Le Député d’Arcis/Partie 1/Chapitre 04

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Librairie nouvelle (p. 24-31).


CHAPITRE IV

UN PREMIER ORAGE PARLEMENTAIRE


— Messieurs, dit l’avocat, qu’il me soit permis de remercier monsieur Achille Pigoult qui, bien que notre réunion soit toute amicale…

— C’est la réunion préparatoire de la grande réunion préparatoire, dit l’avoué Marcelin.

— C’est ce que j’allais expliquer, reprit Simon. Je remercie avant tout monsieur Achille Pigoult d’y avoir introduit la rigueur des formes parlementaires. Voici la première fois que l’Arrondissement d’Arcis usera librement…

— Librement ?… dit Pigoult en interrompant l’orateur.

— Librement, cria l’assemblée.

— Librement, reprit Simon Giguet, de ses droits dans la grande bataille de l’élection générale de la chambre des députés, et comme dans quelques jours nous aurons une réunion à laquelle assisteront tous les électeurs pour juger du mérite des candidats, nous devons nous estimer très-heureux d’avoir pu nous habituer ici, en petit comité, aux usages de ces assemblées ; nous en serons plus forts, pour décider de l’avenir politique de la ville d’Arcis, car il s’agit aujourd’hui de substituer une ville à une famille, le pays à un homme…

Simon fit alors l’histoire des élections depuis vingt ans. Tout en approuvant la constante nomination de François Keller, il dit que le moment était venu de secouer le joug de la maison Gondreville. Arcis ne devait pas plus être un fief libéral qu’un fief des Cinq-Cygne. Il s’élevait en France, en ce moment, des opinions avancées, que les Keller ne représentaient pas. Charles Keller devenu vicomte, appartenait à la cour, il n’aurait aucune indépendance, car, en le présentant ici comme candidat, on pensait bien plus à faire de lui le successeur à la pairie de son père, que le successeur d’un député, etc. Enfin, Simon se présentait au choix de ses concitoyens en s’engageant à siéger auprès de l’illustre monsieur Odilon Barrot, et à ne jamais déserter le glorieux drapeau du progrès.

Le progrès, un de ces mots derrière lesquels on essayait alors de grouper beaucoup plus d’ambitions menteuses que d’idées ; car, après 1830, il ne pouvait représenter que les prétentions de quelques démocrates affamés. Néanmoins ce mot faisait encore beaucoup d’effet dans Arcis et donnait de la consistance à qui l’inscrivait sur son drapeau.

Se dire un homme de progrès, c’était se proclamer philosophe en toute chose, et puritain en politique. On se déclarait ainsi pour les chemins de fer, les mackintosh, les pénitenciers, le pavage en bois, l’indépendance des nègres, les caisses d’épargne, les souliers sans couture, l’éclairage au gaz, les trottoirs en asphalte, le vote universel, la réduction de la liste civile. Enfin c’était se prononcer contre les traités de 1815, contre la branche aînée, contre le colosse du Nord, la perfide Albion, contre toutes les entreprises, bonnes ou mauvaises, du gouvernement. Comme on le voit, le mot progrès peut aussi bien signifier : Non ! que : Oui !… C’est le réchampissage du mot libéralisme, un nouveau mot d’ordre pour des ambitions nouvelles.

— Si j’ai bien compris ce que nous venons de faire ici, dit Jean Violette, un fabricant de bas qui avait acheté depuis deux ans la maison Beauvisage, il s’agit de nous engager tous à faire nommer, en usant de tous nos moyens, monsieur Simon Giguet aux élections comme député, à la place du comte François Keller ? Si chacun de nous entend se coaliser ainsi, nous n’avons qu’à dire tout bonnement oui ou non là-dessus.

— C’est aller trop promptement au fait ! Les affaires politiques ne marchent pas ainsi, car ce ne serait plus de la politique ! s’écria Pigoult, dont le grand-père âgé de quatre-vingt-six ans entra dans la salle. Le préopinant décide ce qui, selon mes faibles lumières, me paraît devoir être l’objet de la discussion. Je demande la parole.

— La parole est à monsieur Achille Pigoult, dit Beauvisage qui put prononcer enfin cette phrase avec sa dignité municipale et constitutionnelle.

— Messieurs, dit le petit notaire, s’il était une maison dans Arcis où l’on ne devait pas s’élever contre l’influence du comte de Gondreville et des Keller, ne devait-ce pas être celle-ci ?… Le digne colonel Giguet est le seul ici qui n’ait pas ressenti les effets du pouvoir sénatorial, car il n’a rien demandé certainement au comte de Gondreville, qui l’a fait rayer de la liste des proscrits de 1815, et lui a fait avoir la pension dont il jouit, sans que le vénérable colonel, notre gloire à tous, ait bougé…

Un murmure, flatteur pour le vieillard, accueillit cette observation.

— Mais, reprit l’orateur, les Marion sont couverts des bienfaits du comte. Sans cette protection, le feu colonel Giguet n’eût jamais commandé la gendarmerie de l’Aube. Le feu comte Marion n’eût jamais présidé de cour impériale, sans l’appui du comte de qui je serai toujours l’obligé, moi !… Vous trouverez donc naturel que je sois son avocat dans cette enceinte !… Enfin, il est peu de personnes dans notre arrondissement qui n’ait reçu des bienfaits de cette famille…

Il se fit une rumeur.

— Un candidat se met sur la sellette, et, reprit Achille avec feu, j’ai le droit d’interroger sa vie avant de l’investir de mes pouvoirs. Or, je ne veux pas d’ingratitude chez mon mandataire, car l’ingratitude est comme le malheur : l’une attire l’autre. Nous avons été, dites-vous, le marchepied des Keller, eh bien ! ce que je viens d’entendre me fait craindre d’être le marchepied des Giguet. Nous sommes dans le siècle du positif, n’est-ce pas ? Eh bien ! examinons quels seront, pour l’Arrondissement d’Arcis, les résultats de la nomination de Simon Giguet. On vous parle d’indépendance ? Simon, que je maltraite comme candidat, est mon ami, comme il est celui de tous ceux qui m’écoutent, et je serai personnellement charmé de le voir devenir un orateur de la gauche, se placer entre Garnier-Pagès et Laffitte ; mais qu’en reviendra-t-il à l’arrondissement ?… L’arrondissement aura perdu l’appui du comte de Gondreville et celui des Keller… Nous avons tous besoin de l’un et des autres dans une période de cinq ans. On va voir la maréchale de Garigliano pour obtenir la réforme d’un gaillard dont le numéro est mauvais. On a recours au crédit des Keller dans bien des affaires qui se décident sur leur recommandation. On a toujours trouvé le vieux comte de Gondreville tout prêt à nous rendre service : il suffit d’être d’Arcis pour entrer chez lui, sans faire antichambre. Ces trois familles connaissent toutes les familles d’Arcis… Où est la caisse de la maison Giguet, et quelle sera son influence dans les ministères ?… De quel crédit jouira-t-elle sur la place de Paris ?… S’il faut faire reconstruire en pierre notre méchant pont de bois, obtiendra-t-elle du Département et de l’État les fonds nécessaires ?… En nommant Charles Keller, nous continuons un pacte d’alliance et d’amitié qui jusque aujourd’hui ne nous a donné que des bénéfices. En nommant mon bon, mon excellent camarade de collége, mon digne ami Simon Giguet, nous réaliserons des pertes jusqu’au jour où il sera ministre ! Je connais assez sa modestie pour croire qu’il ne me démentira pas si je doute de sa nomination très-prochaine à ce poste !… (Rires.) Je suis venu dans cette réunion pour m’opposer à un acte que je regarde comme fatal à notre arrondissement. Charles Keller appartient à la cour ! me dira-t-on. Eh ! tant mieux ! nous n’aurons pas à payer les frais de son apprentissage politique, il sait les affaires du pays, il connaît les nécessités parlementaires, il est plus près d’être homme d’État que mon ami Simon, qui n’a pas la prétention de s’être fait Pitt ou Talleyrand, dans notre pauvre petite ville d’Arcis…

— Danton en est sorti !… cria le colonel Giguet, furieux de cette improvisation pleine de justesse.

— Bravo !…

Ce mot fut une acclamation ; soixante personnes battirent des mains.

— Mon père a bien de l’esprit, dit tout bas Simon Giguet à Beauvisage.

— Je ne comprends pas qu’à propos d’une élection, dit le vieux colonel, à qui le sang bouillait dans le visage et qui se leva soudain, on tiraille les liens qui nous unissent au comte de Gondreville. Mon fils tient sa fortune de sa mère, il n’a rien demandé au comte de Gondreville. Le comte n’aurait pas existé que Simon serait ce qu’il est : fils d’un colonel d’artillerie qui doit ses grades à ses services, un avocat dont les opinions n’ont pas varié. Je dirais tout haut au comte de Gondreville et en face de lui : « — Nous avons nommé votre gendre pendant vingt ans, aujourd’hui nous voulons faire voir qu’en le nommant nous agissions volontairement, et nous prenons un homme d’Arcis, afin de montrer que le vieil esprit de 1789, à qui vous avez dû votre fortune, vit toujours dans la patrie des Danton, des Malin, des Grévin, des Pigoult, des Marion… » Et voilà !

Et le vieillard s’assit.

Il se fit alors un grand brouhaha. Achille ouvrit la bouche pour répliquer. Beauvisage, qui ne se serait pas cru président s’il n’avait pas agité sa sonnette, augmenta le tapage en réclamant le silence. Il était alors deux heures.

— Je prends la liberté de faire observer à l’honorable colonel Giguet, dont les sentiments sont faciles à comprendre qu’il a pris de lui-même la parole, et c’est contre les usages parlementaires, dit Achille Pigoult.

— Je ne crois pas nécessaire de rappeler à l’ordre le colonel… dit Beauvisage. Il est père…

Le silence se rétablit.

— Nous ne sommes pas venus ici, s’écria Fromaget, pour dire amen à tout ce que voudraient messieurs Giguet, père et fils…

— Non ! non ! cria l’assemblée.

— Ça va mal ! dit madame Marion à sa cuisinière.

— Messieurs, reprit Achille, je me borne à demander catégoriquement à mon ami Simon Giguet ce qu’il compte faire pour nos intérêts !…

— Oui ! oui !

— Depuis quand, dit Simon Giguet, de bons citoyens comme ceux d’Arcis voudraient-ils faire métier et marchandise de la sainte mission de député ?…

On ne se figure pas l’effet que produisent les beaux sentiments sur les hommes réunis. On applaudit aux grandes maximes, et l’on n’en vote pas moins l’abaissement de son pays, comme le forçat qui souhaite la punition de Robert-Macaire en voyant jouer la pièce, n’en va pas moins assassiner un monsieur Germeuil quelconque.

— Bravo ! crièrent quelques électeurs Giguet pur sang.

— Vous m’enverrez à la chambre, si vous m’y envoyez, pour y représenter des principes, les principes de 1789 ! pour être un des chiffres, si vous voulez, de l’opposition, mais pour voter avec elle, éclairer le gouvernement, faire la guerre aux abus, et réclamer le progrès en tout…

— Qu’appelez-vous progrès ? Pour nous, le progrès serait de mettre la Champagne pouilleuse en culture, dit Fromaget.

— Le progrès ! je vais vous l’expliquer comme je l’entends, cria Giguet exaspéré par l’interruption.

— C’est les frontières du Rhin pour la France, dit le colonel, et les traités de 1815 déchirés !

— C’est de vendre toujours le blé fort cher et de laisser toujours le pain à bon marché, cria railleusement Achille Pigoult qui, croyant faire une plaisanterie, exprimait un des non-sens qui règnent en France.

— C’est le bonheur de tous, obtenu par le triomphe des doctrinaires humanitaires…

— Qu’est-ce que je disais ?… demanda le fin notaire à ses voisins.

— Chut ! silence ! écoutons ! dirent quelques curieux.

— Messieurs, dit le gros Mollot en souriant, le débat s’élève ; donnez votre attention à l’orateur, laissez-le s’expliquer…

— À toutes les époques de transition, messieurs, reprit gravement Simon Giguet, et nous sommes à l’une de ces époques…

— Béééé… béééé… fit un ami d’Achille Pigoult qui possédait les facultés (sublimes en matière d’élection) du ventriloque.

Un fou rire général s’empara de cette assemblée, champenoise avant tout. Simon Giguet se croisa les bras et attendit que cet orage de rires fût passé.

— Si l’on a prétendu me donner une leçon, reprit-il, et me dire que je marche avec le troupeau des glorieux défenseurs des droits de l’humanité, qui lancent cri sur cri, livre sur livre, du prêtre immortel qui plaide pour la Pologne expirée, du courageux pamphlétaire, le surveillant de la liste civile, des philosophes qui réclament la sincérité dans le jeu de nos institutions, je remercie mon interrupteur inconnu ! Pour moi, le progrès c’est la réalisation de tout ce qui nous fut promis à la Révolution de juillet, c’est la réforme électorale, c’est…

— Vous êtes démocrate, alors ! dit Achille Pigoult.

— Non reprit le candidat. Est-ce être démocrate que de vouloir le développement régulier, légal de nos institutions ? Pour moi, le progrès, c’est la fraternité rétablie entre les membres de la grande famille française, et nous ne pouvons pas nous dissimuler que beaucoup de souffrances…

À trois heures, Simon Giguet expliquait encore le progrès, et quelques-uns des assistants faisaient entendre des ronflements réguliers qui dénotaient un profond sommeil.

Le malicieux Achille Pigoult avait engagé tout le monde à religieusement écouter l’orateur qui se noyait dans ses phrases et périphrases.