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Le Démon de l’absurde/Préface

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Mercvre de France (p. i-vi).

Credibile est quia ineptum est… certum est quia impossibile.
Tertullianus. De carne Christi, 5.

PRÉFACE

« Il y a à parier, dit Chamfort cité par Edgar Poe, que toute idée publique, toute convention reçue, est une sottise, car elle a convenu au plus grand nombre. »

Je ne voudrais pas définir autrement l’absurde. Entre l’avis d’un homme seul et l’opinion de la multitude, on ne saurait hésiter. On lit dans l’évangile de saint Luc[1] que les démons qui s’appelaient « Légion » prièrent Jésus de leur permettre d’entrer dans le corps des pourceaux errants sur la montagne. Jésus le leur permit, et les pourceaux possédés se ruèrent au précipice. Ainsi le démon de l’absurde est entré dans le corps de la légion ; et la multitude se rue vers son précipice en confectionnant ses lois et en obéissant à ses conventions : car tels sont les commandements du sot démon.

Ce n’est donc pas dans ce livre que vous trouverez le démon de l’absurde ; mais exerçant sa puissance de terreur, il erre tout autour, comme le rôdeur de la nouvelle que vous allez lire rôde autour de la maison. Gardez-vous de fuir dans la campagne noire : car le démon rôdeur vous saisira. Mais laissez dans la cuisine de la maison la chandelle qui continue à brûler, ressemblant à un cierge funéraire ; et asseyez-vous là, dans l’enclos. Ne sortez pas des pages de ce livre, car vous serez harcelés par les pourceaux possédés de sottise, et au dehors rôde le démon dans son royaume d’obscure absurdité.

Il n’y a d’autre réalité que les choses inventées par une imagination inimitable. Tout le reste est sottise ou erreur. « L’homme vraiment fort est l’homme qui est seul. » Si Rachilde est seule à s’effrayer des miroirs, à contempler dans la gloire du couchant le château hermétique où jamais elle n’entrera, à éprouver les affres de la mort pour une dent arrachée, c’est qu’elle voit plus loin que nous. Le maître de l’absurde est entré dans nos corps, selon la permission de Jésus, et notre vue s’est obscurcie. Si les contes de Rachilde paraissent absurdes au démon nommé « Légion », nous serons certains qu’ils contiennent une part d’inappréciable vérité.

Toutes choses ont entre elles des rapports. Quand nous saisissons leurs rapports de position, nous les classons suivant la cause et l’effet. Quand nous les concevons selon leurs relations de ressemblance et de grandeur, nous les classons suivant les idées logiques de notre esprit. Ces notions étant communes à tous les philosophes, il y a fort à parier qu’elles ne suffisent pas à la vérité. On peut imaginer que les choses ont entre elles d’autres rapports que le rapport scientifique et le rapport logique. Elles peuvent se rapporter l’une à l’autre en tant qu’elles sont des signes. Car les signes n’ont quantité ni qualité absolue. Et il est possible que les signes étant très différents, les choses signifiées soient très voisines. De ces choses signifiées les sens ni l’intelligence ne peuvent rien savoir. Mais les chiens qui hurlent à la mort ne savent pas qu’elle viendra. Ainsi Rachilde quand elle crie d’épouvante ressemble à Kassandra hurlant à la mort devant le porche noir des Atrides. Kassandra ne sait pas ce qui va la terrifier. Rachilde ignore le rapport tragique des choses qui la hantent. Mais elle le pressent et une trépidation sacrée la saisit.

Voyez la petite femme qui a perdu une dent. « Oh, elle a bien senti, quand est tombé cela entre les morceaux du croquet, comme un petit cœur froid qui s’échappait d’elle. Elle vient d’expirer tout entière dans un minuscule détail de sa personne. »

Et les deux vieilles femmes que Rachilde a connues, et qui sont mortes en disant : « Nous ne sommes pas « chez nous ici ! » Ce n’est pas ici que nous devrions mourir. »

Sauriez-vous déduire l’effet de la cause, formuler la majeure du raisonnement qui donne cette conclusion ? Pourtant il y a une liaison profonde entre la dent perdue et la corruption totale ; et les vieilles moribondes pressentent plus que le langage ne pourrait exprimer. C’est la même puissance obscure d’union qui amène la mort au bout de la volupté, qui évoque l’obscénité des petites mains grasses, qui estompe de tristesse le paysage de printemps avec ses branches d’amandier en fleurs. Partout Kassandra frémit et pressent l’inexplicable. Car il lui a été donné d’éprouver les rapports mystérieux des signes.

On a dit que les femmes ont des antennes au cœur. Rachilde a des antennes au cerveau. Pour avoir deviné à vingt ans, en écrivant la « Scie », l’irrémédiable médiocrité de la vie et son inutilité, il faut une hyperesthésie intellectuelle que la seule sensibilité féminine n’explique pas. Avec ces délicats filaments qui prolongent son intelligence, elle flaire la mort à travers l’amour, l’obscène à travers la santé, la terreur à travers le calme et le silence. Comme une chatte aux écoutes, elle dresse l’oreille, et elle entend la petite souris de mort qui ronge, ronge les murailles, les idées, la chair. Et elle allonge voluptueusement la patte pour jouer avec la petite souris mortelle.

Marcel Schwob.

  1. V. Dostoïevsky : Les Possèdes.