Le Déisme anglais au dix-huitième siècle et lord Bolingbroke

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Le Déisme anglais au dix-huitième siècle et lord Bolingbroke
Revue des Deux Mondes3e période, tome 79 (p. 646-668).
LE
DÉISME ANGLAIS
AU DIX-HUITIÈME SIÈCLE
ET LORD BOLINGBROKE

I. Ch. de Rémusat, Histoire de la philosophie en Angleterre depuis Bacon jusqu’à Locke; l’Angleterre au XVIIIe siècle; Études et Portraits. — II. Leslie Stephen, History of English thought in the eighteenth century. — III. Robert Harrop, Bolingbroke ; a political study and criticism.

Deux livres récens ont remis en lumière un des personnages les plus intéressans et les plus complexes du dernier siècle, Henry Saint-John, plus tard lord Bolingbroke. Déjà, il y a une trentaine d’années, M. de Rémusat lui avait fait l’honneur d’une magistrale étude; voici que M. Leslie Stephen lui consacre quelques-unes des pages les plus piquantes de sa remarquable Histoire de la pensée anglaise au XVIIIe siècle, et M. Robert Harrop un volume qui, nous devons le croire, ne laisse plus grand’chose à dire sur le politique et l’homme d’état. L’impression qui résulte de ces deux derniers ouvrages, c’est que, décidément, la postérité a bien jugé en reléguant Bolingbroke dans le demi-jour d’une réputation secondaire. La vanité ne paraît pas un titre suffisant à la gloire. L’orateur dont William Pitt disait qu’un seul de ses discours conservé compenserait la perte de tous les chefs-d’œuvre littéraires n’était déjà plus lu, au témoignage de Burke, et ne l’est guère davantage aujourd’hui. Le chef de parti apparaît à distance comme un brouillon ambitieux qui ne peut se consoler de la perte du pouvoir, conspire sans conviction en faveur de Jacques III, et ne parvient pas même à se rendre redoutable au gouvernement de George Ier. Le maître de Voltaire, en fait de libre pensée et de religion naturelle, a été grandement éclipsé par son disciple. La part importante qu’il prit à la paix d’Utrecht, les conditions avantageuses qu’il sut, en dépit des alliés, ménager à la France, lui méritent sans doute nos sympathies ; mais je laisse aux historiens le soin d’apprécier ce côté de son rôle. M. Harrop est là-dessus particulièrement instructif. Ce que je voudrais faire ici brièvement ressortir, c’est le représentant le plus influent, au XVIIIe siècle, du déisme philosophique. Je dis le plus influent, parce que sa situation de grand seigneur, d’ancien ministre dirigeant, de leader du parti tory, jointe à un incontestable talent d’écrivain, fit plus pour la fortune du déisme que ne firent les dissertations souvent pesantes d’un Toland ou d’un Tindal. Les idées philosophiques font parfois un plus rapide chemin quand elles sont propagées par des gens qui ne font pas métier de philosophie. Il semble qu’affranchis des préjugés et des procédés d’école, non déformés par les habitudes de l’abstraction, entretenus par la vie et les occupations mondaines dans une sorte d’équilibre intellectuel, ils parlent plus naturellement que les autres le langage de la raison, et on les croit sur leur dire. De fait, ils ne s’embarrassent pas des hypothèses profondes, et, pour le vulgaire, paradoxales, auxquelles ont recours les Descartes, les Malebranche, les Leibniz. Tout en eux est ou paraît clair, parce que tout est surface. On appelle le XVIIIe siècle, en Angleterre et en France, un siècle philosophique ; au fond, il l’est très peu. Ceux qui le mènent ne sont philosophes que par occasion ; ils n’ont pas cet amour désintéressé des grands problèmes qui, dans une âme, ne laisse pas place à autre chose. Ils aiment la vérité, en ce sens qu’ils haïssent et combattent ce qu’ils croient être l’erreur ; mais cela ne suffit pas pour être philosophe. Il y faut de plus je ne sais quel héroïque esprit d’aventure, toujours parti à la conquête du monde infini des idées, une sorte d’intrépidité dans la déduction des conséquences et de mépris des applications immédiates de la pratique, l’indifférence sincère à l’égard de ce que professe le sens commun. À ces traits, vous reconnaissez un peu Voltaire, faiblement Rousseau, pas du tout Bolingbroke, et pourtant c’est à Bolingbroke que Voltaire emprunte en partie les principes de cette religion naturelle, devenue l’évangile laïque du siècle qui se prétend le plus philosophe de l’histoire.


I.

Si l’on voulait rechercher à qui revient l’honneur d’avoir formulé le premier les principes et la méthode d’une religion exclusivement naturelle, il faudrait l’attribuer à lord Herbert de Cherbury. Nous n’apprendrons rien à personne en rappelant ici que lord Herbert n’a pas eu, jusqu’à M. de Rémusat, la place qui lui revient dans l’histoire de la philosophie. Sans être un profond penseur, il fut original. Il entreprit, avant Descartes, de déterminer les conditions essentielles pour connaître la vérité. La vérité existe ; philosophes, théologiens sont sur ce point d’accord avec le sens commun. Mais comment la trouver? Les uns prétendent subordonner la raison à la foi; les autres, tout asservir à une autorité traditionnelle. Ce n’est pas là philosopher librement. Il y a dans tous les esprits certaines notions communes, principes de tous nos jugemens : là seulement sont les véritables fondemens de la certitude. Il s’ensuit que le consentement universel est le signe de la vérité. C’est dans le consentement universel, non dans les livres des philosophes, que lord Herbert cherche à la fois le point de départ et le critérium de sa philosophie.

Le rapprochement entre lord Herbert et Descartes, le De Veritate et le Discours de la méthode s’impose de lui-même. Descartes aussi pense que « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée, » et que le principal « n’est pas d’avoir l’esprit bon, mais de l’appliquer bien. » Descartes aussi tient, au fond, le consentement universel pour marque suprême du vrai ; car le moyen que l’évidence ne soit pas aperçue de tous les esprits, et, une fois aperçue, ne s’impose pas à tous également? De là ses étonnemens irrités en face de ses contradicteurs. Enfin, d’après lord Herbert, les principes ou notions communes « émanent d’une Providence qui a mis une certaine harmonie entre les choses et notre intelligence[1]. » Descartes de même y voit « la marque de l’ouvrier sur son ouvrage. » Je ne voudrais pas prolonger un parallèle trop flatteur pour Herbert, mais comment ne pas signaler entre ces deux hommes une certaine analogie d’existence militante et vagabonde, au moins dans la jeunesse? Comment ne pas rappeler que tous deux se crurent redevables de leur méthode à une sorte de révélation surnaturelle[2] ?

Sur les notions communes, les mêmes chez tous les hommes, repose tout ce qu’il y a de certain dans la religion. Il y a donc une religion naturelle, et, pour en formuler les dogmes essentiels, il suffira de dégager les points sur lesquels l’universalité des esprits se trouve d’accord. Herbert l’a essayé, et voici le Credo qu’il nous propose :


1. Dieu existe;
2. Nous avons l’obligation de loi rendre un culte;
3. C’est principalement par la vertu et la piété que nous nous acquittons de cette obligation ;
4. Le repentir est efficace pour nous faire rentrer en grâce auprès de Dieu;
5. Il y a une vie future, avec des récompenses et des châtimens.


Une vérification est nécessaire ; on ne peut la chercher que dans une étude historique des différentes religions. C’est ce que fit Herbert, au moins pour l’antiquité classique, dans un traité assez considérable. De Religione gentilium. M. de Rémusat suppose qu’il dut employer le secours de quelque collaborateur érudit. Au fond, il importe assez peu qu’Herbert ait plus ou moins exactement connu la religion des païens ; ce qui nous intéresse, c’est surtout sa méthode, qui va devenir celle de tout le déisme du XVIIIe siècle, et qu’on peut ramener à ces deux principes :

Il y a un minimum de croyances religieuses fondées sur la raison : le simple bon sens les aperçoit ; la réflexion les détermine avec une clarté et une précision suffisantes pour les besoins de la pratique.

En fait, dans tous les temps et chez tous les peuples, ces dogmes essentiels ont été reconnus. Ils sont le fonds immuable des religions changeantes. Ils constituent la religion naturelle, la seule qu’exigent la morale et l’ordre social, la seule que puisse accepter l’esprit humain.

Tout le reste n’est qu’impostures des prêtres ou subtilités des philosophes. La religion naturelle est tout aussi éloignée des théologies que des métaphysiques : les unes sont la perversion de la raison, les autres en sont l’abus. La nature, toujours la même et toujours infaillible, les ignore également.

On voit clairement par où ce point de vue diffère des tentatives plus ou moins heureuses qui ont pour but d’établir un prétendu accord entre la raison et la foi. Ces tentatives sont fréquentes en Angleterre, où l’orthodoxie protestante laisse plus de latitude à la libre interprétation que l’orthodoxie catholique. L’esprit anglais, on l’a remarqué souvent, n’aime pas à procéder par destructions soudaines et radicales ; jusque dans le progrès il prétend respecter la tradition. Avec beaucoup de bonne volonté, il semblait possible de concilier les données de la lumière naturelle et celles de la révélation, — à la condition toutefois que la révélation ne fût pas formulée en dogmes d’une précision trop inflexible. Depuis Culverwel, un disciple original de lord Herbert, jusqu’à Butler, en passant par Clarke, Locke et Berkeley, ç’a été l’effort principal de la pensée religieuse en Angleterre de montrer que la foi dit, avec plus d’autorité et en d’autres termes, les mêmes choses que la raison. Pour en donner la preuve, on rationalise quelque peu la foi, ou l’on étend outre mesure l’évidence de la raison. Ajoutant à celle-ci, retranchant à celle-là, on arrive à les rendre à peu près équivalentes. Ce compromis, qui finit par triompher, permit à l’esprit philosophique de ne pas cesser d’être croyant, et au chrétien convaincu de ne pas jeter anathème à la libre pensée. Berkeley lui-même n’en veut tant aux esprits forts que parce qu’il les prend pour des athées ; mais son indépendance de philosophe n’est nullement gênée par sa foi. Il n’est pas, comme Malebranche, obligé de se défendre sans cesse contre des tentations ou des reproches d’hérésie, ou, comme Voltaire, de sacrifier la religion révélée pour rester fidèle à ce qu’il croit être la raison.

Tout autre est le déisme anglais. Il minimise, si l’on peut dire, la foi religieuse en la ramenant à la mesure du raisonnable et du démontrable, en excluant la révélation, le mystère, le miracle : Christianity not mysterious, tel est le titre du célèbre ouvrage de Toland, qui va ouvrir le feu de la polémique et provoquer des réfutations passionnées. Toland, qui cite Spinoza, le grand ancêtre de la libre pensée en matière religieuse, avec un respect rare pour l’époque, part de ce principe que partout où il y a probabilité, non certitude, nous devons suspendre notre jugement. Mais, dans certains cas, le témoignage aussi donne une certitude, et comme la révélation ne repose que sur le témoignage, il faut que celui-ci soit digne de foi. A quelle condition le sera-t-il ? A la condition que les vérités prétendues dont il est le garant porteront « le caractère irrécusable d’une sagesse divine et d’une saine raison. » Par là se trouve exclu d’une religion véritable, non-seulement tout ce qui est contraire à la raison, mais aussi tout ce qui la dépasse. Et que devient le mystère? Il n’est plus que l’inconnu. Mais l’inconnu d’aujourd’hui sera peut-être le connu de demain. L’existence de l’Amérique était un mystère avant Christophe Colomb. De même, la révélation chrétienne était un mystère avant l’Évangile et les apôtres ; mais ce qu’elle apportait au monde ne pouvait être inconcevable sous peine de ne pas être la vérité. D’ailleurs, une chose n’est pas mystérieuse parce que nous n’avons pas une idée entièrement distincte de toutes ses propriétés ou de sa nature essentielle. Autrement, un caillou, un brin d’herbe, seraient pour nous de profonds mystères, et la science serait tout entière aussi mystérieuse que la religion. Si l’on admet, au contraire, qu’il n’y a pas nécessairement mystère partout où il n’y a pas connaissance adéquate de l’objet, on reconnaîtra que ni l’âme, ni Dieu même ne sont des mystères. De l’une ni de l’autre, en effet, nous ne connaissons l’essence; mais les propriétés de l’âme ne nous sont pas plus cachées que celles de la matière, et, quant à Dieu, rien ne nous est plus compréhensible que ses attributs.

On voit la conclusion : les vérités révélées ne sont pas d’un autre ordre que celles de la science ou de la philosophie. De part et d’autre, il y a ou il n’y a pas mystère selon le sens qu’on attache à ce mot. Partant la révélation est inutile, car tout ce qu’elle enseigne de véritable, la raison avait qualité pour le découvrir, et le reste ne compte pas.

Toland, il est vrai, faisait encore la part assez belle à cette religion dépouillée de mystère, puisqu’il admet comme rationnellement évidentes ou démontrées l’existence de l’âme, celle de Dieu et de ses attributs. Mais la raison pourra devenir plus exigeante et resserrer le cercle de ses affirmations. Au fond, comme le remarque finement M. Leslie Stephen, Toland allait contre son but. Il voulait exterminer de la religion l’inconcevable et la ramener à la mesure de la raison. Mais si l’existence de Dieu n’est pas plus mystérieuse que celle d’un brin d’herbe, si rien ne nous est plus clair que ses attributs, où donc commencera l’obscurité? La théologie devient aussi certaine que les mathématiques ; tout ce qui peut être pensé sans contradiction présentera un caractère, une forme d’évidence; l’esprit ne sera pas plus embarrassé de concilier la toute-puissance divine et la liberté humaine que d’affirmer un rapport d’identité entre deux fois deux et quatre. Dès lors, la religion révélée n’a plus rien à craindre d’une raison aussi complaisante. Quel est le dogme dont elle ne pourra dire qu’il n’est pas mystérieux, à la condition que l’énoncé n’en soit pas contradictoire? La Trinité, par exemple, n’est pas plus difficile à croire que l’existence d’un caillou.

Les intentions de Toland n’en devaient pas moins paraître diaboliques aux défenseurs intransigeans de l’orthodoxie. Sans parler de Norris, le malebranchiste anglais, qui écrivit contre Toland un livre intitulé : Account of Reason and Truth, Peter Browne signale, à grand renfort d’injures, les effroyables conséquences auxquelles devait conduire, selon lui, le rationalisme de Christianity not mysterious. Si la religion est fondée sur la raison, l’autorité politique ne saurait avoir d’autre base, et que devient alors le droit divin des rois? Suit un appel au bras séculier qui dispenserait Browne d’une plus longue réfutation, car « la tolérance, écrit-il, n’est pas faite pour le blasphème et le sacrilège ; » il ne demanderait pas mieux que de remettre Toland aux mains des magistrats, « non qu’il y soit poussé par quelque emportement de passion, mais parce qu’il s’inspire du zèle qui anime tout chrétien pour sa foi. » Voilà une charité qui aurait pu coûter cher à Toland si elle eût été partagée par le roi et ses ministres. Heureusement, le bras séculier, depuis la révolution de 1688, restait généralement sourd aux objurgations de cette nature. Browne y gagna pourtant l’évêché de Kork, et il eut, dit-on le bon goût de reconnaître que le pauvre Toland, en lui fournissant le sujet de ses pieuses invectives, avait été pour quelque chose dans son élévation.

Mais les injures, la haine théologique pour les libres penseurs, ne sont pas des raisons. Il en fallait à Browne, et il les trouva dans une doctrine qui refuse, en matière religieuse, toute compétence à la raison. S’il n’inventa pas l’agnosticisme, il lui fit une sorte de popularité parmi les orthodoxes. Il publia, en 1728, sous le titre de : Procedure Extent and Limits of Human Understanding, un livre qui, s’il avait rempli son programme, aurait rendu inutile la Critique de la raison pure. Mais Browne n’a pas de telles ambitions ; il ne voit que les besoins de sa polémique avec les ennemis de la révélation. Sa stratégie, dangereuse peut-être, ne manque pas d’habileté. En face de la raison, la situation du théologien est délicate. Tolérera-t-il son concours pour la démonstration des vérités de la foi? Il peut craindre qu’elle ne prétende bientôt à dominer, à décider toute seule : intellectus quœrens fidem. Songera-t-il à se passer d’elle entièrement? Comment faire accepter aux hommes des vérités qu’on déclare inconcevables et de tout point étrangères à la raison? Voilà la porte ouverte à un scepticisme qui, de proche en proche, risque d’engloutir les croyances mêmes qu’on avait prétendu mettre sous sa garde. On aura beau faire, ce sera toujours une mauvaise recommandation pour la vérité que d’être présentée comme l’inintelligible pur. Le Credo quia absurdum n’est qu’une boutade ou un défi. Faisons donc la raison ouvrière de sa propre abdication en matière de choses divines. Qu’elle nous démontre que, dans cette sphère supérieure, elle ne peut rien démontrer. Que de l’analyse de nos facultés il ressorte avec évidence que nous ne pouvons rigoureusement rien connaître de Dieu, de sa nature, de ses attributs. Alors il sera prouvé que l’orthodoxe ne fait pas moins usage de la raison que le rationaliste; mieux encore : seul, il en fait bon usage, puisqu’il sait y renoncer là où elle cesse, par sa constitution même, de voir clair.

Déjà avant Browne, l’archevêque de Dublin, King, dans un sermon sur la Prédestination, prêché en 1709, déclarait que si nous pouvons attribuer à Dieu la sagesse et la prescience, ce n’est que « par voie de ressemblance et d’analogie ; » analogie lointaine dont on ne peut tirer aucune connaissance positive, pas plus que « de la ressemblance entre une contrée et la carte de cette contrée on n’aurait le droit de conclure que cette contrée est en papier. » C’est, sous une autre forme, le mot célèbre de Spinoza : « La pensée humaine ressemble à la pensée divine, comme le Chien signe céleste ressemble au chien animal aboyant. » Un autre prélat, Synge, archevêque de Tuam, dans une réponse à Toland, renchérissant sur King, comparait la connaissance que l’homme peut acquérir des choses divines à celle qu’un aveugle peut avoir de la lumière et des couleurs. Browne est plus explicite, sinon plus radical ; jamais positiviste n’a plus impérieusement proclamé l’impuissance de l’esprit humain en fait de théologie que ce théologien : « Nous ne pouvons, déciare-t-il, avoir de la nature divine aucune idée ou conception, ni complète, ni incomplète, ni distincte, ni confuse, ni claire, ni obscure, ni déterminée, ni indéterminée. » La véracité, la justice, la miséricorde de Dieu, diffèrent non-seulement en degré, mais en nature, des qualités qui reçoivent les mêmes noms parmi les hommes. La conséquence, selon Browne, c’est que la révélation peut seule faire luire la lumière en une telle obscurité.

L’agnosticisme mis au service de la foi ira plus loin encore. En matière religieuse, la raison n’est pas seulement impuissante : elle se contredit irrémédiablement. Telle sera la thèse de M. Mansel dans ses Bampton Lectures. Et ces antinomies nécessaires, Herbert Spencer les invoquera à son tour pour élever sur les débris de toute religion, positive ou philosophique, l’idole dernière de l’esprit humain, l’Inconnaissable.

Le nom de H. Spencer, devenu ainsi par une filiation directe l’héritier des théologiens qui combattaient la « superbe raison » à la manière de Pascal, donne à réfléchir. Sans doute il est agréable pour un orthodoxe de voir cette odieuse raison « invinciblement froissée par ses propres armes ; » mais, en fin de compte, c’est la pensée religieuse qui sort la plus meurtrie de la lutte. Jeu dangereux que de trop humilier la raison en lui interdisant toute compétence en fait de choses divines ; elle pourrait bien à la longue en prendre son parti et, sans accepter la foi toute faite qu’on lui présente, s’assurer que, puisqu’elle n’en peut rien savoir, il n’y a pas de choses divines. Un fidéisme intolérant conduit ainsi, soit au positivisme le plus plat, soit à l’athéisme le plus catégorique. Est-ce cela que l’on voulait? Le ferme génie de Berkeley, — un théologien pourtant, — ne s’y trompa pas, et, dans l’Alciphron, il attaque avec le bon sens le mieux trempé les King, les Synge, les Browne, en qui il voit, non sans motifs, les précieux auxiliaires des athées.


II.

Après Toland, le principal champion du déisme fut Matthew Tindal. Son principal ouvrage : le Christianisme aussi ancien que la création (1730) marque le point culminant de cette grande controverse qui remplit les dix dernières années du XVIIe siècle et la première moitié du XVIIIe siècle en Angleterre. Voltaire quitte ce pays en 1728, rapprochement significatif. Il part tout imprégné des. principes, et des argumens du déisme anglais ; l’ouvrage de Tindal va lui fournir de nouvelles armes. Nul doute qu’il ne l’ait mis largement à profit.

Par une coïncidence qui ne laisse pas que d’être piquante, si Voltaire fut élève des jésuites, Tindal se convertit un instant au papisme, et, on peut le supposer, de très bonne foi. Chez l’un comme chez l’autre, le rationalisme fut une protestation de la pensée comprimée. Ce n’est pas que Tindal ait eu à souffrir, comme Toland et même comme Voltaire, pour la cause de la libre pensée. Confortablement installé dans son bénéfice à Oxford, il attendit d’avoir dépassé soixante-dix ans pour publier l’ouvrage qui devait renouveler en l’aggravant le scandale de Christianity not mysterious. Le premier volume parut seul de son vivant : le manuscrit du second fut supprimé après sa mort par l’évêque Gibson, qui l’eut entre les mains. Procédé commode de réfutation. Mais le premier volume contenait déjà tout le venin. C’est au point de vue historique que se place Tindal. Dieu, dit-il en substance, est infiniment sage, bon, juste et il est immuable. De même, la nature humaine ne change pus. Donc, la loi que Dieu établit pour les hommes doit être parfaite et inaltérable. Comment comprendre alors que ce Dieu ait fait choix, dans la totalité du genre humain qui remplit tous les siècles de l’histoire, d’une obscure tribu, d’un peuple à moitié barbare, perdu dans un coin de l’Orient? Comment comprendre surtout que sa loi parfaite et éternelle puisse être confondue avec ce code de dogmes et de prescriptions frivoles ou ridicules qui constituent la foi et le culte des juif et des chrétiens? Eh quoi! le Dieu de l’univers ne s’est révélé qu’à un si petit nombre de ses créatures raisonnables, et les autres pour avoir ignoré ou méconnu cette prétendue révélation sont destinées à des supplices qui ne finiront pas?

On sait tout ce que Voltaire a tiré d’un pareil thème. Sa verve est intarissable sur le soleil arrêté par Josué, sur les ordres donnés pur Dieu au prophète Ézéchiel et l’étrange nourriture qu’il lui impose, sur Oolla, et Ooliba, sur les démons envoyés dans des corps de pourceaux. Ces plaisanteries, dont quelques-unes n’ont d’autre fondement qu’une complète inintelligence du texte hébreu, nous laissent froids aujourd’hui. On souffre à voir un beau génie s’acharner à des procédés de polémique dont le moindre défaut est trop souvent d’offenser le goût. Mais, en somme. Tindal et Voltaire mettent le doigt sur une des plus graves difficultés qu’on puisse élever contre une religion qui s’est produite et développée dans le cours de l’histoire. Si le Dieu des Juifs est le vrai Dieu, il faut accepter en bloc, comme l’expression de la sagesse et de la sainteté souveraines, tout ce que l’Ancien-Testament nous rapporte comme ayant été voulu, fait ou inspiré par lui. Quelles que soient les protestations de la raison humaine, c’est la raison qui a tort. Elle a tort de réclamer contre les massacres en masse des infidèles, les pieux assassinats, les prostitutions sacrées, les absurdités scientifiques. Elle est sacrilège en demandant pourquoi, les Juifs exceptés, tous les hommes, jusqu’à la venue du Christ, sont plongés dans d’invincibles ténèbres, et pourquoi, depuis le Christ, les chrétiens seuls ont chance de salut. La révélation, si elle est nécessaire pour échapper aux flammes éternelles, est difficilement conciliable avec l’idée d’un Dieu bon. Aussi les orthodoxes ont-ils plus d’une fois pris à leur compte la doctrine même exprimée par le titre de l’ouvrage de Tindal : que le Christianisme est aussi ancien que la création. La philosophie de l’histoire de saint Augustin, celle de Bossuet, n’en sont que le développement plein de grandeur. L’évolution entière de l’humanité, de toute la nature, a pour unique raison de préparer l’avènement du christianisme, puis d’en propager le développement et d’en consommer le triomphe. Seulement, la révélation était nécessaire pour annoncer au genre humain des mystères qu’auparavant il pressentait peut-être, mais qu’il eût été, par lui-même, éternellement impuissant à découvrir. — Le genre humain, réplique habilement Tindal, était incapable avec ses seules forces de découvrir vos mystères; mais Dieu doit avoir traité tous les hommes de même façon; donc les doctrines qui ne sont pas révélées à tous également ne peuvent être les doctrines que Dieu impose également à tous les hommes. La raison, seule faculté accordée à tous sans exception, doit, en conséquence, suffire pour guider tous les hommes vers la vérité. Ou la raison seule juge, ou le scepticisme universel : voilà l’alternative. Car, dit Tindal, « la tentative même de détruire la raison par la raison démontre que les hommes n’ont que la raison à qui ils puissent se confier, »

Il conviendra de se demander tout à l’heure si ta raison a tant de vertu que cela. Pour le moment, suivons les conséquences que Tindal croit pouvoir tirer de sa critique. Si la raison est seule juge du vrai, de même la tendance à augmenter le bonheur du genre humain est le seul critérium de la vérité des croyances religieuses. « On ne saurait sans blasphème prétendre que Dieu exige quelque chose pour lui-même ou qu’il puisse infliger quelque châtiment qui n’aurait pas pour but l’amélioration du coupable. » Par là Tindal nie implicitement la possibilité des peines éternelles.

Les prêtres seuls, pour assurer leur crédit, ont pu imposer aux hommes des pratiques qui n’aient pas un rapport direct à leur bonheur. Dieu n’en est pas responsable. Obéir à la nature, voilà l’unique précepte de la religion, le résumé du culte universel. « Celui qui dirige ses appétits naturels de la manière la plus utile à la fois pour l’exercice de sa raison, la santé de son corps et les jouissances des sens (car ces trois conditions réunies constituent le bonheur), peut être certain qu’il ne pourra jamais offenser son créateur. En effet, puisque Dieu gouverne toutes choses conformément à leurs natures, il ne doit pas exiger de ses créatures raisonnables une autre conduite que celle qui est conforme à leur nature. » La religion consiste en quelques vérités que leur simplicité même nous porte à méconnaître. Elle se ramène à « une constante volonté de faire tout le bien possible, et de nous rendre ainsi agréables à Dieu en agissant selon la fin de la création. » Elle n’a pas besoin de miracles pour lui servir de témoignage; toutes les religions en ont d’ailleurs, et le seul moyen de distinguer entre les vrais et les faux, c’est de chercher si la doctrine qui les invoque en sa faveur est conforme ou non à notre raison. Le miracle est donc inutile, s’il n’est impossible, puisqu’une religion est jugée, non sur ces litres tout extérieurs, mais sur sa valeur intrinsèque. La loi naturelle, qui contient toute morale, contient aussi toute piété : il n’y a d’autre culte que de lui obéir. L’ascétisme, qui lui est contraire, est par cela même antireligieux. Le formalisme des sacerdoces ne l’est pas moins, et Tindal, à qui Voltaire emprunte peut-être sa haine du judaïsme, pourrait bien lui avoir inspiré aussi sa tendresse pour les Chinois. Voilà des gens qui ne s’embarrassent pas de pratiques absurdes, barbares ou sanguinaires! Confucius est le sage des sages; sa religion n’est que morale, et sa morale est tout humaine. Avec son positivisme utilitaire, la Chine apparaît aux déistes du XVIIIe siècle comme un pur foyer de lumière philosophique qu’aucune superstition n’a jamais terni. A vrai dire, on la connaissait peu; aujourd’hui, il en faudrait rabattre. Mais alors la Chine était un excellent argument de combat. En face de Confucius, le Jéhovah de la Bible, peu philosophe, du moins à la manière de Tindal et de Voltaire, fait pauvre figure. Et tous les Chinois, comme on sait, sont fidèles à la morale de Confucius, s’en tiennent là, ce qui les dispense entre eux des pieux massacres pour des dogmes inintelligibles, des Saint-Barthélémy, de l’inquisition. Plus un peuple est lointain, plus il est un auxiliaire commode à invoquer contre ce qu’on veut détruire chez soi.

C’est qu’en effet il s’agissait uniquement de détruire, non d’édifier. Le but n’était peut-être pas d’abolir tout entier le christianisme, mais d’en éliminer tout ce qui n’est pas la loi naturelle, c’est-à-dire, en définitive, tout ce qui fait de lui une religion. M. Leslie Stephen a sur ce point une pénétrante remarque. Le déisme, pris dans son idée générale et chez ses principaux représentans, est la négation du progrès. Si la religion ne doit être que la morale, et si la morale est partout la même ; si la révélation naturelle de Dieu à l’homme a dû être complète et parfaitement claire dès l’origine, en sorte qu’elle se retrouve identique chez tous les peuples, malgré l’effort des sacerdoces pour la défigurer et la corrompre à leur profit, tous les cultes positifs, à mesure qu’ils se sont établis, marquent un obscurcissement de la raison et comme un recul du genre humain. L’échelle de la civilisation est précisément l’inverse de ce qu’on pouvait croire. Le sauvage est tout en haut : la nature chez lui rayonne encore dans toute sa pureté première. Le Chinois vient après, s’il est vrai qu’il s’en tienne à la morale. Juifs et chrétiens, avec leurs pratiques, leurs dogmes, leurs mystères, leur intolérance, leurs théologiens, sont aux derniers échelons. Seuls, de cette tourbe misérable que ronge et déshonore la superstition, quelques déistes, Tindal et Voltaire, par exemple, se dégagent, et montent avec effort vers les régions lumineuses où vivent, en plein ciel de la raison, les indigènes des îles Marquises et les disciples de Confucius.

C’est que la notion d’évolution est étrangère aux philosophes rationalistes du XVIIIe siècle. L’état de nature, dont pourtant Voltaire s’est moqué, leur apparaît comme un idéal dont la civilisation s’éloigne de plus en plus. Le paradoxe de Rousseau s’impose, qu’ils le veuillent ou non, à ces penseurs superficiels à qui le sens de l’histoire a si complètement fait défaut. Les orthodoxes avaient au moins le dogme de la chute, qui rendait possible et même nécessaire un relèvement, c’est-à-dire un progrès. L’humanité, pour eux, avait devant elle un but auquel la conduisait lentement et sûrement le doigt divin : le règne du christianisme sur tous les cœurs et sur toutes les volontés. Ainsi la position respective des adversaires était précisément le contraire de celle qu’ils semblent occuper aujourd’hui : les rationalistes avaient le regard tourné vers un passé chimérique ; les orthodoxes croyaient marcher vers un avenir divin. En tout cas, si quelques-uns de ceux-ci étaient tentés d’appeler aussi de leurs vœux la restauration d’un passé, c’était un passé du moins qui avait le mérite d’avoir sa place dans l’histoire ; c’était l’époque de simplicité, de foi, de vertus surnaturelles qui avait vu le christianisme s’établir et se répandre dans le monde païen.

Tindal fut combattu, mais avec moins d’âpreté que Toland. Les théologiens semblent, dès le début de la querelle, avoir épuisé toute la provision de leurs argumens. Ils ne font plus guère que se répéter. D’ailleurs, la théologie anglicane était, nous l’avons dit, moins éloignée du déisme purement philosophique que la théologie catholique. Toland, à vrai dire, n’avait fait que tirer en toute rigueur des conséquences implicitement contenues dans des ouvrages qui n’étaient nullement suspects, ceux de Clarke, par exemple. Nous ne suivrons donc pas M. Leslie Stephen dans son intéressante revue des adversaires de Tindal : Foster, Conybeare, Leland. Ils dorment aujourd’hui dans un oubli mérité. Pourtant, toutes leurs objections ne sont pas méprisables. — La justice, disait Tindal, obligeait Dieu à donner à tous la vérité qu’il n’a révélée qu’à quelques-uns. — C’est là, lui réplique-t-on, une question non de droit, mais de fait. On pourrait supposer de même qu’il devait faire de tous les hommes de bons logiciens ; niera-t-on qu’il y ait des esprits absurdes et insensés ? Les hommes peuvent avoir, en principe, des droits égaux en face de Dieu (voilà déjà les droits de l’homme !); en réalité, ils sont inégaux. Qui vous assure que Dieu n’avait pas de bonnes raisons pour établir cette inégalité ? — Pourquoi, objecte-t-on encore à Tindal, Dieu n’aurait-il pas établi quelques prescriptions qui, sans avoir un caractère précisément moral, auraient pour ceux qui les observeraient une utilité que nous ne pouvons apercevoir ? Et en admettant qu’elles soient indifférentes, est-il indifférent que l’homme soit mis en demeure de témoigner son obéissance à la volonté souveraine ? Des ordres arbitraires mettront d’autant mieux à l’épreuve la soumission de la créature au Créateur, et cette soumission c’est la piété même. Enfin, il n’est pas sûr que la loi naturelle soit par elle-même si manifeste à la raison. Les principes de la morale peuvent être évidens et certains pour tous les hommes : les règles particulières et pratiques ne sont pas toujours faciles à déduire. Le code des devoirs, même en ce siècle de lumières philosophiques, est loin d’être fixé. La révélation peut être nécessaire pour affirmer, avec une autorité surnaturelle, là où l’esprit humain, livré à lui-même, ignore ou hésite. Rien ne prouve, par exemple, que le suicide fût aujourd’hui regardé universellement comme un crime si la loi positive de Dieu ne nous l’eût interdit.

Parmi les adversaires de Tindal, une place d’honneur est due à William Law. Sa Réponse a un ton de sincérité et comme un accent religieux qu’on cherche vainement chez les autres, plus préoccupés, semble-t-il, de mériter un évêché ou un bénéfice que de défendre la cause de Dieu. Law reproduit l’agnosticisme de Browne, mais avec une originalité qui touche à la profondeur. Le déiste parle des devoirs de Dieu envers tous les hommes, comme s’il y avait une communauté de nature entre Dieu et nous ! Les orthodoxes répliquent en invoquant les droits de Dieu, mais Dieu n’est pas un roi constitutionnel exerçant certaines prérogatives dans les limites d’un ordre de choses qu’il n’a pas fait. En vérité, des deux parts, c’est anthropomorphisme. Dieu, est le créateur de l’univers, partant de l’ordre universel et de ces convenances, prétendues nécessaires, que découvre et proclame la raison. Sa volonté est antérieure à tout, elle produit cette loi morale et cette justice au nom desquelles on prétend déterminer la conduite qu’il a dû tenir envers les hommes. Elle n’a pas à se conformer à des rapports dont elle est le principe souverain. Volonté et sagesse sont en Dieu identiques et coéternelles. « Sa bonté est arbitraire et son arbitraire est bonté. »

C’était élever singulièrement le débat et le porter sur les sommets de la métaphysique. Law ressuscitait, sans le savoir peut-être, la doctrine de Duns Scott, de Descartes, celle que soutient de nos jours, on sait avec quelle distinction, M. Secretan. Soumettre la toute-puissance de Dieu à un ordre éternel et nécessaire des vérités morales ou logiques, n’est-ce pas, disent Descartes, l’assujettir, comme celle d’un Jupiter ou d’un Saturne, à une sorte de destin? Aussi Descartes va-t-il jusqu’à dire que les plus évidens axiomes des mathématiques et de la géométrie ne sont tels que parce que Dieu l’a voulu. Saint Thomas, Leibniz, Clarke, toute l’école appelée intellectualiste, soutiennent de leur côté que Dieu n’a jamais pu vouloir l’absurde, ni faire que cela ne fût vrai dont le contraire implique contradiction. Nous n’avons pas à prendre parti dans la querelle; observons seulement qu’une doctrine qui s’abrite sous le nom de Descartes ne saurait être traitée à la légère, et nous en conclurons., que le déisme du XVIIIe siècle faisait preuve d’une certaine inintelligence en simplifiant, à l’excès sa philosophie religieuse. On a beau vouloir tout ramener à la mesure de la raison, ou plutôt de sa raison, prétendre enfermer la science des choses divines, tel qu’il est donné à l’homme de la connaître, en un petit nombre de formules très claires et toutes populaires; la raison même soulève de nouveaux problèmes, brise le cadre artificiel des formules, obscurcit une évidence de surface, répond sans cesse aux affirmations par des doutes ou des négations qui sollicitent des recherches toujours plus âpres, en sorte que la pensée vraiment religieuse ne peut jamais se satisfaire de ses conquêtes, et que, plus elle s’enfonce en des profondeurs, plus elle aperçoit devant elle un champ d’investigation infini comme son objet.


III.

En même temps qu’elle était attaquée dans son principe même, au point de vue de sa possibilité ou de son utilité, la révélation chrétienne l’était aussi dans ses preuves externes, les prophéties et les miracles. Ici encore les déistes anglais précèdent Voltaire et lui forgent des armes dont il saura se servir merveilleusement. Nous ne rappellerons que les noms principaux : Collins s’en prend surtout aux prophéties, Woolston et Hume aux miracles.

Collins est l’auteur célèbre du Discours sur la libre pensée (1713) qui lui valut les anathèmes de Berkeley, une âpre réfutation de Swift et une demi-persécution. Si on ne lui interdit pas la terre et l’eau, comme le demandait charitablement l’auteur d’un article du Guardian, qui n’est peut-être que Berkeley lui-même, il crut prudent de se priver quelque temps du sol de la patrie et se réfugia en Hollande. Cette chaude alerte ne le corrigea pas, et, en 1724, il publiait un Discours sur les fondemens et les raisons de la religion chrétienne. Il y soutient que les prophéties doivent être prises dans un sens non littéral, mais allégorique. Par exemple, la prophétie par laquelle le Christ annonce qu’il reviendra sur la terre ne s’est pas réalisée, si on la prend à la lettre, mais seulement si on l’entend au sens mystique d’une diffusion par toute la terre de la doctrine chrétienne. Collins invoque en faveur de sa thèse l’autorité d’un certain Surenhusius, érudit hollandais, qui aurait trouvé dans les auteurs du Talmud jusqu’à dix procédés pour l’interprétation des prophéties de l’Ancien-Testament.

Quelques années plus tard, Woolston appliquait le même système d’explication aux miracles. Nourri, jusqu’à y compromettre sa raison, de l’étude d’Origène, Woolston voit de l’allégorie partout. Ainsi les noces de Cana symbolisent l’union du Christ et de son église ; le manque de vin signifie l’absence du Saint-Esprit ; le bon vin substitué au mauvais, c’est l’interprétation spirituelle de l’Écriture prenant la place de l’interprétation littérale, Woolston celle des docteurs orthodoxes. Et puis, il essaie de plaisanter ; par malheur, il n’a pas tout à fait la légèreté de Voltaire. Qu’on en juge : au lieu de myrrhe et d’encens, les mages et les rois auraient mieux fait d’apporter à la crèche du sucre, du savon et de la chandelle. Le Christ et sa mère pourraient bien avoir trop bu aux noces de Cana, et la résurrection de Lazare est une grossière supercherie montée par le Sauveur et ses disciples. De ce fait, la condamnation prononcée par les chefs des prêtres et les pharisiens fut pleinement justifiée. Voilà où en était la glorieuse exégèse des Ewald, des Strauss, des Baur et des Renan !

Le plus étrange, c’est qu’il se trouva des théologiens pour discuter lourdement ces insanités. Un certain Smalbroke, évêque de Saint-David, alla même loin dans le ridicule. Woolston s’était moqué, avant Voltaire, des six mille diables logés par le Christ dans un troupeau de deux mille porcs. Smalbroke prouve, par Arnobe et Origène, que la gent démoniaque fut particulièrement turbulente à l’époque du Sauveur ; que, sans doute, les habitans de Gadara ont dû avoir une désagréable surprise en voyant se noyer leur richesse porcine, mais qu’après tout c’était une juste punition ; qu’enfin trois démons dans chaque pourceau sont un moindre mal que six mille dans un seul homme ; car... etc. Deux évêques prièrent Smalbroke de supprimer, dans l’intérêt de la cause, ce triomphal argument : il refusa.

Le débat sur les miracles se relève avec Hume. Ce vrai penseur, le plus grand du siècle en Angleterre, le premier du siècle après Kant, a soumis la méthode, les preuves et les dogmes de la religion naturelle à une critique qui, pour la profondeur, ne le cède guère à celle du philosophe de Kœnigsberg ; mais je ne veux parler ici que de son célèbre arguaient contre les miracles, si souvent discuté et récemment encore, par Stuart-Mill. L’argument, à vrai dire, n’a pas toujours été bien compris, et M. Leslie Stephen en détermine avec beaucoup de justesse le sens et la portée. Hume ne nie pas la possibilité a priori du miracle. Il n’est pas contradictoire qu’un être tout-puissant, extérieur au monde et auteur de l’ordre qui s’y manifeste, puisse arbitrairement changer ou suspendre les lois qu’il a lui-même établies. Hume conteste seulement qu’en fait nous puissions jamais avoir la preuve expérimentale d’un miracle. Car cette preuve est toujours fondée sur le témoignage des hommes et, dit Hume, nous pouvons toujours nous demander lequel est le plus croyable : ou que les témoins nous trompent (volontairement ou non), ou qu’un événement se soit produit en opposition formelle avec le cours de la nature tel que l’expérience l’a toujours constaté. En d’autres termes, un fait miraculeux est un fait singulier, unique, contraire à toute induction légitime. Il est donc toujours plus légitime d’induire des témoignages mêmes sur lesquels se fonde la croyance au miracle, qu’ils sont trompeurs, car ce n’est pas un fait unique et miraculeux que les hommes se trompent ou nous trompent. L’induction légitime est donc toujours en faveur de l’illusion ou de l’imposture des témoins.

On peut, il est vrai, soutenir qu’il n’y a pas, à proprement parler, de miracles, et que les faits qualifiés tels manifestent seulement des lois de la nature encore inconnues. Mais, en ce cas, ils n’ont plus aucune valeur comme preuves d’une religion révélée. Il y faut des événemens que la toute-puissance produise directement, non-seulement sans l’intermédiaire d’aucune loi naturelle, mais en contradiction irrécusable avec toutes les lois connues, et le dilemme subsiste : ou le fait n’est pas proprement miraculeux, et alors il ne prouve rien ; ou il est prétendu miraculeux, et alors il est impossible de prouver qu’il le soit.

On cherche vainement ce qu’on pourrait répondre. Tout effort pour établir historiquement l’authenticité des miracles, et, par elle, la vérité de la révélation, toute tentative analogue à celle de Pascal dans la seconde partie des Pensées, vient échouer contre l’argument de Hume. Mais le déisme philosophique n’avait pas à crier victoire. Hume n’avait pas travaillé pour lui. Les Dialogues concerning natural Religion portaient de terribles coups à cette religion: naturelle que Toland, Tindal, Bolingbroke, Voltaire, tous les libres penseurs prétendaient édifier sur les ruines du christianisme convaincu de déraison. Il est vrai que, quand Adam Smith consentit, non sans résistance, à publier (1779) les Dialogues que l’amitié de Hume lui avait légués, Toland, Tindal, Bolingbroke, étaient depuis longtemps morts et Voltaire venait de mourir.


IV.

La vraie philosophie, dit Pascal, se moque de la philosophie. Le vrai philosophe, semble avoir pensé Bolingbroke, méprise et injurie beaucoup les philosophes ; et le plus vraiment philosophe pour Bolingbroke, c’est Bolingbroke. Quiconque est en désaccord avec lui n’est qu’un sot, un fourbe, un insensé. Croire qu’on puisse connaître quelque chose de l’esprit, en tant que distinct de la matière, c’est le fait d’un fou. Les philosophes païens et les platoniciens chrétiens sont autant d’extravagans et d’aliénés. L’étude de la métaphysique est un simple délire et ceux qui admettent la légitimité de l’ontologie sont « de savans lunatiques. » Descartes est fou toutes les fois qu’il s’abandonne au raisonnement a priori- Leibniz est « un des esprits les plus creux et ; les plus chimériques qui se soient jamais fait un nom dans la philosophie. » Clarke, la bête noire de Bolingbroke, n’a qu’un bavardage étourdissant et dénué de sens. Wollaston a sa place marquée à Bedlam. Écoutez ce précieux jugement sur Platon : « Quand il abandonne son faux sublime, il tombe à plat et s’enfonce plus bas qu’aucun autre écrivain n’en est capable dans une fastidieuse ironie socratique, dans des raisonnemens nébuleux et hypothétiques qui ne prouvent rien, dans des allusions qui sont de pures vulgarités et qui n’expliquent ni ne confirment rien de ce qui devait être expliqué ou confirmé. » Les écrivains sacrés, cela va sans dire, ne sont pas mieux traités. « Là où l’enseignement de saint Paul est intelligible, il est souvent absurde ou puéril. » — « Il est impossible de lire le récit de Moïse sur la création. sans éprouver du mépris pour le philosophe, de l’horreur pour le théologien. » Seuls Bacon et Locke trouvent grâce devant Bolingbroke, parce qu’il les croit favorables à ses vues ; et il épargne Berkeley en faveur des relations personnelles du pieux évêque avec Pope, Swift et lui-même.

Des aménités de ce goût nous font déjà pressentir ce que pourra être le déisme de Bolingbroke. Puisque nous n’avons pas affaire à un métaphysicien, il faut bien que l’expérience soit pour Bolingbroke le seul guide sûr, la seule méthode légitime. Et Bolingbroke, qui n’a ni l’impartialité ni le sérieux d’un vrai penseur, poursuit les aprioristes de la même haine et des mêmes invectives dont il poursuivait son adversaire politique Walpole; comme Tindal et Toland, comme son élève Voltaire, il ne connaît guère qu’une philosophie de combat : c’est dire qu’il ne faut pas lui demander beaucoup de cohérence dans la doctrine ni une parfaite rigueur de raisonnement. Il affirme plus qu’il ne prouve et se contredit fréquemment. Ce sont manières de grand seigneur; bon pour les cuistres de ne pas se prononcer là où l’évidence fait défaut et d’être respectueux de la logique. Voltaire aussi a ce ton cavalier en des matières qui ne le comportent pas ; mais il le fait accepter à force d’esprit et de grâce française.

Il y a pourtant dans Bolingbroke les membres peu cohérens d’une philosophie religieuse qui n’est pas absolument méprisable. D’abord il est déiste, et déiste convaincu. S’il repousse les preuves a priori de l’existence de Dieu (bien qu’à l’occasion il en emprunte une à Clarke), il se croit en mesure d’établir par expérience la réalité d’un Ouvrier suprême. Il en appelle d’abord au témoignage du genre humain : n’est-il pas vrai que les traditions de tous les peuples s’accordent sur ce fait que l’univers a eu un commencement? Son érudition, certes, pas plus d’ailleurs que celle de Voltaire, n’est ni bien sûre ni très étendue ; mais c’est, après tout, une application légitime de la méthode expérimentale que de chercher, dans les manifestations les plus anciennes et les plus spontanées de la pensée religieuse, les titres de la croyance en la divinité. Cette méthode est celle-là même que met en œuvre avec tant d’éclat M. Herbert Spencer. Par malheur, il s’y mêle nécessairement une forte dose d’interprétation et de conjecture. Ainsi Bolingbroke va jusqu’à supposer que les premiers hommes ont bien pu voir directement le Créateur formant en différentes contrées de nouvelles races d’animaux. — Évidemment, si les auteurs primitifs des légendes cosmogoniques ont été des témoins oculaires, on ne peut leur refuser une grande valeur.

L’autre argument empirique invoqué par Bolingbroke est celui des causes finales. La puissance et la sagesse divines s’établissent expérimentalement par la considération de l’ordre universel. Mais voici où Bolingbroke devient presque original. Le spectacle de la nature nous permet, dit-il, d’induire l’existence d’un être doué d’attributs en rapport avec l’existence et l’organisation de cette nature; et ces attributs, puissance et sagesse, on peut les appeler naturels ; mais il ne nous apprend rien sur la justice et la bonté du Créateur. Ce sont là des attributs moraux, et nous n’en prenons quelque notion que par l’étude de nous-mêmes et de nos semblables. L’expérience, pour Bolingbroke, n’est au fond que l’expérience sensible. celle qui a pour objet le monde physique. Bien que nous ne puissions rien savoir de l’essence divine et du mode d’opération de la toute-puissance, les attributs naturels peuvent être raisonnablement conjecturés : à l’égard des attributs moraux, notre ignorance est beaucoup plus profonde. C’est pur anthropomorphisme que de transporter en Dieu, ainsi que le font les théologiens, les qualités et les vertus humaines : « c’est faire de Dieu un homme infini. »

Si l’on ne peut affirmer que Dieu soit bon et juste, il ne s’ensuit pas, selon Bolingbroke, que l’optimisme ait tort. « Tout ce que Dieu fait est grand et bon en soi, mais ne paraît pas toujours tel si nous le rapportons à nos idées de justice et de bonté. » En d’autres termes, l’univers a une valeur plutôt esthétique que morale ; Dieu est un créateur tout-puissant, un admirable architecte : il n’est pas prouvé qu’il soit pour les hommes un juge et un père. Ou, s’il est permis de supposer en lui l’existence d’attributs moraux, ce n’est que dans la mesure où ils sont impliqués par sa sagesse. Son intelligence seule nous répond de sa moralité.

Cette curieuse doctrine, pense M. Leslie Stephen, pourrait bien avoir été suggérée à Bolingbroke par le désir d’être désagréable aux théologiens, qu’il affecte de confondre avec les athées. Que font, en effet, les théologiens? Pour rendre nécessaires la rédemption, la vie future, les peines et les récompenses éternelles, ils nous peignent l’humanité déchue, impuissante par elle-même pour le bien, plongée dans un abîme de misères. Mais qu’est-ce autre chose que nier l’ordre et l’harmonie du monde, la beauté de l’œuvre divine, la puissance, la sagesse, la bonté, la justice de son auteur? Qu’est-ce autre chose que l’athéisme? Bolingbroke ne serait optimiste que pour contredire Butler et tous les orthodoxes.

Cela est possible, mais peu intéressant pour l’histoire générale des idées. Ce qui l’est davantage, c’est de rechercher si la doctrine de Bolingbroke est une conséquence légitime de la méthode expérimentale réduite à l’observation du monde extérieur et aux inductions qu’il est permis d’en tirer. Et il semble bien qu’elle soit même la seule conséquence légitime de cette méthode quand on voit le plus grand des empiriques contemporains, Stuart Mill, aboutir à des conclusions analogues. Pour Mill, comme pour Bolingbroke, le spectacle de l’univers laisse entrevoir une puissance et une sagesse ordonnatrices, mais ne nous dit rien de la justice et de la bonté du démiurge. Bien plus : l’indifférence suprême de la nature à l’égard du bonheur humain, une sorte de raffinement dans les souffrances imméritées qu’elle inflige aux êtres-sensibles, une amoralité absolue dans la répartition des biens et des maux entre les hommes, conduisent à penser que l’auteur, quel qu’il soit, du cosmos, est, ou dénué d’attributs moraux, ou impuissant à les manifester à travers les résistances d’une matière éternelle dont il n’a pu entièrement vaincre l’inconsciente perversité.

Cette dernière alternative, qui n’est pas celle de Bolingbroke, semble acceptée déjà par son disciple Voltaire. C’est ainsi que, l’une après l’autre, sortent nécessairement toutes les conséquences logiques d’une méthode. En philosophie, Voltaire, sous son apparente légèreté, a parfois des vues pénétrantes et dignes d’un vrai penseur. Il paraît avoir compris que, l’expérience ne nous donnant rien d’infini, il est contraire à toute induction expérimentale d’attribuer à Dieu l’infinité. Il tient pour le vide, avec Newton contre Descartes, et le vide, dit-il, prouve que la nature et Dieu sont finis. Donc, ni l’intelligence ni la puissance de Dieu ne sont infinies ; Dieu est borné par la résistance de la matière, et le mal est nécessaire. Dans cette application, très logique, selon nous, des données de l’expérience externe à la théodicée. Voltaire va jusqu’à soutenir que Dieu ne peut être simple, et qu’il est étendu. Certains disent bien aujourd’hui qu’il doit être un grand cerveau !

Nous ne pouvons d’ailleurs savoir que fort peu de chose de son essence. Il est aussi impossible de le nier, en face de l’ordre universel, qu’il est impossible de le connaître. Dans les prétendus attributs métaphysiques, tout est contradiction. Ce qu’il est permis de conjecturer, c’est que Dieu n’est pas une substance à part, il est dans toute la nature ; il l’anime, il en est la vie, comme la sensation anime tout le corps, sans en être séparable. Il ne saurait donc être question de sa personnalité. S’il est libre, c’est à la condition d’agir nécessairement. Il n’a pas d’affections humaines ; il n’est pas un père tendre, ayant soin de ses enfans. « Le sage reconnaît une puissance nécessaire, éternelle, qui anime toute la nature, et il se résigne. » Il se résigne, mais il ne glorifie pas l’auteur des choses, parce qu’il est loin de penser que tout est pour le mieux. Voltaire repousse avec une sorte d’éloquence indignée l’optimisme de Bolingbroke, de Pope, de Shaftesbury. Pour lui, le mal est partout, et il déborde, dans l’histoire comme dans la nature, au moins dans cette partie de la nature qui est douée de sensibilité. Les animaux sont encore moins malheureux que l’homme, en dépit du carnage immense et réciproque qui est la loi même de leur conservation. « Ceux qui ont crié que tout est bien sont des charlatans. Shaftesbury, qui mit ce conte à la mode, était un homme très malheureux. J’ai vu Bolingbroke, rongé de chagrins et de rage, et Pope, qu’il engagea à mettre en vers cette mauvaise plaisanterie, était un des hommes les plus à plaindre que j’aie jamais connus, contrefait dans son corps, inégal dans son humeur, toujours malade, toujours à charge à lui-même, harcelé par cent ennemis jusqu’à son dernier moment. Qu’on me donne du moins des heureux qui me disent : Tout est bien. » — Et séparant judicieusement l’univers physique, où la finalité lui paraît incontestable, de l’humanité où il ne voit que désordre et souffrance, Voltaire ajoute : « Si on entend par ce Tout est bien, que la tête de l’homme est bien placée au-dessus de ses deux épaules ; que ses yeux sont mieux à côté de la racine de son nez que derrière ses oreilles ; que son intestin rectum est mieux placé vers son derrière qu’auprès de sa bouche ; à la bonne heure ! Tout est bien dans ce sens-là. Les lois physiques et mathématiques sont très bien observées dans sa structure. Qui aurait vu la belle Anne de Boulen, et Marie Stuart, plus belle encore, dans leur jeunesse, aurait dit : Voilà qui est bien ; mais l’aurait-il dit en les voyant mourir par la main d’un bourreau? L’aurait-il dit en voyant périr le petit-fils de la belle Marie Stuart, par le même supplice, au milieu de sa capitale? L’aurait-il dit en voyant l’arrière-petit-fils plus malheureux encore, puisqu’il vécut plus longtemps? etc. »

Tel est le déisme dont Voltaire emprunte à Bolingbroke les traits essentiels, et dont il fait en France l’évangile de la libre pensée. Mais avec une circonspection qui, au milieu de ses témérités, ne l’abandonne jamais, il s’efforce d’établir (est-il bien sincère?) que ce déisme n’a rien de menaçant pour l’ordre religieux, civil et politique tel qu’il existait alors. Les déistes ne veulent supprimer aucun culte, ils ne font nul appel à la violence. Ils sont les plus soumis des sujets. La religion qu’ils professent est la religion primitive; elle, est seule universelle, seule immuable, parce qu’elle est seule conforme à la raison et à la morale ; elle n’attend son triomphe que du progrès des lumières et de la vertu. Voltaire se défendant de faire œuvre de démolisseur! La chose est piquante et je ne sais si elle avait été remarquée.


V.

A la mort de Bolingbroke (décembre 1751), le grand débat qui avait passionné la pensée religieuse en Angleterre depuis le commencement du siècle semble épuisé. Déistes et théologiens orthodoxes sont à bout d’argumens, et l’intérêt public se lasse de polémiques où le bon goût, la courtoisie, la sincérité, font trop souvent défaut. où avait trop oublié que la religion est surtout affaire de cœur, de foi, de pratique : les âmes ne se nourrissent pas, ne se consolent pas avec des syllogismes. De là le succès presque miraculeux de la prédication de Wesley.

Je n’ai pas à retracer, même sommairement, l’histoire de ce mouvement méthodiste que M. Leslie Stephen considère comme ayant été à certains égards le fait le plus important du siècle en son pays. J’en voudrais seulement tirer un enseignement et une conclusion.

Le déisme se donne comme une théologie uniquement fondée sur la raison. Malheureusement il ne nous dit pas ce qu’il entend par la raison. Je ne connais pas de mot sur le sens duquel on soit moins d’accord et qui ait plus besoin d’être rigoureusement défini. Pour le psychologue, la raison est cette faculté de l’intelligence qui nous fait connaître des vérités ou des principes nécessaires, c’est-à-dire dont le contraire implique contradiction. À ce compte, il n’y aurait proprement qu’une vérité rationnelle, savoir le principe d’identité, dont le principe de contradiction n’est qu’une autre expression, sous forme négative : ce qui est est ; la même chose ne peut pas à la fois être et n’être pas dans le même temps et sous le même rapport. Voit-on quelle théologie on peut édifier sur des vérités aussi élémentaires? La raison, prise en ce sens, est la plus pauvre des facultés humaines; elle n’est que l’absence de la déraison ; elle nous empêche d’être absurdes, elle ne nous apprend rien.

On ajoute, il est vrai, que la raison est aussi la faculté de former des jugemens synthétiques a priori, tels que celui-ci : tout ce qui commence d’exister a une cause ; qu’elle s’élève nécessairement de là à la conception d’une cause première, et que la cause première c’est Dieu même. Par le plus simple mouvement dialectique, a raison atteindrait Dieu. — Mais alors les difficultés commencent. Des hommes qui ne sont pas déraisonnables, Hume, par exemple, et Stuart-Mill, ont fait la critique de l’idée de cause et du principe de causalité; ils ont nié qu’i s eussent les caractères de nécessité, d’universalité qu’on leur attribue : ils ont nié surtout qu’ils aient quelque valeur et quelque légitimité en dehors des limites de l’expérience. Et voilà le déiste rationaliste, qui prétend ne s’en fier qu’aux lumières infaillibles de la raison, arrêté dès son premier pas aux épines d’une discussion qui n’est pas près de finir.

On dit encore que la raison nous oblige à conclure de l’ordre universel à l’existence d’une intelligence ordonnatrice. — Ce n’est là qu’une application particulière du principe de causalité, et la conclusion n’est valable que dans la mesure où le principe lui-même est légitime. Et, d’ailleurs, cet ordre universel ne serait-il pas l’effet d’une aveugle nécessité? Qui sait si la matière éternelle n’a pas pu produire le cosmos par la seule vertu de ses propriétés et de son mouvement essentiels, dans le cours infini de son évolution? Depuis Lucrèce jusqu’à Spencer, l’argument des causes finales n’en est plus à compter ses adversaires qu’il serait puéril de taxer d’insanité.

On dit enfin que la raison connaît et affirme directement l’existence d’un être parfait dont il est facile de déduire les principaux attributs. S’il en est ainsi, nous sommes en possession d’une théologie vraiment et exclusivement rationnelle. Par malheur, tous les déistes dont nous avons parlé dans cette étude répudient l’argument ontologique de saint Anselme et de Descartes. Par malheur encore, cet argument a eu à subir la critique de Kant, et il n’est pas bien sûr qu’il en soit sorti sans dommage.

Sur la raison seule, en prenant le mot dans son sens le plus rigoureux, quelle théologie certaine, indiscutée, commune, ainsi que la géométrie, à tout le genre humain, pourrait-on construire? On le cherche vainement. Pour se tirer d’embarras, les déistes du XVIIIe siècle font appel au témoignage universel. Cela, disent-ils, est raisonnable, que tous les hommes sans préjugé ont cru à toutes les époques de l’histoire. Mais cette enquête historique, ils n’en soupçonnent ni les difficultés ni l’étendue. On la commence à peine aujourd’hui, et ce qui paraît en devoir sortir, ce n’est assurément pas le déisme philosophique de Bolingbroke et de Voltaire. J’en conclus que la religion, j’entends la religion naturelle, n’est pas seulement affaire de raison. Je n’ai pas à insister sur cette vérité banale, si profondément méconnue cependant par les déistes libres penseurs du XVIIIe siècle. Il est dans l’âme humaine des besoins qu’on pourrait appeler religieux, et qui donnent naissance à tout un monde de sentimens, d’intuitions, de croyances, qui n’ont rien à voir avec les propositions identiques et nécessaires de la raison. L’âme, et c’est là sa grandeur et sa puissance, affirme bien au-delà de ce qui est évident ou démontrable. Le génie et la foi sont, à des titres et dans des ordres divers, les parties vraiment hautes de notre nature intellectuelle. Tous les hommes sont également aptes à comprendre les plus simples démonstrations de la géométrie : il n’y faut que la raison ; mais très peu ont le génie, et tous ne sont pas également croyans, ni ne croient les mêmes choses. Et ces différences ne tiennent pas seulement à l’inégalité de culture intellectuelle et scientifique ; pourvu qu’elle ne soit pas en contradiction trop directe avec les données de la science positive, la foi, même chez les plus éclairés, ne relève que d’elle-même. M. Renan, et après lui M. Janet, estiment que la religion est surtout chose individuelle et de for intérieur : rien de plus vrai. Voilà pourquoi la prétention de constituer une religion purement rationnelle nous paraît chimérique. Voilà pourquoi le déisme du XVIIIe siècle n’a pas satisfait les âmes religieuses et est aujourd’hui désavoué avec mépris par ceux pour qui la science est la seule religion.


L. CARRAU.

  1. De Rémusat, Histoire de la philosophie en Angleterre, t. I, p. 210.
  2. « c’est à Paris, écrit M. de Rémusat, qu’après avoir médité longtemps son Traité de la vérité, comme la pensée de toute sa vie, il le termina un beau jour d’été, dit-il, dans la dernière année de son ambassade. En posant la plume, inquiet du parti qu’il allait prendre, il demanda à Dieu de lui révéler par quelque signe s’il devait publier ou supprimer son livre. Il entendit alors je ne sais quel bruit inconnu qu’il jugea surnaturel, et le De Veritate parut (1624). »