Le Déclin de la puissance chinoise

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Revue des Deux Mondes tome 65, 1884
Cucheval-Clarigny

Le déclin de la puissance chinoise


LE DECLIN
DE LA
PUISSANCE CHINOISE

I. D.-C. Boulger, History of China. London, W.-H. Allen. — II. L’abbé Castaing, Vie de Mgr Faurie. Paris, Lecoffre. — III. The Journey of A.-R. Margary. London, Macmillan.

Au milieu du XVIIe siècle, au moment où, en France, les dernières convulsions de la féodalité expirante menaçaient l’autorité royale, où l’enfant couronné qui devait être Louis XIV était emporté furtivement hors de sa capitale, une révolution s’accomplissait en Chine. L’antique dynastie chinoise des Mings était renversée par un aventurier tartare sorti de la Mandchourie. Ce ne fut pas du premier coup que la nouvelle dynastie des Taït-Sing étendit son autorité sur tout l’empire chinois : une série de guerres, qui se prolongèrent pendant trois règnes, soumirent successivement à son pouvoir les provinces comprises entre le Fleuve-Jaune (Hoang-Ho) et le Yang-tse-Kiang, puis Nankin et les provinces méridionales. Bien que les Tartares eussent fait périr jusqu’au nombre de plus de vingt mille personnes, tous ceux qu’un lien, si éloigné qu’il fût, d’origine, de parenté, ou de filiation rattachait aux Mings, il se trouvait toujours, à la tête de toutes les insurrections, quelque représentant, vrai ou supposé, de la dynastie déchue. Plus tard, ce fut des pays voisins, tantôt du Pégu ou du Thibet, tantôt de quelque retraite inaccessible du Grand-Désert, que sortirent ces prétendans malheureux. Le quatrième empereur mandchou, Kiang-Long, fut le premier de sa dynastie qui n’eut point à combattre de révolte intérieure : pour mettre son autorité à l’abri de toute atteinte, il entreprit de soumettre successivement les peuplades barbares qui habitaient sur les confins de son empire. Il commença par les Mongols, qui se souvenaient trop d’avoir autrefois donné des conquérans et des souverains à la Chine et qui se croyaient en droit d’y faire des incursions périodiques. Ce fut ensuite le tour des populations musulmanes établies à la limite du Grand-Désert et dans le Turkestan oriental. Dans les villes qui leur résistèrent et qu’il fallut prendre d’assaut, comme Kashgar, Yarkand ou Khotan, les généraux tartares n’épargnèrent que les vieillards, les femmes et les enfans ; tous les mâles au-dessus de l’âge de quatorze ans furent passés au fil de l’épée ; quant à la population des campagnes, on l’expropria en masse, on la transporta comme un troupeau sur les bords de l’Ili, dans la province de Kouldja, et on la remplaça par des colons amenés de l’intérieur de la Chine. Enfin, dans les gorges de la haute et longue chaîne de montagnes qui se détache du massif du Thibet et qui sépare l’Yunnan, le Kouy-Tchéou et le Kouan-Si du royaume de Siam, de l’Annam et du Tonkin, donnant naissance d’un côté aux grands fleuves de la Chine, et de l’autre à l’Irawaddy, au Mékong et au Fleuve-Rouge, vivaient trois populations d’origine différente : c’étaient, sur les confins du Thibet et dans l’Yunnan, des mahométans, dont l’établissement dans ces régions remontait aux jours de grandeur de l’empire musulman de Delhi ; c’étaient, au sud du Kouy-Tchéou, les Tchin-Kong-tsé, descendans de populations chinoises que les empereurs mongols avaient transportées des provinces du Nord dans celles du Sud et qui avaient été graduellement refoulées jusque dans les montagnes ; c’étaient enfin, entre le Kouan-Si et le Tonkin, les Miao-tse, derniers débris des populations aborigènes, dans la croyance desquels on croyait trouver quelques traces très vagues de christianisme. Toutes ces populations furent domptées et, comme tous les états situés au-delà des montagnes ou dont les frontières touchaient par quelque point à celles de la Chine, se reconnaissaient ses tributaires ou ses vassaux, le maître incontesté de cet immense empire put se considérer comme placé au-dessus de tous les souverains et comme sans égal au monde.

Ce long règne de soixante et un ans, de 1735 à 1796, marque l’apogée de la domination mandchoue. Kiang-Long, dont la renommée arriva jusqu’en Europe et à qui Voltaire a adressé une de ses épîtres, se piquait d’encourager les lettres et les arts ; il était poète lui-même, il a chanté le thé et laissé un certain nombre d’ouvrages. Travailleur infatigable, il donnait audience à ses ministres aux heures les plus matinales, et les plus modestes de ses sujets pouvaient avoir accès auprès de lui. Ni l’âge ni les infirmités ne le déterminèrent à rien retrancher de son exactitude dans l’accomplissement de ses devoirs de souverain. L’éclat et la magnificence régnaient dans sa cour. Ce fut auprès de lui que fut envoyée la première ambassade européenne ; mais lord Macartney, représentant d’un petit Toi barbare, ne fut pas admis à contempler le Fils du Ciel. Un ministre fut délégué pour prendre connaissance des demandes que l’envoyé barbare venait apporter aux pieds du trône ; l’ambassadeur, tenu en chartre privée à Pékin avec sa suite, et accompagné à l’aller et nu retour par une escorte qui lui marquait sa route, ne put voir de la Chine que ce qu’un prisonnier en aurait aperçu de la charrette sur laquelle il aurait été enchaîné. L’idée qu’un prince quelconque pourrait un jour émettre la prétention de traiter d’égal à égal avec le chef de l’empire du Milieu eût été à ce moment repoussée par tous les Chinois comme le plus extravagant et le plus impossible de tous les rêves.

Kiang-Long avait atteint sa quatre-vingt-troisième année ; soit qu’il se sentît accablé par l’âge, soit en exécution d’un vœu qu’il aurait fait dans sa jeunesse, il abdiqua en 1796 et se retira au fond de son palais, qu’il ne quitta plus. Il s’éteignit, trois ans plus tard, en 1799. Il avait désigné pour lui succéder l’aîné de ses fils, qui, en montant sur le trône, prit le nom de Kia-King, Ce prince n’avait aucune des grandes qualités de son père ; élevé dans le luxe et la mollesse, il n’avait de goût que pour les plaisirs. Malheureusement il se trouvait en face d’un trésor vide. Les guerres de conquête entreprises par Kiang-Long, les grands travaux d’utilité publique qu’il avait fait exécuter, la magnificence dont il aimait à s’entourer avaient épuisé les finances ; il avait fallu accroître le poids des impôts ; les exactions et les détournemens de ministres prévaricateurs avaient encore aggravé les charges de la population, dont le mécontentement n’était contenu que par la crainte qu’inspirait l’énergie du vieil empereur. Kia-King ne trouva d’autre moyen pour remplir la cassette impériale que de faire mettre à mort le premier ministre Ho-Kouan, le fidèle compagnon des travaux de son père, et de confisquer sa fortune, évaluée à un demi-milliard de notre monnaie. Cette ressource mal acquise fut promptement dissipée par un prince prodigue, qui ne mettait aucune Rome au luxe de sa cour, aux dépenses de son harem et de ses eunuques, qui avait la passion des représentations théâtrales et dont le goût pour les comédiens, les danseurs et les saltimbanques était si vif qu’il ne pouvait se séparer de ses acteurs favoris et qu’il se faisait accompagner par eux dans les rues de Pékin, au grand scandale de la population, même lorsqu’il se rendait au temple, à certains jours, pour assister aux cérémonies religieuses imposées par la tradition.

Cette conduite du souverain ne pouvait qu’ajouter à l’irritation causée par l’augmentation des impôts, et par la rigueur croissante apportée dans leur perception. En 1803, quatre années seulement après la mort de Kiang-Long, un jour que Kia-King, entouré de son cortège ordinaire, traversait les rues de Pékin porté sur le palanquin impérial, son escorte fut brusquement attaquée et dispersée ; lui-même aurait été arraché de son palanquin et mis à mort sans le dévoûment de ses eunuques, dont plusieurs se firent tuer en le défendant. Des nombreux spectateurs de cette attaque qui eut lieu en plein jour, six seulement se portèrent au secours de leur souverain. D’actives recherches furent ordonnées aussitôt, et l’on apprit coup sur coup le châtiment et la disgrâce de plusieurs des plus hauts dignitaires et d’un certain nombre de membres de la famille impériale, accusés d’avoir manqué de vigilance et de perspicacité dans l’exercice de leurs fonctions, ou soupçonnés d’avoir trempé dans le complot. Il s’agissait, en effet, d’une vaste conspiration pour le renversement de la dynastie, organisée par une société secrète qui s’intitulait « société du Nénuphar blanc. » L’insuccès de l’attaque dirigée contre la personne de Kia-King n’empêcha point l’insurrection qui était préparée d’éclater. Une sorte de gouvernement révolutionnaire s’installa dans la ville de Kouo-Kien, au centre de la province de Shantung, à moins de cinquante lieues de Pékin, et une proclamation de Kia-King lui-même nous apprend que, du Shantung, l’insurrection gagna les provinces de Honan, Shensi et Sze-Chouen, c’est-à-dire le centre presque tout entier de l’empire. Les vieux généraux de Kiang-Long furent chargés de dompter cette insurrection, mais, bien que les révoltés, faute d’armes et faute d’organisation militaire, n’eussent réussi à s’emparer d’aucune ville fortifiée, leur soumission ne fut point une tâche facile : Kouo-Kien ne retomba au pouvoir des armées impériales qu’au bout de plusieurs années, et il ne fallut, pas moins de huit ans pour avoir complètement raison de cette rébellion.

Bien que les généraux impériaux eussent répandu des flots de sang et que le seul soupçon d’avoir appartenu à la société du Nénuphar blanc eût été un arrêt de mort, ni les rigueurs du gouvernement ni les exécutions sommaires n’étouffèrent l’esprit de révolte. L’association proscrite se transforma ou plutôt changea de nom en revêtant les apparences d’une société charitable et philosophique, la Thiente-Ouy, ou société des Frères de la Raison céleste. Le premier article de ses règles imposait à tous les frères de partager le bien et le mal qui pourrait arriver à chacun d’eux. Son objet était d’amener un accord parfait, une complète harmonie entre le ciel, la terre et l’homme, et la place constante que ces trois termes ou leurs signes représentatifs occupaient dans la phraséologie ou dans les emblèmes adoptés par l’association valut à celle-ci, de la part des Européens, le nom de société de la Triade. Comment l’harmonie que l’on poursuivait pouvait-elle être établie ? Par le renversement de la dynastie tartare, qui, en rendant à la nation chinoise sa liberté et ses droits, ferait triompher la justice céleste et assurerait le bonheur de la terre. L’organisation de la société était celle de la franc-maçonnerie. Les membres se traitaient réciproquement de frères. Les dignitaires, désignés par l’élection, prenaient le titre d’anciens ; mais leur nombre était très restreint : ils devaient avoir appartenu longtemps à l’association et lui avoir donné des gages. Un règlement sévère unissait tous les membres : la trahison ou la négligence à exécuter les ordres de la société faisaient encourir la peine de mort ; le coupable tombait sous les coups d’un ou de plusieurs délégués, désignés par le conseil. Les cérémonies de l’initiation étaient calculées pour frapper l’imagination des néophytes et leur inspirer l’obéissance par la terreur. On faisait choix de la nuit ; on faisait venir de loin un certain nombre d’initiés, de façon que le néophyte ne pût reconnaître et nommer personne ; on lui faisait prononcer une série de sermens, au nombre de trente-six, par lesquels il s’engageait à servir l’association, à se dévouer pour elle, à exécuter tous les ordres qui lui seraient donnés, à demeurer fidèle à ses frères jusqu’à son dernier souffle ; il remettait ensuite à l’initiateur une pièce d’argent pour marquer que tous ses biens étaient désormais à l’entière disposition de la société. Alors venait la cérémonie la plus importante, qu’on appelait : le passage du pont. Deux des initiés tenaient leurs sabres croisés au-dessus de la tête du néophyte, tandis que celui-ci prêtait entre les mains d’un ancien le serment d’une inviolable fidélité à la cause dont il devenait le serviteur, puis le nouveau frère tranchait la tête d’un coq en s’écriant : « Puissé-je périr ainsi, si je livre le secret de la société ! » Ces cérémonies avaient lieu au fond des bois ou dans des maisons isolées, ou, quand cela était possible, dans les cimetières abandonnés où reposaient les restes des anciens souverains de la Chine. Certains mots de passe et des signes conventionnels permettaient aux initiés de se reconnaître mutuellement en public, de se grouper ou d’échanger un mot d’ordre sans éveiller les soupçons. Non-seulement beaucoup de lettrés chinois entraient dans cette association, mais il est incontestable qu’à toute époque un grand nombre de fonctionnaires, d’origine chinoise, en ont fait partie.

L’association ne tarda pas à donner des preuves de sa puissance. Il y avait à peine deux ans que la révolte des provinces centrales avait été étouffée, lorsqu’un nouveau mouvement insurrectionnel se produisit dans la province de Shantung et dans celle de Pe-Tchili, plus rapprochée encore de la capitale. Le complot de 1808 avait rendu Kia-King craintif et soupçonneux ; il s’était, depuis lors, soustrait à tous les regards ; il ne se montrait plus dans sa capitale et ne quittait plus son palais, transformé en forteresse. Pourtant, en octobre 1813, une poignée d’hommes déterminés réussit à franchir la Porte-Sacrée, peut-être par trahison, et à escalader le mur qui isole l’habitation de l’empereur. ; trois d’entre eux arrivèrent jusqu’à la chambre à coucher de Kia-King, qui s’enfuit éperdu. Son second fils, Minning, accourut à ses cris avec un fusil et tua deux des assaillans, tandis qu’un neveu de l’empereur avait raison du troisième. La lutte continua dans l’enceinte du palais, puis dans les rues de Pékin, avec une extrême vivacité, et ce fut seulement au bout de deux jours et d’une nuit que la garde impériale redevint maîtresse de la capitale. Quant aux deux provinces insurgées, il fallut, pour les réduire, une série de combats.

La fréquence et la gravité de ces insurrections suffisent à montrer combien l’autorité de la dynastie mandchoue était déjà ébranlée. Cependant, la cour de Pékin était loin de rien rabattre de ses prétentions et des exigences de son étiquette. Le Fils du Ciel était le centre du monde, tous les peuples de la terre étaient ou ses sujets ou ses tributaires, et son titre officiel, traduction littérale de cette situation unique, rendait toute assimilation et toute égalité impossibles entre l’empereur de la Chine et tout autre prince. La suprématie universelle que ce titre de souverain seigneur de la terre impliquait cessait d’exister si elle était partagée avec quelqu’un. Aussi la prétention des princes européens de traiter d’égal à égal avec le maître du Céleste-Empire a été, dès le début, considérée comme un outrage par la cour de Pékin, et il n’est pas certain, tant sont grandes les ressources de la phraséologie chinoise, qu’on n’ait pas imaginé quelque formule qui sauvegarde les prétentions du Fils du Ciel. Quand Kia-King monta sur le trône, les relations de la Chine avec l’Europe se réduisaient à quelques opérations commerciales, concentrées dans l’unique ville de Canton. La compagnie des Indes en avait le monopole pour l’Angleterre, et le nombre des commerçans appartenant à d’autres nations était extrêmement restreint. En 1808, les Anglais occupèrent Macao : les Chinois en manifestèrent la plus vive indignation, comme d’une usurpation sur les droits de leur souverain. Le vice-roi de Canton interdit de fournir des provisions aux barbares et suspendit toutes les relations commerciales. L’amiral anglais Drury voulut imposer au vice-roi de le recevoir et de lever l’interdiction, et il lui envoya à cet effet un ultimatum. Ne recevant pas de réponse, il remonta la rivière de Canton avec son escadre, mais l’examen de la position et les préparatifs de résistance qui avaient été faits le convainquirent de l’impossibilité d’exécuter ses menaces ; il redescendit la rivière sans avoir tiré un coup de canon. Au bout de trois mois, le manque de provisions contraignit les Anglais à évacuer Macao. Leur départ fut salué par les Chinois comme une victoire, et une pagode fut élevée à Canton pour perpétuer le souvenir de l’humiliation des barbares. La proclamation publiée par ordre de Kia-King, à l’occasion de l’occupation de Macao, fait assez voir quelle opinion la cour de Pékin avait des peuples européens. « La guerre, disait cette proclamation, entre les Français et les Anglais, est une affaire qui regarde les barbares du dehors, et elle intéresse l’empire du Milieu aussi peu que la récente guerre entre Siam et Burmah. Le grand empereur jette sur tous les peuples un regard d’égale bienveillance, et il n’éprouve pour aucun la moindre partialité. L’empire du Milieu et les territoires étrangers ont des frontières déterminées… Si vous prétendez que c’est la crainte que les Français ne vinssent insulter les Portugais qui vous a fait accourir au secoure de ceux-ci, ignorez-vous donc que les barbares portugais sont établis sur le territoire de l’empire du Milieu, et que jamais les Français n’oseront attaquer et prendre leurs établissemens et offenser aussi témérairement l’autorité céleste ? Si les Français avaient réellement de telles intentions, les armées du Célestes-Empire déploieraient toute leur force et ne leur montreraient aucune indulgence. Une nombreuse armée serait envoyée pour les exterminer et pour maintenir l’autorité des règlemens maritimes. Votre nation a reconnu la suprématie du Céleste-Empire, et envoyé le tribut accoutumé : on a constaté son obéissance respectueuse. Voici maintenant que vous faites preuve d’ignorance et que vous violez audacieusement les lois : n’est-ce pas un manque absolu de raison ? Voilà pourquoi nous vous adressons cet ordre péremptoire. Si, pleins d’une juste crainte, vous retirez vos soldats, si vous mettez à la voile sans perdre un instant, nous pourrons faire acte d’indulgence, vous pardonner vos crimes et permettre à votre nation de commercer comme auparavant ; mais si vous différez d’obéir, non-seulement le commerce sera suspendu pour le moment, mais nous ferons aussi combler rentrée du port de Macao, les vivres vous seront coupés, et nous enverrons une armée pour vous cerner. Alors, il sera trop tard pour vous repentir. »

L’épuisement des finances ne permettait pas au gouvernement chinois d’entretenir sur un pied suffisant la flotte qui devait faire la police des côtes : la piraterie prit bientôt un grand développement au préjudice du commerce de toutes les nations ; des bâtimens de guerre durent être envoyés d’Europe pour protéger les navires marchands, et il en résulta des conflits avec les autorités chinoises. Dans l’espoir de couper court à ces contestations et d’obtenir de plus grandes facilités pour le commerce, l’Angleterre décida d’envoyer lord Amherst en ambassade à Pékin. C’était une entreprise prématurée. Quelques années auparavant, le gouvernement anglais avait eu l’idée d’envoyer des présens à un des ministres de l’empereur, Sung-Tajin, pour le remercier des prévenances qu’il avait elles, sous le règne précédent, pour lord Macartney. Ces présens furent renvoyés à Canton avec la déclaration hautaine qu’un ministre de l’empereur ne recevait pas de cadeaux des étrangers, et l’on sut que, cet envoi malheureux avait été pour Sung-Tajin la cause d’une disgrâce temporaire. Une ambassade russe, à la tête de laquelle était le comte Golovkin, avait été arrêtée à la Grande-Muraille et reconduite jusqu’en Sibérie. Lord Amherst arriva à l’embouchure du Peïho en 1816, et, après de longues négociations avec les autorités chinoises qui voulaient lui persuader de renoncer à son projet, il obtint de débarquer à Tien-Tsin et d’être conduit à Pékin. On lui fit faire le voyage avec une extrême rapidité, et on l’amena au palais d’été par une voie détournée, pour qu’il ne traversât point la capitale. Averti de l’arrivée d’un ambassadeur barbare avec des présens pour lui, Kia-King, amoureux de tous les spectacles, eut le mouvement de curiosité sur lequel ses ministres avaient compté ; il voulut voir immédiatement l’ambassadeur et ses présens. Ceux-ci étaient demeurés en arrière et avec eux l’uniforme de l’ambassadeur. Lord Amherst, quelques instances que l’on fît, ne put jamais se résoudre à paraître devant l’empereur en costume de voyage ; il demanda que l’audience fût remise ; mais la fantaisie de Kia-King était passée et, irrité qu’un barbare osât lui désobéir, il donna ordre de le renvoyer immédiatement. Lord Amherst et ses compagnons durent repartir sur l’heure, sans qu’on leur accordât le temps d’ouvrir leurs malles et de changer de vêtemens. Quant au premier ministre, Ho-Kouong-Yai, qui était pourtant le beau-frère de Kia-King, il fut disgracié le lendemain pour avoir exposé son maître à un pareil déplaisir.

Kia-King mourut le 2 septembre 1820. Il avait désigné pour son successeur son second fils Minning, le jour où celui-ci lui avait sauvé la vie par son courage. Le collège des Hanlin, gardien des traditions et des lois, fit choix pour le nouveau souverain du nom de Taou-Kwang, qui signifie Lumière de la raison. Les premiers actes de l’empereur furent de fermer le harem et de congédier les eunuques de son père ; lui-même se contentait d’une seule femme. Il renvoya les bateleurs et les histrions qui remplissaient le palais et il réduisit les dépenses de la cour pour pouvoir venir au secours des provinces que la famine désolait. Bien que les exécutions sanglantes inexorablement poursuivies par les ministres de Kia-King parussent avoir comprimé l’action des sociétés secrètes, le nouvel empereur jugea nécessaire d’ordonner un désarmement général. Un édit interdit aux particuliers de conserver chez eux aucune arme, et il autorisa les fonctionnaires à faire des perquisitions dans les maisons et à confisquer les armes qu’ils y trouveraient. L’utilité de cette mesure ne tarda pas à être démontrée par les soulèvemens qui éclatèrent dans les provinces les plus récemment conquises. Le Turkestan donna le signal : un représentant de la famille des Khodjas, Jehangir, réussit en 1826 à reconquérir pour quelques années les états de son grand-père. Il fallut envoyer contre lui une armée de cent mille hommes ; il fut vaincu, pris et mis à mort ; douze mille familles musulmanes furent transportées du Turkestan dans la province de Kouldja. Cette insurrection était à peine réprimée qu’il fallut réduire par la force des armes les îles de Formose et de Haïnan. Ce fut ensuite le tour des Miao-tse, qui vainquirent en plusieurs rencontres le vice-roi de Canton et ne firent leur soumission qu’après plusieurs années d’une lutte acharnée. À la suite de ces diverses révoltes, le gouvernement chinois était obligé d’avouer, en 1834, que les dépenses du trésor public dépassaient annuellement de 250 millions de francs les recettes et que l’établissement de nouveaux impôts devenait indispensable. C’est à ce moment que les relations avec les barbares du dehors devinrent pour lui un nouveau sujet d’inquiétudes et de dépenses.

Le monopole commercial de la compagnie des Indes expira le 1er avril 1834. Jusque-là les autorités de Canton n’avaient eu affaire qu’au mandataire et aux agens d’une société de marchands ; les opérations se traitaient exclusivement par l’intermédiaire de commissionnaires attitrés, les Hongs, qui répondaient vis-à-vis des Européens de la qualité des marchandises à livrer et, vis-à-vis des vendeurs, du prix à recevoir, et qui acquittaient les taxes dues au gouvernement. La permission de faire le commerce était une faveur qu’il fallait solliciter et qui pouvait toujours être retirée. Dès qu’il fut décidé que le privilège de la compagnie des Indes ne serait pas renouvelé, nombre de maisons anglaises manifestèrent l’intention de nouer des relations dans l’extrême Orient, et le gouvernement britannique reconnut aussitôt la nécessité de charger un fonctionnaire spécial de surveiller les intérêts de ses nationaux en Chine.

Dès le mois d’août 1834, lord Napier arrivait dans la baie de Canton, avec le titre de surintendant en chef du commerce anglais. Ses instructions lui recommandaient de s’assurer de la possibilité d’étendre les opérations commerciales à d’autres parties de l’empire chinois, et d’établir des relations directes avec la cour de Pékin. Le premier acte de lord Napier fut de notifier son arrivée au vice-roi et de lui faire connaître la nature de sa mission ; mais, bien qu’un édit, publié à Canton, eût spécifié que, dans le cas de la dissolution de la compagnie des Indes, le gouvernement anglais serait tenu d’envoyer à Canton un fonctionnaire « pour prendre la direction générale des opérations de commerce et empêcher les affaires de tomber dans la confusion, » la lettre de lord Napier lui fut retournée avec l’observation qu’elle n’était point conforme aux suppliques de la compagnie. Lord Napier ayant insisté et ayant bravé la défense qui lui était faite de venir à Canton, le vice-roi Loo suspendit les relations commerciales, enjoignit à tous les sujets chinois de quitter le service des Anglais, et établit un blocus rigoureux autour des factoreries. Il en résulta entre le dignitaire chinois et le surintendant anglais un échange de sommations et de proclamations, dans lesquelles chacun d’eux exaltait la puissance de son souverain et se répandait en menaces. On ne sait comment cette comédie se serait terminée si, au bout de trois mois, lord Napier, pris par la famine et attaqué par la fièvre, n’était retourné à Macao, où il ne tarda pas à succomber. Le gouvernement anglais laissa écouler deux années avant de lui donner un successeur. Dans cet intervalle, les ministres de Taou-Kwang adressèrent aux autorités de Canton une longue instruction qui réglementait minutieusement les rapports à entretenir avec les étrangers. Il y était spécifié que le surintendant anglais ne pouvait avoir d’autorité que sur ses nationaux et que, vis-à-vis des autorités chinoises, sa position devait être simplement celle des subrécargues de l’ancienne compagnie. Aussi le successeur de lord Napier, le capitaine Elliot, reçut-il un accueil qui le détermina à retourner à Macao en attendant l’arrivée des forces dont il avait demandé l’envoi. Il reparut devant Canton à la tête de plusieurs bâtimens de guerre, et les hostilités auraient commencé sans l’interposition de quelques mandarins. Le commerce avec les étrangers était une source de richesse pour la population de Canton et surtout pour les principaux fonctionnaires chinois, et ceux-ci se trouvaient les premiers atteints quand les relations commerciales étaient suspendues. Néanmoins le conflit, un instant conjuré, ne pouvait manquer d’éclater.

Au nombre des instructions adressées de Pékin aux autorités de Canton figurait, tout spécialement, l’interdiction du commerce de l’opium. Il est fait pour la première fois mention de ce commerce au début du règne de Kia-King. En 1803, une proclamation signée du hoppo ou directeur général des douanes à Canton, mais publiée en exécution d’un ordre de la cour, avait défendu l’importation de l’opium comme d’un article préjudiciable à la moralité et à la santé du peuple. La défense avait été plusieurs fois renouvelée par les hoppo, mais sans jamais recevoir d’exécution. Les mandarins n’étaient pas les moins passionnés pour ce funeste plaisir, et ils percevaient une large rémunération pour chaque caisse importée au mépris de l’autorité impériale. Le fait était si notoire qu’un haut dignitaire de l’empire proposa de légaliser l’importation de l’opium et d’en faire une source de revenus pour combler le déficit du trésor. Consulté à ce sujet, le collège des censeurs émît un avis tout opposé : il établit par une série de calculs que la balance du commerce se traduisait, tous les ans, par une différence de 10 millions de taels, ou 75 millions de francs, au préjudice de la Chine. Cette différence avait pour origine l’introduction de l’opium, qui ne trouvait de contre-partie dans la vente d’aucun produit chinois, et qui se payait exclusivement en espèces d’argent. Les censeurs rappelaient leurs rapports de 1833 ; qui démontraient que, dans les onze premières années du règne de Taou-Kwang, il était sorti de Chine pour environ 450 millions d’argent. Ils concluaient donc que, si on autorisait la libre importation de l’opium, on donnerait une grande extension à la consommation, qu’on accroîtrait par suite l’exportation des métaux précieux et qu’on accélérerait l’appauvrissement, déjà très sensible, de l’empire. Ces raisons parurent péremptoires au gouvernement chinois. Taou-Kwang envoya à Canton un commissaire spécial, Lin-Tsihuen, avec pleins pouvoirs, pour couper le mal à sa racine, fallût-il fermer l’entrée de la Chine à tous les étrangers. Informé des résolutions du gouvernement chinois, le capitaine Elliot, par un avis public, invita ses compatriotes à s’abstenir d’un commerce déclaré illicite, les avertissant que « le gouvernement de Sa Majesté n’interviendrait en aucune façon si les autorités chinoises jugeaient à propos de saisir et de confisquer l’opium. » Cela ne suffit point au commissaire chinois, qui, à peine arrivé, enjoignit aux marchands étrangers de livrer sous trois jours tout l’opium dont ils étaient détenteurs et qui fit cerner les factoreries européennes, en déclarant qu’aucun étranger ne quitterait Canton avant qu’une perquisition générale eût établi son innocence. Sur le conseil, et même à la demande du capitaine Elliot, les marchands anglais remirent vingt mille caisses d’opium, d’une valeur d’environ 50 millions, qu’il fit délivrer aux autorités chinoises ; mais Lin, arguant de ce que le commerce de l’opium était un crime capital d’après la loi chinoise, réclama les personnes de dix-huit négocians anglais dont il dressa la liste et qu’il se proposait de faire décapiter. Le capitaine Elliot enjoignit aussitôt à ses nationaux de se retirer à Macao. Lin voulut les y faire poursuivre par une flottille de vingt-neuf jonques qui stationnait dans les eaux de Canton, mais cette flottille fut en partie détruite et en partie dispersée par les deux frégates le Volage et l’Hyacinthe, qui étaient venues se mettre aux ordres du capitaine Elliot.

C’était le prélude d’une guerre devenue inévitable. Les Chinois en acceptèrent la perspective avec une aveugle confiance : L’arrivée successive de bâtimens de guerre anglais ne leur causa aucune appréhension. La lenteur avec laquelle un corps expéditionnaire se tenait, au moyen de détachemens tirés de l’Angleterre et de l’Inde, et surtout le petit nombre des soldats leur semblaient la démonstration palpable de l’impuissance des barbares. Par une proclamation Lin offrit 20 dollars par tête d’Anglais, 100 dollars pour un Anglais prisonnier et 20,000 dollars par vaisseau de quatre-vingts canons, les autres à proportion. L’escadre de sir Gordon Brenner détruisit les forts qui défendaient l’entrée de la rivière de Canton, alla ensuite bombarder Amoy et Ningpo, occupa l’île de Chusan et parut à l’embouchure du Peïho. Ces faits de guerre, impossibles à cacher, amenèrent la disgrâce de Lin, convaincu d’avoir trompé l’empereur en lui annonçant qu’il avait mis fin au commerce de l’opium et qu’il avait réduit les barbares à l’obéissance. Quand l’escadre anglaise se montra devant les forts de Takou, elle y trouva un nouveau négociateur en la personne de Keshen, l’un des principaux ministres et proche parent de l’empereur. Cet habile diplomate jugea que le but le plus urgent à atteindre était d’éloigner de la capitale chinoise le théâtre des hostilités : il réussit à persuader au capitaine Elliot de faire évacuer l’Ile de Chusan, de lever le siège de Ningpo et de retourner à Carton, où les négociations se poursuivraient plus favorablement. A Canton, il fut impossible d’obtenir de Keshen autre chose que des déclarations évasives ; le temps s’écoulait et de nouvelles forces se concentraient tous les jours dans les environs de la ville. Le 7 janvier 1841, les Anglais attaquèrent et prirent successivement tous les forts qui protégeaient Canton, incendièrent les jonques de guerre stationnées dans le fleuve, et chassèrent l’armée chinoise du camp retranché qu’elle occupait. Keshen concéda immédiatement aux Anglais tout ce qu’ils demandaient : l’égalité dans les rapports officiels entre les deux gouvernemens, une large indemnité de guerre et la possession de l’île de Hong-Kong, alors inculte et déserte, mais qui commande l’entrée de la rivière de Canton, et dont les Anglais ont su faire une colonie florissante. Keshen, on le voit, était loin d’avoir rempli la mission qui lui avait été donnée d’envoyer à Pékin, enfermés dans des cages, les chefs des criminels étrangers : aussi fut-il disgracié à son tour ; il fut exilé et tous ses biens furent confisqués. Le traité qu’il avait conclu ne fut point ratifié à la date convenue, et les hostilités recommencèrent. Trois commissaires impériaux étaient arrivés à Canton avec cinquante mille hommes. Les Anglais débarquèrent de nouveau, mirent l’armée chinoise en pleine déroute, et s’emparèrent de tous les forts qui défendaient les approches de la ville. Sir Hugh Gough allait donner l’assaut, lorsque les commissaires impériaux s’adressèrent au capitaine Elliot et promirent la ratification du traité en s’engageant à verser dans les vingt-quatre heures une somme de 6 millions de dollars, et à laisser rétablir les relations commerciales. Dans la pensée des commissaires impériaux, et leur rapport à l’empereur en fait foi, cet arrangement n’était qu’une trêve destinée à leur procurer le temps de réunir de nouvelles forces. Quant aux 6 millions de dollars payés aux Anglais, ils étaient présentés comme un prêt remboursable fait aux marchands hongs pour les aider à payer leurs dettes vis-à-vis des étrangers. On voit donc que les Anglais auraient pu négocier indéfiniment avec les autorités de Canton, ils ne seraient jamais arrivés à un résultat durable.

Aussi lord Palmerston, en envoyant sir Henry Pottinger en Chine, lui donna-t-il pour instruction de ne plus traiter qu’avec le gouvernement impérial : toutefois, les Anglais continuèrent à commettre la faute de limiter leurs opérations à des points isolés de la côte ; ils réoccupèrent Amoy et l’île de Chusan ; ils bombardèrent la capitale de l’île Formose ; ils occupèrent le grand entrepôt commercial de Ningpo. Aucun de ces faits de guerre ne produisait la moindre impression à Pékin : ils étaient ou celés à l’empereur ou présentés sous de fausses couleurs ; chaque fois que les Anglais s’éloignaient d’une place après l’avoir bombardée ou brûlée, leur départ était signalé à Pékin comme une fuite honteuse. Les fonctionnaires chinois ne se dissimulaient pas l’impossibilité de lutter contre les barbares, mais, malgré le nombre des échecs subis, malgré la difficulté qu’on éprouvait à opérer de nouvelles levées, et malgré le mécontentement causé par les contributions de guerre qu’on était contraint d’imposer aux provinces, la cour de Pékin se refusait à reconnaître la nécessité de traiter : après chaque échec, les commissaires civils étaient disgraciés, les commandans militaires s’ouvraient le ventre, et Taou-Kwang continuait à réclamer la tête des chefs barbares, dans lesquels il ne voyait que des pirates. Cette situation n’échappa point à l’esprit clairvoyant de lord Ellenborough, appelé à la vice-royauté des Indes : il signala aux commandans des forces anglaises comme la base d’opérations qu’ils devaient adopter la grande artère fluviale de la Chine, le Yang-tse, qui est navigable pour les plus forts bâtimens de guerre jusqu’à plus de cent lieues au-dessus de son embouchure. En se rendant maîtres de ce grand fleuve, les Anglais couperaient la Chine en deux ; ils en arrêteraient tout le commerce intérieur ; ils pourraient même s’emparer de Nankin, sa seconde capitale. Cet avis fut suivi : Woosung, port de Shanghaï, Shanghaï lui-même, Chin-Kiang-Fou, situé à la jonction du Yang-tse et du grand canal, furent successivement occupés : les meilleures troupes chinoises, une partie de la garde impériale et les garnisons tartares, tirées du Kiang-su et du Shen-si, furent battues, et le 5 août 1842, la flotte anglaise parut sous les murs de Nankin.

Les Chinois étaient à ce moment fort découragés. La coïncidence, dans le mois de juillet, de deux éclipses, l’une de soleil et l’autre de lune, leur avait paru le présage de grands malheurs, et cette opinion avait été justifiée par les graves échecs qu’ils avaient essuyés coup sur coup. Le ministre Elepou, qui avait été disgracié pour avoir osé proposer de traiter avec les barbares, fut rappelé, et adjoint à Keying, oncle de l’empereur, pour négocier les conditions de la paix. Le traité fut signé à Nankin, le 29 août suivant, abord du vaisseau-amiral anglais Cornwallis. Il accordait aux Anglais une indemnité de guerre de 21 millions de dollars et la possession de l’île de Hong-Kong, et il ouvrait au commerce étranger les cinq ports de Canton, Amoy, Fou-Tchéou, Ningpo et Shanghaï ; les facilités commerciales accordées aux Anglais furent étendues aux négocians français et américains, lorsque la France et les États-Unis envoyèrent des plénipotentiaires en Chine, en les faisant accompagner par des bâtimens de guerre. Le traité avec la France fut signé par Keying, à Canton, le 23 octobre 1844. Ce traité assurait aux catholiques la liberté de pratiquer leur religion, et, naturellement, il ne stipulait aucun paiement à faire à la France : aussi Keying, en le signant, dit-il à M. de Lagrenée : « La France est une grande nation qui ne cherche point à gagner de l’argent par les traités. »

L’empereur Taou-Kwang a-t-il connu toutes les clauses du traité de Nankin ? A-t-on osé mettre sous ses yeux un texte dans lequel une parité absolue était établie entre lui, le Fils du Ciel, le souverain universel, et la reine d’Angleterre ? A-t-il su qu’on lui avait imposé la cession d’une terre chinoise, l’île de Hong-Kong ? Cela paraît douteux : la copie officielle du traité, destinée à la cour de Pékin et revêtue des ratifications anglaises, fut retrouvée quelques années plus tard à Canton, dans les archives de la vice-royauté, où elle avait sans doute été laissée à dessein par Keying. Les seules pièces publiées par la Gazette de Pékin ont été le mémoire adressé à l’empereur par les négociateurs chinois pour lui faire connaître les demandes des barbares et exposer les raisons, qui, à leur avis, rendaient la paix nécessaire, et la réponse impériale qu’ils produisirent comme contenant leurs pleins pouvoirs. Dans cette réponse, Taou-Kwang garde le ton de supériorité et de condescendance habituel aux souverains de la Chine ; les conditions de la paix sont autant de faveurs qu’il consent à accorder aux barbares ; ce n’est point le trésor impérial, ce sont des villes chinoises à désigner par Keying qui paieront l’indemnité de guerre ; l’existence de la reine d’Angleterre n’est même pas mentionnée et il n’y est aucunement question de Hong-Kong. Il est à présumer que les commissaires chinois, reconnaissant l’impossibilité de la guerre, ont pris sur eux de signer le traité et se sont contentés d’écrire à Pékin que les ordres de l’empereur avaient été exécutés, mais se sont gardés d’envoyer un texte qui aurait révolté l’orgueil de Taou-Kwang et aurait pu leur coûter la tête.

Ce qu’il était impossible de dissimuler, c’était la multiplicité des échecs essuyés par les armes chinoises et la nécessité où l’on avait été de traiter avec les barbares. Le prestige de la race mandchoue avait reçu la plus rude atteinte. L’autorité impériale était discréditée. Les embarras financiers du gouvernement étaient extrêmes : les levées d’hommes qu’on avait dû ordonner avaient fait le vide dans les campagnes ; les soldats, dispersés par le canon des Anglais, s’étaient transformés en brigands et s’étaient répandus dans les provinces qu’ils dévastaient ; les paysans, pressurés par les percepteurs et pillés par les bandits, se soulevaient à leur tour et massacraient les fonctionnaires publics ; plusieurs provinces de l’intérieur étaient le théâtre d’une véritable jacquerie. Les provinces maritimes n’étaient pas moins malheureuses ; la destruction de la flotte chinoise avait laissé le champ libre à la piraterie, qui infestait les côtes et ruinait le commerce. Pour comble de malheur, le Fleuve-Jaune, grossi par les pluies, rompit ses digues et couvrit de ses eaux un immense territoire. Au milieu de ces calamités, on signalait une recrudescence d’activité de la part des sociétés secrètes, à l’influence desquelles on attribuait les soulèvemens qui se produisaient et dont la répression harassait les troupes impériales. Taou-Kwang essaya de désarmer le mécontentement populaire par la remise des impôts arriérés et par la promesse de punir les fonctionnaires prévaricateurs ; mais il ne put empêcher une insurrection d’éclater dans le Turkestan en faveur de la famille Khodja, et une agitation redoutable se propagea parmi les Miao-tse du Kouy-Tchéou et les musulmans de l’Yunnan.

Les embarras du gouvernement chinois eurent pour conséquence de le rendre plus tolérant à l’égard des entreprises des étrangers. Il faut reconnaître que, par là, il se mettait en contradiction avec les sentimens de l’immense majorité de la nation. A l’exception des commerçans, que les relations avec les étrangers enrichissaient, et qui dépouillaient peu à peu les vieux préjugés, les Chinois nourrissaient contre les barbares une haine profonde qui menaçait à chaque instant de se traduire par des violences. Le danger était surtout grand à Canton, où toute la sagesse de Keying, devenu vice-roi de la province, avait peine à prévenir des collisions. Les Anglais ne voulaient point demeurer enfermés dans les factoreries : ils prétendaient entrer librement à Canton et même y former des établissemens, ce qui excédait de beaucoup les termes du traité de Nankin. Néanmoins, sous la menace d’un bombardement, Keying avait promis cette concession nouvelle ; mais il se manifesta une telle agitation dans la ville que les négocians anglais s’émurent et firent des démarches auprès des commandans de l’escadre et auprès de leur consul pour qu’on ne donnât aucune suite à l’ultimatum. On convint, de part et d’autre, de s’en remettre à la décision de l’empereur. Le pauvre Taou-Kwang fut fort embarrassé : il exprima dans sa réponse les dispositions les plus amicales, pour les étrangers et le plus vif désir de voir la paix et la bonne harmonie régner entre les deux nations ; mais, ajoutait-il, « l’inclination des cœurs du peuple est la base des décrets du ciel. Maintenant, il est évident que le peuple de Canton est unanime dans la détermination de ne point laisser des étrangers entrer dans la ville ; comment pourrais-je faire afficher partout mon ordre impérial et imposer à ce peuple une conduite contraire à sa volonté ? » N’est-il point assez inattendu de trouver dans la bouche du Fils du Ciel cette sorte d’hommage au suffrage universel ? Les Anglais eurent le bon sens de reconnaître qu’ils ne pouvaient, sans imprudence, faire violence aux sentimens de toute une population.

L’impératrice mère venait de mourir : Taou-Kwang lui-même se sentait mortellement atteint. Cet esprit superstitieux était surtout frappé de ce que, le 12 février 1850, le premier jour d’une nouvelle année pour la Chine, devait être marqué par une éclipse de soleil : il considérait cette coïncidence comme un présage assuré de malheur, et, dans l’espoir de conjurer cette influence néfaste, il ordonna que le commencement de l’année serait avancé d’un jour. Le respect des échéances l’emporta sur l’obéissance due au Fils du Ciel, cet édit ne fut point exécuté, et, à Shanghaï, des Chinois poussèrent l’irrévérence jusqu’à arracher publiquement les placards apposés par ordre des autorités. Taou-Kwang succomba, quelques jours plus tard, après avoir désigné pour son successeur, à la suite d’un conseil de famille, Yihchou, le quatrième de ses fils. Dans son testament, il ne revendiquait pour lui-même d’autre mérite que d’avoir aimé la paix et l’économie ; il défendait qu’on gravât sur un monument de pierre une notice commémorative de ses vertus et qu’on plaçât dans le temple de ses prédécesseurs la tablette de bois destinée à rappeler son règne. Cette modestie lui était sans doute inspirée par le : souvenir de son aïeul Kiang-Long, dont il avait vu la gloire, et par la conscience de la décadence où l’empire était tombé. Le règne de son fils devait être marqué par de plus grands malheurs encore, bien que le collège des Hanlin eût fait choix pour lui du nom de Hien-Fung, qui veut dire félicité parfaite.


II

Le nouvel empereur avait dix-huit ans, et son premier acte fut de faire appel, par une proclamation, au dévoûment de tous les membres de la famille impériale et de tous les hauts fonctionnaires, en leur demandant de venir en aide à son inexpérience dans les conditions difficiles où l’empire était placé. Comme son avènement avait coïncidé avec un grand incendie qui avait consumé une partie de Pékin et gagné le palais impérial, l’opinion s’était répandue que la question de la succession au trône avait donné lieu a des luttes intérieures et qu’une révolution de palais avait failli triompher. Un édit menaça de mort ceux qui continueraient à colporter des bruits injurieux pour la famille impériale et contraires à la vérité. Le jeune empereur sembla vouloir cimenter l’union parmi ses frères en les comblant de titres et de faveurs, Son frère Yihsu fut fait prince Kung, Yihtah devint le prince Shun, Yihhoh le prince Chun, et le plus jeune de tous, Yihwouy, le prince Fou. Nous retrouverons plus d’une fois tous ces noms, et deux de ces princes jouent actuellement le premier rôle dans les affaires de la Chine. Le changement de règne parut amener un changement immédiat dans la politique. Le premier ministre de Taou-Kwang, Mushangah, et Keying furent disgraciés pour n’avoir pas su maintenir l’honneur de la dynastie et pour avoir fait preuve d’une injustifiable faiblesse vis-à-vis des barbares. Le vice-roi de Canton, Su, fut appelé aux fonctions de premier ministre pour avoir refusé de laisser entrer les Anglais à Canton ; Lin fut relevé de sa disgrâce, appelé à une haute dignité, et comme il mourut en se rendant à son poste, un décret lui décerna le titre posthume de duc fidèle. Tous ces actes furent interprétés comme la marque d’un retour à la politique traditionnelle de la Chine à l’égard des étrangers : ils furent accueillis avec une vive satisfaction par la classe des lettrés et ils déterminèrent à Fou-Tchéou, à Canton et ailleurs, des démonstrations hostiles contre les Européens.

Ces actes imprudens devaient infailliblement aboutir à une nouvelle collision : elle eût éclaté immédiatement sans les embarras de toute nature auxquels faisait allusion la première proclamation de Hienfung. L’autorité du souverain était fort affaiblie, et la conduite du nouvel empereur, confiné dans son palais, uniquement occupé de ses femmes et de ses plaisirs et rejetant bien loin le souci des affaires, n’était pas de nature à la relever. La corruption régnait à la cour et parmi les plus hauts fonctionnaires. Les Mandchous, amollis par le luxe et les plaisirs, avaient oublié leurs vertus guerrières et abandonné les exercices militaires qui leur étaient imposés comme une obligation. Ils sollicitaient des emplois qui leur permissent de rançonner les populations, et, confinés dans certains quartiers des grandes villes dont la garde leur était confiée, ils dépensaient dans l’oisiveté une solde qu’ils ne gagnaient pas. Le désordre et la dilapidation étaient partout. Les mandarins s’appropriaient tout ce qu’ils pouvaient des contributions levées dans leur district ; ils gardaient pour eux les sommes destinées à l’entretien des digues ou aux autres travaux publics. L’empereur Taou-Kwang avait ordonné de distribuer des fusils à ceux des soldats qui n’étaient encore armés que d’arcs ou de lances, d’acheter des canons et de former des artilleurs. Ces ordres n’avaient été exécutés que dans les provinces situées dans le voisinage de la capitale : les mandarins des provinces éloignées envoyaient bien à Pékin des états sur lesquels figuraient un grand nombre de bataillons ; mais, suivant le mot du missionnaire Faurie, ces soldats étaient en portefeuille, et les mandarins militaires s’appropriaient les sommes envoyées de Pékin pour la solde et l’entretien de ces troupes fictives. On faisait figurer comme canons des bambous cerclés avec des cordes et qui ne pouvaient résister à l’effort de la moindre charge. Quant à l’armement des soldats, il continuait à se composer de vieux fusils à mèche, rongés par la rouille, de sabres de toutes les formes et de tous les âges, d’arcs et de lances en bambou durci au feu. Voici la description que le même missionnaire fait d’une revue officielle passée par le gouverneur de la province de Kouy-Tchéou : « On commença la revue par l’exercice de la tortue. Des soldats groupés forment une toiture en rapprochant leurs boucliers ronds, en rotin tressé et bariolé de rouge et de noir. D’autres montent sur cette toiture, courent et s’évertuent à séparer les boucliers, tandis qu’au-dessous on se serre étroitement. Le coup d’œil est assez joli ; mais cet exercice, excellent peut-être pour se mettre à l’abri de la pluie, ne protégerait pas longtemps contre la baïonnette ou les balles de nos grenadiers. Ils firent ensuite des exercices de tir. Les soldats, assemblés pêle-mêle, causent, rient, chargent leurs fusils, et le général attend que tout le monde soit prêt. Il s’en assure à grand’peine et lève un étendard. C’est le signal. Toute la troupe se précipite, en hurlant, sur le point d’attaque : chacun lâche son coup quand il lui plaît, et tous fuient à la débandade comme un troupeau de moutons. Il y a toujours des blessés, et comment en serait-il autrement dans cette cohue armée d’énormes fusils, maniés par deux hommes incapables de marcher au pas, et dont l’un tient l’arme sur l’épaule, tandis que l’autre y met le feu ? » Si tel était le misérable armement des soldats, l’état-major, en revanche, resplendissait d’or et de soie : le gouverneur était porté dans un palanquin tendu des plus riches soieries, et les mandarins de sa suite rivalisaient de luxe et de magnificence.

Au milieu de cette société corrompue où l’opulence mal acquise coudoyait la plus effroyable misère, où la justice était devenue vénale, où les riches et les puissans pouvaient tout se permettre, où aucune protection ne défendait le peuple contre la violence, l’injustice et les exactions, les sociétés secrètes faisaient aisément des prosélytes. La Triade, qu’on croyait avoir étouffée par la persécution, s’était reconstituée et étendait partout ses ramifications. Elle avait pour avant-garde la société du Nénuphar reverdissant, qui se proposait pour but le renversement de la domination tartare et le rappel des Mings. Beaucoup de Chinois, même des classes élevées, entrèrent dans l’une ou l’autre de ces sociétés, qui unissaient leurs efforts dans une action commune. Le serment que les chefs de la Triade faisaient prêter à leurs initiés débutait ainsi : « Nous unirons partout nos efforts pour rappeler les Mings, exterminer les barbares, décapiter le Tsing (l’empereur mandchou), et nous attendons le prince légitime. » L’objet de la conspiration était donc de mettre fin à la domination des Tartares et d’y substituer une monarchie et une administration nationales. Cela ressort clairement d’une proclamation qui fut distribuée, un peu plus tard, dans les provinces du Sud et jusque dans Canton. Elle était ainsi conçue : « La dynastie actuelle est simplement mandchoue, elle est sortie d’un petit peuple, mais la puissance de ses troupes lui a permis d’usurper la possession de la Chine et de s’approprier son revenu, d’où il suit que le premier venu peut tirer de l’argent de la Chine pourvu qu’il soit puissant à la guerre. Il n’y a point de différence entre celui qui lève une contribution sur les villageois et les autorités qui prennent les revenus des provinces. Quiconque peut prendre garde ce qu’il a pris. Alors pourquoi envoie-t-on sans motif des troupes contre nous ? C’est le comble de l’injustice. Les Mandchous prennent les revenus des provinces et nomment des fonctionnaires qui oppriment le peuple : pourquoi nous, Chinois de naissance, serions-nous exclus du droit de lever de l’argent ? La souveraineté universelle n’appartient à personne en particulier et une dynastie de cent générations d’empereurs ne s’est pas encore vue : il ne s’agit donc que de conquérir pour soi la possession. » On faisait également circuler de petits livres qui contenaient des conseils sur l’art de faire la guerre. Comme on y recommandait de prendre exemple sur les chrétiens qui se battaient mieux que les Tartares, qu’on y opposait l’unité de Dieu au culte des idoles, et qu’on y exposait une doctrine qui se rapprochait des dogmes chrétiens bien qu’en d’autres termes et avec des différences sensibles, les missionnaires protestans crurent à des tendances favorables au. christianisme, peut-être même à un commencement de conversion, et beaucoup attendirent du mouvement qui éclatait la régénération de la Chine.

Dès l’année 1850, des troubles se produisirent dans la province de Kouan-Si, qui, avec celle de Kouan-Tung, forme la vice-royauté de Canton. On refusait de payer les impôts, on maltraitait les mandarins. Les habitans de Canton se montrèrent inquiets : des éclipses avaient ajouté aux craintes inspirées par celle qui avait effrayé Taou-Kwang, et nombre de gens prétendaient avoir aperçu dans le ciel de larges raies noires. Les détachemens envoyés par les autorités pour rétablir l’ordre furent battus et dispersés : la sédition se changeait en révolte. Il ne manquait qu’un chef pour se mettre à la tête du mouvement ; il ne tarda pas à se montrer. En 1813 était né, dans une petite ferme, sur le bord de la rivière du Nord, à environ trente milles de Canton, un enfant qui fut nommé Hung-Hsihuen. Le père était un Hakka, c’est-à-dire qu’il descendait d’une de ces familles chinoises que les Tartares, à la suite d’une insurrection, avaient transplantées du nord au sud pour les punir et les dépayser. D’où étaient venus les Hakkas, établis malgré eux sur les bords de la rivière du Nord, nul ne le savait, et Hung-Hsihuen pouvait s’attribuer telle origine qu’il lui plaisait. Il avait reçu de l’éducation, il avait concouru pour les grades ; ses amis assuraient qu’après des examens brillans, il avait été écarté des emplois auxquels il pouvait aspirer par la jalousie des Tartares et par d’injustes préférences pour les favoris de hauts mandarins ; d’autres prétendaient qu’il avait échoué dans l’examen définitif. Hung-Hsihuen s’était affilié à la Triade ; il menait une vie retirée, jeûnant, s’imposant toute sorte de privations, passant de longues heures dans la méditation et la prière ; on racontait qu’il avait fréquemment des songes, dans lesquels une apparition céleste lui ordonnait de prendre la défense du peuple chinois et lui promettait en récompense le pouvoir suprême. On relevait entre divers actes de sa vie et les phénomènes célestes des coïncidences extraordinaires ; bientôt après on prétendit que partout sa présence était marquée par des faits surnaturels. On alla presque jusqu’à lui attribuer le don de faire des miracles. Il se présenta aux révoltés du Kouan-Si, et ceux-ci s’empressèrent de prendre pour chef un homme qu’entourait déjà une vénération singulière. Hung était-il un mystique qui se croyait appelé à remplir une mission ? Était-il un ambitieux qui avait spéculé sur la crédulité populaire ? Enfin n’était-il qu’un instrument suscité et mis en avant par les chefs des sociétés secrètes ? Toujours est-il que sa présence donna une grande impulsion au mouvement insurrectionnel, qui embrassa bientôt toute la province de Kouan-Si. Les commandans impériaux, chargés de le comprimer, firent venir des troupes des deux provinces limitrophes, de Canton et du Kouy-Tchéou ; mais quelles troupes I Les régimens n’existaient que sur le papier, et l’évêque missionnaire du Kouy-Tchéou nous apprend comment on y suppléait. Lorsque, par ordre de l’empereur, il fallait faire marcher des troupes, les mandarins raccordent à la hâte les oisifs, les vagabonds, « qui acceptaient de jouer le rôle de soldats, non pour se battre, mais pour gagner quelques sapèques et piller à loisir. C’étaient ces soldats grotesques que l’on rencontrait vêtus de haillons, partant en guerre armés d’un parasol et d’une lanterne, et décorés pour tout signe distinctif d’un chiffon rouge ou bleu sur la tête. Sous prétexte de défense publique, ils se livraient à un brigandage effréné, rançonnaient les citoyens paisibles, vivaient à leurs dépens, brisaient les meubles, les brûlaient pour préparer leurs repas, et incendiaient les maisons après les avoir pillées. » Il est aisé de juger des sentimens que de pareils défenseurs de l’autorité impériale inspiraient aux populations. Les insurgés tenaient une conduite tout opposée : ils s’emparaient bien des caisses publiques ; ils levaient à leur profit les contributions ordinaires ; mais ils payaient exactement leur nourriture et toutes les fournitures qu’ils exigeaient, répétant partout qu’ils avaient pris les armes pour faire triompher la justice et mettre fin aux exactions des Tartares. Aussi les accueillait-on favorablement, et nombre de villes leur ouvraient leurs portes.

L’inquiétude gagna la cour de Pékin, qui aperçut, mais trop tard, les conséquences funestes d’une mauvaise administration. Une circulaire impériale fut adressée à tous les fonctionnaires : l’empereur reconnaissait qu’il n’avait pas suffisamment rempli ses devoirs de souverain et il faisait appel en même temps au zèle des mandarins de tout rang. « En ce moment, disait la circulaire, les intérêts du pays sont loin d’être dans une condition favorable et le peuple est réduit à la situation la plus affligeante, ce qui est pour nous-mêmes, à nos yeux, une source de blâme et de reproche et nous impose d’employer toutes nos facultés à chercher et à appliquer le remède ; mais c’est avec peu de succès. Ne s’ensuit-il pas qu’il y a, de notre part, le plus sérieux abandon de notre devoir et que nous sommes le premier et le principal coupable de tout l’empire ? Il ne manque, ni à la cour ni en province, de fonctionnaires civils et militaires, qui, pleins de fidélité et de zèle, veillent sur les intérêts du pays comme sur ceux de leur propre famille ; mais, en même temps, il y en a un bon nombre qui en prennent à leur aise, ne cherchent que leur commodité, sont indolens et négligens, qui se préoccupent beaucoup de leur avancement et de leurs appointemens, mais n’ont aucun souci du bien de l’état. Nous n’élevons pas de prétentions au titre de souverain capable, et nous ne voulons pas rejeter sans nécessité le blâme sur nos ministres et nos fonctionnaires ; mais nous venons les inviter à mettre la main sur leur cœur, dans le silence de la nuit, et à se demander s’ils peuvent avec sécurité être satisfaits de l’état de choses actuel. Si, aujourd’hui, ils ne se reprochent pas amèrement l’oubli de leurs devoirs, ils ne tarderont pas être enveloppés de maux sans remède. Nous vous déclarons donc, à vous tous, fonctionnaires grands et petits, que si, à partir de ce jour, vous ne renoncez pas à vos anciens erremens et ne tenez pas compte de notre présente décision, nous sommes résolus à vous punir sévèrement, en vous appliquant les dernières rigueurs de la loi, sans vous montrer la moindre indulgence et sans permettre à la clémence de tempérer le châtiment, car la crise actuelle rend cette sévérité indispensable. Raisonnons un instant sur ce sujet. Admettons que les intérêts du pays et la vie de nos sujets n’aient point de liens avec vos affaires personnelles ou celles de votre famille, ne devez-vous pas avoir quelque souci de votre nom et de votre bonne réputation, et pouvez-vous devenir volontairement d’infidèles serviteurs de la dynastie mandchoue ? Une telle conduite n’est-elle pas une stupidité ? Après tout, il se peut que l’influence du raisonnement ait peu ou point de force sur vous : il se peut que vous tous, grands et petits fonctionnaires, vous ne vouliez point prendre la peine de vous conformer aux vrais principes et que vous estimiez relativement plus facile de nous tromper, isolé que nous sommes à la tête de l’état ; mais veuillez lever la tête en haut et songer au ciel au-dessus de vous, qui voit et juge tout ici-bas, et demandez-vous si vous n’avez rien à craindre de ce côté ? Ceci est une proclamation spéciale, respectez-la. »

On remarquera que, dans cette singulière proclamation, Hien-Fung se plaint d’être trompé par les fonctionnaires. Son père Taou-Kwan avait fait entendre la même plainte dans une circonstance également critique : « Mes serviteurs, avait-il dit, ne savent pas ce que c’est que la vérité. » Le mensonge était la plaie de cet immense empire. Se fiant sur l’éloignement qui les séparait de la cour et sur la lenteur des communications, les hauts fonctionnaires administraient à leur guise et, pour ne point compromettre leur position et ne pas s’exposer à perdre la faveur du maître, ils taisaient leurs mésaventures et leurs échecs, présentaient les événemens sous les plus fausses couleurs, et n’avouaient rien jusqu’à ce que la situation fût devenue trop grave pour être dissimulée. Il fut bientôt impossible de cacher au souverain l’importance des événemens qui s’accomplissaient dans les provinces du Sud. La capitulation de la forteresse de Nanning avait rendu les insurgés maîtres du cours du Sikiang, qui est la grande voie de communication de cette région : ils avaient entraîné ou soumis presque toute la province de Kouan-Tung, et un corps de trente mille hommes marchait sur Canton. Ils avaient également pénétré dans le nord du Kouy-Tchéou, et ils avaient mis le siège devant Kweiling, le capitale du Kouan-Si, et la seule place de cette province qui ne fût pas tombée en leur pouvoir. On fit partir de Pékin, avec le titre de commissaires impériaux, trois Tartares d’un rang élevé qui avaient pleins pouvoirs pour lever des troupes en route et qui étaient chargés de combattre l’insurrection. Le rapport que l’un d’entre eux adressa à l’empereur n’était rien moins que rassurant. « Le pays tout entier, écrivait-il, fourmille de rebelles. Nos fonds sont presque épuisés ; nos soldats sont peu nombreux ; nos officiers se querellent et l’unité du commandement n’existe pas. Le commandant des troupes cherche à éteindre avec une tasse d’eau une charretée de fagots enflammés. » Et le commissaire impérial, sincère pour cette fois, concluait ainsi : « J’ai peur que ceci ne devienne très sérieux. La grande masse de la population se lèvera contre nous, et nos gens eux-mêmes nous abandonneront. » Cette prévision s’était déjà réalisée. Les soldats qu’on avait réunis pour défendre les abords de Canton passèrent en masse du côté des insurgés. Un corps de troupes qu’on fit venir de l’île de Haïnan fut complètement défait. Canton fut sauvé par le dévoûment des Tartares qui étaient établis dans un des quartiers de la ville, comme garnison permanente, mais la ville demeura bloquée.

Non-seulement les commissaires impériaux ne réussirent point à faire rentrer dans l’obéissance les trois provinces où l’insurrection avait d’abord éclaté, mais le mouvement gagna les provinces voisines de Hounan et de Sze-Ghuen. Partout, le bruit se répandait qu’un descendant des Mings avait paru, qu’il était visiblement entouré de la faveur céleste et qu’il allait rétablir la dynastie nationale. On ne connaît point de document dans lequel Hung-Hsihuen ait revendiqué pour lui-même une origine royale ; mais l’opinion générale ne tarda pas à la lui attribuer. Il exerçait une autorité absolue et recevait des siens les honneurs impériaux. Il avait pris le nom de Tien-Kwoh, ou Envoyé céleste ; mais le nom sous lequel il fut le plus fréquemment désigné et sous lequel il fut connu des Européens est Tien-Wang, ou le Roi céleste. Wang signifie un personnage investi d’une grande autorité, et on le trouve traduit indifféremment par roi, prince ou chef. Il vit venir à lui un très grand nombre de lettrés et de mandarins, quelques-uns même d’un rang élevé, mais tous de naissance chinoise : il n’en accueillait point d’autres. Bientôt il organisa sa cour et distribua des titres et des commandemens aux plus capables ou aux plus importans de ses adhérens. Son beau-frère, Seaou-Tchou devint, Shih-Wang, ou commandant de l’Ouest ; Fung-Ynn-Sand devint Nan-Wang, ou commandant du Sud ; Wei-Ching reçut le titre de Peï-Wang, ou commandant du Nord ; Yang-seu-Tsing celui de Tung-Wang, ou commandant de l’Est ; enfin Shih-Takai devint E-Wang, ou aide-commandant, quelque chose comme un chef d’état-major général. Ce dernier était un Chinois de bonne famille, très lettré et occupant des fonctions élevées, lorsqu’il se rallia aux insurgés. C’était, avec Tung-Wang, le plus capable des premiers lieutenans du chef rebelle. Quant au nom de Taïpings, sous lequel on a coutume de désigner les rebelles, ceux-ci ne le prenaient point et on ne sait d’où cette désignation leur est venue. Il existe dans la province de Kouan-Si une petite ville de ce nom, qui fut peut-être un des premiers foyers de la rébellion. Une carte de la Chine, dressée sous l’empereur Houng-Wou, en 1394, indique sous le nom de Taïpings un peuple indépendant, établi sur le territoire qui forme actuellement les provinces septentrionales de la Chine ; mais ce nom avait déjà disparu lors de l’avènement de la dynastie mandchoue, et on ne trouve point de trace d’une transplantation qui aurait donné sujet aux insurgés de Kouan-Si de revendiquer une antique origine. Quelques auteurs, enfin, voient dans ce nom de Taïpings une altération de deux mots chinois qui voudraient dire : paix universelle, et qui auraient été le mot d’ordre ou le programme des insurgés.

Si vaste que soit l’empire chinois, la révolte de provinces entières ne pouvait manquer d’avoir un grand retentissement. Les populations opprimées ou qui regrettaient leur indépendance ne tardèrent pas à s’agiter : les musulmans de l’Yunnan furent les premiers à méconnaître l’autorité impériale et à massacrer les fonctionnaires chinois ; les Miao-tse chassèrent les mandarins : une sourde agitation s’empara des populations musulmanes du Nord-Ouest, et les partisans des Khodjas se montrèrent en armes dans le Turkestan. Tien-Wang, laissant à un de ses lieutenans la tâche d’achever la conquête de la vice-royauté de Canton, se décida à marcher vers le nord, et il envahit simultanément les provinces de Hounan et de Sze-Chuen. Il se faisait précéder par une proclamation dans laquelle il prétendait avoir « reçu la mission divine d’exterminer les Mandchous et de prendre possession de l’empire, comme son souverain légitime. » Sa marche ne rencontrait point de résistance sérieuse : à mesure que les Taïpings avançaient, les populations se soulevaient ; elles se saisissaient des mandarins qui les avaient opprimées et des Tartares, et les faisaient périr dans d’horribles supplices. La crainte de ces effroyables vengeances détermina les mandarins et les fonctionnaires à se réfugier dans les grandes villes et à s’y défendre avec obstination. Mal armés et dépourvus de tout matériel de siège, les Taïpings ne pouvaient s’emparer des places fortifiées avec quelque soin ; c’est ainsi qu’ils durent lever le siège de Kweiling, capitale du Kouan-Si, dans laquelle les commissaires impériaux s’étaient enfermés. Ils échouèrent également devant Changshu, capitale du Hounan. Un des membres du collège des Hanlin, Tseng-Kouofan, dont le fils a été ambassadeur à Paris, s’était retiré aux environs de cette ville, pendant la période de retraite que la perte d’un parent impose à tout dignitaire chinois. Il se jeta dans la place avec ce qu’il put ramasser d’hommes et il en organisa la défense. Après, quatre-vingts jours d’attaque et trois assauts, les Taïpings abandonnèrent le siège et reprirent leur marche vers le nord, sans s’inquiéter des fortes positions qu’ils laissaient entre les mains des impériaux. Ce fut une des causes de l’échec définitif de la rébellion, parce que ces places fortes devinrent autant de points d’appui pour les opérations des généraux de Hien-Fung. Une autre cause de faiblesse résulta des rivalités et de la division qui éclataient dans leurs rangs. Deux de leurs chefs principaux, Nun-Wang et Shih-Wang, avaient déjà succombé en combattant : leur succession éveilla beaucoup d’ambitions, et mécontens de la position qui leur était faite, plusieurs des chefs les plus influens de la Triade abandonnèrent la cause des insurgés. De ce nombre fut Chang-Kwolian, dont la désertion fut récompensée par un commandement militaire important et qui devint l’auxiliaire le plus actif de Tseng-Kouofan. Impuissante à opposer une résistance efficace à l’insurrection, la cour de Pékin en était réduite à provoquer et à récompenser les désertions.

Les Taïpings, suivant le cours de la rivière Yuan, atteignirent le grand lac Tungting. L’île de Chun-Shan, située au milieu de ce lac, a la réputation de produire le meilleur thé de la Chine : aussi la récolte en était-elle réservée pour l’empereur et les hauts personnages de la cour. Les Taïpings détruisirent toutes les plantations ; elles ne se rétablissent que lentement, et le prix du thé de Chun-Shan est devenu exorbitant. La ville d’Yao-Tchou, située sur une langue de terre entre le lac et le Yang-tse, avait alors une extrême importance ; des milliers de barques y amenaient les grains des divers districts du Hounan, la région de la Chine la plus fertile en céréales : leur cargaison y était transbordée à bord des jonques qui descendaient le Yang-tse pour approvisionner Nankin et les autres villes situées sur le cours du fleuve, ou pour remonter vers Pékin par le Grand Canal. C’est là aussi que s’acquittaient les droits dus au gouvernement pour le transport des grains. Les Taïpings trouvèrent dans cette ville d’immenses approvisionnemens et tarirent une des principales sources qui alimentaient le trésor impérial. Yao-Tchou contenait, en outre, le grand arsenal de guerre et les poudreries fondées au XVIIe siècle par Won-Sankoueï. Les Taïpings furent dès lors abondamment fournis d’armes et de munitions. Ils organisèrent une flottille de jonques dont le concours les aida puissamment à réduire toutes les villes situées sur le cours du fleuve. Leurs succès furent d’autant plus rapides que des recrues nouvelles accouraient de toutes parts se ranger sous la bannière de Tien-Wang, Hankow, Wousang et Hanyarig ; les trois villes jumelles situées au confluent du Han et du Yang-tse et qui comptent ensemble deux millions d’habitans, se rendirent à eux. La forteresse de Kinkiang fut emportée d’assaut, et, le 8 mars 1853, après une marche victorieuse de près de 400 lieues, l’armée du roi céleste arriva sous les murs de Nankin. Le 24, l’explosion d’une mine fit sauter une des portes et ouvrit la ville aux assiégeans ; la population fraternisa aussitôt avec eux. La garnison et les 4,000 familles tartares qui occupaient un quartier de la ville furent impitoyablement massacrées ; les vainqueurs n’épargnèrent même pas les petits enfans. « Il ne faut pas, disaient-ils, qu’il demeure une seule souche d’où puisse sortir un rejeton. » Ce n’était là, du reste, qu’une représaille : lorsque les Tartares s’emparèrent de la capitale des Mings, ils ne se contentèrent pas d’en passer la garnison au fil de l’épée, ils y égorgèrent plus de 50,000 des partisans de la dynastie déchue. Dès le 1er avril, les Taïpings étaient maîtres de la forteresse de Chin-kiang, établie à la jonction du Grand Canal et du Yang-tse. Tout le cours du fleuve, jusqu’à la mer, tomba en leur pouvoir : rien ne leur résistait plus : les garnisons fuyaient à leur approche, jetant leurs armes et abandonnant les forteresses et les positions qu’elles étaient chargées de défendre.

Ces succès étourdissans enivrèrent Tien-Wang : il crut que ses rêves étaient réalisés et que rien ne troublerait plus le cours de sa prospérité. Il décerna à Nankin le titre de capitale céleste ; il fit procéder à la consécration de ses places et de ses rues. Il y organisa un gouvernement complet, sur le modèle du gouvernement impérial ; il nomma des ministres et créa toute une hiérarchie de fonctionnaires. Il rendit des décrets et fit promulguer des règlemens de police d’une grande sévérité. Les fortifications de Nankin furent réparées et augmentées ; on y ajouta de nouveaux forts et on y accumula des approvisionnemens suffisans pour nourrir pendant plusieurs années cette population de huit cent mille âmes. Nankin devait être non-seulement la capitale, mais la principale forteresse, la place d’armes de la nouvelle monarchie. Dès que cette ville eut éternise en état de défense, une armée de quatre-vingt mille hommes franchit le Yang-tse, et suivant les bords du Grand-Canal, atteignit le Fleuve-Jaune : après avoir inutilement assiégé la forteresse de Kaïfong, elle franchit le fleuve sur un autre point, força la passe de Sin-Simming, défendue par un corps d’armée tartare, et pénétra, le 30 septembre, dans la vallée du Peïho, qui forme la province de Pe-Tchili ; le 21 octobre, elle occupa la ville de Tsing à 30 kilomètres au sud de Tien-Tsin, qui n’est elle-même qu’à 120 kilomètres de Pékin.

La consternation fut extrême à Pékin : la capitale était dégarnie de troupes, parce qu’on avait envoyé au sud tous les corps d’armée qu’on avait successivement recrutés. La direction prise par les Taïpings avait complètement trompé les commandans impériaux, qui avaient cru à une invasion de la province de Shansi. Si les Taïpings, au lieu de continuer leur marche dans la direction de Tien-Tsin, avaient brusquement tourné à l’ouest et remonté une des branches du Peïho, ils seraient arrivés jusqu’à Pékin sans rencontrer de résistance sérieuse ; mais ils croyaient les impériaux en force ; ils étaient épuisés par la rude campagne qu’ils venaient de faire ; la saison était déjà fort rigoureuse ; la terre se couvrait de neige ; ils manquaient d’approvisionnemens et de moyens de transport. Lorsqu’ils virent paraître un corps d’impériaux devant eux, ils rétrogradèrent jusqu’aux fortes positions de Tsinghaï, où ils s’établirent et se retranchèrent pour y passer l’hiver. Le gouvernement impérial avait appelé sous les armes tous les hommes valides de la Mandchourie et de la Mongolie : toutes ces nouvelles levées furent mises sous les ordres d’un prince tartare, Sankolinsin, élevé au rang de généralissime. A la fin de l’hiver, en mars 1854, Sankolinsin se trouva à la tête de forces suffisantes pour prendre l’offensive, et les Taïpings, craignant d’être enveloppés, évacuèrent leur camp pour se replier sur des positions plus faciles à défendre. Ils furent rejoints dans cette retraite par une armée que Tien-Wang envoyait à leur secours ; ils défirent Sankolinsin, s’emparèrent de la forteresse de Sintsing et se bornèrent à se maintenir fermement entre le Peïho et le Grand Canal, en renonçant à toute idée d’une marche sur Pékin.

La fortune, jusque-là, avait presque constamment souri aux Taïpings : ils étaient maîtres d’une grande partie de l’empire, ils avaient établi un gouvernement qui se prétendait national et auquel les populations se montraient favorables ; les impôts se percevaient, les levées d’hommes s’effectuaient avec autant de facilité et de régularité que si ce gouvernement eût compté de longues années d’existence. Avec un peu plus d’habileté ou avec une plus exacte connaissance de leur situation, ils auraient pu mettre fin à la domination des Mandchous. Les missionnaires protestans se prononçaient chaleureusement en leur faveur et réclamaient pour eux les sympathies de l’Angleterre. Les négocians, établis dans les grands ports, ne leur devinrent hostiles que lorsque les adeptes de la Triade eurent provoqué des insurrections à Canton, à Amoy, à Shanghaï, et, non contens de vouloir y renverser l’autorité de l’empereur, eurent tenté d’incendier les factoreries et menacé la vie des Européens. Ils ne virent plus alors dans les Taïpings que des bandits, des ennemis de la paix publique, des destructeurs du commerce. Lorsque Tien-Wang eut pris- possession de Nankin et étendu son autorité sur tout le cours du Yang-tse, le surintendant anglais, sir G. Bonham, crut nécessaire de se mettre en rapport avec le chef du nouveau gouvernement. Il se rendit à Nankin sur un bateau à vapeur : il fut renvoyé à Peï-Wang, qui occupait les fonctions de premier ministre et qui se montra aussi arrogant vis-à-vis de l’envoyé anglais que l’aurait pu être un dignitaire de la cour de Pékin. Sir G. Bonham venait, cependant, porter à la connaissance des Taïpings le texte du traité de Nankin et leur offrir la neutralité de l’Angleterre à la condition que les stipulations de ce traité seraient fidèlement observées. L’offre était trop avantageuse pour n’être pas acceptée, mais elle le fut avec des airs de supériorité et dans un style qui prouvaient que ce gouvernement de parvenus avait pour les Européens autant de mépris que les Tartares eux-mêmes. Néanmoins, les assurances données par Peï-Wang suffirent pour que les commandant anglais repoussassent toutes les demandes de secours que leur adressaient les autorités des provinces maritimes. Les Taïpings, s’ils n’avaient pas partagé les préjugés et les prétentions de leurs adversaires, et s’ils avaient su tirer parti du nouveau conflit qui s’éleva entre les Européens et la cour de Pékin, auraient pu voir cette neutralité de l’Angleterre se changer en une coopération d’un prix inestimable pour eux.


III

Le différend qui existait entre les autorités chinoises et les Anglais au sujet du droit de résidence à Canton n’avait jamais reçu de solution, La cour de Pékin avait donné au vice-roi de Canton pleins pouvoirs pour résoudre toutes les questions qui seraient à débattre avec les barbares. Tant que Canton fut sérieusement menacé par les rebelles, les autorités chinoises tramèrent les pourparlers en longueur. Mais les marchands de Canton, que le blocus de la ville ruinait, mirent à la disposition du gouverneur Yeh des sommes considérables pour lever des troupes. Les rebelles furent battus et rejetés hors de la province de Kouan-Tung : tous ceux des habitans qui étaient soupçonnés d’avoir pris parti pour la révolte forent mis à mort ; les exécutions se comptèrent par dizaines de mille et durèrent plusieurs semaines. Yeh, que la cour de Pékin éleva au rang de vice-roi, rentra dans Canton, couvert de sang et ivre de ses succès. Son ton vis-à-vis des Européens changea immédiatement. Il refusa de recevoir sir John Bowring et répondît à ses lettres avec la dernière insolence. La guerre de Crimée absorbait alors l’attention et les forces de l’Angleterre ; celle-ci ne put mettre à la disposition de son ambassadeur les moyens de coercition qu’il demandait. La présomption de Yeh s’en accrut et, sous prétexte de faire châtier un criminel, il ordonna de saisir un bâtiment anglais, la célèbre lorcha l’Arrow, et d’en jeter l’équipage en prison. C’était à la fois un outrage au pavillon anglais et une violation du traité de Nankin, parce que, si l’équipage de l’Arrow était coupable, le droit des autorités chinoises était de le traduire devant le tribunal anglais, mais non de se faire justice elles-mêmes. Il fut impossible d’obtenir de Yeh aucune satisfaction, et les hostilités éclatèrent entre l’Angleterre et la vice-royauté de Canton : c’était, en effet, une guerre purement locale, à laquelle la cour de Pékin était étrangère, puisqu’elle n’avait été ni avertie ni consultée ; elle était le fait d’un haut dignitaire agissant avec l’indépendance presque complète que la guerre civile lui assurait. Les hostilités se bornèrent d’abord à la destruction de la flottille chinoise : les forces expédiées d’Europe pour appuyer les réclamations britanniques furent détournées de leur destination par lord Canning et employées à dompter l’insurrection des cipayes.

Au moment où Yeh croyait avoir impunément bravé les barbares, lord Elgin arriva dans la rivière de Canton avec une escadre et un corps de débarquement et adressa au vice-roi, le 12 décembre 1857, un ultimatum qui fut dédaigneusement repoussé. On sait ce qui advint : Canton fut emporté d’assaut par les Anglais, qui y mirent garnison, et Yeh, fait prisonnier dans son propre palais, fut envoyé à Calcutta, où il mourut deux ans après. Lord Elgin se dirigea ensuite vers Shanghaï, pour revendiquer, conformément à ses instructions, le droit de communiquer directement avec le gouvernement impérial et mettre ainsi fin à l’irresponsabilité de ce gouvernement. Il avait adressé une lettre au premier ministre, Yuching. Il reçut en réponse, à Shanghaï, une lettre du vice-roi des deux Kiangs, lui transmettant copie d’une dépêche que lui-même venait de recevoir d’Yuching. Après avoir rappelé les événemens de Canton, cette dépêche se terminait ainsi : « Sa Majesté est magnanime et pleine de modération. Elle a daigné, par un décret que nous avons eu l’honneur de recevoir, dégrader Yeh de son rang de gouverneur général des deux Kouans en punition de sa mauvaise administration, et envoyer Son Excellence Houang comme commissaire impérial en place de Yeh, avec mission de faire une enquête et de prononcer avec impartialité. Il conviendra donc, en conséquence, que le ministre anglais se rende à Canton et y négocie. Aucun commissaire impérial ne traite jamais d’affaires à Shanghaï. Un cercle particulier d’attributions est assigné à chacun des ministres du Céleste-Empire, et la règle qu’il ne peut y avoir de rapports entre eux et les étrangers est religieusement observée par tous les serviteurs du gouvernement. Il ne serait donc pas convenable de ma part de répondre en personne à la lettre du ministre anglais. Que Votre Excellence lui transmette donc tout ce que je viens de dire ci-dessus, et ainsi sa lettre ne demeurera pas sans réponse. »

Il résultait de cette curieuse dépêche que le gouvernement chinois, fidèle à sa tactique invariable, voulait déplacer le siège des négociations et le reporter le plus loin possible de la capitale, et que le premier ministre refusait d’entrer en relations directes avec les envoyés européens et de communiquer avec eux autrement que par des intermédiaires susceptibles d’êtres désavoués. Lord Elgin et le plénipotentiaire français, le baron Gros, remontèrent à bord de la flotte et parurent avec elle à l’embouchure du Peïho. Un ultimatum de leur part détermina la venue de trois commissaires impériaux de second ordre, qui se trouvèrent avoir pour unique mission de s’enquérir des demandes des étrangers et n’avoir reçu aucun pouvoir pour traiter avec eux. Les envoyés refusèrent de les voir. Un nouvel ultimatum plus catégorique que le premier n’eut point un meilleur résultat, et le ministre de Russie, comte Poutiatine, qui avait offert ses bons offices, fit savoir aux deux plénipotentiaires que l’empereur se refusait à recevoir à Pékin des envoyés étrangers. La réponse ne se fit pas attendre. Les forts de Takou, qui défendaient l’embouchure du Peïho et tous les ouvrages qui protégeaient la jonction du Grand-Canal avec le fleuve furent bombardés et enlevés par les alliés, malgré le courage de la garde impériale tartare, qui était chargée de les défendre et dont beaucoup d’officiers se suicidèrent pour se soustraire au déshonneur de la défaite ; deux dignitaires mandchoux, du plus haut rang, accoururent à Tien-tsin, que les alliés occupaient déjà et y signèrent la paix le 4 juillet 1858. Le gouvernement chinois légalisa le commerce de l’opium et se résigna à ce que les puissances européennes entretinssent à Pékin des représentans qui communiqueraient directement avec lui. On sait comment la guerre se ralluma presque aussitôt. On était convenu d’échanger les ratifications du traité, et pour que la fraude dont on soupçonnait que le traité de Nankin avait été l’objet ne pût être renouvelée, le gouvernement anglais tenait à ce que l’échange eût lieu à Pékin même. Il avait confié cette mission au frère de lord Elgin, à M. Frédéric Bruce, en lui donnant pour instruction de ne se laisser dissuader à aucun prix d’aller à Pékin. M. Bruce trouva l’entrée du Peïho fermée, et comme on refusa de lui livrer passage, il donna à l’amiral Hope l’ordre, d’employer la force ; mais l’escadre et les troupes qu’elle débarqua furent repoussées avec des pertes sensibles. On était au 23 juin 1859, c’est-à-dire à une année de la signature du traité de Tien-tsin.

Ce succès inespéré rendit aux Chinois toute leur présomption, et lorsqu’en mai 1860, une escadre anglo-française arriva devant l’embouchure du Peïho et qu’un ultimatum réclamant l’exécution du traité fut envoyé à Pékin, il y fut répondu par un refus hautain. Les troupes anglo-françaises débarquèrent, et les deux victoires de Tchanchin et de Palikao leur ouvrirent les portes de Pékin. Hien-Fung s’enfuit à l’approche des alliés et délégua la tâche de traiter avec eux à son frère, le prince Kung. La paix fut conclue à Pékin même, les ratifications en forent échangées sur place, et les troupes alliées n’évacuèrent le territoire chinois que lorsque toutes les conditions du traité eurent reçu leur exécution.

Hien-Fung s’était réfugié dans les montagnes voisines de Pékin, au palais de Jehol, dont ses prédécesseurs faisaient leur résidence pendant la saison des chasses. Il ne voulut jamais rentrer dans sa capitale, après qu’elle eut été souillée par la présence des barbares, Une inexorable nécessité avait pu seule le contraindre à subir le traité de Pékin, mais il ne se résignait pas à cette humiliation ; il cherchait à se consoler par l’abus des plaisirs, et il s’entourait exclusivement de ceux des membres de sa famille ou des personnages de sa cour qui se montraient le plus hostiles à toute concession aux étrangers. L’absence prolongée de l’empereur causait un vif mécontentement à la population de Pékin, parce qu’elle entraînait la suppression des distributions de vivres qui se faisaient quotidiennement à la porte du palais pendant le séjour du souverain, et qui étaient la principale ressource des pauvres gens ; mais il ait impossible de vaincre l’obstination de Hien-Fung. Un édit impérial avait créé, en janvier 1861, sous le nom de Tsung-li-Yamen, un conseil chargé spécialement des relations de la Chine avec les étrangers, et avait appelé le prince Kung à le présider. Le frère de l’empereur conduisait en réalité toute l’administration, d’accord avec le vieux ministre Kweiliang, dont il était devenu le gendre, et avec le premier secrétaire Wansiang ; mais une sourde mésintelligence divisait profondément le ministère et la petite cour de Jehol.

Les excès auxquels Hien-Fung se livrait achevèrent de ruiner sa santé ; il était atteint de consomption, et dès le mois de juillet ses jours parurent comptés. Il n’avait qu’un fils, alors dans sa sixième année : comment serait-il pourvu à la régence ? Le changement de règne n’amènerait-il pas un changement de politique ? Hien-Fung mourut le 22 août 1861 : dès le lendemain, des décrets furent affichés qui constituaient, sous la présidence du prince Tsaï, un conseil de régence de huit membres, composé des membres de la famille impériale les plus hostiles aux ministres en exercice. La retraite réglementaire, imposée par la mort de l’empereur, en suspendant complètement l’expédition des affaires, empêcha le conflit d’éclater immédiatement ; mais le conseil désigna le 1er novembre pour l’entrée solennelle du jeune souverain dans la capitale, et le même jour il devait prendre la direction du gouvernement. Le cortège impérial traversa Pékin en grande pompe ; le jeune empereur était tenu sur les genoux de sa mère, et la première en rang des veuves de Hien-Fung, qualifiée d’impératrice douairière, suivait dans un autre char magnifiquement orné. Le lendemain matin, le prince Kung faisait arrêter dans le palais impérial ceux des régens qui avaient présidé à la cérémonie de la veille, tandis que son frère, le prince Chun, père de l’empereur actuel, à la tête d’une troupe de Tartares, arrêtait le régent, qui ramenait à Pékin le corps de Hien-Fung pour la célébration des funérailles solennelles. Tous les membres du conseil de régence furent dégradés de leurs titres et de leur rang, et condamnés à s’étrangler eux-mêmes avec le cordon de soie. Les deux impératrices, avec lesquelles le prince Kung s’était secrètement entendu, furent proclamées régentes. Pour justifier cette révolution, il fallait un précédent, et l’on n’en trouva point dans l’histoire de la dynastie tartare. Le conseil du Hanlin ou sénat dut remonter jusqu’aux premiers temps de la dynastie des Mings pour découvrir que, l’empereur Chit-Song étant monté sur le trône à l’âge de dix ans, l’administration de l’empire avait été dirigée par les deux impératrices. Ce précédent levait toute objection : il fut seulement décidé que les rapports et les décrets seraient désormais rédigés en mandchou et en chinois, les impératrices ne sachant lire qu’en cette dernière langue. En réalité, la direction des affaires demeura entre les mains du prince Kung, étroitement uni avec son frère et avec le premier ministre Wansiang ; ils eurent soin de combler d’honneurs leurs complices et de remplir de leurs créatures tous les hauts emplois.


IV

Ce coup d’état était nécessaire, car, si le prince Tsaï avait pu conserver le pouvoir et donner suite à son projet de rompre le traité de Pékin, la dynastie tartare aurait probablement été renversée. Lord Elgin, en 1858, avait remonté le Yang-tse jusqu’à Hankow, et il avait pu se convaincre de l’extension que la révolte des Taïpings avait prise. Aussi, dans une des premières dépêches qu’il échangea avec le prince Kung, au lendemain de la bataille de Palikao, il faisait observer que, si les alliés étaient contraints d’attaquer Pékin, la chute de la capitale entraînerait probablement la chute de la dynastie. Le prince Kung crut devoir relever cette insinuation dans sa réponse : « Le passage de votre dépêche, écrivit-il, relatif à l’attaque et à la destruction de la capitale et à la chute de la dynastie, est une observation que les convenances défendent à un sujet d’admettre. Peut-il être séant de la part du ministre anglais de l’exprimer au moment même où il se déclare désireux de conclure la paix ? Si une guerre sans but doit se poursuivre aussi longtemps qu’il y aura des soldats à mettre en présence, la lutte n’est pas près de finir, quelles que soient les troupes que l’Angleterre puisse faire entrer en ligne, car la Chine, outre les hommes vaillans qui sont réunis ici, a encore les troupes qu’elle peut lever au-delà de la frontière, et celles qu’elle peut faire venir de ses différentes provinces. » Malgré cette assurance apparente, le prince Kung était convaincu de la nécessité de traiter : il l’eût été bien plus encore s’il eût connu le véritable état des choses. Plusieurs provinces ne communiquaient plus avec Pékin, et les autorités des autres provinces envoyaient des rapports mensongers où les échecs des forces impériales et les succès des rebelles étaient dissimulés.

La menace lancée par lord Elgin dans sa dépêche suffit à prouver qu’il eût été facile aux chefs taïpings de s’assurer l’alliance et la coopération des Européens ; mais l’infatuation s’était emparée d’eux. Une fois maître de Nankin, Tien-Wang s’était installé dans le palais, magnifiquement restauré, des anciens empereurs Mings : il avait fait choix de trente femmes, parmi les plus belles, pour composer son sérail ; il ne se fit plus servir que par des femmes, et il ne se montra plus une seule fois en public. Il abandonna la conduite des affaires à ses ministres ; mais la discorde et la jalousie se mirent entre ceux-ci. Tung-Wang, le premier ministre, prétendait avoir des communications avec le ciel : il s’autorisa de ces relations surnaturelles pour dénoncer à Tien-Wang les chefs qui lui déplaisaient et pour les faire mettre à mort. Ceux qui se croyaient menacés par lui l’accusèrent près de Tien-Wang de viser à s’emparer du pouvoir suprême, et lorsqu’il se fut attribué, dans un document public, le titre de distributeur divin de la force, sa mort fut résolue. Cependant, l’union devenait nécessaire, car la mollesse à laquelle s’abandonnaient les Taïpings avait permis aux impériaux de relever leurs affaires. Au printemps de 1855, Tung-Wang, abandonnant toute pensée d’une marche offensive sur Pékin, avait fait repasser le Fleuve-Jaune, à l’armée qui, depuis deux ans, occupait une grande partie de la province de Shantung et était une menace permanente pour la capitale. Suivant ce mouvement rétrograde, un corps tartare manœuvrait pour reprendre possession du Grand Canal, tandis que les milices du Honan s’avançaient dans la direction de Nankin ; cependant le danger fut bientôt conjuré : les forces impériales furent battues et repoussées. La discorde reparut à Nankin avec la sécurité ; et après s’être assuré de l’assentiment de Tien-Wang, Peï-Wang tua en sa présence Tung-Wang d’un coup d’épée. Il fit aussitôt tuer non-seulement les trois frères de son ennemi, mais tous les partisans de celui-ci avec leurs familles, sans épargner ni les femmes ni les enfans. Peï-Wang voulut ensuite faire subir le même sort aux chefs qui lui portaient ombrage, E-Wang n’échappa à la mort que par la fuite ; mais Peï-Wang tomba à son tour sous les coups d’un assassin. Des chefs qui s’étaient associés les premiers à la fortune du roi céleste il ne restait donc plus qu’E-Wang, qui fut rappelé à Nankin. Averti par les dangers qu’il avait courus, il refusa de revenir dans une cour livrée aux intrigues et aux complots ; il alla se mettre à la tête d’une armée dans les provinces de l’Ouest et s’y créa une sorte de principauté indépendante.

L’autorité impériale se rétablissait lentement dans les provinces maritimes, le Kouan-Tung, le Fokien, le Cheikiang, où les garnisons tartares étaient nombreuses ; Canton avait été débloqué. Amoy, Fou-Tchéou, Shanghaï avaient été repris sur les rebelles avec l’assistance des Européens et des forces navales qui protégeaient les factoreries ; mais, dans l’intérieur, la lutte se poursuivait avec des succès variables entre les Taïpings maîtres des campagnes, et les mandarins tartares cantonnés dans les villes fortifiées. Les scènes sanglantes de Nankin et la disparition ou l’éloignement de quelques-uns des chefs les plus habiles et les plus résolus de l’insurrection affaiblirent l’action des Taïpings, et en 1858 les généraux impériaux résolurent de tenter un grand effort contre Nankin, afin de frapper le rébellion au cœur. Tseng-Kouofan et son frère Tseng-Tsihuen, à la tête des levées qu’ils avaient faites dans le Cheikiang, et Cheng-Kwolian, avec les milices du Honan, arrivèrent jusque sous les murs de Nankin, qu’ils tinrent bloqué pendant quelques temps.

À ce moment se révéla un homme qu’on a nommé à juste titre le héros de la guerre des Taïpings, Li-su-Ching, auquel Tien-Wang venait de conférer le titre de Chung-Wang, c’est-à-dire le chef fidèle. Ce titre devait être justifié : hardi, énergique, infatigable, Chung-Wang, après avoir déployé les plus grands talens militaires, demeura fidèle jusqu’à la mort à la cause à laquelle il s’était dévoué. Nankin était approvisionné pour longtemps, et ses fortifications lui permettaient de braver les efforts des impériaux : après avoir organisé la défense de la place, Chung-Wangen sortit, alla prendre le commandement d’un corps d’armée à la tête duquel était un de ses cousins, appela à lui d’autres détachemens des provinces voisines, et se portant sur la base d’opérations des chefs impériaux, il les contraignit à lever le blocus de Nankin et les battit en détail. Une série de victoires rétablit l’autorité de Tien-Wang dans toute la vallée du Yang-tse, dans une partie du Cheikiang et dans toute la province de Kiang-Si, à l’exception de Shanghaï. Chung-Wang voulut s’emparer de cette place, puis compléter ses conquêtes, et il attaqua tout à la fois la ville chinoise et la concession européenne. Ce fut ce qui le perdit. Les Anglais avaient refusé toute assistance militaire aux impériaux ; mais ils avaient, en même temps, averti les Taïpings de ne rien tenter contre les factoreries européennes. L’imprudente attaque de Chung-Wang les fit sortir de la neutralité, et le chef taïping, dans les attaques infructueuses qu’il dirigea contre Shanghaï, trouva devant lui des détachemens anglais et français qui lui firent essuyer de grandes pertes. Pendant qu’il faisait ainsi tuer inutilement ses meilleurs soldats, Tien-Wang et sa cour, rassurés par les succès de deux brillantes campagnes, se rendormaient dans leur indolence accoutumée. Le roi céleste se faisait rendre des honneurs divins, et quand on voulait d’entretenir d’affaires, répondait qu’il n’avait qu’à ordonner la paix pour que les armes tombassent des mains de ses ennemis. Aucun effort n’était fait pour ravitailler Nankin ni pour l’approvisionner de munitions, aucune direction n’était donnée aux généraux, aucun renfort n’était envoyé aux armées. Chun-Wang, pour avoir présenté des observations énergiques à Tien-Wang, fut disgracié pendant quelques semaines. Lorsqu’on lui rendit son commandement, il trouva dans le Kiang-Si de nouveaux adversaires. Les marchands de Shanghaï, désireux de tenir l’ennemi éloigné de leurs murs, avaient souscrit une somme considérable, destinée à l’enrôlement et à l’entretien d’un corps européen. Le vice-roi des deux Kiangs, Tseng-Kouofan, et le gouverneur du Kiang-Si, Li-Hung-Chang, avaient approuvé ce projet et l’avaient recommandé à Pékin.

Le prince Kung y donna d’autant plus aisément son approbation que lui-même avait accueilli la pensée de prendre au service de la Chine une flottille construite en Angleterre et montée par des marins anglais, pour combattre les jonques des Taïpings. Ce corps européen, commandé successivement par deux aventuriers, Ward et Burgevine, rendit d’abord de médiocres services ; mais les choses changèrent lorsque le gouvernement anglais eut autorisé un jeune officier du génie, le capitaine Gordon, à en prendre le commandement, et lorsque celui ci, à l’aide d’un certain nombre de soldats et d’artilleurs anglais, eut formé et dressé à l’européenne cinq régimens chinois. Ce corps, que les Chinois nommèrent « l’Armée toujours victorieuse, » ne justifia pas complètement ce nom ambitieux, puisqu’il essuya deux échecs assez graves ; mais, dans toutes les autres rencontres, il décida la victoire en faveur des impériaux. Chung-Wang défendait le terrain pied à pied avec une valeur et une constance héroïques, mais la trahison lui fit perdre la ville importante de Sou-Tchéou et le contraignit d’évacuer le Cheikiang reconquis par un corps franco-chinois, que dirigeait le commandant Gicquel, fondateur de l’arsenal de Fou-Tchéou. La diplomatie impériale, en achetant tous les chefs » qui étaient à vendre, sauf à les faire assassiner ensuite, comme fit Li-Hung-Chang des commandans de la garnison de Sou-Tchéou, était plus à redouter pour le général des Taïpings que l’habileté des généraux tartares. Les diverses places qui couvraient Nankin au nord et à l’ouest furent prises par les impériaux ou leur furent livrées, et Chung-Wang fut rappelé pour défendre la capitale devant laquelle Tseng-Kouofan et Tseng-Tsihuen, son-frère, vinrent mettre le siège avec quatre-vingt mille hommes. Les impériaux étaient mal armés et ils n’auraient pu venir à bout de la ville sans les conseils qu’ils reçurent de Gordon et des autres Européens au service de la Chine. Le siège durait depuis un mois, lorsque, le 30 juin 1863, Tien-Wang, désespérant d’être secouru et ne pouvant se résigner à la perte du pouvoir qu’il exerçait depuis douze années, se tua lui-même. Son fils, âgé de quatorze ans, fut proclamé roi céleste par les fanatiques que l’indolence et l’incapacité de son père avaient perdus ; mais, le 19 juillet, l’explosion d’une mine renversa 50 mètres des murailles de Nankin, et ouvrit une brèche par laquelle les impériaux se ruèrent dans la ville.

Chung-Wang se défendit avec acharnement dans le palais jusqu’à ce qu’il eut perdu tout espoir de refouler les assaillans ; il fit alors une trouée à la tête d’un millier d’hommes jusqu’à la porte du Sud, et il se jeta dans la campagne avec le jeune chef qu’il voulait sauver à tout prix. Il lui donna son propre cheval, qui était excellent, pour en prendre un beaucoup moins bon. Aussi ne put-il faire perdre sa trace à ceux qui le poursuivaient ; il fut pris quelques jours après. Plusieurs des parens de Chung-Wang étaient depuis longtemps retournés au service de l’empereur et avaient reçu comme Chang-Kwoliang et autres transfuges, des emplois élevés ; telle était d’ailleurs la haute opinion de ses talens et de son courage qu’il avait su inspirer à ses adversaires qu’il aurait peut-être obtenu la vie sauve s’il l’eût demandée ; mais il ne voulut ni faire ni laisser faire aucune démarche. Il fut condamné à mort ; mais alors se produisit un incident caractéristique qui montre à quel point les Chinois se préoccupent de tenir leurs annales en ordre et d’enregistrer fidèlement les événemens à mesure qu’ils s’accomplissent. Le gouvernement chinois pensa que nul mieux que Chung-Wang ne pouvait faire connaître les faits auxquels il avait pris part, et il différa de huit jours l’exécution de la sentence pour que le prisonnier eût le temps d’écrire un résumé de ses campagnes. Chung-Wang s’exécuta loyalement, et son récit, que le gouvernement a publié, concorde pour les faits de guerre avec les notes de Gordon. Il se termine par ces mots, où respire la fierté d’un soldat : « J’ai été le premier ministre d’une race maintenant abattue et d’un souverain qui n’est plus ; je ne puis me laisser raser la tête, » Les Taïpings, en effet, portaient toute leur chevelure et toute leur barbe, et ceux qui rentraient sous la loi de la dynastie tartare devaient se faire raser, conformément à la règle imposée à tous les Chinois. Chung-Wang fut décapité le 7 août 1863. Quelques jours plus tard, le fils de Tien-Wang, abandonné de ses compagnons et, errant seul dans les montagnes, fut pris à son tour et mis à mort. Tseng-Kouofan reçut de la cour de Pékin le titre de hou ou de marquis, dont son fils a hérité, et son frère Tseng-Tsihuen fut créé comte.

La prise de Nankin, où Tien-Wang avait régné dix années, porta un coup décisif à l’insurrection, qui n’eut plus désormais ni direction, ni chef universellement reconnu, ni place d’armes. Le dernier survivant des chefs qui avait organisé la révolte, E-Wang, se défendit quelque temps dans les provinces de l’Ouest et essaya de gagner le Kouan-Si et le Kouy-Tchéou, où les rebelles étaient encore maîtres du terrain ; mais le vice-roi du Sze-Chuen lui barra le chemin avec une armée. Il voulut se jeter dans les montagnes, mais il fut assailli par les tribus des Lobos ; ne pouvant franchir le Yang-tse faute de bateaux et se voyant toute retraite coupée, il dut se rendre à discrétion. Il fut écrasé entre deux planches. La guerre civile dura cinq ans encore, non-seulement au nord du Yang-tse, mais au nord du fleuve Jaune, et jusque dans le Shantung, où les rebelles infligèrent plus d’un échec aux troupes impériales. Ce fut en essayant de le réduire que Sankolinsin fut battu et blessé mortellement. Le nom de Taïpings, que les Européens étaient seuls à employer, disparaît après la prise de Nankin. Les rebelles ne sont plus désignés que sous le nom de Nienfei, c’est-à-dire les indigènes ou les nationaux, et cette appellation indique assez clairement que l’objet ou le prétexte de la révolte était la résurrection de la nationalité chinoise.


V

La tâche du gouvernement tartare ne se bornait pas à rétablir son autorité dans les provinces du Centre et du Sud : il avait d’autres ennemis à combattre aux deux extrémités de l’empire. Une prédiction fort accréditée parmi les musulmans de l’Yunnan limitait à deux cents ans la durée de la domination tartare. Celle-ci devait donc prendre fin entre 1844 et 1850. A l’avènement de Hien-Fung, en 1851, une pétition fut adressée par les musulmans à l’empereur pour se plaindre des exactions des mandarins et demander l’envoi d’un vice-roi « honnête et juste. » Il ne fut donné aucune suite à cette pétition : au contraire, la révolte du Kouan-Si porta les autorités chinoises à redoubler de défiance et de rigueur. Les nombreuses exécutions et les confiscations qu’elles ordonnèrent finirent par déterminer un soulèvement de la population musulmane, et d’un bout à l’autre de l’Yunnan, musulmans et Chinois se massacrèrent tour à tour. L’avantage demeura aux Panthaïs : c’est le nom que les auteurs anglais ont donné, à l’exemple des Birmans, aux musulmans de la Chine méridionale. Ceux-ci mirent à leur tête, comme directeur spirituel, avec le titre de Kin-Akound, un marabout qui avait fait le pèlerinage de La Mecque et qui était revenu dans l’Yunnan en 1846, après un séjour de deux ans à Constantinople et sept années d’absence ; ils avaient pour chef de guerre Tu-Wen-ziu, qui s’empara de Talifou et en fit le siège de son gouvernement, après avoir soumis à son autorité presque toute la province. Il tirait de Singapour et de la Birmanie des armes et des munitions qu’il payait avec le produit des mines de sel de l’Yunnan, unique source d’approvisionnement de la Chine méridionale. A l’exemple de leurs coreligionnaires de l’Yunnan, les tribus musulmanes qui habitent une partie des montagnes du Kouy-Tchéou se soulevèrent dans la conviction que le terme de la domination tartare était arrivé. En 1864, l’évêque catholique du Kouy-Tchéou, Mgr Faurie, avec l’assentiment du vice-roi de la province, fit parvenir au généralissime des musulmans, Ma-Ho-Tou, des propositions de paix. Le chef musulman répondit qu’il devait en référer au Kin-Akound ; mais le ton de sa lettre indique quels sentimens de vengeance et de haine animaient les musulmans. « Que se passe-t-il ? écrivait Ma-Ho-Tou. La luxure et l’avarice occupent le pouvoir : la fourberie et le mensonge triomphent à la cour ; les dignités sont avilies, les magistratures vénales. Les mandarins trompent l’empereur et oppriment le peuple ; ils s’accordent tous dans un égal mépris des lois. Pour comble de malheur, toutes les calamités, la guerre, la peste, la famine, fondent à la fois sur l’empire. Les quelques bons qui restent ne peuvent rien contre le mal : n’est-ce pas une preuve que la dynastie Tsin a fait son temps et que ses deux cents ans sont accomplis ? A la vue de cet empire, bouleversé comme une mer en furie, nous nous demandons quelle main pourra rétablir l’ordre. Cela prouve que nous avons à cœur, nous aussi, le bonheur de tous. C’est pourquoi nous n’avons pu nous empêcher de nous montrer et de prendre sur nous une partie du fardeau. Il y a certainement, dans les hauteurs de l’espace, un esprit puissant qui dirige tout cela. Pour le moment, notre intention est de persévérer dans nos efforts jusqu’à ce que la race diabolique soit anéantie. Alors on pourra protéger les gens de bien. Nous tuons, mais dans une intention salutaire. Qui peut s’en plaindre ? N’est-il pas écrit : Tuer les méchans, pour sauver les bons, est conforme à la raison ? » Le chef musulman dit, de vive voix, à l’envoyé de l’évêque : « Les chrétiens suivent la doctrine de Jésus, qui fut un grand saint, mais qui eut trop bon cœur. Il croyait à tort qu’on peut convertir les méchans par la persuasion ; c’est parce qu’il n’y réussit pas que Dieu envoya Mahomet prêcher le sabre à la main. C’est une des plus grandes miséricordes de Dieu que de forcer les hommes à la vertu. Le rétablissement de la paix est impossible. Si nous tuons des hommes, c’est que le ciel le veut. S’il ne le voulait pas, il trouverait bien le moyen de nous arrêter. Si le ciel veut que nous exterminions la race maudite, ne devons-nous-pas obéir ? Quel dommage que votre évêque ne comprenne pas cette doctrine ! » On le voit, les musulmans étaient convaincus qu’ils faisaient la guerre sainte contre les Tartanes et qu’ils avaient reçu mission de les exterminer. Le Kin-Akound n’autorisa pas les négociations, et les musulmans du Kouy-Tchéou recommencèrent leurs incursions dans la province. Ce ne fut qu’au bout de trois ou quatre ans qu’ils consentirent à déposer les armes, sur la promesse d’un complet oubli du passé. Les musulmans de l’Yunnan ne rentrèrent dans l’obéissance que beaucoup plus tard, après que des torrens de sang eurent coulé. Ce fut seulement le 15 janvier 1873 que Talifou tomba au pouvoir des Chinois. Tu-Wenziu se livra lui-même aux vainqueurs en demandant qu’on épargnât son peuple, mais il avait eu soin de prendre du poison pour échapper aux tortures qu’il prévoyait. Le général chinois le fit décapiter après sa mort et envoya à l’empereur sa tête enduite de miel. Il commença ensuite un massacre en ! règle des défenseurs de Talifou, et il expédia à Yuanan-Fou, pour y être exposés à la vue de la population, les têtes de dix-sept des principaux chefs musulmans et vingt-quatre grands paniers remplis d’oreilles humaines. Ainsi fut pacifié l’Yunnan.

A l’autre extrémité de l’empire, dans les provinces de Shensi et de Khansuh, dans le vaste territoire qui s’étend au sud de la chaîne des monts Tian-Shan et dans le Turkestan oriental, vivent d’autres populations musulmanes désignées sous le nom général de Tonganis. La guerre des Taïpings et une nouvelle tentative des princes khodjas contre Kashgar avaient excité une vive agitation chez ces populations qu’un régime de fer maintient seul sous le joug. Des troubles y éclatèrent en 1861 et se changèrent bientôt en une révolte ouverte. Les troupes rassemblées par le vice-roi du Khansuh furent complètement défaites à Tara-Ussu. Aussitôt toutes les villes, Hami, Barkul, Urumtsi, Turfan, massacrèrent leurs garnisons chinoises, et la rébellion s’étendit de proche en proche jusqu’au Turkestan. Elle eut pour conséquence la fondation, à Kashgar, de l’empire éphémère d’Yakoub-Khan. Cet immense territoire n’est rentré sous la domination chinoise qu’en 1878. Sa soumission exigea un grand-effort et ne fût accomplie qu’au bout de quatre campagnes par le vice-roi du Shen-Si, Tso-Tsung-Tang, qui vient d’être chargé d’organiser l’invasion du Tonkin.

Dans les provinces du centre de l’empire, l’autorité du gouvernement put être considérée comme complètement rétablie vers 1868 : à partir de cette époque, on ne trouva plus en armes que de petites bandes de brigands, réfugiés dans les montagnes. L’insurrection était anéantie ; mais les maux causés par plus de quinze années de guerre civile étaient presque irréparables. Les troupes impériales n’avaient pas commis moins de ravages que les rebelles, et les représailles qu’elles avaient exercées avaient décimé la population. Ce n’était partout que ruines, deuil, et dévastation. « Durant tout le voyage, dit un missionnaire qui traversa les provinces du Sud en 1860, nous eûmes sous les yeux le même spectacle, le désert, des ruines, des maisons brûlées, des chemins couverts de débris de meubles et de vaisselle, et de loin en loin une auberge dont les habitans effarés prêtaient l’oreille à tous les échos et se disposaient à prendre la fuite à la moindre alerte. » En 1874, M. Margary, remontant le Yang-tse, dans le cours de la mission que le gouvernement anglais lui avait confiée, passait devant la ville jadis florissante de Chinkiang, et il écrivait : « Rien n’est plus pénible à voir que cette vaste scène de désolation. Les Taïpings avaient pris possession de cette ville et leur lourde main a marqué sa trace par les débris de briques qui couvrent des acres de terrain et indiquent la place de ce qui fut jadis une ville pleine d’animation. » Le même voyageur décrit ainsi le spectacle que lui offrait le Kouy-Tchéou : « Cette province est déplorablement dévastée : toutes les villes sont réduites à l’état de simples villages, et les villages ne sont plus que des agglomérations de huttes de paille. On rencontre partout en quantité les ruines de bonnes et solides maisons de pierre qui attestent de quelle prospérité cette région jouissait avant que les sauvages habitans des montagnes descendissent en masse pour égorger la population. Cela remonte à vingt ans, et cependant ces malheureuses cités demeurent encore comme des cités des morts avec de longues murailles enceignant des acres de ruines. » Non-seulement le commerce avait été anéanti, mais souvent la culture était impossible, ou bien les moissons étaient détruites avant qu’on pût récolter, et les populations étaient réduites à des extrémités dont l’horreur laisse derrière elle les récits de certains naufrages. Le prêtre Thadée Yang parcourut la province de Hien-y-Fou après une incursion des musulmans de l’Yunnan ; il la trouva en proie à la plus horrible famine. « Les malheureux habitans ne se nourrissaient plus que de feuilles d’arbres, d’écorce et de chair humaine. On n’enterrait plus les morts : on les mangeait. On ne pouvait sortir qu’en caravanes armées. Trouver dans les champs un homme mort de faim était une bonne fortune : on cachait le cadavre, on découpait les chairs en tranches minces, on les séchait au soleil pour les conserver comme des provisions précieuses et, avec les os, on assaisonnait pendant plusieurs jours les quelques herbages que l’on trouvait encore dans les forêts. Thadée Yang vit de ses yeux un père de famille apporter à ses enfans la tête d’un supplicié qu’il venait de dérober sous les remparts : il la jeta au feu et quand les surfaces furent grillées, chacun en arracha sa part ; on la remit au feu pour la déchirer de nouveau. Enfin ils la brisèrent, s’en partagèrent les morceaux et les rongèrent jusqu’à ce qu’il ne restât plus que l’os. » Au chef-lieu de la province, à Hien-y-Huen, où Thadée passa plusieurs mois, la chair humaine se vendait publiquement au marché. Il arriva qu’une femme ayant mangé le corps de son mari, et des petites filles le corps de leur grand-père, le mandarin, pour rappeler le respect dû aux ancêtres, prohiba la vente de la chair humaine, mais il fit exception dans son édit pour la chair des suppliciés. Cinq ans après, cet abominable trafic se continuait encore, malgré les efforts des autorités chinoises, et l’on peut voir, aux archives des missions étrangères, un de ces édits que les mandarins faisaient placarder sur les portes des villes et des marchés. Il a été ainsi traduit par Mgr Faurie, qui l’a envoyé au supérieur des missions : « Édit du sous-préfet Sen. Défense de manger des cadavres humains. Quiconque contreviendra au présent édit sera décapité. 3e lune, 1er jour. » Même après la fin de la guerre civile, le sel se vendait encore, dans les villes les plus favorisées, sur le pied de trois francs la livre ; et le riz, qui fait le fond de la nourriture du peuple et se vend d’ordinaire de 10 à 12 francs la mesure, se maintenait au prix de 95 francs, prix de famine dans un pays où l’on vit habituellement pour 180 à 200 sapèques, c’est-à-dire pour 0 fr. 18 à 0 fr. 20 par jour. Aussi la population était-elle décimée par la faim. « On ne peut sortir, écrivait en France Mgr Faurie, sans rencontrer cinq ou six cadavres étendus sur le pavé. Tout le monde passe indifférent et je commence, hélas, à m’y habituer moi-même. Réduit, faute d’argent, à une impuissance absolue, je passe… comme les autres ! » La conséquence inévitable d’une pareille situation était l’éclosion de maladies contagieuses : le choléra et le typhus vinrent ajouter leurs ravages à ceux de la guerre, de la misère et de la famine. La population de la province de Kouy-Tchéou tomba de quinze millions à huit ; les provinces de Kouan-Si et de Kouan-Tung ne furent guère moins éprouvées : les provinces les plus épargnées perdirent un cinquième de leurs habitans.

Croirait-on qu’une pareille misère n’arrêtait pas les exactions des mandarins ? Les localités qui faisaient leur soumission et même les habitans qui n’avaient point trempé dans l’insurrection, mais qui désiraient n’être pas inquiétés, achetaient leur tranquillité à prix d’argent. La population était livrée, d’ailleurs, à l’arbitraire des fonctionnaires. On avait jugé prudent de confier presque exclusivement à des Tartares la direction des opérations militaires contre les rebelles : ces commandans, surtout s’ils se trouvaient appartenir au même clan que la famille impériale, se considéraient comme indépendans des plus hauts fonctionnaires et se souciaient peu de leur déplaire. L’autorité impériale elle-même, qui avait déjà été atteinte par les revers de Taou-Kwang, semblait avoir encore été affaiblie par les succès éphémères des rebelles et plus encore par les victoires des barbares. Le traité de Pékin, qui accomplissait une révolution dans les traditions et les lois de la Chine, consacrait, par des stipulations spéciales, la liberté de pratiquer publiquement et de prêcher le christianisme, et, en conséquence, des passeports nominatifs, signés des ambassadeurs et du prince Kung furent envoyés de Pékin à chacun des missionnaires. Mais la plupart des fonctionnaires affectèrent d’appréhender le mécontentement de la population pour ne point se conformer aux ordres du gouvernement ; quelques-uns même n’hésitèrent pas à annoncer l’intention d’y désobéir. Comme un missionnaire français invoquait devant l’un de ceux-ci les obligations du traité : « Le traité ! le traité ! murmura le mandarin ; loin de Pékin, les grands ne sont pas obligés d’obéir au souverain. » Puis il ajouta : « L’empire appartient à tout le monde : celui-là seul qui a la capacité a le droit d’ordonner. » Il était impossible de témoigner moins de respect pour les actes du gouvernement.

L’insubordination des fonctionnaires n’est point le seul danger qui menace l’autorité impériale. Ni l’écrasement des Taïpings, ni les effroyables représailles exercées par les Tartares, ni quinze ou dix-huit années de misère et de souffrances, n’ont dompté l’hostilité des populations du Sud contre la dynastie régnante. La guerre civile avait à peine cessé que, sous l’impulsion des lettrés de race chinoise, les sociétés secrètes recommençaient leur travail souterrain. Les Tsin-Lien-Kiao semblent ne se proposer que le perfectionnement moral de l’humanité. Les petits manuels qui contiennent le résumé de leurs doctrines et leurs règles de conduite sont absolument irréprochables. Quel blâme serait-il possible d’adresser à des gens qui prennent l’engagement de ne pas tuer ce qui a vie, de ne pas dérober, de ne pas commettre d’adultère, de ne pas calomnier, de ne pas manger de viande et de ne pas boire de vin ? Ceux d’entre eux qui veulent avancer dans la perfection portent, suspendu à leur ceinture, un petit sachet divisé en trois compartimens : celui de droite contient des pois blancs, celui de gauche des pois noirs, celui du milieu est vide. Lorsque le dévot accomplit une bonne œuvre, si par exemple il écarte du chemin une pierre contre laquelle on pourrait se heurter, s’il se détourne de sa route pour ne pas écraser un insecte, il met un pois blanc dans le compartiment du milieu. S’il lui arrive de se mettre en colère, d’injurier ses semblables, de ne pas veiller sur ses regards, il met un pois noir. Le soir venu, il compte les pois blancs et les pois noirs, et en inscrit le nombre sur deux colonnes dans un carnet : à la fin du mois il fait l’addition, et voit s’il avance ou recule dans la vertu.

Rien de plus édifiant, rien de plus inoffensif en apparence qu’une pareille confrérie ; mais sous ces dehors moraux et religieux, elle cache un but politique, connu des chefs auxquels on doit obéissance, et ce but est le renversement de la dynastie tartare. Comme l’évêque de Kouy-Yang-Fou demandait à un de leurs chefs, après sa conversion au christianisme, par quelles subtilités les adeptes de la société conciliaient leurs projets révolutionnaires avec leurs préceptes de morale et avec l’interdiction de tuer même une fourmi : « Tuer les méchans, lui fut-il répondu, n’est pas compris dans le précepte de ne pas tuer ce qui a vie, parce que les méchans sont déjà retranchés par le ciel de la société des vivans ; en les tuant, on ne fait qu’exécuter la volonté suprême du ciel qui veut, non qu’ils vivent, mais qu’ils meurent. Or, par méchans on entend tous ceux qui reconnaissent la dynastie actuellement régnante. En prenant leurs biens, on ne vole pas, parce qu’ils ne méritent pas de posséder. » Si on rapproche cette explication du langage tenu par le chef musulman Ma-Ho-Tou, on sera tenté de croire que les doctrines de l’islamisme ont fait plus de chemin que la morale chrétienne dans l’esprit des populations chinoises. S’il est vrai que les Tsin-Lien-Kiao comptaient déjà, il y a quinze ans, des affiliations dans plus de cinquante villes du centre et que les lettrés n’ont cessé depuis lors de leur recruter des adhérens, il est possible que cette propagande devienne une source de sérieuses difficultés pour le gouvernement chinois, le jour où il sera aux prises avec de graves embarras.

Depuis le coup d’état du 2 novembre 1861, qui avait déféré la régence aux deux impératrices pendant la minorité de Tungché, la direction du gouvernement était demeurée, à l’exception d’un intervalle de quelques semaines, entre les mains du prince Kung. Le 2 avril 1865, à la suite soit de quelque intrigue de cour, soit d’une brouille momentanée entre le prince Kung et sa belle-sœur, l’impératrice douairière, parut un décret des deux impératrices qui enlevait au prince tous ses titres et toutes ses fonctions, comme s’étant montré trop disposé à exagérer son importance. Cette révolution de palais alarma les hauts fonctionnaires qui devaient leur situation au prince Kung et qui craignirent d’être entraînés dans sa disgrâce. Tous les conseils et, à leur tête, le conseil des ministres, adressèrent aux régentes des mémoires qui, sous forme de pétitions, étaient de véritables protestations. Les impératrices cédèrent et, le 8 mai, un décret rendit au prince Kung ses charges et dignités, à l’exception du titre de président du conseil, que le décret lui retirait pour le punir de n’avoir pas toujours été « suffisamment respectueux. » Au titre près, le prince Kung n’en exerça pas moins un pouvoir aussi étendu que par le passé ; il en usa pour appeler au service du gouvernement des Européens qui pussent initier les Chinois aux progrès de la civilisation occidentale.

Les innovations introduites dans l’administration par le prince Kung et les faveurs dont il semblait combler les barbares suscitèrent contre lui une vive opposition à la cour et dans le monde des lettrés. Cette opposition se traduisit par une recrudescence d’hostilité contre les chrétiens, que l’on considérait comme la cause de tous les revers qui avaient atteint la dynastie : c’était à leur instigation et pour eux que les barbares avaient fait la guerre, et de nouveaux avantages avaient été stipulés en leur faveur dans chaque traité. Ils corrompaient le peuple ; ils attaquaient la religion et les lois de l’empire ; et il n’y aurait de tranquillité pour la Chine et de sécurité pour l’autorité impériale que lorsqu’ils auraient, été exterminés. Les opposans trouvaient un appui dans le prince Chun, qui avait jusque-là vécu en bonne intelligence avec son frère, mais qui ne dissimulait pas la haine qu’il portait aux étrangers. On fit circuler de nombreux écrits contre les Européens, et on ne craignit point de se servir du nom de l’empereur. Un de ces écrits, répandu à profusion dans le Sze-Chuen, était un dialogue entre un chrétien et un lettré : « Si les Européens sont si immondes, pourquoi le ciel ne les extermine-t-il pas ? — Par la même raison, répondait le lettré, qu’il laisse vivre les loups, les tigres et les panthères. » A l’objection que l’empereur permettait aux Européens de pratiquer leur religion et de trafiquer, le lettré répondait : « L’empereur actuel, oui : encore est-ce pour civiliser les barbares ; mais si, au lieu de se convertir, ils pervertissent des Chinois, notre devoir est de les exterminer par tous les moyens. » Il maudissait alors les traités comme une calamité nationale, il exhortait chaque famille à répandre cet écrit et, lorsque le signal serait donné, à se lever pour massacrer les Européens. Le dialogue était terminé par l’intervention de l’empereur, qui venait dire : « J’ai en horreur les Européens et leur religion ; je ne leur ai accordé le droit d’entrer dans mon empire que parce qu’ils m’y ont forcé par les armes ; je voudrais les exterminer, mais moi et mes mandarins, nous sommes impuissans à le faire. Toi, mon peuple, détruis cette religion, extermine tous ces Européens, et ton empereur sera content de toi. » On juge aisément de l’impression que des écrits de ce genre, ouvertement colportés, produisaient sur une population ignorante et crédule, dont l’orgueil national et les préjugés étaient froissés. Le zèle trop ardent et les imprudences des missionnaires protestans déterminèrent, dans plusieurs des ports ouverts au commerce, des émeutes dont ces missionnaires furent victimes. Le prince Kung accorda toutes les satisfactions qui lui furent demandées, mais il ne pouvait dissimuler ses inquiétudes. « Si vous pouviez seulement nous débarrasser des missionnaires et de l’opium, la Chine serait bien tranquille, » disait-il, en 1869, à sir Rutherford Alcock, lorsque l’envoyé anglais prit congé de lui pour retourner en Europe. À ce moment, des troubles éclataient dans le Sze-Chuen ; le père Rigaud, plusieurs missionnaires et un grand nombre de chrétiens chinois étaient massacrés. Sur les réclamations de M. de Rochechouart, promesse de satisfaction lui fut faite, et Li-Hung-Chang fut envoyé dans le Sze-Chuen pour rechercher et punir les coupables ; mais comme l’opinion s’accréditait que les troubles du Sze-Chuen étaient le prélude d’un massacre général, M. de Rochechouart jugea utile d’intimider les mandarins par un déploiement de la puissance française, En décembre 1869, il remonta le Yang-tse-Kiang jusqu’au cœur de l’empire avec six bâtimens de guerre. Cette démonstration rendit momentanément la sécurité aux chrétiens, mais elle exaspéra la faction puissante qui était hostile aux Européens, qui divisait déjà la cour, et se flattait d’avoir pour elle le jeune empereur. Le 10 mai 1870, une personne attachée à la légation française à Pékin adressait au supérieur des missions étrangères l’avertissement suivant : « Une dépêche secrète a été envoyée au nom de l’empereur aux principaux mandarins ; en voici le résumé : Pour intimider le gouvernement, les vaisseaux français sont allés jusqu’à Hankow ; peut-être les Anglais suivront-ils cet exemple, et, après eux, d’autres Européens ; ce qui ne peut que troubler l’empire. faut donc que les mandarins se conforment aux règles suivantes : « Ne plus avoir d’égards pour les missionnaires, juger selon les anciennes coutumes les procès des chrétiens (la profession du christianisme était autrefois un crime capital) et empêcher ceux-ci de se multiplier ; sans cela l’empire serait en péril. » A quelques semaines de là, le 21 juin 1870, avaient lieu les effroyables massacres de Tien-Tsin, dans lesquels le consul de France fut tué avec sa femme et quelques autres Français, des sœurs de charité outragées et torturées, et nombre de chrétiens mis à mort sans que le gouverneur et les autorités locales fissent aucun effort pour arrêter ces scènes de sauvagerie. L’émeute de Tien-Tsin fut suivie d’autres massacres dans les provinces et de démonstrations hostiles dans les ports ouverts au commerce. L’effroi s’empara de tous les Européens, et les remontrances énergiques des plénipotentiaires s’ajoutant à la crainte qu’inspirait le ressentiment de la France intimidèrent la cour de Pékin. Malgré l’opposition du prince Chun et de plusieurs des hauts dignitaires, le prince Kung fit décider l’envoi en France d’une mission chargée de présenter des excuses et d’offrir une indemnité pour le meurtre du consul de France ; mais par une de ces transactions spéciales à la politique chinoise, on mit à la tête de cette mission le gouverneur de Tien-Tsin, Tchong-Haou, ce qui était une façon de le soustraire au châtiment qu’il avait mérité par une abstention voisine de la complicité. On sait que la mission chinoise, la première qui ait été envoyée en Europe, n’arriva en France qu’après le renversement du gouvernement impérial ; elle fut reçue par M. Thiers, qui accepta la satisfaction offerte par le gouvernement chinois, mais mit pour condition que, comme il avait lui-même donné audience à Tchong-Haou, l’empereur donnerait également audience au représentant de la France à Pékin.

Cette exigence causa une vive irritation à la cour chinoise ; il s’ensuivit des négociations aigres et prolongées, et la question ne fut résolue qu’au bout de trois années. L’empereur Tungché touchait à sa majorité : il supportait impatiemment la tutelle dans laquelle il était tenu. Il s’était épris de la fille du duc Chung, Ahluta, et les deux impératrices, après une longue résistance, furent contraintes de donner leur assentiment à cette union, qui fut célébrée le 16 octobre 1872. Quatre mois après, le jeune empereur, ayant atteint sa majorité, prit officiellement la direction des affaires. Le fait fut notifié aux représentai des puissances, qui, en réponse, demandèrent collectivement une audience qui finit par leur être accordée et qui eut lieu le 29 juin 1873. Cette nouvelle concession aux exigences de l’Europe fut l’acte le plus marquant d’un règne qui ne devait pas être de longue durée. La mésintelligence se mit promptement entre le jeune empereur et les régentes. Le 10 septembre 1874, parut un édit impérial qui enlevait au prince Kung et à son fils leur rang de membres de la famille impériale. Dès le lendemain, un décret signé des deux impératrices restituait à ces princes leur rang et leurs dignités. Ce second décret, qui annulait le précédent, était une véritable usurpation, car les pouvoirs des deux régentes avaient pris fin avec la majorité de Tungché. Que se passa-t-il alors ? Le palais de Pékin fut-il le théâtre d’une de ces scènes dont la tragédie s’est emparée ? Vit-il une mère sacrifier la vie de son fils à sa passion de régner ou au salut de son amant ? Le bruit se répandit que le jeune empereur était malade : on dit ensuite qu’il était confiné dans ses appartenons par la petite vérole. Le 18 décembre, un édit annonça que les deux impératrices reprenaient la direction des affaires ; un autre édit apprit, le 12 janvier, que Tungché était monté sur le dragon pour s’élever au ciel : ce qui est la façon d’annoncer la mort d’un empereur.

Beaucoup pensèrent que les détails donnés à diverses reprises sur la maladie de Tungché étaient mensongers et avaient eu pour objet de dissimuler un crime. Les incidens qui suivirent fortifièrent cette opinion. L’impératrice Ahluta était enceinte ; si elle mettait au monde un fils, il était l’héritier légitime du trône, et elle-même, suivant les règles invariablement observées, devait être régente. On la tint renfermée dans ses appartemens, puis on annonça que, dans sa douleur, elle avait refusé de prendre aucune nourriture et qu’elle était morte avant d’avoir accouché. Ce qui se passa fut plus étrange encore : l’ordre régulier de succession fut méconnu. Le prince Kung ne revendiqua point la couronne pour lui-même, appréhendant peut-être d’encourir les soupçons de l’opinion ; il aurait pu la réclamer pour son fils ; mais celui-ci était déjà assez âgé pour gouverner par lui-même, et le prince aurait dû renoncer à toutes ses dignités, parce que la loi ne permet pas qu’un père soit le serviteur et le subordonné de son fils. Il fallait un prince mineur pour qu’une régence fût nécessaire. Le choix de la cour s’arrêta sur le fils du prince Chun, Tsaï-Tien, qui était seulement dans sa quatrième année, ce qui assurait une longue minorité. Il fut proclamé sous le nom de Houangsu, et son père se retira de la cour, ce qui priva l’opposition de son chef : les deux impératrices reprirent le gouvernement comme régentes, le prince Kung demeura leur premier ministre, et le nouveau règne débuta par l’exécution des eunuques qui avaient entouré l’infortuné Tungché et qui pouvaient être de dangereux témoins.

Les seuls événemens qui aient marqué les dix dernières années ont été, avec la soumission du Turkestan, la réparation accordée à l’Angleterre pour l’assassinat de M. Margary, la restitution de la province de Kouldja obtenue de la Russie, et l’établissement d’ambassades chinoises en Europe. Seulement, on a pu remarquer que le souvenir des défaites du passé commence à s’effacer à Pékin ; on y croit volontiers qu’il a suffi de prendre quelques Européens au service de l’empire pour élever la Chine au niveau de l’Europe. Après avoir rendu à l’empire ses anciennes frontières, le gouvernement chinois a rappelé aux états voisins leurs devoirs de vassalité. Si, au milieu des préoccupations d’une crise intérieure, il avait laissé passer sans observations le premier traité conclu entre la France et l’Annam, il ne pouvait garder le même silence à l’égard du nouveau traité par laquelle la France se disposait à étendre son autorité jusqu’aux confins de l’empire, le Tonkin étant limitrophe des trois provinces les plus méridionales de la Chine, l’Yunnan, le Kouy-Tchéou et le Kouan-Si, sur une longueur d’environ 120 lieues. Or le voisinage d’une nation européenne a toujours paru à la cour de Pékin le plus redoutable des dangers. Cette cour était d’ailleurs habituée à considérer l’Annam comme une dépendance de la Chine depuis qu’en 1804, sous le règne de Kia-King, une armée chinoise avait ramené l’empereur Gialong à Hué et lui avait rendu sa couronne. Les souverains de l’Annam avaient toujours, depuis lors, reconnu la suzeraineté de la Chine ; et ils envoyaient, tous les deux ans, un dignitaire de leur cour porter à Pékin, à titre d’hommage, un peu de poudre d’or, des parfums, et quelques livres d’ivoire.

Le traité par lequel M. Bourée obtint l’acquiescement de la Chine à l’occupation du Tonkin, moyennant l’établissement d’une zone neutre abandonnée aux montagnards que ni la Chine ni l’Annam n’ont jamais pu soumettre, et moyennant le respect de la suzeraineté chinoise, était donc un véritable et sérieux succès diplomatique. Il avait fallu l’ascendant du prince Kung et l’influence de son parti pour faire accepter une pareille solution. Elle semblait donner toute satisfaction à la France, puisque la cour de Hué demeurait responsable vis-à-vis de celle-ci de la stricte exécution des arrangemens relatifs au Tonkin, sans que le gouvernement français eût à compter en quoi que ce soit, avec la Chine. Il devait donc être indifférent à la France que le souverain de l’Annam continuât de reconnaître la suzeraineté du Fils du Ciel et d’envoyer à celui-ci, tous les deux ans, des présens de médiocre valeur ; mais l’amour-propre de la cour de Pékin était sauvegardé. Réduite à ces proportions, la suzeraineté de la Chine sur l’Annam ne devait porter aucun ombrage au gouvernement français : elle n’avait pas plus d’importance que l’ancienne monarchie française n’en a attaché au titre de roi de France que les souverains d’Angleterre ont pris si longtemps et fait graver sur les monnaies anglaises, ou que les Espagnols n’en attachaient au titre de roi de Navarre que nos rois ont pris jusqu’en 1830.

Le gouvernement français n’en a point jugé ainsi : il a repoussé un traité qui nous donnait le Tonkin sans coup férir ; il a recouru à la force des armes, et des succès militaires chèrement achetés ont abouti au traité de Tien-Tsin, que le vice-roi du Pe-Tchili, Li-Hung-Chang, conclut presque de sa seule autorité, en assumant sur lui-même une responsabilité devant laquelle tout autre négociateur chinois aurait certainement reculé. Si le gouvernement français se fût rendu un compte plus exact des conditions dans lesquelles cette négociation avait commencé et s’était terminée, il eût poursuivi avec prudence et sans précipitation l’exécution d’un traité aussi avantageux. Sa négociation a été le dernier et suprême effort du parti de la paix : le prince Kung lui-même ne put triompher de la résistance du Tsung-li-Yamen, et il a fallu un ordre formel de l’impératrice Tsi-Hsi pour que Li-Hung-Chang ne fût pas désavoué ; mais l’opposition ne fut point désarmée. Dès que les clauses du traité furent connues, le collège des Hanlin présenta un mémoire dans lequel il établissait les droits historiques de la Chine sur l’Annam et flétrissait le traité comme une atteinte à l’intégrité de l’empire et un outrage à l’honneur national. Plus de soixante mémoires désapprobatifs furent adressés de diverses provinces à l’impératrice par les censeurs. La plupart de ces protestations insistaient sur l’imprudence d’accepter le contact de la domination française pour les trois provinces qui étaient les plus éloignées du siège du gouvernement, et où l’on avait eu le plus de peine à rétablir l’autorité impériale. Quelques-unes accusaient Li-Hung-Chang d’avoir vendu à l’étranger la sécurité et l’honneur de son pays. Des placards injurieux pour les membres du gouvernement étaient affichés, toutes les nuits, dans Pékin et jusque sur les murs du palais du Tsung-li-Yamen.

Ce déchaînement de l’opinion ne pouvait manquer d’accroître la confiance et la force de l’opposition. L’autorité du prince Kung était fort ébranlée : la mort du premier ministre Wansiang, puis celle de Tseng-Kouofan, l’homme le plus populaire de la Chine, enfin celle de l’impératrice douairière Tsi-Anu, lui avaient enlevé ses principaux appuis ; il ne lui restait plus que l’affection de sa belle-sœur, l’impératrice Tsi-Hsi, la mère de l’infortuné Tungché. D’un autre côté, le prince Chun, ardent, ambitieux et dans toute la force de l’âge, n’a pu se résigner longtemps à l’inaction à laquelle l’avait condamné l’élévation de son fils : il a fallu lui donner des commandemens militaires, puis le laisser revenir à la cour. L’opposition se rallia autour de ce prince, qui n’avait jamais déguisé sa haine pour les étrangers. Un édit inattendu apprit tout à coup à la population de Pékin que le prince Kung avait renoncé à la présidence du Tsung-li-Yamen et à la direction des affaires publiques, et que cette direction passait dans les mains du prince Chun. L’impératrice régente avait dû céder à la pression exercée sur elle par le père de l’empereur et par la grande majorité des membres de la famille impériale. Dès le lendemain, de nouveaux commandans furent nommés pour tous les corps d’armée et l’ordre fut expédié aux gouverneurs de mettre en état de défense les points du littoral qui avaient quelque importance. Le parti de la guerre domine aujourd’hui sans conteste à Pékin. Par prudence, il a voulu laisser à la France la responsabilité du renouvellement des hostilités, mais il est fermement résolu à accepter la lutte. Il faudra de graves événemens, et peut-être aussi une nouvelle révolution de palais pour mettre fin à la guerre qui vient de commencer.


CUCHEVAL-CLARIGNY.