Le Déclin de l’Europe/Chapitre II

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CHAPITRE II

LA PUISSANCE FINANCIÈRE

En face de l’Europe appauvrie par l’énormité de ses dépenses et de ses pertes, d’autres pays se sont enrichis. Elle possédait la puissance financière résultant d’économies accumulées durant des siècles de travail. Cette puissance passe entre les mains de pays jeunes situés hors du théâtre de la conflagration, du Japon et surtout des États-Unis. L’Europe n’est plus seule à prêter des capitaux pour mettre en valeur les terres vierges, pour équiper les nations adolescentes, pour propager sa civilisation. Elle perd le rôle exclusif de banquier du monde. Même lorsqu’elle aura pu à force de labeur et d’épargne reconstituer des disponibilités, elle trouvera, en bien des contrées, sa place prise par ses rivaux. En attendant, elle a besoin de leur collaboration pour reconstituer sa force productive : déjà les États-Unis mobilisent leurs capitaux pour la restauration de l’Europe. Nous assistons à l’un des plus rapides déplacements de fortune que l’histoire du monde ait enregistrés.

I

LA PUISSANCE FINANCIÈRE DES ÉTATS-UNIS

La puissance financière des États-Unis était en germe dans la richesse de leur sol qui est vraiment, comme les Américains l’appellent, la « terre de Dieu ». Presque aussi étendue que l’Europe mais avec une population beaucoup moins nombreuse, ils produisent 64 pour 100 du pétrole du monde, 39 pour 100 de la houille, 36 pour 100 du minerai de fer, les deux tiers du cuivre, plus des deux tiers du coton. Ils ne sont pas tributaires de l’étranger pour ces produits, et ils ne le sont ni en blé, ni en viande. N’ayant pas connu chez eux les horreurs de la guerre, ils ont conservé intacts leurs moyens de production ; ils les ont même accrus sous la pression du marché extérieur ; ils ont pu fournir à l’Europe les approvisionnements de toutes sortes dont elle manquait et qui n’étaient que le trop plein de leurs ressources. Cette situation s’est révélée en très peu de temps par l’énorme disproportion entre leurs importations et leurs exportations qui caractérise leur commerce extérieur.

Formation de la puissance capitaliste des États-Unis. — Durant la guerre, les États-Unis ont fait aux pays de l’Entente d’énormes fournitures. Il en est résulté, dans leur balance commerciale, une extraordinaire supériorité des exportations, que le tableau suivant permet de mesurer.

COMMERCE EXTÉRIEUR DES ÉTATS-UNIS
(en millions de dollars.)
Exportations
Importations
Excédent
des exportations

1912... 2 170 1 653 0 517
1913... 2 428 1 813 0 615
1914... 2 329 1 893 0 435
1915... 2 716 1 674 1 042
1916... 4 272 2 197 2 074
1917... 6 227 2 659 3 567
1918... 5 838 2 946 2 892

Pendant les cinquante et un mois de la guerre, l’excédent des exportations sur les importations atteint 10 milliards 900 millions de dollars, alors que, pour les cent vingt-cinq années qui se sont écoulées de 1789 jusqu’au mois d’août 1914, cet excédent n’a pas dépassé 9 milliards 7 millions de francs. Avant la guerre, la plus-value des exportations était déjà l’un des traits originaux de l’économie américaine ; mais elle n’avait jamais encore dépassé 650 millions de dollars en une année, alors que, en 1916-1917, elle a dépassé 3 milliards 600 millions de dollars. Tandis que, dans le commerce avec l’Asie et avec l’Amérique du Sud, les importations l’emportent sur les exportations, c’est presque exclusivement du commerce avec l’Europe que proviennent les excédents d’exportations ; pour la seule année se terminant le 30 juin 1918, le total des exportations américaines à destination de l’Europe s’est élevé à 5 928 000 000 dollars : ces chiffres représentent plus que l’ensemble du commerce extérieur de la Grande-Bretagne et de la France avant 1914.

Ce puissant courant d’exportation a eu pour conséquence un énorme afflux d’or aux États-Unis. Tout l’or des pays acheteurs s’est déversé dans les caisses américaines. Le stock d’or des États-Unis s’élevait :

en août 1914, à 1 milliardsmilliard 887 millions de dollars ;
en août 1915, à 2 milliards 006 millions de dollars ;
en août 1916, à 2 milliards 550 millions de dollars ;
en janv. 1918, à 3 milliards 100 millions de dollars.

Au début de l’année 1919 il était encore d’environ 3 milliards de dollars, soit, à peu près, le tiers du stock mondial. Les États-Unis détiennent donc la plus grande réserve d’or du monde et c’est aussi la plus grande qu’on ait connue. New-York détient le marché monétaire du monde. Pendant la guerre, cette force s’est révélée à maintes reprises ; par exemple, il s’est trouvé un moment où, la Grande-Bretagne maintenant mal son change à Tokio et le soutenant bien à New-York, les Japonais ont touché des effets anglais à New-York. Les Espagnols ont procédé de même. La fin de la guerre n’a pas arrêté la migration de l’or européen vers les États-Unis : à l’or des Alliés vient s’unir, depuis la paix, un courant d’or allemand.

Les achats que l’Europe a faits aux États-Unis, elle ne les a pas seulement soldés en dépensant ses réserves d’or ; elle a dû livrer les valeurs américaines qu’elle détenait en ses portefeuilles. Elle possédait encore en juillet 1915 2 milliards 704 millions de dollars de titres de chemins de fer américains ; elle n’en avait plus que 1 milliard 185 millions en janvier 1917 ; le reste a depuis cette époque, pour une bonne partie, suivi le même chemin. Sur le total des actions de la U. S. Steel Corporation, 25,29 pour 100 étaient entre les mains d’étrangers le 31 mars 1914, 9,15 pour 100 le 30 juin 1919. On évalue à 10 milliards de dollars les valeurs américaines rachetées aux étrangers depuis le début de la guerre. Les États-Unis remboursent donc leurs créanciers de l’étranger. À leur tour, ils deviennent les créanciers du monde : sans leur appui financier, les Alliés n’auraient pas pu gagner la guerre.

L’accumulation de richesse qui résulte pour eux de la guerre fait des États-Unis de grands prêteurs de capitaux. Comme l’Europe ne disposait plus d’assez de dollars pour couvrir ses formidables dépenses d’Amérique, les États-Unis lui ont prêté, sous forme de grands emprunts, d’avances à court terme ou de crédits commerciaux, une somme qui dépasse 9 milliards de dollars. D’après la Financial Chronicle du 8 février 1919, les sommes dues par l’étranger aux États-Unis s’élevaient en effet à 9 milliards 483 millions de dollars dont 4 429 millions par la Grande-Bretagne, 2 705 par la France, 1 051 par l’Italie, 462 par le Canada, 173 par la Belgique. La Tchéco-Slovaquie, la Grèce, la Roumanie, la Yougo-Slavie ont aussi leurs dettes en Amérique. Grâce à leur richesse, les États-Unis ont pu assumer un fardeau financier double de celui qu’aucune autre nation ait supporté.

Cette fonction de banquier du monde qui appartenait essentiellement à Londres passe à New-York. Londres était le siège de la grande Clearing-House internationale. Du fait que la Grande-Bretagne était le pays le plus gros importateur de marchandises lourdes et le plus grand transporteur maritime du monde, une grande partie des obligations internationales se réglaient au moyen de traites sur Londres ; du papier sur Londres valait de l’or. En fait, la guerre a ébranlé cette situation de Londres. L’Angleterre a été le premier pays à déclarer le moratorium qui reculait l’échéance des paiements ; au point de vue international, le crédit britannique a faibli momentanément ; le monde a eu l’impression que la place de Londres n’était plus l’asile inviolé de la finance, inaccessible aux vicissitudes d’une guerre. Aussi voit-on se développer les règlements directs entre les États-Unis et les pays étrangers. Avant la guerre, les opérations de change effectuées par les États-Unis se limitaient, en fait, au Royaume-Uni, à la France et à l’Allemagne ; depuis la guerre, elles s’étendent au monde entier. « De février à décembre 1918, les compensations effectuées pour compte des nations européennes alliées des États-Unis a donné lieu à un mouvement d’affaires de 26 milliards de dollars, débit et crédit cumulés. Le mouvement des comptes des pays européens autres que les Alliés se chiffre à près de 2 500 millions de dollars, ceux des pays d’Asie à 2 800, ceux de l’Amérique Centrale, du Mexique et des Indes Occidentales à 2 300[1] ». New-York menace Londres comme centre de règlements internationaux. « C’est l’application de la doctrine de Monroe dans le domaine de la finance internationale[2]. »

C’est une véritable révolution dans la géographie financière que l’avènement des États-Unis à la suprématie du marché international ; elle marque un déplacement de fortune d’un continent à l’autre ; elle inaugure l’expansion capitaliste des États-Unis. Ils deviennent les pourvoyeurs de capitaux du monde. Débiteurs de l’étranger au début de la guerre, ils en sont aujourd’hui les créanciers ; il leur revient chaque année environ 665 millions de dollars ; c’est un revenu dont ils n’ont pas besoin pour vivre et que leurs débiteurs ne pourront pas tous acquitter en argent ; ce revenu demeurera à l’étranger dans les entreprises industrielles, les anciennes qu’il faut relever, les nouvelles qu’on veut créer. Ainsi se prépare et s’élargit le rôle capitaliste des États-Unis.

Expansion capitaliste des États-Unis. — Jusqu’à la veille de la guerre, le marché des capitaux américains s’était essentiellement tourné vers les affaires intérieures. Sans doute, il exploitait déjà un vaste champ déplacements dans l’Amérique britannique et dans l’Amérique latine. Mais c’était surtout aux énergies nationales qu’il prêtait sa force. Les grandes banques de l’Est avaient concentré leurs efforts sur la mise en valeur et la colonisation de l’Ouest ; c’est dans ces régions neuves que les capitaux de la Nouvelle-Angleterre, de New-York et de la Pennsylvanie ont longtemps cherché leur terrain d’expansion. L’Ouest s’est créé par l’effort de l’Est. Entre les vieux États de l’Est et les régions neuves de l’Ouest, il a toujours existé une étroite solidarité. Par exemple les mines de fer du Minnesota se sont ouvertes vers l’époque même où se fondaient dans l’Est d’énormes concentrations de capitaux issus de l’industrie ; toute compagnie fabriquant de l’acier dans l’Est possède des mines de fer dans le Minnesota ; plus des trois quarts des réserves de minerai appartiennent à une filiale de la puissante U. S. Steel Corporation. Ces grands groupements de capitaux sont au départ de l’essor des pays nouveaux ; compagnies industrielles et compagnies de chemins de fer contrôlent toute la vie économique ; par elles s’organisent l’exploitation des mines, la fondation des usines, la mise en culture des terres, le peuplement du pays, la construction des villes. C’est à cette école nationale que s’est formé le capitalisme américain ; fort de cette expérience, il vise maintenant à intervenir dans les affaires du monde. Les États-Unis veulent être un marché international où se financerait, comme à Londres, le commerce du monde et où le dollar remplacerait la livre.

Déjà des organes puissants se sont fondés pour assurer cette expansion et pour faire aux capitaux américains leur place sur les marchés étrangers. M. Lewandowski[3] décrit fort bien l’action des plus puissants de ces organes, et, en particulier, de la National City Bank of New-York. « Depuis la mise en application de la nouvelle loi qui permet aux banques nationales de créer des filiales à l’étranger, la National City Bank en compte déjà sept dans l’Amérique du Sud, dont voici les sièges : Buenos-Aires, Rio, Santos, San Paulo, Montevideo, Santiago, Caracas, plus une agence à la Havane… Une autre banque des États-Unis vient également d’y créer une agence : la First National Bank, de Boston, représentant le groupe des grandes industries de la Nouvelle-Angleterre. Depuis la guerre, plus de 70 pour 100 des transactions commerciales de l’Amérique latine se règlent en tirages sur New-York, c’est-à-dire en dollars, alors qu’auparavant c’était la livre sterling qui était presque exclusivement pratiquée pour les règlements internationaux. En d’autres parties du monde, la National City Bank s’établit. D’après des arrangements intervenus en 1915, elle s’est assuré le contrôle de l’International Banking Corporation qui possède des agences en Chine, au Japon, aux Indes, à Manille, à Panama, au Mexique et, de plus, un siège à Londres. Des agences de la National City Bank sont également en voie d’organisation pour l’Europe ; celle de Gênes vient de commencer ses opérations et d’autres sont à l’étude en Suisse et en Espagne… D’autres grandes banques se préparent à entrer dans le mouvement… À Paris vient d’être fondée la première agence d’une des plus puissantes sociétés financières de New-York, la Guaranty Trust. La National City Bank s’oriente vers la Russie dans la pensée d’offrir la commandite des capitaux américains lorsque le pays sera sorti des convulsions révolutionnaires[4] ».

L’exemple le plus significatif de la suprématie financière de l’Amérique se trouve dans les relations financières de l’Europe avec les États-Unis. Par suite de ses énormes achats aux États-Unis, l’Europe éprouve des difficultés de plus en plus grandes pour payer. Ni la France, ni l’Italie, ni l’Allemagne, ni même la Grande-Bretagne ne peuvent plus payer en or, ni en marchandises ; elles ne peuvent acheter qu’en obtenant du crédit. Le montant des prix d’achat se trouve augmenté de tout ce que le vendeur se croit en droit d’exiger en échange des risques qu’il suppose que court sa créance. De là, la dépréciation des monnaies européennes et leur perte au change. Avant la guerre, 25 francs équivalaient à peu près à une livre sterling et cette livre valait 4,90 dollars américains. À la fin d’août 1919, il fallait 31 francs pour changer une livre, et cette livre n’équivalait à New-York qu’à 4,38 dollars. Au milieu de septembre 1919, après le départ d’une grande partie des troupes américaines, le change haussait toujours en France ; une livre anglaise s’achetait 38 fr. 50 ; un dollar américain, 9 fr. 13 ; le 6 décembre une livre, 41 fr. 57 ; un dollar, 10 fr. 78 ; si cette prime sur le dollar s’accroissait encore, les Anglais, les Français et les Italiens n’auraient plus le moyen de la payer ; leurs achats aux États-Unis devraient cesser.

Dans ces conditions, ce triomphe financier, qui fait des États-Unis les détenteurs du plus grand stock d’or et les bailleurs possibles de la plus grande somme de crédits, ne serait pas sans danger. Si le dollar américain se tient ferme ou monte encore, les Européens n’achèteront plus aux Américains que ce qui leur est absolument indispensable ; ils feront leurs autres achats en des pays où le change leur est plus favorable. Si l’Europe n’achète plus, les États-Unis ne vendront plus ; ils sont donc intéressés à ne pas laisser s’arrêter le courant d’échanges qui les a enrichis. De là, l’idée qu’il faut que les États-Unis, dans l’intérêt même de leurs créances, soutiennent leurs débiteurs et qu’ils leur accordent des crédits à long terme jusqu’à ce que les pays d’Europe soient parvenus à reconstituer leur puissance de production et, par suite, leur capacité d’échanges. Il ne s’agit pas pour les États-Unis de savoir s’ils veulent ou non nous accorder des crédits, mais bien s’ils veulent continuer à vendre et à exporter. En attendant que les pays d’Europe puissent reprendre leurs exportations, l’Amérique doit leur ouvrir des crédits. Cette situation de l’Europe qui attend des États-Unis sa résurrection permet de comprendre la révolution économique issue de la guerre ; ils sont devenus la grande nation créditrice ; l’Europe attend d’eux la prolongation des créances qu’elle ne peut rembourser ; elle leur demande le matériel nécessaire pour se refaire, pour remettre en marche ses usines, pour rendre à ses habitants une existence normale.

De tous les pays d’Europe, c’est la France que la guerre a le plus éprouvée ; elle a lutté longtemps seule avec toutes ses forces ; elle a souffert dans sa chair et dans sa terre ; elle a épuisé ses ressources financières et fortement entamé son capital. Elle avait beaucoup prêté au monde ; beaucoup de ses créances s’effondrent ; elle doit emprunter, elle, la grande prêteuse. Ce renversement de fortune définit, mieux qu’aucun autre exemple, la situation de l’Europe vis-à-vis des États-Unis ; nous avons, plus que d’autres, besoin de l’appui financier des Américains pour nous renouveler et pour remettre en état notre beau patrimoine.

On a pu discuter, et l’on discutera certainement encore, sur la meilleure manière de « financer » l’Europe, sur la manière d’intéresser le peuple américain à ces placements étrangers nouveaux pour lui, sur la manière d’organiser cette vaste entreprise de crédits, (intervention de l’État ou simple initiative du capital privé), sur la nature des garanties que nous offrirons pour nos obligations. Mais un fait domine tout : l’ascension des États-Unis à l’hégémonie universelle. Lord Robert Cecil comparait la situation des États-Unis après la grande guerre à la situation de la Grande-Bretagne après les guerres de Napoléon. Cette comparaison n’est exacte qu’en partie ; car l’hégémonie britannique d’alors était essentiellement européenne, tandis que l’hégémonie américaine d’aujourd’hui est universelle. Grand réservoir de matières premières, de produits manufacturés et de capitaux, les États-Unis sont devenus un foyer économique et un centre financier sans lequel le monde ne peut ni travailler, ni échanger.

II

LA PUISSANCE FINANCIÈRE DU JAPON

Avec beaucoup moins d’ampleur qu’aux États-Unis, c’est la même évolution qui s’accomplit au Japon, selon le même processus : intense accroissement des exportations, constitution d’un énorme stock d’or, développement de l’expansion capitaliste. Le Japon, éloigné du théâtre des opérations, a vu ses exportations s’accroître plus vite même que celles des États-Unis. Alors que, en 1914, comme presque chaque année avant la guerre, les importations l’emportaient encore sur les exportations, on constate, à partir de 1915, des excédents considérables d’exportations : 226 millions de yen en 1915, 371 en 1916, 568 en 1917, 293 en 1918 ; depuis la fin de la guerre, on note une forte poussée d’importations qui semble marquer le retour à une situation plus normale. Du fait de la guerre qui occupait ses concurrents commerciaux, le Japon a pu conquérir de nouveaux marchés. De 1913 à 1915, ses exportations en Russie avaient augmente de 870 pour 100. De 1913 à 1917, ses exportations vers le Royaume-Uni ont passé de 2 milliers de yen à 10 977 pour le zinc, de 5 207 à 30 642 pour le cuivre, de 145 à 2 604 pour les conserves. Il y a dans cette progression une forte hausse qui résulte de l’augmentation des prix, de sorte que l’accroissement du trafic réel ne correspond pas à l’accroissement des valeurs ; mais, sauf pour quelques marchandises (en 1918, la houille, la soie écrue, le fil de coton), il y a eu réellement augmentation des quantités de marchandises exportées.

Ce développement du commerce extérieur, caractérisé par la supériorité des exportations, a fait affluer l’or au Japon. La réserve d’or du Japon montre la progression suivante :

fin 1913.... 0 370 millions de yen ;
fin 1914.... 0 340 millions de yen ;
fin 1915.... 0 510 millions de yen ;
fin 1916.... 0 710 millions de yen ;
fin 1917.... 1 120 millions de yen ;
fin 1917.... 1 600 millions de yen.

Le Japon, devenu riche, rembourse ses dettes étrangères. À la fin de mars 1918, sa dette extérieure n’était plus que de 1 320 millions de yen (le yen, à 2 fr. 58) au lieu de 1 500 en 1915.

Mais surtout, ayant de fortes disponibilités d’or, le Japon devient un pays prêteur ; il prête à ses anciens créanciers, même à l’Angleterre. En juillet 1916, sa bonne situation sur le marché américain lui permet de prêter à l’Angleterre, laquelle doit payer des fournitures aux États-Unis, cinquante millions de dollars qu’il possède à New-York. En novembre 1916, nouvel emprunt britannique de cent millions de yen pour soutenir le change britannique à New-York ; en mars et juin 1917, émission de bons du Trésor français au Japon pour la valeur de 76 millions de yen ; au début de 1918, nouvel emprunt britannique de 100 millions de yen ; en outre, au cours de la guerre, émission de bons du Trésor russe. Au début de 1918, les avances du Japon aux Alliés s’élevaient à environ 500 millions de yen. À ces sommes il faudrait ajouter de forts placements aux États-Unis et en Chine[5]. De débiteur le Japon est ainsi devenu créancier ; sa fortune a prodigieusement monté. Ceux qui ont voyagé au Japon depuis le début de la guerre ont pu constater les changements matériels que cet enrichissement a provoqués dans l’aspect de la ville de Tokio et dans l’existence des Japonais : avant la guerre, sauf en de rares quartiers, la cité paraissait tranquille et endormie ; elle rappelle maintenant par l’intensité de son mouvement la fièvre des cités de l’Occident ; les boutiques de luxe, les maisons de style américain se multiplient ; dans les rues, les automobiles se pressent. « Les femmes de Tokio, écrit-on dans l’Asie française d’avril 1918, déploient de magnifiques vêtements, des soieries de couleurs gaies, des ceintures rutilantes d’or, et l’on voit à leurs doigts des bagues qu’elles n’avaient jamais connues jusqu’ici ; il y a maintenant une classe de parvenus qui contraste avec l’ancien idéal de simplicité presque spartiate de celui des meilleurs éléments du Japon. »

Partout, au Japon, les affaires montent, les entreprises se fondent. De juillet 1914 à janvier 1918 le capital des banques de Tokio s’accroît de 20 pour 100 ; celui des banques d’Osaka, de 245 pour 100, s’élevant de 233 à 805 millions de yen. En quatre ans, les dépôts des Caisses d’Épargne se sont accrus de 110 pour 100. Les actions de la Banque du Japon, cotées 502 yen en janvier 1914, valaient 770 yen en janvier 1918. Presque toutes les entreprises industrielles paient de gros dividendes : en 1917, les usines métallurgiques d’Osaka, 20 pour 100 ; les docks Kawasaki, 40 pour 100 ; la Compagnie orientale des filatures, 60 pour 100[6].

Ainsi, la guerre a accru la richesse du Japon ; avec ces nouveaux capitaux, il étend son crédit et son commerce ; il vise la conquête financière des pays étrangers ; au début de 1919, le ministère des Affaires étrangères de Tokio créait un bureau des placements et emprunts intéressant la Chine et la Sibérie. En Extrême-Orient, la puissance financière du Japon se consolide ; le yen japonais fait prime, comme le dollar américain ; de 2 fr. 58 avant la guerre, il passe à 3 fr. 09 en juin 1917, à 5 fr. 50 le 27 janvier 1920 ; cette hausse des changes, ruineuse pour le commerce européen, laisse le champ libre au commerce japonais.

En somme, c’est au détriment de l’Europe que, durant la guerre, les États-Unis et le Japon ont fondé leur suprématie financière. Mais cet enrichissement n’est que le signe d’un mouvement de croissance qui pousse ces pays, chaque jour plus hardiment, sur le terrain de la concurrence universelle. Les États-Unis, qui prêtent à l’Europe, se préparent à la remplacer sur ses domaines d’expansion et, tout d’abord, à lui ravir l’Amérique du Sud. Le Japon, de son côté, organise sa pénétration sur les marchés d’Extrême-Orient. Sur tous les terrains, les conséquences de la guerre se font sentir dans la situation de l’Europe. Sur le terrain industriel, la grande usine européenne s’était brusquement ralentie, voire même arrêtée ; elle dut produire pour la guerre et délaisser ses clients d’outre-mer ; elle voit maintenant ses rivaux installés sur ses anciens marchés ou bien ses anciens clients outillés pour produire eux-mêmes. Dans le domaine maritime, la flotte européenne, surmenée ou décimée, ne pouvait plus suffire aux transports du monde ; États-Unis et Japon ont construit assez de bateaux pour prétendre au rôle de rouliers des mers. Au cours de quatre siècles de négoce et de colonisation, l’Europe avait bâti sa fortune sur l’exploitation de l’univers. Agent financier, commercial, manufacturier, colonisateur, elle avait en quelque sorte mis le monde en régie. Le moment paraît venu pour elle de faire une place aux autres ; sa fortune commence à passer entre leurs mains. Cette révolution économique s’annonce comme un événement géographique de portée universelle et de conséquence incalculable.


  1. J. Decamps, Le change des États-Unis, 1914-1918. France-États-Unis, avril 1919, p. 158.
  2. Ibid., mars 1919, p. 112.
  3. M. Lewandowski, La puissance financière des États-Unis. Revue des Deux Mondes, 1er février 1918, p. 678-679.
  4. Au mois de septembre 1919, la National City Bank possédait 26 succursales à Cuba. Elle en avait fondé d’autres à Port of Spain (Trinidad), importante place de commerce vers le Venezuela ; à Caracas et à Maracaïbo (Venezuela) ; à Porto-Alegre (Brésil), à Sanchez (Saint-Domingue), à Lyon (France), à Rangoun (Birmanie), à Kharbin (Mandchourie) ; elle en préparait une à Anvers et une à Bruxelles. Au total, le nombre de ses succursales étrangères à la fin de 1919 s’élevait à 70.
  5. D’après l’Annuaire financier et économique du Japon, année 1918, le montant total des capitaux placés à l’étranger par le Japon atteignait 1 159 millions de yen (près de 3 milliards de francs), dont 530 de fonds anglais, 254 de fonds russes, 155 de fonds français, 220 d’emprunts extérieurs et d’obligations rachetés sur les marchés étrangers.
  6. L’Annuaire financier et économique du Japon, année 1918, donne pour juillet 1914 et juillet 1918 un résumé de la situation financière du Japon. Voici la situation comparée, à ces deux dates (en millions de yen) des banques de Tokio et d’Osaka. Banques syndiquées de Tokio. Capital versé, 143 en 1914 contre 202 en 1918 ; dépôts, 439 contre 1 663 ; fonds prêtés et effets escomptés, 490 contre 1 407. — Banques syndiquées d’Osaka. Capital versé, 50 contre 94 ; dépôts, 233 contre 1 081 ; fonds prêtés et effets escomptés, 319 contre 991.