Le Déclin de l’Europe/Chapitre V

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Payot (p. 156-201).

CHAPITRE V

L’EXPANSION DU JAPON

I

LE JAPON DANS L’OCÉAN PACIFIQUE

Un pays comme le Japon qui travaille et s’enrichit a besoin de débouchés pour ses produits et pour ses capitaux. Il cherche à réaliser autour de lui un cercle d’influences et de relations pour y placer ses épargnes, ses marchandises et ses hommes. Qu’il se fonde sur la conquête ou sur le commerce, qu’il se maintienne par la force ou par l’entente, qu’il s’appelle empire colonial, sphère d’expansion ou zone d’influence, ce domaine d’exploitation ne doit pas toute sa valeur au peuple qui le régit : il puise une partie de sa force dans la solidité des liens géographiques qui l’unissent à la métropole et qui le cimentent intérieurement. Proximité géographique, facilité de communications, communauté de civilisation générale, différenciation de structure économique, ce sont là des faits naturels et humains qui contribuent à le rendre robuste et prospère. Des influences de cette nature ont assigné comme domaine à l’expansion japonaise les pays riverains du Pacifique.

Nation insulaire devenue une puissance maritime, le Japon oriente ses rapports commerciaux vers tous les points de ce grand océan où pénètrent, chaque jour davantage, les courants de la vie universelle. Communauté de race jaune, les Japonais se tournent naturellement vers leurs frères de race qui peuplent l’Asie Orientale, et ses archipels ; ces sociétés humaines, moins évoluées que lui, attendent de lui les services, les fournitures, les inspirations d’une civilisation plus avancée. Dès que l’empire du Soleil Levant eut conscience de sa force de rayonnement, il la dirigea d’abord vers les îles, les archipels et les presqu’îles du continent asiatique ; puis, une fois certain de sa puissance et confiant en elle, il s’étendit vers des parages plus lointains. La guerre lui fournit une chance admirable de progresser dans l’Océan Pacifique. Ses opérations de guerre se limitèrent au Pacifique : c’est là que se trouvaient ses buts de guerre avoués. Sa position insulaire l’oblige à surveiller les chemins de l’Océan ; elle lui dicte une politique de points d’appui comparable à celle de la Grande-Bretagne. Aussi, de même que l’Australasie britannique s’assurait la possession des archipels allemands du Pacifique austral, le Japon s’établissait dans les îles Carolines, Marshall et Ladrones, situées au Nord de l’Équateur ; par elles, il prend pied sur les routes qui commandent les approches orientales de l’Indonésie et de la Mélanésie ; par elles, il s’avance au loin dans les pays des tropiques. Par la force des choses, la flotte japonaise, laissée seule dans le Pacifique, y demeura durant toute la guerre la maîtresse, la souveraine. Sur le continent asiatique, la chute de Kiao-tcheou, la base allemande de l’Extrême-Orient, met le Japon, non plus seulement comme à Formose et en Mandchourie aux portes de la Chine, mais au cœur même de l’immense empire ; quel que soit le statut politique du Chan-toung et quel que soit le nom dont on affuble la situation, c’est au Japon qu’appartient le contrôle économique du pays.

Les vraies et solides conquêtes du Japon dans l’Océan Pacifique se sont faites sur le terrain commercial. Sur les marchés que désertait l’Europe, le négoce japonais a poussé une large offensive ; les uns sont envahis, les autres menacés. La masse des échanges du Japon avec les pays du Pacifique s’accroît toujours ; la proportion de ses relations européennes baisse ; l’Asie devient le grand champ de son expansion ; le rôle des États-Unis grandit aussi ; bien des pays, que le Japon avait jusqu’alors paru ignorer, apparaissent maintenant dans le cercle de ses affaires. Pour concevoir l’ampleur de cette évolution, il est nécessaire de consulter une brève analyse du commerce extérieur japonais faite pour les années 1904, 1914 et 1917.

EXPORTATIONS JAPONAISES
Valeur, en millions de yen, des marchandises exportées du Japon vers différents pays.
1904 % 1914 % 1917 %
Asie .... 134,0 42 277,0 47 704,0 44
Europe .... 072,3 23 091,7 15 335,1 21
Amérique .... 104,0 33 202,0 34 503,0 32
Autres .... 007,0 02 012,0 04 054,0 13
IMPORTATIONS JAPONAISES
Valeur, en millions de yen, des marchandises importées au Japon de différents pays.
1904 % 1914 % 1917 %
Asie .... 182,0 49 304,0 52 475,0 47
Europe .... 120,0 32 158,0 27 082,0 08
Amérique .... 058,9 16 100,0 17 376,7 38
Autres .... 007,0 03 022,0 04 063,0 07

Ces statistiques mettent en lumière la position du Japon vis-à-vis des différentes parties du monde. Près de la moitié de son commerce extérieur se fait avec l’Asie, c’est-à-dire avec les pays de la zone des moussons qui s’étendent depuis la Sibérie jusqu’à l’Inde en passant par la Chine et l’Insulinde ; des liens étroits rapprochent du Japon ces pays par le seul fait que leur existence dépend du riz ; c’est de Chine et d’Indo-Chine, de Canton, de Saigon, de Bangkok et de Rangoun qu’il attend le complément de son alimentation ; il y a une civilisation du riz et, entre les pays qu’elle façonne, des affinités ; pays à blé et pays blancs, pays à riz et pays jaunes répondent à des distinctions profondes de l’humanité ; c’est une loi de nature qui pousse le Japon à dominer le commerce des peuples jaunes. Un autre fait capital surgit des chiffres : c’est l’effacement de l’Europe et le progrès de l’Amérique ; la guerre a fait de l’Europe une cliente des usines japonaises, ce que les statistiques traduisent par un afflux d’exportations japonaises vers l’Europe ; par contre, l’Europe a vu diminuer ses ventes au Japon alors que les États-Unis voyaient doubler la proportion des leurs. Mais des chiffres globaux ne permettent pas d’apercevoir un autre trait qui apparaît dans les détails régionaux et qui n’est pas moins caractéristique de l’essor japonais : c’est l’orientation des relations commerciales vers des pays qu’elles ne touchaient guère jusqu’ici et dont parfois la distance élargit singulièrement le cercle de l’influence japonaise : l’Inde britannique, les Indes néerlandaises et les Philippines, l’Australie, l’Afrique du Sud, le Chili et l’Argentine ; de 1914 à 1917, les exportations du Japon ont grandi quatre fois vers l’Inde, sept fois vers les Indes néerlandaises, trois fois vers les Philippines, presque trois fois vers l’Australie, dix fois vers l’Afrique du Sud.

Parmi les foyers d’expansion japonaise dont la guerre a particulièrement favorisé la fortune, l’attention doit s’arrêter sur trois groupes de pays, très différents les uns des autres par leurs conditions naturelles et sociales : l’Amérique latine, puis les colonies de l’Europe dans l’Océan Indien, les mers du Nord et les mers du Sud, et enfin la Chine.

II

LE JAPON ET L’AMÉRIQUE LATINE

On sait par l’extension de leurs relations maritimes avec l’Amérique latine quel intérêt les Japonais attachent à ce grand continent. L’origine de ces rapports remonte essentiellement au début du xxe siècle, époque où les pays anglo-saxons des bords du Pacifique depuis le Canada et les États-Unis jusqu’à l’Australie se fermèrent aux immigrants de race jaune, Chinois et Japonais. L’Amérique latine se montrait plus accueillante aux colons asiatiques ; elle ignorait les préjugés de couleur ; pays jeune, à peine peuplé, ayant besoin de main-d’œuvre, elle sollicitait, au lieu de la craindre, l’arrivée de ces recrues. Un courant d’émigration, encouragé par les compagnies de navigation, s’établit entre le Japon et l’Amérique du Sud ; on vit arriver avec plaisir les Japonais auxquels on donna vite la préférence sur les Chinois. Avec la guerre, la question de la main-d’œuvre devint aiguë ; beaucoup d’Européens retournèrent chez eux et, d’autre part, le flux d’émigrants européens s’arrêta ; il fallut combler les vides ; on fit appel aux Japonais avec plus de force.

On voit des Japonais dans presque tous les pays de l’Amérique latine[1]. Détournés des États-Unis par les troubles de Californie, ils arrivaient au Mexique dès 1906 et s’établissaient dans les régions tropicales du Chiapas et de l’isthme de Tehuantepec. La Basse-Californie en possède une petite colonie d’une cinquantaine d’individus employés à la culture du riz. Certains Yankees, qui voient déjà en imagination leur Californie peuplée, dans un siècle, de plusieurs dizaines de millions de Jaunes, croient que le Mexique se livre aux Japonais. En réalité, sur tout le Mexique, on ne compte guère plus de 2 000 Japonais, mineurs, journaliers agricoles, artisans, pécheurs, commerçants ; et il n’y a pas dans cette poignée de colons de quoi recruter l’armée de 200 000 soldats exercés dont certaine presse américaine annonça la concentration. La Bolivie n’avait jusqu’à l’heure présente reçu aucun émigrant japonais ; en 1918, elle négociait l’établissement de plusieurs milliers de cultivateurs nippons pour mettre en valeur les terres incultes. Au Pérou, des Japonais sont installés depuis 1899 ; depuis cette époque, il en débarque d’autres chaque année qui travaillent dans les plantations de canne à sucre ; le gouvernement leur accorde des avantages particuliers pour le paiement des salaires, pour l’éducation des enfants et pour la naturalisation. Au Chili, même empressement à recevoir les colons japonais ; on les attire, tandis qu’on cherche à limiter l’immigration chinoise ; on les établit sur de petits domaines agricoles ; on veut même y recruter des pêcheurs pour les archipels du Sud. C’est vers le Brésil que se dirige le principal courant d’émigration japonaise[2]. Les premiers colons étaient arrivés en 1907 ; d’autres affluèrent bientôt vers les plantations de café, les mines d’or, les champs de riz, les chantiers de chemins de fer. Pendant quelques années, il en vint une dizaine de milliers par an ; toutefois l’État de San Paulo ayant dénoncé le contrat qui le liait à deux compagnies d’émigration japonaise, l’afflux se mit à baisser. Mais, pendant la guerre, à la suite du départ de nombreux Allemands qui travaillaient dans les fermes de Rio Grande de Sul, de San Paulo et de Santa Catarina, devant la crise de main-d’œuvre provoquée par la cessation de l’immigration européenne, le Brésil ne vit de salut immédiat que dans l’appel aux Japonais. Les deux gouvernements s’accordèrent pour les encourager ; au Japon l’État donne un subside à tout individu qui émigré au Brésil. Aussi la colonie japonaise du Brésil s’accroît beaucoup ; elle dépasse le chiffre de 20 000 dans l’État de San Paulo, sur les grandes plantations de café. Ouvrier laborieux et sobre, le Japonais travaille deux ou trois ans, puis, avec ses économies, il achète des terres ; plus de 4 000 sont ainsi devenus en peu de temps propriétaires fonciers ; cette évolution s’accomplit avec l’aide d’une puissante association japonaise qui s’est fondée pour le développement des cultures de canne et de café. Ce sont de petits propriétaires japonais qui ont étendu la culture du riz dans les terres basses du San Paulo et qui par leur exemple ont suggéré l’idée de l’entreprendre en grand ; en 1917, 5 000 Japonais débarquaient pour collaborer à cette œuvre ; d’autres étaient attendus dans le Rio Grande de Sul. À ses Noirs, à ses Rouges et à ses Blancs, le Brésil voit s’ajouter une colonie de Jaunes ; elle est, pour le Brésil, un précieux outil de colonisation. Pour le Japon, elle forme l’amorce d’un mouvement d’échanges entre les deux pays et le point d’appui d’une nouvelle expansion économique.

Le Japon ne considère pas en effet ces émigrants comme des colons ; il a ses ambitions coloniales, mais c’est l’Asie qu’elles visent. Ce qu’il voit dans ces essaims de travailleurs qu’il répand sur les campagnes américaines, ce sont des pionniers qui doivent ouvrir la route au commerce japonais et aux marchandises japonaises. Ses compagnies de navigation savent bien que, là où les hommes ont pénétré, les marchandises tôt ou tard suivront. Depuis longtemps, des diplomates, des industriels, des commerçants viennent du Japon en Amérique latine pour enquêter sur les ressources locales et sonder le terrain économique. Il existe à Tokio une société latino-américaine dont le but est de seconder les études sud-américaines. Depuis la guerre, une vive poussée se manifeste dans les relations des deux pays. En 1917, le consul japonais de Rio de Janeiro s’occupait, avec les Chambres de Commerce portugaise et italienne, d’organiser dans les colonies japonaise, portugaise et italienne une propagande en faveur des marchandises de leurs pays respectifs. Une compagnie japonaise demande à l’État de Rio Grande de Sul la concession de 20 kilomètres de côtes pour établir des pêcheries. Au Chili, de 1916 à 1918, le commerce à destination ou en provenance du Japon a doublé ; des capitalistes japonais y fondent des affaires ; une banque japonaise se crée à Valparaiso ; au début de 1918, des ingénieurs japonais, de la grande maison Fudukawa, débarquaient à Cabildo pour étudier et acheter des gisements de cuivre. En deux ans, de 1916 à 1918, les échanges entre Japon et Argentine ont augmenté de 400 pour 100.

Malgré la vive allure de ces progrès, il ne faudrait pas exagérer la position du Japon dans l’Amérique du Sud. C’est du grain qui germe, et non une moisson qui se récolte. En 1917, le total du commerce entre le Japon et l’Amérique du Sud ne dépassait pas 25 millions de yen (contre 9 en 1916). Mais il semble que ces chiffres modestes contiennent une menace ; car aux États-Unis on s’en inquiète ; on affecte même de redouter la formation de centres de japonisation et l’on dénonce avec indignation de mystérieuses manœuvres. En réalité, il s’agit surtout de rivalité commerciale, et ce qu’on reproche au Japon, c’est de mettre en échec, sur ce terrain d’avenir, le panaméricanisme économique.

III

LE JAPON ET LES COLONIES DE L’EUROPE

Parmi les riches colonies qui, dans l’Extrême-Orient et dans les mers du Sud, composent le patrimoine économique de l’Europe, le Japon a noué d’étroites relations. L’Europe, détournée de ces pays par la guerre, n’y retrouve plus sa position intacte.

L’influence japonaise s’avance dans les Indes britanniques à pas de géant. En 1911, on n’y comptait qu’une trentaine de Japonais établis à demeure ; aujourd’hui, il existe à Bombay une colonie japonaise assez nombreuse pour posséder un club. Durant la guerre, deux banques japonaises se sont fondées à Bombay. On voit maintenant des navires japonais dans tous les grands ports de l’Inde ; les cargos japonais transportaient, en 1912-1913, 30 000 tonnes entre les Indes et les pays autres que le Japon ; aujourd’hui (1918-1919) ils en transportent 529 000. Quant aux marchandises japonaises, elles arrivaient, encore au début du siècle, presque toutes sur des bateaux anglais et se répartissaient dans l’intérieur par l’intermédiaire de négociants anglais et hindous. « Aujourd’hui, écrit le Times du 12 septembre 1919, 90 pour 100 de ces marchandises viennent par navires japonais ; elles sont adressées à des maisons japonaises et vendues par elles. Même chose pour le commerce d’exportation. Pratiquement l’Association des filateurs de coton japonais est maîtresse du marché pour le coton brut ; on trouve des acheteurs japonais dans les districts ruraux eux-mêmes ; ils égrènent et emballent eux-mêmes le coton acheté. » D’autre part, les articles manufacturés du Japon, machines, allumettes, bière, jouets, ciment gagnent du terrain sur le marché hindou où ils remplacent les articles allemands ; les produits envoyés de Tokio et d’Osaka encombrent littéralement les magasins de Ceylan. Point douloureux à la Grande-Bretagne, le coton, acheté brut par le Japon, revient manufacturé ; filés et tissus japonais chassent filés et tissus britanniques ; sur ce marché séculaire, propriété britannique depuis l’aurore des temps coloniaux, le Japon s’avance en conquérant. Toutes ces relations du Japon et de l’Inde se révèlent dans l’élan prodigieux des chiffres de la statistique :

COMMERCE DU JAPON ET DE L’INDE
(en millions de yen.)
1904
1914
1917
Exportations du Japon dans l’Inde. 09,4 026 101
Exportations de l’Inde au Japon. 68,0 160 223

Tant de progrès n’ont été possibles que grâce au régime britannique du libre échange. Aussi le Japon proteste d’avance contre les mesures protectionnistes qui se préparent dans l’Empire britannique. Les Chambres de Commerce nipponnes ont fait savoir en 1917 que leur pays entendait ne pas être sacrifié si la Grande-Bretagne concluait avec ses colonies des accords de préférence. Le gouvernement de la Malaisie britannique ayant interdit de vendre à des étrangers les terrains propres à la culture du caoutchouc, les planteurs japonais ont réclamé, dans une réunion tenue à Tokio à la fin de 1917, contre cette mesure qui menaçait leur industrie naissante : les concessions japonaises couvraient déjà alors près de 50 000 hectares, représentant un capital de 15 millions de yen, et leur récolte de 1916 valait un million de yen. À Singapore, centre de commerce pour le caoutchouc et l’étain, le nombre des japonais avait tellement augmenté au cours de l’année 1919 qu’on ne pouvait plus s’y loger. Au Siam, les Japonais sont les bienvenus depuis le prestige de leurs victoires ; les échanges ont suivi le prestige ; le commerce du Siam et du Japon a doublé de 1909 à 1917 ; les articles japonais y supplantent les articles européens. Aux Philippines, de 1914 à 1917, le commerce japonais (en millions de yen) s’est élevé de 6,7 à 16,8 à l’importation, et de 7,3 à 15,3 à l’exportation.

Parmi les marchés qui sont en train d’échapper à l’Europe, il faut placer les Indes néerlandaises ; sur ce terrain, on assiste à un effort tenace de pénétration japonaise. Cet archipel, type de la colonie d’exploitation, offre au commerce de riches produits à exporter et des indigènes nombreux à pourvoir d’articles manufacturés. Quelle source de fortune pour une nation mercantile ! Certains Japonais ont même déjà fait le rêve d’une conquête politique ; ils songent aux antiques liens du Japon avec les pays malais ; ils rappellent la colonisation de Formose comme un modèle d’entreprise japonaise en pays tropical ; ils considèrent comme un paradoxe qu’un pays d’Europe, aussi petit que la Hollande, détienne en Asie d’aussi vastes et d’aussi riches territoires. Il faut reconnaître que cet impérialisme n’a jamais pris de forme concrète dans la politique japonaise. Des conquêtes économiques sont ici la seule ambition des Japonais. Mais, même sous cette forme, leurs progrès ont pu inquiéter les Pays-Bas. Bien avant la guerre, on professait à l’École des Langues de Tokio un cours de malais, langue commerciale de ces parages de l’Extrême-Orient. Durant la guerre, on vit se répandre à Java une feuille bi-mensuelle, le Nikkwa, rédigée et imprimée en malais afin d’atteindre les milieux du commerce indigène. Depuis 1909, il existe à Batavia un consulat japonais. Des missions japonaises de financiers et de savants sont venues enquêter afin de préparer des entreprises et des placements. Avec la guerre, les communications entre la Hollande et ses colonies se rompirent ; il fallut chercher au commerce de l’Archipel de nouvelles orientations. De 1913 à 1917, les importations de la Hollande à Java tombèrent de 114,5 millions de florins à 37 ; celles des États-Unis montèrent de 6 à 47, celles du Japon de 5,5 à £9. Comme dans l’Inde britannique, les produits japonais conviennent par leur bon marché à ces sociétés de petits paysans qui leur font bon accueil ; le Japon leur fournit bijouterie, tissus, filés, objets de métal, cuirs travaillés et fort exactement copiés sur des modèles européens. À la suite des commerçants arrivent les hommes d’affaires et d’entreprises ; une grande société s’est fondée en 1917 à Tokio pour acheter plusieurs sucreries à des capitalistes hollandais ; en 1918, des capitaux japonais en fondent une à Batavia. Des journaux hollandais ont déjà dénoncé ces entreprises comme un danger national et comme le prélude d’ambitions impérialistes.

Dans les mers du Sud, le Japon a développé d’une manière soudaine ses échanges avec les dominions britanniques de l’Australasie. Sur ces marchés que la guerre avait brusquement privés de leurs fournisseurs habituels, les articles japonais ont fait prime ; les uns, déjà connus, se sont vendus en quantités croissantes ; les autres, encore ignorés, ont vite trouvé leur place. Les progrès sont surprenants[3]. En milliers de livres sterling, de 1913 à 1916-1917, les ventes du Japon à l’Australie se sont élevées de 475 à 1612 pour les tissus et les vêtements, de 7 à 172 pour les métaux manufacturés, de 129 à 366 pour les produits chimiques, de 21 à 263 pour la faïence et la verrerie, de 19 à 128 pour les articles fantaisie et la bijouterie. De même, de 1913 à 1916, les achats de la Nouvelle-Zélande au Japon ont monté (en milliers de livres sterling) de 35 à 126 pour les tissus de soie, de 14 à 63 pour les tissus de coton, de 0 à 12 pour les machines électriques, de 8 à 38 pour les articles fantaisie ; on voit apparaître, dans les envois japonais, des articles que la Nouvelle-Zélande n’avait guère demandés jusqu’alors : boutons, chapeaux, bonneterie, couvertures, porcelaine et verrerie, brosserie, boîtes en carton. Les produits japonais s’implantent dans l’Australasie britannique ; vendus à bas prix, présentés par des voyageurs habiles et remuants, ils y resteront.

Sur les territoires russes d’Extrême-Orient, l’influence japonaise devient prépondérante. L’éloignement du centre de la puissance slave, les obligations de la guerre et de la révolution qui retenaient en Occident toute l’énergie de la Russie, la proximité géographique de l’empire nippon, tout semblait préparer ce déplacement d’influences. Il ne s’agit pas pour l’instant de la Mandchourie qui dépend de la Chine, mais surtout de la Sibérie orientale. Devenue l’alliée de la Russie, le Japon retira de cette alliance des bénéfices d’autant plus considérables qu’il pouvait, seul de toutes les nations de l’Entente, communiquer librement avec la Russie par le Transsibérien ; il lui fournit des armes et des approvisionnements pour son armée ; il s’efforça en même temps de conquérir pour ses articles manufacturés le marché russe qui se fermait aux produits allemands. De 9 168 000 yen en 1913, ses importations en Russie montèrent à 12 381 000 en 1914, 90 048 000 en 1915, 151 179 000 en 1916. Chaussures, métaux, étoffes, munitions, grains, il expédia à son alliée tant de marchandises qu’il devint l’un de ses gros créanciers. La puissance russe s’étant effondrée et son unité brisée, le Japon considéra qu’il serait prudent d’acquérir en Sibérie des gages pour garantir ses avances et de collaborer, au même titre que les autres créanciers américains et anglais, à la mise en valeur du pays. Contre l’anarchie qui menaçait, selon son opinion, l’Extrême-Orient, le Japon s’assura en envoyant des troupes à Vladivostok, en occupant Khabarovsk, Tchita et Blagovetchensk (septembre 1918) et en contrôlant le pays jusqu’au lac Baïkal. Cette pénétration économique du Japon dans la Sibérie orientale a pour elle de s’avancer en un pays qui, par ses caractères géographiques, appartient encore à l’Extrême-Orient. Quand, arrivant de l’Ouest, on a dépassé les pays du Baïkal, on aborde le domaine des moussons ; on laisse derrière soi les formes de culture, d’élevage, de peuplement qui viennent d’Europe avec les Slaves ; on entre dans une région d’affinités extrême-orientales par la puissance de la végétation, par les caractères de la faune, par l’extension de céréales comme le millet et par l’importance des populations sédentaires de race jaune ; depuis longtemps, les Chinois ont poussé leurs pionniers et leurs colons assez loin dans le bassin de l’Amour. La colonisation pacifique de la Sibérie orientale apparaît aux Japonais comme une prolongation du rôle qu’ils ont assumé sur les rivages qui font face à leur archipel. Vladivostok compte une colonie de plusieurs milliers de Japonais ; les boutiques japonaises s’y multiplient ; on y vend des articles japonais, étoffes, tricots, bas, mouchoirs, gants.

Depuis la guerre russo-japonaise, le Japon possède des droits de pêche sur les côtes sibériennes des mers de Behring, d’Okhotsk et du Japon ; dans ces mers poissonneuses, les pêcheurs japonais sont à peu près les seuls à exploiter les eaux ; ils en sont la seule population maritime. Des capitalistes japonais s’intéressent à l’exploitation des forêts de l’Oussouri et de l’Amour. La moitié septentrionale de l’île de Sakhaline, que le traité de Portsmouth avait laissée à la Russie, devient un champ d’exploitation pour les Japonais ; ce sont eux qui fournissent le capital et la main-d’œuvre dans les mines, préparent la construction d’une voie ferrée et détiennent par leur agent d’Alexandrovsk une autorité de fait sur la zone russe de l’île. La société commerciale russo-japonaise d’Osaka résumait à la fin de 1918 ce qu’elle désirait pour les intérêts commerciaux du Japon en Sibérie orientale ; elle demandait que Vladivostok devînt port libre, que la navigation du Soungari et de l’Amour fût ouverte à tous les peuples, que le contrôle des chemins de fer de Sibérie orientale appartînt au Japon, qu’on mît la ligne de Tchang-tchoun à Kharbine au même écartement que le Sud-Mandchourien, qu’on étendit les droits de pêche du Japon et que le Japon achetât la partie septentrionale de l’île de Sakhaline. Ce serait étendre aux pays de l’Amour et aux mers bordières le contrôle économique du Japon. Aussi l’opinion japonaise s’émeut de toute initiative étrangère en ces régions comme d’une menace faite aux intérêts japonais ; elle rappelle avec quelle défiance les Américains soupçonnent toute entreprise étrangère et particulièrement toute démarche japonaise au Mexique. « Si la doctrine de Monroe, écrit M. Kawakami[4], s’applique au Mexique, pourquoi le Japon ne surveillerait-il pas les régions d’Extrême-Orient voisines de ses îles ? »

VI

LE JAPON ET LA CHINE

C’est la Chine avec ses immenses ressources et son énorme population que vise surtout l’ambition japonaise ; c’est là aussi qu’elle rencontre plus forte et plus décidée la compétition des grandes nations commerçantes du monde. L’Allemagne paraît évincée pour longtemps ; les entreprises allemandes du Chantoung fonctionnent maintenant au profit des Japonais. Malgré l’alliance britannique, les intérêts anglais et les intérêts japonais en Chine se heurtent souvent ; des frictions nombreuses échauffent les esprits, particulièrement à cause de la vallée du Yangtsé qui joue, par l’appât de ses abondantes ressources, le rôle d’une Terre promise ; les Japonais se plaignent de toujours rencontrer comme rivaux des Anglais pour les concessions de voies ferrées, de mines, d’usines électriques. En Chine, le Japon trouve encore sur son chemin les entreprises américaines ; il partage avec les États-Unis le rôle de banquier du Céleste Empire ; il doit admettre leur coopération. Cependant sa situation géographique lui donne de tels avantages qu’il a pu prendre pied solidement sur la terre chinoise et conquérir dans les affaires du pays une position dominante. Une revue américaine, « Asia », fondée pour l’étude des questions d’Asie, dénonce les ambitions du Japon sur le Chantoung comme l’expression de la politique qui annexa la Corée, qui japonise la Mandchourie, qui fait la police dans le Foukien ; elle résume à ses lecteurs le problème d’Extrême-Orient en ce dilemme : « China : colony or nation ? — Japan : conqueror or leader of the Orient[5] ? »

Les formes de l’expansion japonaise en Chine. — Dans le domaine économique, le Japon considère la Chine comme un réservoir de matières premières et comme un marché d’articles manufacturés ; il la conçoit, telle qu’elle est à ses portes, comme une immense colonie d’exploitation dont l’indépendance politique importe peu, à condition qu’on puisse tirer profit de sa dépendance commerciale. « Pour faire vivre sa forte population, le Japon doit devenir un pays industriel et, pour cela, posséder fer et charbon, bases de l’industrie moderne. Il est loin de se suffire en fer ; quant au charbon, il en exporte, mais il en possède peu qui soit propre à la fabrication du coke. La Chine est le pays auquel le Japon doit logiquement et naturellement faire appel pour avoir du minerai de fer et du charbon à coke. Voilà pourquoi il veut s’assurer des concessions minières en Chine avant que mines et charbonnages chinois soient tous hypothéqués par les nations de l’Occident[6]. » En face d’une production de 324 000 tonnes de minerai correspondant à 160 000 tonnes de fonte, le Japon a consommé, en 1917, 1 300 000 tonnes d’acier et de fonte. Ces chiffres montrent les dangers qui attendent la métallurgie japonaise si elle est réduite à toujours dépendre de l’étranger pour le fer. Déjà ce sont des capitaux japonais, fournis par la Yokohama Specie Bank, qui contrôlent les mines de fer de Tayeh, sur Yangtsé ; d’après un récent contrat, la compagnie chinoise qui possède et exploite ces mines ainsi que les établissements métallurgiques de Hanyang doit fournir aux mines japonaises de Wakamatsu 8 millions de tonnes de fonte et 15 millions de tonnes de minerai en quarante livraisons annuelles à partir de 1914. La livraison de 1915 s’éleva à 110 000 tonnes de fonte et 250 000 tonnes de minerai[7]. Mais les besoins du Japon dépassent de beaucoup ce qu’il peut recevoir ainsi ; il a un intérêt capital à surveiller toutes les sources de fer du bassin du Yangtsé. Un groupe japonais vient de fonder une grande société métallurgique qui, exploitant les mines de Tao Choun dans la province de Ngan-houi, doit produire annuellement plus de 300 000 tonnes de fer et d’acier. D’autres mines de fer, en instance de concession dans la région de Nankin, n’échapperont pas au Japon. Il voit, dans l’acquisition de ces gisements de minerai, une condition de son existence économique.

Inversement, le marché chinois doit absorber les articles manufacturés du Japon. Ce sont les commerçants japonais qui héritent, pour une grande partie, de la clientèle allemande. Courtier maritime et bailleur de fonds, le Japon complète sa situation en devenant le grand fournisseur des produits ouvrés, filés et tissus de coton, bonneterie, sucre, machines d’industrie, machines électriques. Ses exportations vers la Chine (le Kouang-toung excepté) se sont élevées de 67,9 millions de yen en 1904 à 162 en 1914 et 318 en 1917. Pour étendre son domaine d’action, il perfectionne chaque jour ses moyens de propagande, augmente le nombre de ses consuls, accroît le personnel de sa légation de Pékin. Si les nations anglo-saxonnes conservent encore la prépondérance dans le commerce chinois, leur supériorité n’est plus incontestée ; le commerçant nippon se prépare à la vaincre.

Pour pénétrer et dominer l’économie de la Chine, le Japon a pu, durant la guerre, forger une arme puissante : la finance. En devenant le bailleur de fonds d’un gouvernement menacé par la faillite et l’insurrection, le Japon a préparé tout à la fois le placement de ses capitaux et l’asservissement économique de son débiteur. Ses manœuvres et ses démarches l’ont même rendu suspect à beaucoup de Chinois qui redoutent pour leur pays la dépendance. Il est difficile de connaître exactement les emprunts de la Chine au Japon, car ni le créancier ni le débiteur n’aiment à publier leurs affaires. On les évalue, depuis le début de la guerre jusqu’au mois d’août 1918, à 200 ou 225 millions de dollars[8]. Dans le courant du premier semestre de 1918 seulement, ils se sont élevés à près de 60 millions de dollars. Destinés surtout à payer la solde des troupes et à acheter des armes, ils engagent presque tous une richesse nationale qu’ils livrent au Japon : revenus de la vente des tabacs, revenus de l’exploitation des télégraphes et téléphones, revenus des chemins de fer de Mandchourie. On hypothèque les forêts des provinces de Heilungkiang et de Kirin contre le vœu des habitants qui déclarent que, si ces forêts tombent aux mains du Japon, ils n’auront plus ni bois de charpente, ni bois de chauffage. Ailleurs on engage des mines : mines de plomb et de zinc du Hounan antérieurement concédées à la maison allemande Carlowitz et qui passent à des Japonais ; mines de fer du Mont Phénix (Foung houang Chan), près de Nankin fournissant un minerai excellent que des usines japonaises transformeront sur place ; mines du Kouang toung concédées à la banque japonaise Mitsui Bussan Kaisha. Ailleurs on accorde des voies ferrées à construire : ligne de Tsi-Ho à Chouen-te-fou (Chantoung) primitivement donnée à des Allemands ; ligne de Kirin à Houei-lin longue de 446 kilomètres. Ces placements de capitaux entraînent avec eux des fournitures de marchandises ; ils imposent, comme condition, que des commandes soient faites à l’industrie japonaise : matériel télégraphique et téléphonique, matériel électrique, matériel de guerre. Ce sont les mêmes méthodes que l’Europe avait appliquées partout à l’expansion de son commerce : le Japon les apporte en Chine. Comme tout s’enchaîne, il faut, afin que ces capitaux ne risquent rien, leur garantir en Chine une bonne administration financière ; il faut contrôler le système monétaire de la Chine ; au début de 1919, la mission financière du baron Sakatani vint à Pékin pour étudier la réforme monétaire et l’établissement de l’étalon or ; il arriva avec les allures d’un contrôleur plutôt que d’un conseiller ; en plaidant pour l’unité du système monétaire, il préparait un moyen d’action japonaise dans le commerce chinois. En 1918, une banque sino-japonaise s’ouvrit à Pékin avec un capital de 10 millions de yen souscrit par le Crédit Mobilier japonais, la Banque de Corée et la Banque de Formose ; elle a le droit d’émettre des billets, de frapper monnaie ; elle joue le rôle d’une banque d’État chinoise.

Ces relations financières entraînent des résultats politiques. Si les emprunts se concluent par l’intermédiaire de banques privées, ils sont accordés avec l’assentiment de l’autorité officielle. Les banques nipponnes travaillent de concert avec le gouvernement ; elles suivent les inspirations de sa politique[9]. De même que, au point de vue économique, le Japon adhère aux principes de l’égalité du traitement et de la porte ouverte en Chine, de même, au point de vue politique, il s’engage en toute occasion à respecter l’indépendance et l’intégrité territoriale de la Chine. En fait, on voit morceau par morceau s’effriter cette indépendance et cette intégrité ; les principes restent saufs ; la réalité est tout autre.

Il n’est pas possible qu’un pays qui laisse entre les mains de l’étranger ses mines de fer, ses forêts, ses arsenaux, ses télégraphes et ses téléphones conserve vis-à-vis de lui son indépendance. Chaque jour, la vie pratique consacre un nouvel abandon ou suggère un nouvel empiétement. Au début de la guerre, le Japon, qui demeurait en Extrême-Orient seul en face de la Chine, crut le moment venu d’assurer sa suprématie chez sa voisine ; en janvier 1915, le ministre du Japon à Pékin remettait au Président de la République chinoise une liste de demandes réparties en cinq groupes. Le cinquième groupe contenait certaines requêtes significatives. « Engagement par le gouvernement chinois de conseillers japonais ; concessions aux églises, écoles et hôpitaux japonais du droit de posséder des terrains en Chine ; introduction dans la police chinoise d’un certain nombre d’agents japonais ; achat obligatoire au Japon de la moitié au moins des munitions de guerre nécessaires à la Chine ; concession au Japon de trois lignes de chemin de fer dans la vallée du Yangtsé ; reconnaissance d’un droit de priorité aux capitaux japonais pour la construction des chemins de fer et des ports et l’exploitation des mines de fer du Foukien ; droit pour les sujets japonais de faire de la propagande religieuse en Chine. » La Chine dut céder à un ultimatum du Japon et accepter ces demandes ; mais elle en a toujours éludé l’exécution. Au reste, devant la violence de certaines manifestations antijaponaises et aussi le mécontentement des grandes puissances, le Japon qui avait publié ses ambitions n’insista pas pour les satisfaire et il revint à une méthode conciliante, dont l’occasion lui fut fournie par la déclaration de guerre de la Chine à l’Allemagne, au mois de septembre 1917.

La Chine et le Japon devenaient des alliés. Mais contre quel ennemi ? Le théâtre de la grande guerre était bien éloigné, et, à vrai dire, ni les destinées de la Chine, ni celles du Japon ne s’y jouaient. Heureusement le bruit des armes se rapprocha d’Extrême-Orient ; les maximalistes russes menaçaient la Sibérie orientale et, par elle, la Mandchourie et la Corée ; il fallait parer au danger commun et arranger une collaboration militaire : de là, la convention militaire sino-japonaise du 30 mai 1918 dont le principe hautement proclamé était l’égalité des droits et des devoirs, mais dont le résultat devait être d’amener les troupes japonaises sur le territoire chinois « en vue de le défendre en commun contre l’ennemi. » À côté de l’accord militaire que l’on publia, il se fit des négociations dont on ne connaît pas le détail, mais plus ou moins inspirées par l’esprit des fameuses demandes de 1915. On peut en juger par quelques clauses : unification de l’instruction militaire et de l’armement ; instructeurs japonais dans l’armée chinoise ; établissement d’arsenaux en commun ; conseillers japonais auprès des ministres de la guerre, de la marine et des finances ; agents japonais dans la police de Pékin, de Hankéou, de Nankin et d’autres grandes villes ; stations de télégraphie sans fil contrôlées par des officiers japonais ; ports chinois ouverts aux navires de guerre japonais. Cette coopération éventuelle à une expédition en Sibérie, ainsi que les conséquences connues ou secrètes de l’alliance japonaise, ne furent pas accueillies par tous les Chinois comme un bonheur national ; il y eut de violentes manifestations. Aussi on ajouta à la convention des clauses suivant lesquelles, aussi longtemps que l’invasion de l’Asie orientale par l’armée maximaliste ne serait pas un fait accompli, il n’y aurait pas de nécessité absolue d’exécuter la convention. Cette fois encore le Japon ne jugeait pas expédient de s’engager plus loin dans la voie des réalisations ambitieuses. En attendant l’avenir, on ne néglige rien pour pénétrer et envelopper la Chine d’influences japonaises. Le Japon continue la propagande religieuse qui dès 1908 avait attiré au congrès de Kioto les fidèles du bouddhisme ; la société de bienfaisance Diojinkai, dont l’œuvre philanthropique a tant servi la politique nipponne en Corée, vient de créer en 1918 en Chine des hôpitaux de charité avec des dispensaires et des écoles de médecine ; trois établissements fonctionnent déjà à Hankéou, Tsinanfou et Nankin. Dans un autre ordre d’idées, au poste de télégraphie sans fil érigé à Hankéou avant la guerre, deux autres se sont ajoutés, l’un à Tsinanfou, le second à Tsingtao ; au début de 1919, on préparait à Pékin l’installation d’un autre poste qui communiquera avec l’Europe et avec l’Amérique. Ces moyens d’action se complètent par d’autres, par des missions commerciales, par des agences d’information, par des sociétés privées. Des colonies nipponnes, établies dans les grandes villes chinoises, propagent l’influence japonaise ; à Tientsin, à Tchéfou, à Tsinanfou, à Hankéou, à Shanghaï, à Foutchéou, à Amoy, à Swatow, elles tiennent un rôle actif dans l’économie de la ville. À Tsinanfou, la capitale du Chantoung, les Japonais peuplent, au voisinage de la gare, tout un quartier qu’ils administrent eux-mêmes ; au début de 1919, près de 200 maisons de commerce leur appartenaient, dont 63 pharmacies, 38 boutiques et bazars, 13 hôtels et auberges, 22 maisons de thé, 6 banques. À Shanghaï, on dénombre une dizaine de milliers de Japonais dont quelques-uns tiennent la tête dans le haut négoce ; à la fin de 1915, un Japonais, le baron Yoshiro-Fujimara, fut élu au conseil municipal de la concession internationale, battant de sept voix un candidat britannique[10].

Les régions d’expansion japonaise. — Échanges commerciaux, liens financiers, influences politiques, telles sont les formes de l’expansion japonaise en Chine. Cette expansion vise particulièrement deux régions où le Japon prend pied effectivement, au préjudice du principe de l’intégrité territoriale : la Mandchourie, pays frontière au contact de la Corée, et le Chantoung, terre éminemment chinoise, au cœur de l’Empire du Milieu.

En Mandchourie, cette vaste province chinoise où passent la route de la Corée à Pékin et la route du golfe du Petchili aux pays de l’Amour, le Japon a largement étendu, durant la guerre, la sphère de son action. Pour satisfaire aux obligations financières qu’elle avait contractées vis-à-vis du Japon, la Russie signait elle-même avec son ancien ennemi une convention qui consacrait son déclin comme grande puissance d’Extrême-Orient. Cette convention cède au Japon le tronçon du chemin de fer transmandchourien compris entre Kouang-tchang-tsé au Sud et Kharbine au Nord ; elle déplace donc de plus de 200 kilomètres vers le Nord le terminus japonais de la grande ligne et le transporte jusqu’aux rives du fleuve Soungari qui lui ouvre ainsi l’accès par voie d’eau jusqu’au fleuve Amour. Le commerce de la Mandchourie du Nord, qui jusqu’ici débouchait à Vladivostok, sera de cette façon dérivé vers le port de Dalny (Dairen), près de Port-Arthur, à l’extrémité de la péninsule de Liaotoung qui commande le golfe du Petchili. En fait, toute la Mandchourie du Sud, au sud de Kharbine, tombe sous l’autorité du Japon. Il s’y conduit comme en territoire propre, fondant des centaines de maisons de commerce, contrôlant les entreprises industrielles comme les houillères et les minoteries, pratiquant la navigation commerciale du Soungari, projetant l’amalgamation des chemins de fer de Corée et de Mandchourie, demandant à la Chine la reconnaissance de ses « intérêts spéciaux » dans le Sud de la Mandchourie et l’Est de la Mongolie, réclamant même une sorte d’autorité et de surveillance sur les troupes chinoises de ces provinces ; l’armée chinoise serait ainsi, vis-à-vis de l’armée japonaise, dans une situation analogue à celle que l’armée turque eut vis-à-vis de l’armée allemande pendant la guerre. Ce serait faire de la Mandchourie une seconde Corée, et, comme l’on dit, la « coréaniser ».

On peut dire que la Mandchourie, excentrique par rapport à la Chine, n’est pas vraiment un morceau de sa chair. Il n’en est pas de même du Chantoung, membre essentiel du corps chinois, territoire trois fois plus vaste que la France, riche en gisements de houille, produisant de la soie, du coton et du chanvre, habité par une population de plus de trente millions d’âmes. Ce qui fait tout son prix, c’est la valeur de sa position sur les communications de la Chine du Nord avec la Chine du Centre ; en s’établissant à Kiao-tcheou, les Allemands avaient mis la main sur une porte de la Chine, donnant accès aux pays historiques du Petchili, menant aux bassins houillers du Chansi et ouvrant par le Nord les régions du Fleuve-Bleu. Pour exploiter cette remarquable situation, ils avaient construit le chemin de fer de Kiao-tcheou à Tsinanfou. Ce chemin de fer rencontre à Tsinanfou une autre grande ligne, construite par des capitaux allemands et anglais (1908-1913) et joignant Tientsin à Poukéou, en face de Nankin ; en outre, il devait être prolongé jusqu’à Chouen-te-fou, c’est-à-dire jusqu’à la grande ligne de Pékin à Hankéou[11]. Ce réseau ferré qui traverse ou qui longe le Chantoung constitue l’armature économique de cette région de la Chine ; il en est l’outil moderne d’exploitation. Aussi le Japon, ayant chassé l’Allemagne du territoire de Kiao-tcheou, veut garder, de l’héritage du vaincu, ce qui lui donne sa valeur commerciale, c’est-à-dire le contrôle des chemins de fer. Par une convention de 1918, il reconnaît le devoir qu’il a de rendre à la Chine le territoire occupé ; il se défend de velléités conquérantes ; il s’engage à retirer les troupes et les fonctionnaires qu’il a établis le long de la voie depuis Kiao-tchéou jusqu’à Tsinanfou. Mais il se montre décidé à rester le maître de la voie ferrée et de la position commerciale, à diriger l’exploitation de concert avec la Chine et à maintenir des Japonais dans le personnel. Il a fait une avance de 20 millions de yen pour prolonger la ligne de Chantoung jusqu’à Chouen-te-fou. Par ses soins, la ligne a fonctionné dès la fin des opérations militaires ; le commerce de Tsingtao a quadruplé de 1915 à 1916 ; la ville s’étend ; des quartiers nouveaux surgissent de terre, à l’américaine ; des usines se fondent ; on installe une colonie de sériciculteurs du Shinano pour travailler dans une filature de soie. Il n’est pas douteux que le Japon occupe solidement cette porte de la Chine. On pourra masquer la réalité dans la rédaction des titres de possession, mais, en pratique, on ne changera rien au fait économique.

La mission du Japon et le péril blanc. — L’expansion du Japon, œuvre des industriels, des commerçants, des banquiers et des hommes d’État, n’est pas simplement un fait de civilisation matérielle. Ce qui la rend plus dangereuse pour l’Europe, c’est qu’elle devient, dans l’esprit des Japonais qui pensent et qui écrivent, une idée-force qui meut un vif sentiment d’orgueil national. L’impérialisme japonais n’agit pas seulement en vue de satisfaire des intérêts matériels ; il agit au nom d’une sorte de mission qui destinerait le Japon à devenir l’âme dirigeante du monde extrême-oriental. Leurs victoires passées sur la Chine et la Russie avaient déjà donné aux Japonais la croyance qu’ils formaient une nation choisie pour diriger et régenter les autres. La guerre européenne, qui laissa au Japon les mains libres en Extrême-Orient et qui l’appela même au secours des Alliés en Méditerranée et en Sibérie, vint renforcer cette conviction. Des sentiments puissants sont nés dans l’âme japonaise : la confiance en soi, la fierté patriotique, la conscience de la dignité nationale, la volonté d’agir pour le bien et pour la gloire du pays, la conviction que l’honneur et l’intérêt de la nation marchent de pair, la notion qu’un peuple qui a conquis de grands droits sur la terre s’est imposé de grands devoirs vis-à-vis de lui-même et vis-à-vis des autres.

Jusqu’à ces dernières années, l’Europe et l’Amérique ont été les tutrices de l’Asie orientale dans son apprentissage de la civilisation moderne. Elles gardent parfois devant ces pupilles un ton de condescendance et de dédain qui blesse la fierté japonaise. Le Japon sent bien qu’on lui reproche de n’avoir participé à la guerre que dans la mesure de ses intérêts et d’en avoir tiré des bénéfices disproportionnés aux sacrifices de son intervention. Quand il compare son rôle limité à l’énormité des dépenses de l’Amérique, il souffre qu’on puisse l’accuser d’avoir profité des infortunes de ses Alliés ; il voit bien que, si les Occidentaux lui reconnaissent la puissance militaire, ils ne lui accordent pas assez d’estime et de confiance. À ses yeux, cette défiance et cette sorte d’antipathie proviennent de la situation subalterne dont il s’est trop longtemps contenté, de la situation de « chien de garde » de l’Angleterre en Orient, et de la faible considération que les puissances blanches accordent aux peuples jaunes.

Pour occuper sa vraie place, le Japon doit être à la tête de l’Orient ; il doit défendre ses congénères de même couleur en revendiquant l’Asie pour les Asiatiques. L’Asie, rajeunie par le Japon, doit secouer la tutelle de l’Europe. Le premier et le plus grand des alliés du Japon, pour accomplir cette mission, sera la Chine, colosse encore informe, mais dont la force bien réglée serait irrésistible. Le devoir du Japon est d’élever la Chine, comme il élève la Corée, à son propre niveau de civilisation afin de fonder la grande alliance de l’Asie dont il sera le chef. C’est à lui que revient la tâche de diriger le progrès en Orient et même de civiliser le monde jaune. Il faut conjurer le péril blanc et contrecarrer par l’union de l’Asie l’influence de l’Europe. Cette grande ligue, dont le Japon serait le cœur, comprendrait les Chinois, les Malais, les Annamites, les Siamois et même les Hindous. Car, de l’avis des Japonais, les Anglais n’ont pas réussi dans l’Inde ; il est difficile de mettre d’accord et de faire vivre ensemble des Occidentaux et des Orientaux ; au contraire, il suffit d’un moment pour créer l’intimité entre un Japonais et un Hindou. « Les Japonais sont bien mieux préparés que les Anglais à la tâche de conduire les Hindous sur le chemin de la civilisation. »

Ce rôle de guide sur la route du progrès sera réservé aux Japonais de la génération qui monte. Il faut les y préparer ; il faut qu’ils se répandent parmi ces peuples dont ils seront les conseillers. Ce n’est pas assez que 500 000 Japonais vivent sur le continent asiatique : ils doivent y venir en plus grand nombre. Mais le nombre ne suffit pas. Il faut aussi la qualité, la valeur : le Japon enverra à l’étranger ses meilleurs éléments, ceux qui inspireront confiance aux hommes qu’on veut former et servir ; on renoncera aux pratiques de la malfaçon ; on fournira des produits loyaux ; on montrera des modèles d’éducation supérieure. Pour réussir dans cette mission, on apprendra les langues étrangères ; le Japonais les ignore ; s’il ne connaît pas le Chinois, il ne pourra jamais prendre contact vraiment avec la civilisation chinoise. Par cette connaissance des langues, on rapprochera les esprits, on préparera la solidarité du monde jaune et l’on réalisera le programme de « l’Asie aux Asiatiques ».


  1. Voir pour l’avant-guerre : Lorin, Asie française, 1914, p. 58-59 ; Labroue, L’impérialisme japonais. Paris, Delagrave, 1911.
  2. The Americas, juillet 1918, p. 29.
  3. Mission française en Australie 1918 et en Nouvelle-Zélande 1919. Paris, impr. Lahure, 1919.
  4. Kawakami, K. K. Japan and World Peace. New-York, Macmillan, 1919, p. 90-91.
  5. Asia, mars 1919, p. 209.
  6. Kawakami, Japan and World Peace, p. 163-164.
  7. Kawakami, ibid., p. 163-166.
  8. Asia, mars 1919, p. 216 ; — Asie française, janvier 1919, p. 144-145.
  9. Asie française, janvier 1919, p. 145-146.
  10. Asia, mars 1919, p. 220 ; — Asie française, mars 1916, p. 48.
  11. Asie française, mars 1915, p. 14-16.