Le Déclin de l’Europe/Chapitre VII

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CHAPITRE VII

L’EUROPE ET L’ÉVEIL DES PEUPLES INDIGÈNES

Au cours de son expansion universelle, l’Europe trouva l’un de ses moyens d’action les plus énergiques et les plus fructueux dans l’exploitation des peuples dits inférieurs : sur leur propre terre elle appliqua leur force à travailler et à produire pour elle. Asservis et passifs, ces peuples furent les artisans de sa colossale fortune ; ils peinaient pour le Blanc ; le Blanc les commandait, les dirigeait ; il s’enrichissait par eux. Cette suprématie n’est plus incontestée ; en certains points du monde, les races indigènes que le contact de leurs maîtres instruit et éveille, croient qu’il est temps de secouer cette tyrannie afin de vivre pour elles-mêmes et, sinon selon leurs propres lois, du moins selon un régime plus juste et plus égal. Nous assistons aux débuts d’une révolution dans les rapports entre les Européens et les autres hommes ; cette révolution marque pour l’Europe un nouveau déclin. Pendant la guerre, au spectacle de cette race blanche décimée et ruinée par une bataille fratricide, des races soumises, des races de couleur ont pris une conscience plus claire de leurs droits. L’Europe voit surgir inéluctable un problème qu’elle n’avait guère que pressenti et qui dépasse en étendue le problème des nationalités qui fut l’une des causes de la guerre : c’est le problème des races ; il met en cause directement la domination européenne dans les pays de colonie et de protectorat. Le mot race, fort obscur en lui-même, ne suffit pas à définir l’ampleur du conflit ; car, à le considérer dans son acception la plus simple, il n’impliquerait strictement qu’une question de couleur ; il ne supposerait de différend à régler qu’entre les Blancs d’une part, les Jaunes, les Noirs et les Rouges d’autre part. Mais il existe des hommes de même souche primitive, de même couleur que les Européens, tels que les Berbères et les Arabes, les Sartes et les Hindous, qui se sentent très profondément différents de nous parce que leur civilisation diffère profondément de la nôtre. Il s’agit donc vraiment d’un procès entre la civilisation européenne et les civilisations indigènes que l’Europe tient asservies.

I

L’EUROPÉEN DEVANT LES AUTRES PEUPLES

Comment l’Européen s’est-il présenté devant les autres peuples de la terre ? Il est arrivé chez eux avec l’ambition d’y trouver des champs à exploiter, des concessions à découper, des ouvriers à recruter. Il a cherché souvent à détacher les indigènes de leur économie traditionnelle pour les annexer à la sienne. Il ne visait pas à développer leur bien-être, ni à élever leur niveau de vie ; il voulait les transformer en consommateurs pour les articles qu’il leur vendrait et en producteurs pour les denrées qu’il leur achèterait. Il leur apporta parfois la paix, l’ordre ; il leur enseigna le souci de la dignité humaine. Mais il était, avant tout, marchand ; il s’agissait pour lui d’acquérir des biens et d’accroître ses richesses.

Dans certains pays où l’Européen s’est établi, il n’y a plus d’indigènes parce qu’il les a exterminés ; dans l’Australasie et dans l’Amérique du Nord, régions de climat tempéré où il put vivre et faire souche, il a fait place nette ; il est le seul habitant ; les races indigènes n’existent plus. Par contre, dans les pays chauds, il n’a pu trafiquer qu’avec leur collaboration, parce qu’elles sont adaptées au climat et seules capables de travail corporel : il s’est implanté là comme directeur de la production et guide de l’exploitation ; c’est dans ce rôle qu’on le rencontre encore partout dans le monde auprès des indigènes.

En Amérique, pour cultiver ses plantations de canne à sucre, de tabac et de coton, il imposa aux indigènes des Antilles un labeur forcé qui les anéantit. Les Indiens ayant disparu, il fit venir comme esclaves ces nègres africains qui maintenant pullulent sur leur terre adoptive ; sans eux, ces îles seraient incultes ; sans eux, le coton n’enrichirait pas les États-Unis et le Lancashire n’aurait pas fait fortune. En Asie, depuis des siècles, les Javanais travaillent pour les Hollandais. Dans l’Inde qui fournit au commerce britannique tant de cargaisons de coton, de blé, de jute, de graines oléagineuses, de thé, d’opium, l’Anglais semble ignorer l’indigène ; il s’abouche avec les commerçants de village, les Banya ; par eux il oriente la production du paysan selon les besoins du marché ; quant à lui, il achète, exporte et revend. Sur les plantations des îles Hawaï, ce sont des coolies chinois et japonais qui travaillent pour le compte des Américains. En Afrique, l’exploitation européenne, plus récente, pénètre moins loin dans l’économie indigène ; mais déjà sous notre contrôle, le paysan nègre cultive les arachides au Sénégal, le cacao sur la Côte de l’Or, le coton dans le Soudan. Au Transvaal, les Cafres fournissent la main-d’œuvre des mines ; quand les nègres se dérobent, on fait appel aux coolies de l’Inde. En Égypte comme au Turkestan c’est vers le coton, produit de grand commerce, qu’on oriente la culture indigène. Ainsi, l’Européen tient entre ses mains la vie économique de beaucoup de peuples. Tutelle parfois fatale ; car, en développant la culture des produits commerciaux, on sacrifie les cultures alimentaires et l’on provoque des famines. Tutelle néfaste encore à d’autres égards ; car l’Européen manufacturier considère les sociétés indigènes comme les débouchés naturels de ses objets fabriqués ; il cherche à tuer toute initiative industrielle afin de ne pas se créer à lui-même des rivaux et il maintient, tant qu’il peut et tant qu’il y trouve intérêt, le pays hors de l’évolution moderne.

Ces Européens qui dominent la vie matérielle des peuples qu’ils protègent, qu’ils colonisent ou qu’ils civilisent, comptent à peine numériquement. Ils sont 90 000 dans l’Afrique tropicale, 80 000 dans les Îles de la Sonde, 100 000 dans l’Inde : une poignée auprès des multitudes indigènes. Quelles pensées doit suggérera l’esprit des indigènes réfléchis le spectacle de ce frêle essaim d’étrangers qui butine dans leur ruche ? Ces pensées, nous les connaissons déjà, parce qu’elles ont surgi avec force, parfois avec violence, en différents points du globe.

Il existe plusieurs zones de friction vive entre Européens et non-Européens ; elles se trouvent dans les pays les plus avancés, soit qu’ils tiennent leur civilisation de l’influence même des Européens, soit qu’ils en possèdent une, ancienne, originale, susceptible de réflexes défensifs. On observe une de ces zones agitées en Amérique, au contact des Nègres et des Blancs ; les premières révoltes datent de plus d’un siècle ; les Nègres sont devenus les maîtres de Haïti d’où ils ont éliminé toute suprématie blanche ; les Antilles françaises sont peuplées de Nègres et de gens de couleur dont les Français ont fait des citoyens. Aux États-Unis, une guerre civile naquit de la question nègre ; mais le problème subsiste encore ; car, en fait, les Nègres ne jouissent pas de tous les droits qu’ils possèdent en principe ; les haines de couleur règnent et éclatent parfois ; comme il existe une élite nègre de même formation que l’élite blanche, elle réclame pour toute la race droit de cité ; ces revendications prennent plus de force depuis la guerre. Dans l’Inde britannique, nous trouvons devant nous une civilisation originale avec ses croyances, sa morale, ses principes sociaux, ses modes de vie qui s’oppose de toute sa masse et de toute son intégrité à la civilisation britannique ; c’est un groupe d’humanité qui marche dans sa voie propre et auquel son élite veut donner l’indépendance. En Asie et en Afrique, toute une civilisation modelée par une religion se heurte à la civilisation européenne : c’est la communauté des pays musulmans que leurs croyances rapprochent et dont ces croyances pénètrent profondément la mentalité et l’économie matérielle ; au sein de l’Islam, dans l’Afrique du Nord comme dans l’Asie occidentale et dans l’Inde, l’espoir de la liberté et l’impatience du joug européen soulèvent périodiquement les fidèles. De tous ces foyers de résistance, le dernier venu dans l’action, mais le plus conscient et le plus puissant réside en Extrême-Orient : c’est le Japon. Par sa force matérielle qui repose sur l’adoption des armes économiques de l’Europe elle-même, il s’érige en champion de l’égalité des races ; il se dresse comme le porte-parole des opprimés contre la race dominatrice. Sa pensée n’est pas exempte d’intérêt personnel ; elle rêve pour le monde jaune l’hégémonie japonaise ; mais elle fait vibrer l’Extrême-Orient en proclamant des formules simples qui éclatent comme des actes de foi. « L’Asie aux Asiatiques ». « Le bonheur que l’on tient de Dieu ne doit pas être différencié par la couleur de la peau ». On transpose en faveur des races les principes européens et américains, les principes du droit des nationalités : droit pour les peuples de disposer d’eux-mêmes ; plus de nations soumises, plus de races opprimées ; toutes les nations, toutes les races traitées sur un pied d’égalité. C’est ce droit nouveau que le Japon voulut faire reconnaître à la Conférence de la Paix à propos de la Société des Nations.

Il semble que ce droit ne soit pas prêt encore à entrer dans les faits et qu’il y faudra préparer ceux-là mêmes auxquels il est destiné. Aux États-Unis, par exemple, beaucoup de gens n’imaginent pas sans indignation qu’il puisse se réaliser ; car, selon eux, la majorité des nations qui composeraient la Ligue n’appartenant pas à la race blanche, cette Ligue serait une ligue de gens de couleur où le bloc noir, jaune et rouge dominerait le bloc blanc ; on verrait alors les gens de Libéria et de Haïti appelés à siéger au conseil mondial et des demi-barbares illettrés et ignorants décider du sort de la civilisation. Quoi qu’il en soit, les idées d’émancipation font du chemin parmi les races assujetties à l’Europe ; elles font bouillonner les têtes au Caire comme à Delhi, à Chicago comme à Batavia ; elles appartiennent à un mouvement universel qui ébranle la fortune de l’Europe et la suprématie de la race blanche.

Aucune colonie européenne n’est à l’abri de cette effervescence. Toutes les puissances blanches ont chez elles un foyer de fermentation indigène. Dans l’Afrique du Nord où la France a trouvé pendant la guerre un réservoir de soldats et de travailleurs, la collaboration des indigènes à la défense de la métropole éveille en eux le sentiment de leur dignité et de leur valeur ; ils n’entendent plus être traités en sujets ; on leur donne un statut plus égal et plus libre. À Java, les milieux indigènes accueillent avec ardeur l’idée d’un rapprochement entre les membres de la race jaune ; les Chinois de l’île veulent nouer d’étroites relations avec leurs frères de Chine, tendance combattue par le gouvernement néerlandais. En 1916, le Sarikat-Islam, à Batavia, refusa de prendre part au meeting réuni à l’occasion de l’anniversaire de la reine de Hollande si l’on n’y préconisait pas la création d’un Parlement des Indes néerlandaises ; les associations indigènes, guidées par des intellectuels, cherchent à se fédérer de manière à faire du « Peuple des Indes » une unité cohérente. Mais le vent de la révolte souffle sur d’autres peuples encore ; indifférence et passivité font place à l’action ; l’heure des revendications, peut-être des réparations, sonne pour les Nègres des États-Unis, pour les Égyptiens et pour les Hindous.

II

LES FOYERS DE RÉVOLTE
ÉTATS-UNIS, ÉGYPTE, INDE

De violentes bagarres entre Blancs et Noirs qui ensanglantèrent au mois de juillet 1919 les rues de Washington et de Chicago ont ramené en pleine lumière le conflit des races, toujours latent aux États-Unis. Il y a dans la situation des Noirs aux États-Unis une curieuse opposition entre le droit et la réalité. En droit, le Nègre est libre ; la loi lui garantit l’égalité ; il reçoit l’instruction ; il peut acquérir des biens ; il joue, partout et surtout dans le Sud, un rôle capital dans le recrutement de la main-d’œuvre industrielle et agricole ; il paraît à son honneur dans les professions libérales, pasteur, instituteur, médecin, avocat. En fait, les mœurs lui demeurent hostiles et, sur de grandes étendues de l’Union, on le méprise et même on le maltraite ; en période troublée, on le lynche ; en temps normal, on le tient à l’écart ; tous ceux qui voyagent aux États-Unis remarquent que les gens de couleur ont leurs hôtels, leurs restaurants ; qu’on leur affecte des compartiments spéciaux dans les salles d’attente, dans les gares, dans les tramways et qu’on leur interdit, si ce n’est comme serviteurs, l’entrée des établissements où fréquentent les Blancs.

Longtemps les Nègres ont accepté cette situation avec résignation. Depuis la guerre, leur attitude change. De l’indifférence et de la lassitude, ils passent au mécontentement et à l’irritation. On les a recrutés pour la guerre ; à l’armée américaine, ils ont donné plus de 300 000 soldats ; sous l’uniforme ils ont fait, en face de l’ennemi, honneur au pavillon étoilé ; ils ont combattu en Europe pour la démocratie ; ils espéraient qu’à leur retour cette démocratie s’ouvrirait à eux ; mais on leur reconnaît à peine la qualité de citoyens ; quand ils sont revenus d’Europe dans les villes du Sud, on ne daigna pas les regarder alors que les rues se pavoisaient pour célébrer leurs camarades blancs. Ils ont vu en France comment les Français traitent leurs soldats de couleur ; ils ont vu qu’on les laisse s’y mêler à la vie nationale, qu’on les reçoit sans la moindre hostilité dans les cafés et les restaurants et que la règle des rapports communs est cette égalité familière qui fait oublier les différences et les préjugés. Les Nègres américains cessent d’être passifs ; ils veulent voir cesser l’injustice.

À ces raisons de sentiment et de dignité s’ajoute une raison économique qui a une grande force. Les Nègres comptent maintenant comme un élément essentiel dans la vie matérielle de l’Union. Du fait de la guerre, beaucoup d’émigrants européens qui fournissaient la grosse main-d’œuvre furent rappelés dans leur patrie. Pour les remplacer dans les mines et les manufactures, un fort mouvement de migration noire s’établit du Sud vers le Nord, migration spontanée sans chef, ni propagande, sollicitée par le manque d’ouvriers ; elle marque une étape décisive dans l’évolution du problème noir. Dans le Sud, les patrons blancs qui voyaient s’éloigner leurs ouvriers noirs comprirent que, s’ils voulaient les garder, il faudrait les payer et les traiter à l’instar des Blancs ; on vit, à Memphis et ailleurs, des réunions de Blancs et de Noirs où ceux-ci apportaient leurs revendications, demandant à être jugés par des hommes de leur race et exigeant le droit d’entrer dans les syndicats. D’autre part, dans les grandes villes du Nord, à New-York, à Baltimore, à Philadelphie, à Washington, à Chicago, la population noire s’accroissait dans des proportions inattendues. À Chicago affluaient des dizaines de milliers de Nègres portant à plus de 126 000 personnes en 1919 l’effectif de la population noire de la ville. Pour cet important groupe d’habitants se fondaient cinq banques, trois coopératives, cinq journaux, sept pharmacies, un hôpital, une compagnie d’assurances sur la vie, une société de construction, des églises, des clubs, des syndicats. Les abattoirs de Chicago, qui employaient avant la guerre de la main-d’œuvre étrangère, sont maintenant peuplés de travailleurs noirs. Cette multitude de nouveaux habitants raréfia les logements au point que les Blancs se plaignirent d’être littéralement expulsés de leurs quartiers habituels. De cette concurrence naquit une vive opposition contre les Noirs qui aboutit à des troubles et à des batailles de rues. Les Nègres, fort maltraités, demandent la protection de la loi ; ils réclament la justice et l’égalité. Bien plus, qu’ils soient ouvriers d’usines ou fermiers des champs de coton, ils sentent tout ce que vaut pour la communauté américaine leur collaboration économique ; ils demandent une situation matérielle et morale digne de leur fonction dans la cité, de meilleurs logements, de meilleurs salaires, de meilleures écoles ; ils prétendent que par leur travail ils ont droit au même niveau de vie que les Blancs. C’est aux États-Unis que se trouve donc la zone de contact brûlant entre les Blancs et les Noirs. Mais elle ne représente pas tout le domaine contesté ; il s’étend encore, aux portes des États-Unis, dans les Indes Occidentales ; les seules Antilles britanniques renferment plus d’un million et demi de Nègres contre cent mille Blancs à peine ; ce sont enfin les Nègres qui forment la majorité de la population dans les autres Antilles. Tous ces groupes noirs ne constituent pas encore une masse très cohérente, ni très consciente ; mais tout démontre qu’ils sont solidaires les uns des autres et que c’est pour tous à la fois qu’un jour se réglera le problème de la suprématie des Blancs.

Sur le continent africain, c’est en Égypte que brûle le plus ardent foyer de nationalisme et d’émancipation indigène. Le peuple égyptien forme un bloc de treize millions d’habitants, parlant la même langue, assez homogènes pour qu’on n’y puisse plus distinguer les apports de longs siècles d’histoire. Province ou vassale de l’Empire Ottoman, l’Égypte a conquis durant le xixe siècle la conscience de sa personnalité nationale ; avec son prince indigène, Méhémet Ali, elle était devenue un pays de civilisation avancée, bien avant que l’Angleterre ne s’y établît en 1882 ; sous ce règne, la population avait doublé, le commerce sextuplé ; on avait organisé l’instruction publique, préparé des plans d’irrigation, construit le Canal Mahmoudieh, aménagé en partie le port d’Alexandrie, donné l’essor aux cultures riches du coton et de la canne à sucre. Plus tard, mais toujours avant 1882, Le Caire, Alexandrie et Port Saïd étaient devenues des villes modernes ; on avait construit le Canal Ibrahimieh pour l’irrigation de la Haute Égypte et le Canal Ismaïlien entre le Nil et Suez. Ces œuvres et ces progrès ne permettaient guère qu’on pût considérer l’Égypte comme un pays mineur, aussi incapable de se conduire et de produire par lui-même que certains pays de l’Afrique Centrale.

Quand elle occupa l’Égypte en 1882, la Grande-Bretagne voulut surtout s’assurer le contrôle du Canal de Suez qui est la route de l’Inde. Mais, dès le début, elle proclama le caractère provisoire de cette occupation. Cependant, chaque fois qu’il fut question de l’échéance de son mandat, elle trouva une raison pour en justifier la prolongation. Les Égyptiens n’avaient aucun moyen de contrôle sur sa gestion ; mais les patriotes espéraient un jour l’obtenir. Ils crurent ce moment venu quand la Turquie déclara la guerre à l’Entente ; c’était le moment pour l’Égypte de briser les derniers liens qui l’unissaient à l’Empire Ottoman, puis, s’étant rangée dans la guerre aux côtés de l’Angleterre, d’obtenir d’elle la reconnaissance de son indépendance. Au lieu de mettre fin au régime de l’occupation, l’Angleterre Térigea en un protectorat, rendant ainsi plus directe son autorité sur l’Égypte ; les Alliés ont officiellement reconnu ce protectorat ; mais les Égyptiens le repoussent.

Occupation ou protectorat, le régime britannique en Égypte mécontente les indigènes non seulement parce qu’il ne leur laisse aucun droit politique, mais encore parce qu’il oriente la vie économique du pays selon les intérêts britanniques. Deux questions tiennent au cœur des Égyptiens : la question du Soudan et la question du coton ; or, ils croient les voir résoudre contrairement aux intérêts de leur pays, de leur nation, car ils estiment que ce pays est mûr pour une vie nationale. Aux yeux des Égyptiens, le Soudan forme une dépendance naturelle de l’Égypte ; leurs intérêts sont liés ; les deux pays se complètent ; la puissance qui domine le Haut-Nil contrôle le régime des eaux du grand fleuve ; pour la vie de l’Égypte, il importe que cette puissance soit l’Égypte. À cette solidarité matérielle se joint la communauté de civilisation ; les Arabes qui composent la haute classe de la société soudanaise sont de la même souche que ceux qui se sont établis en Égypte. Or, c’est l’Angleterre qui détient le Soudan ; de ce territoire qui était propriété égyptienne, elle fit en 1899 un condominium anglo-égyptien où elle agit en souveraine. Afin d’assurer l’approvisionnement en coton du Lancashire qui dépend trop étroitement des planteurs américains, elle accroît l’étendue des terres soudanaises susceptibles de porter du coton ; cette extension des sols irrigués peut mettre en péril l’irrigation de l’Égypte ; il importe qu’au moins ce péril soit surveillé ; seule l’union du Soudan à l’Égypte indépendante peut donner cette garantie. Au reste cette union se justifie par les liens mêmes que les Anglais ont créés entre les deux pays : car c’est avec l’argent du budget égyptien que les Anglais ont payé les opérations militaires, les chemins de fer et les grands travaux qu’ils ont entrepris dans le Soudan.

Pendant la guerre, la culture du coton a connu de mauvais jours ; elle les doit plutôt à la politique britannique qu’à la force des choses. Pour augmenter les champs de céréales et parer au ravitaillement de l’armée, il fallut réduire les étendues de coton. En outre, le prix du coton fut fixé de telle manière que le pays en souffrit gravement. Au commencement de la guerre, alors que les cours du coton s’effondraient jusqu’à des prix désastreux pour le fellah, l’autorité britannique repoussa des mesures qui auraient pu enrayer la baisse : les filateurs du Lancashire purent alors acheter le coton égyptien à très bas prix. Plus tard, en 1917, alors que la demande mondiale avait rehaussé les cours, le gouvernement britannique acheta lui-même toute la récolte de coton égyptien à des prix bien inférieurs aux prix cotés en Angleterre : c’était encore un avantage pour le Lancashire. Les cotonniers britanniques avaient déjà, quelques années auparavant, remporté un succès sur l’industrie naissante de l’Égypte : comme une société de filature s’était fondée en Égypte, ses produits furent frappés d’un droit d’accise égal au tarif douanier appliqué aux articles venant d’Angleterre ; l’entreprise échoua, comme devaient échouer ailleurs en d’autres pays de suzeraineté britannique les entreprises qui menaçaient les débouchés des manufacturiers de la métropole. Comme on critiquait cette politique, le « Times » répondait : « On ne peut attendre d’un représentant de la reine qu’il soutienne un projet dont le succès profiterait aux consommateurs égyptiens, mais nuirait aux manufacturiers anglais. » Tant qu’elles demeurèrent sur le terrain politique, les revendications nationales de l’Égypte n’avaient guère ému que la classe cultivée ; peu importait au fellah que les hautes fonctions auxquelles il n’était pas destiné fussent presque toutes occupées par des Anglais. Mais dans un pays agricole comme l’Égypte qui vit de la terre et dont la terre est presque tout entière exploitée par les indigènes, il est dangereux d’inquiéter les intérêts des paysans. La classe terrienne commence à soupçonner les liens qui rattachent la vie quotidienne au régime politique. Pour la première fois depuis longtemps, on voit les deux classes s’unir dans les mêmes aspirations. Un groupe de notables ayant demandé l’autorisation de quitter l’Égypte pour présenter les revendications nationales à la Conférence de la Paix à Paris, l’autorité britannique la lui refusa ; plusieurs membres de la délégation ayant été arrêtés et exilés à Malte en mars 1919, il y eut des démonstrations qui dégénérèrent en bagarres et en révoltes ; la répression fut dure ; elle n’a pas supprimé la question d’Égypte. D’autres troubles sanglants eurent lieu à Alexandrie en octobre 1919, à l’occasion d’une manifestation contre la mission Milner que le gouvernement britannique envoyait pour enquêter sur les causes des troubles et sur les vœux des Égyptiens. Personne ne peut douter que la question nationale se pose d’une manière aiguë en Égypte ; il ne semble pas qu’on puisse maintenant négliger un mouvement d’opinion qui prend racine dans l’âme d’un peuple.

L’Égypte, qui vit du Nil, n’est qu’un mince sillon d’humanité au milieu des déserts d’Afrique ; par contre, l’Inde est tout un monde. Une révolte de l’Inde qui chasserait les Anglais ébranlerait les fondements de l’Empire britannique ; elle changerait la carte du monde. L’Inde offre le type de la colonie d’exploitation ; terre immense, riche et peuplée, elle représente pour ses maîtres à la fois une fortune et une défense ; c’est par elle vraiment que l’Empire britannique assure ses destinées ; elle possède les étapes du commerce britannique vers l’Extrême-Orient ; elle donne à la flotte des points d’appui sur les routes maritimes ; elle recrute pour l’armée des légions de fiers soldats ; on a vu des contingents hindous combattre pour la Grande-Bretagne en Chine et en Afrique australe. Durant la grande guerre, l’Inde fournit plus d’un million d’hommes dont plus de 100 000 succombèrent ; on peut dire que c’est elle qui a conquis la Mésopotamie et vaincu la Turquie. L’Inde est pour la Grande-Bretagne un énorme marché ; les deux tiers de ses importations viennent d’une origine britannique ; elle fournit seule 51 pour 100 de la production du blé de l’Empire, 58 pour 100 du thé, 73 pour 100 du café, la presque totalité du coton. D’immenses capitaux britanniques sont engagés dans les mines, les usines, les plantations, les travaux d’irrigation, les chemins de fer de l’Inde ; ils dépassent probablement 350 millions de livres sterling pour lesquels l’Inde paie des intérêts. L’Inde occupe une armée de fonctionnaires britanniques dont elle assure les traitements et dont les économies s’en vont chaque année en Grande-Bretagne ; de même elle verse dans les caisses britanniques les intérêts de sa dette publique, les pensions des anciens fonctionnaires, les dépenses métropolitaines de son administration. On évalue à plus de 30 millions de livres sterling par an les sommes que l’Inde paie dans le Royaume-Uni à ses créanciers, à ses actionnaires et à ses fonctionnaires. Encore ignorons-nous ce qu’elle rapporte aux commerçants qui trafiquent avec elle et aux armateurs qui font ses transports. Jamais le terme d’exploitation ne fut mieux appliqué.

Voilà ce que l’Inde représente pour le Royaume-Uni. Que représente le Royaume-Uni pour l’Inde ? Il n’est pas douteux que la domination britannique n’ait apporté des bienfaits à l’Inde. Ce qui vaut mieux encore, elle a eu l’intention d’être bienfaisante ; elle lutte contre la sécheresse, contre les maladies, contre l’ignorance, contre la pauvreté. Mais cette œuvre de la civilisation européenne laisse intacte l’essence même de la civilisation indigène. « Nous sommes portés à croire, dit Vidal de la Blache, que nos chemins de fer, nos industries sont des panacées pour transformer les sociétés à notre image. L’expérience indienne prouve le contraire. En réalité, les chemins de fer ont propagé indirectement l’influence brahmanique en rendant les pèlerinages aisés ; en réalité, la presse a aidé à développer l’idée nationale qui prend ses racines dans les traditions religieuses ; en réalité, l’éducation indigène a porté l’attention sur les vieux monuments de la sagesse hindoue auxquels on demande la solution des problèmes présents. Aussi ce que le peuple de l’Inde doit à ses gouvernants, c’est une conscience plus nette de ses droits[1]. » Dans le même esprit, sir Charles Dilke écrivait avec clairvoyance : « Ce n’est pas la Russie que nous avons à craindre pour l’Inde. Mais, par la destruction des diverses nationalités de l’Hindoustan au moyen de la centralisation et des chemins de fer, nous avons créé une Inde que nous ne pouvons pas combattre. C’est l’Inde elle-même et non la Russie qui est le danger, et notre tâche est de la concilier plutôt que de la conquérir[2]. »

Malgré un contact déjà séculaire, l’Anglais n’est pour l’Hindou qu’un étranger. Leur vie et leur esprit diffèrent trop pour se mêler. Sir Charles Dilke s’étonnait qu’une poignée d’Espagnols eût réussi à implanter sa langue en Amérique dans un pays deux fois plus grand que l’Europe, tandis qu’il existe dans l’Inde de nombreux villages où l’on n’a jamais vu un Anglais et que la plupart des paysans hindous ne connaissent l’administration anglaise que par des policiers indigènes cruels et corrompus. Certes, la domination britannique, distante et hautaine, tient les indigènes à l’écart ; et elle pourrait moins les heurter pour de petites choses auxquelles ils se montrent sensibles. Mais, en fait, ce sont vraiment les deux civilisations qui demeurent impénétrables l’une à l’autre. Il suffit de quelques hommes, conscients de cette incompatibilité, pour les opposer l’une à l’autre ; il suffit qu’ils connaissent la force de leur peuple et que ce peuple ait confiance en eux.

Ce que ces hommes observent dans leur pays, c’est que, malgré l’appareil d’une puissante civilisation matérielle, la pauvreté règne toujours dans les masses populaires ; que les paysans s’endettent toujours ; que l’Inde paie chaque année un énorme tribut à la métropole ; que les récoltes ne mûrissent pas chaque année et qu’on meurt toujours de la famine ; alors que l’Inde exporte annuellement pour 45 millions de livres sterling de denrées alimentaires, plusieurs dizaines de millions de ses habitants sont encore au xxe siècle menacés par la disette. Ce que réclament les Hindous patriotes, c’est, en vertu même des idées occidentales qu’ils tiennent de leur éducation britannique, d’être associés au gouvernement de leur pays afin d’en gérer eux-mêmes les affaires et d’en défendre les intérêts. À plusieurs reprises, depuis 1861, de petites réformes avaient créé une ombre de représentation indigène, mais sans autorité pratique, ni responsabilité ; les indigènes n’étaient admis ni à exercer de hautes fonctions, ni à contrôler les fonctionnaires britanniques. Cette exclusion laissait la même amertume chez les Hindous que chez les Musulmans ; elle fit peu à peu l’union de tous les indigènes éclairés contre le régime britannique.

C’est à partir de 1905 que le mouvement nationaliste dans l’Inde devint assez puissant pour inquiéter la Grande-Bretagne. Chose remarquable, l’esprit de révolte s’empara d’abord des provinces qu’on aurait pu considérer comme les moins impatientes du régime. Au mois d’octobre 1905, tout le Bengale, province historique, proteste contre la décision qui le divise en deux provinces au mépris de son antique unité ; on boycotte les marchandises britanniques ; on demande la fondation d’une université nationale du Bengale, indépendante du contrôle britannique, où la première place serait donnée aux langues indigènes, la seconde à l’anglais ; des journaux nationalistes fomentent l’esprit de résistance et exaltent la mémoire des héros des nationalismes européens, Cavour, Mazzini, Kossuth, Parnell ; le gouvernement de l’Inde croit barrer la route à l’esprit nouveau en interdisant l’enseignement de l’histoire de l’Europe moderne dans les universités indiennes. Mais le mouvement gagne de proche en proche ; des révoltes éclatent, suivies de rigoureuses répressions qui ne découragent pas les patriotes. On applaudit avec enthousiasme aux succès du Japon contre la Russie. On surveille la conduite de l’Europe partout où elle se trouve aux prises avec des races indigènes ; les guerres des nations chrétiennes de la Méditerranée contre les Turcs froissent les sentiments religieux des Musulmans ; fait décisif, elle gagnent aux idées nationalistes la minorité musulmane de l’Inde dans laquelle le gouvernement de l’Inde mettait tout son espoir ; jusqu’alors elle avait résisté au mouvement « swadeshi », reçu des subsides pour ses écoles, accepté des titres et des honneurs ; dès lors, on voit cet esprit changer et les Musulmans se rallier à l’idée nationale.

Avec la guerre surgit une occasion unique qui permit au sentiment indigène de se manifester librement. Des congrès se tinrent à Lucknow (décembre 1916), à Calcutta (décembre 1917), à Bombay (août-septembre 1918) où Musulmans et Hindous tombèrent d’accord pour demander le self government sous la direction et non sous la domination de l’Angleterre. « Seul le Self Government à l’intérieur de l’Empire peut satisfaire le peuple indien, lui permettre de prendre sa place de nation libre dans le Commonwealth britannique et de renforcer ainsi les liens entre la Grande-Bretagne et l’Inde. » On demande des droits égaux pour tous les sujets britanniques ; on réclame pour l’Inde l’autonomie financière ; on veut qu’elle soit traitée comme une grande puissance civilisée et non comme un champ d’exploitation par les Européens.

Enchaînée sur tant de points du monde par une lutte tragique, la Grande-Bretagne ne se méprit pas sur la gravité du moment ; elle se décida pour un régime qui doit graduellement faire de l’Inde l’égale des dominions britanniques. Le secrétaire d’État pour l’Inde partait pour étudier sur place le problème hindou de concert avec le vice-roi ; au début de juillet 1918, il publiait un rapport qui conseillait l’adoption d’un programme hardi d’autonomie pour l’Inde ; en décembre 1919, la Chambre des Communes votait en troisième lecture la réforme du gouvernement de l’Inde, c’est-à-dire le changement le plus important qui ait été accompli depuis la suppression de la Compagnie des Indes. La réforme ne touche pas au gouvernement central qui demeure toujours dans les mains du vice-roi et du Parlement impérial. Mais elle résout, dans le sens d’une véritable autonomie, le gouvernement des neuf provinces qui possèdent des assemblées. Un certain nombre de questions demeurent soustraites aux assemblées provinciales tant qu’elles n’auront pas acquis une pleine expérience des affaires. Mais on leur réserve certains départements où leur compétence et leur contrôle pourront s’exercer : taxation provinciale, administration rurale et urbaine, instruction publique, hygiène, travaux publics d’ordre secondaire ; ces affaires seront du ressort d’un ministère dont les membres devront être choisis par les élus de l’assemblée et posséder leur confiance. Si l’expérience réussit pour ces attributions limitées, on pourra aboutir au self-government complet. Ainsi mûrit et s’élabore la solution d’une Inde autonome.

Tandis que la Grande-Bretagne préparait dans la vie provinciale de l’Inde l’expérience d’un système représentatif qu’elle songe à étendre dans l’avenir à la vie nationale, des mouvements populaires éclataient, indices d’un esprit de révolte grandissant. Tous les indigènes, Hindous et Musulmans, marchent ensemble aujourd’hui. Au mois de décembre 1918, la Ligue musulmane de l’Inde protestait contre l’occupation de Jérusalem par l’armée britannique ; elle demandait que la ville fût restituée à une puissance musulmane. Au mois de mars 1919 la rébellion éclatait violemment dans le Pendjab ; les cultivateurs protestaient contre l’obligation où les mettait le gouvernement d’acheter leur eau d’irrigation ; à Amritsar et à Lahore, les émeutiers incendiaient des banques, des gares de chemin de fer, des stocks de vivres réunis en prévision de la famine. Ailleurs, dans la Présidence de Bombay, les indigènes cultivés encourageaient au début de 1918 les paysans à refuser l’impôt ; en raison du déficit de la récolte d’automne, les autorités britanniques avaient décidé de suspendre la levée de l’impôt partout où le rendement serait inférieur au quart du rendement d’une année normale ; la Ligue du « Home Rule » fit contester un peu partout les estimations administratives et conseiller aux villageois de déclarer une récolte inférieure au quart du rendement ordinaire. Sur ce terrain déjà bien préparé, des émeutes éclataient en mars 1919, solidaires des troubles du Pendjab et d’autres désordres à Calcutta.

On assiste dans l’Inde au lent travail qui prépare une solidarité nationale en face de la domination européenne. La sagesse britannique, qui s’aveugle rarement sur les faits, ne s’y trompe pas ; elle sait qu’il est temps d’agir, mais elle veut agir sans hâte afin de créer dans l’ordre. Ce qui caractérise la société hindoue, c’est le contraste entre une élite d’hommes d’étude, ardente, intellectuelle, inhabile encore aux affaires et une masse engourdie de plus de deux cents millions de paysans illettrés ; ces conditions sociales font penser à la société russe. Avant de confier les affaires aux uns et d’appeler les autres à contrôler ces affaires, il faut une pause, un stage de patience et d’évolution. Mais quelle que soit l’échéance de la pleine autonomie, le principe qui inspire le mouvement compromet l’avenir de la domination européenne ; car, en dirigeant leurs propres affaires, les Hindous travailleront dans l’intérêt de leur propre pays, et non dans l’intérêt de la Grande-Bretagne.


  1. Vidal de la Blache. Le peuple de l’Inde. Annales de Géographie, 1906, p. 442.
  2. Sir Ch. Dilke, Greater Britain, p. 497.