelle et si touchante simplicité. Il trépassa le 21 décembre 1375.

Le Décaméron a eu, dès son apparition, un succès considérable. Il a tout de suite trouvé des partisans et des censeurs. Et l’auteur lui-même semble avoir été successivement l’ami et l’ennemi de son livre. Le choc des opinions autour de ses récits a maintenu en éveil, durant des siècles, la curiosité

des lecteurs. Ceux-là même qui blâmaient l’intonation frivole de l’ouvrage n’ont pas voulu se priver de ce moyen puissant d’atteindre la foule et, remaniant le Décaméron, ils l’ont moralisé à la façon d’un recueil d’exemples. Mais ils avaient beau faire, ce livre restait avant tout œuvre d’art : par le style, à la fois savant et naïf, tout imprégné de saveur populaire ; par le sentiment des réalités qui l’anime ; par la poésie délicate dont il est plein et qui jaillit au détour d’une phrase, au tournant d’une histoire. L’invention, chez Boccace, est surtout verbale ; il excelle à dire et à voir. Ses motifs, il les emprunte à tous les passés et au présent aussi. Attaché au caractère humain de ses nouvelles, il borne son ambition à être le chroniqueur de la vie. Son rire n’est assourdi par aucune hypocrisie ; sa pitié n’est voilée par aucune convention. Maître peintre des petits gestes, Boccace reste accessible à la noblesse des grandes choses qu’il n’exprime pas. Et c’est un des charmes de ce conteur, volontiers local et restreint, que de vous ouvrir brusquement des échappées sur la largeur de son esprit et la générosité de son âme. Sa probité d’historien se rebiffe à l’endroit de qui l’accuse de déguiser les faits qu’il rapporte. « Quant à ceulx qui disent que ces choses n’ont pas esté ainsi comme ie les dy, s’écrie-t-il, certes i’ auroie grant plaisir qu’ilz apportassent les originaulx ; et s’ilz se trouuoient discordansdece que i’escriptz, ie diroye qu’ilz auraient iuste occasion de me reprendre: et moymesmes me parforceroye de m’amender ; mais iusques à ce qu’ilz me facent apparoir d’autres choses que de parolles, ie les laisseray avec leur opinion et suyuray la mienne, disant d’eulx ce qu’ilz disent de moy [1]. »

À ceux qui lui conseillent le séjour du Parnasse et qui l’invitent à ne plus écrire pour plaire aux dames il réplique que les Muses ne sont pas restées étrangères à sa peine et qu’elles, l’ont secouru dans son humble besogne. « Bien est il vray, dit-il, qu’elles m’ayderent bien, et m’enseignèrent de les composer, voyre et par aduenture à escrire ces nouuelles. Et combien que ce soit chose très basse, si sont elles neant-moins venues plusieurs fois demourer auecques moy, pour le seruice par aduenture et en l’honneur de la ressemblance que les femmes ont à elles. Parquoy, en tissant ces choses cy, ie ne m’esloigne pas tant, comme plusieurs penseraient par aduenture, ne du mont de Parnasse, ne des muses. [2]»

Dans la «conclusion finale» du Décaméron, Boccace, anxieux de défendre son œuvre contre la rigueur des moralistes, fait une déclaration de principes. Il affirme le droit de la nouvelle à toutes les libertés et qu’il faut tenir un grand compte du temps et des lieux où les choses sont dites. Pour lui, il n’a eu en écrivant que deux soucis : distraire les dames et servir la beauté. On ne saurait mieux définir les droits de l’art qu’il ne le fait. Sa condamnation de la littérature utilitaire vaut pour tous les temps. Il n’a cherché ni de moraliser, ni de corrompre ; il a tâché d’amuser et d’émouvoir. Le bien et le mal sont dans la vie, or c’est la vie justement qu’il a tenté de fixer dans le cadre étroit de ses contes. Et Boccace, qui était un bonhomme plein de sens et de finesse, se résume ainsi : « Chascune chose en soy mesmes est bonne à quelque chose : et, quant elle est mal adaptée, elle peult estre nuysante en plusieurs. Ainsi dis ie de mes nouuelles. Qui vouldra tirer d’icelles mauuais conseil ou mauuaise operacion, elles ne le prohiberont à personne, si d’auenture elles l’ont en soy, et quelles y soient tortes et tirées : mais aussi qui en vouldra tirer vtilité et fruict, elles ne le refuseront point : et ne sera iamais quelles soient dictes ou tenues autres que honnestes et prouffitables, si on les list ou temps ou à telles personnes ouquel et pour lesquelles elles ont esté racomptées. Qui aura à dire ses patenostres, ou à faire la tartre à son deuot, qu’il les laisse : elles ne courront après personne pour se faire lire[3]. »

La première traduction française du Décaméron a été achevée en 1414. Elle est l’œuvre d’un clerc champenois appelé Laurent de Premierfait. Cet homme ignorait l’italien, il s’est borné à franciser une version latine du livre des cent nouvelles due à un cordelier d’Arezzo. Traduction d’une version médiocre, le premier Décaméron français fut imprimé de bonne heure et réimprimé. La faveur dont jouit cet ouvrage attira sans doute sur ses imperfections l’attention d’une femme qui contait à merveille et qui voyait en Boccace un maître. Cette princesse de lettres était reine de Navarre, on la nommait aussi la Marguerite des princesses, tant elle était précieuse par le cœur et l’esprit. Anxieuse de procurer à la littérature française une véritable traduction du chef-d’œuvre toscan, la reine de Navarre demanda ce travail à un personnage qui, au dire des Italiens de la cour de France, prononçait la langue de Dante comme s’il eût vu le jour sur les bords de l’Arno. Maître Antoine Le Maçon, dauphinois, avait passé un an à Florence et savait vraiment bien l’italien. Il déclina l’honneur que lui faisait la sœur de François Ier parce qu’il sentait

ses forces trop faibles pour une telle œuvre, mais il dut céder à de nouvelles et plus pressantes instances. Le Maçon était conseiller du roy de France, receveur général de ses finances en Bourgogne et trésorier de l’extraordinaire de ses guerres. Il s’intitule aussi secrétaire de Marguerite. Sans cesse aux prises avec des difficultés, dont il fallait qu’il se tirât, il ne devait pas souvent avoir la tête aux belles et profitables histoires. Cependant, comme les hommes occupés trouvent toujours des loisirs, il commença de traduire une nouvelle, puis deux, puis trois, puis dix. Il consulta des Toscans et des Français qui le louèrent de sa fidélité au texte du Décaméron. Son effort tend à ne dire en français ni plus ni moins que Boccace n’a dit en sa langue. Au moment de livrer aux presses sa traduction Le Maçon est pris de scrupules. Les gens ne s’étonneront-ils pas devoir un homme «tant chargé de gros affaires publicques » traduire des nouvelles ? C’est pourquoi il supplie la reine qui lui a demandé cette traduction de la prendre sous sa protection et de les mettre, Boccace et lui, à l’abri des médisants[4].

Nous ne savons pas à quel moment Le Maçon se mit résolument à l’œuvre, mais il est certain que sa version est le fruit d’un long labeur. À force de retouches il est parvenu à serrer toujours de plus près le texte italien. Son Décaméron est enfin mis en vente à Paris, en 1545, chez «. Estienne Roffet dict le Faulcheur, Libraire demeurant sur le pont Sainct Michel, à l’enseigne de la Roze blanche. » Ce volume in-folio porte en tête un dizain qui exalte l’art du traducteur en termes chaleureusement symboliques. Jugez plutôt :

« Voyez Lecteurs ceste belle leczon
Plus à priser que nul riche ediffice
Que pour vous a basty nostre Maçon,
Maçon accreu du roy par son seruice ;
Si congnoistrez que moins n’est son office
(Si bien faisant) de liures translater,
Que manier finances et compter :
Car Bocace est icy mieulx recongneu,
Que si luy mesme à se faire escouter
Fust de Florence en France reuenu. »

En 1548 Le Maçon fit paraître son ouvrage corrigé et soigneusement revu, c’est une véritable deuxième édition. Messieurs Crouzet et Hauvette, dans la solide étude qu’ils, ont consacrée à cette excellente traduction, ont compté qu’elle n’a pas été réimprimée moins de vingt-sept fois jusqu’en 1699[5]. Ces réimpressions, graduellement un peu rajeunies, reproduisent le texte de 1548. L’œuvre littéraire du trésorier de l’extraordinaire des guerres n’a pas été éclipsée par les traductions modernes de Boccace. On l’a republiée à trois reprises au XIXme siècle, grâce à P. Lacroix, à A. Bonneau et à F. Dillaye. Lacroix a reproduit le Décaméron de 1545 en 1873 ; c’est ce texte, imprimé par Jouaust, que M. François Franzoni a nettoyé des archaïsmes criants et remanié par places. Il en a tiré un volume des plus belles pages de Boccace d’où tout effort imposé au lecteur a été soigneusement écarté. Ce choix, fait par un lettré qui s’est abandonné à son bon plaisir, sans souci d’érudition, ni de philologie, est un hommage rendu à la mémoire du conteur florentin, à l’occasion du sixième centenaire de sa naissance. Les nouvelles réimprimées par M. Franzoni s’adressent bien au public pour qui Boccace écrivait : aux dames, aux gens du monde, bref à tous ceux qui ne sont pas des professionnels de la lecture. Il faut le louer d’avoir négligé le côté auteur gai de Boccace, qu’on souligne trop souvent, au profit des qualités lyriques, dramatiques et humaines que l’on goûte dans son livre lorsqu’on le lit de près. Une large part est faite aux souvenirs personnels et aux idées du conteur dans ce nouveau volume ; les vignettes qui l’ornent sont empruntées au Décaméron in-folio, publié à Venise en 1510.

MARIO SCHIFF.

Florence, juin 1913.

  1. Le Décaméron : La quatriesme journée, trad. Le Maçon (1545). — J’emprunte mes citations à un exemplaire du Décaméron français de 1545 qui fait partie de la collection des livres rares de la Bibliothèque nationale de Florence. Il suffit de comparer ces quelques lignes aux lignes correspondantes de la réimpressions du texte de 1545 faite par Paul Lacroix en 1873, pour s’apercevoir que le « bibliophile » tutoyait volontiers ses auteurs.
  2. Le Dècamèron, 1. c.
  3. Le Décaméron : La conclusion finale de l’autheur, trad. Le Maçon (1545).
  4. Je trouve ces détails dans l’épître liminaire que Le Maçon a mise au début de son livre et dont voici l’adresse : « A très haulte et très illustre princesse Marguerite de France, sœur unique du Roy, Royne de Nauarre, Duchesse d’Alencon et de Berry : Anthoine Le Maçon,… perpétuelle félicité. »
  5. Antoine Le Maçon et sa traduction du « Décaméron ». Bulletin Italien, t. VIII,. 1908, p. 285-311.