Le Député d’Arcis/Partie 2/Chapitre 24

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Deuxième partie


CHAPITRE XXIV

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Après le dîner, il fut question de spectacle ; c’est là une des distractions qui manquent le plus en province, et monsieur Octave de Camps, qui, avec ses vilaines forges, comme les appelait madame de l’Estorade, était devenu une façon d’homme des bois, arrivait à Paris fort ardent à ce plaisir que sa femme, esprit sérieux et posé, était loin de goûter au même degré.

Lors donc que monsieur de Camps parla d’aller voir à la Porte-Saint-Martin une féerie qui faisait alors courir tout Paris :

— Ni moi, ni madame de l’Estorade, répondit madame Octave, n’avons la moindre envie de sortir ; nous nous sentons très-fatiguées de notre promenade, et nous donnons nos places & René et à Naïs, que les miracles de la Fée aux Roses réjouiront bien plus que nous.

Les deux enfants attendirent avec une anxiété que l’on peut croire, la ratification de cet arrangement, auquel madame de l’Estorade ne résista point ; de cette façon, quelques minutes plus tard, les deux amies qui, depuis l’arrivée de madame de Camps à Paris, n’avaient pu dérober à leur entourage un vrai tête-à-tête, avaient fini par se ménager une bonne soirée de causerie.

— Je n’y suis pour personne, dit madame de l’Estorade à Lucas, aussitôt que son monde fut envolé ; puis, prenant pour point de départ à la grave conversation qui allait suivre la dernière phrase prononcée, avant le dîner, par madame Octave :

— Vous avez, chère madame, lui dit-elle, de charmants axiomes bien acérés, et qui vont droit à l’adresse des gens comme de belles petites flèches !

— Maintenant que nous sommes seules, répliqua madame de Camps, c’est à coups de massue que je vais procéder, car je n’ai pas fait, comme vous pensez bien, deux cents lieues, et laissé là toute la surveillance de nos intérêts, où, pendant ses absences, monsieur de Camps m’a très-bien dressée à le remplacer, pour venir vous dire la vérité dans du coton.

— Prête à tout entendre, ma chère belle, dit madame de l’Estorade en serrant la main de celle qu’elle appelait sa chère directrice.

— Votre dernière lettre, ma chère, m’a tout simplement très-effrayée.

— Comment ! parce que, moi-même je vous disais que cet homme me faisait peur et que je m’ingénierais de quelque moyen de le tenir à distance ?

— Oui. Jusque-là j’avais douté de ce que je devais vous conseiller ; mais à ce moment je commençai tellement à m’inquiéter pour vous, que nonobstant toutes les objections de monsieur de Camps contre mon voyage, je voulus partir, et me voilà.

— Mais véritablement, j’en suis à comprendre…

— Voyons, si monsieur de Camps, si monsieur Marie-Gaston, si même monsieur de Rastignac, malgré l’enivrement où ses visites jettent monsieur de l’Estorade, menaçaient de prendre ici des habitudes, en seriez-vous tourmentée à ce point.

— Non, sans doute ; mais parce qu’aucun de ces gens n’auraient barre sur moi à la manière de celui que je crains.

— Croyez-vous, dites-moi, que monsieur de Sallenauve vous aime ?

— Non ; je crois maintenant être bien sûre du contraire : mais je crois aussi que, de mon côté…

— Nous traiterons cette question tout à l’heure ; maintenant, je vous demande si vous avez le désir que monsieur de Sallenauve prenne de l’amour pour vous.

— Dieu m’en préserve !

— Eh bien ! une manière charmante de le mettre sur vos talons, c’est de blesser son amour-propre, c’est de vous montrer avec lui injuste et ingrate, c’est de le forcer en un mot de beaucoup penser à vous.

— Mais n’est-ce pas là, ma chère, de l’observation bien cherchée ?

— Comment, chère belle, n’avez-vous pas fait la remarque que les hommes, pour peu qu’ils aient une certaine délicatesse d’impression, se prennent bien mieux par nos duretés que par nos caresses ; que par nos rigueurs nous nous installons plus solidement dans leur attention, et qu’ils ressemblent beaucoup à ces petits chiens de salon, qui n’ont jamais tant envie de mordre que lorsqu’on leur retire vivement la main ?

— À ce compte, tous les gens que l’on dédaigne, auxquels on ne pense pas même à donner un coup d’œil, deviendraient autant de soupirants ?

— Ah ! chère, ne me faites pas dire des niaiseries : il va de soi que, pour prendre feu, il faut avoir une certaine disposition à la combustibilité ; que, pour porter ainsi à la tête d’un homme, au préalable, entre nous et lui, doit exister un commencement de quelque chose ; mais il me semble qu’entre vous et monsieur de Sallenauve, il y a déjà pas mal d’introduction. S’il ne vous aime pas, vous, il aime votre forme, et, comme vous le disiez un jour spirituellement, qui vous assure que l’autre personne étant bien définitivement perdue pour lui, il ne viendra pas à ricocher de votre côté ?

— Au contraire, il a plus que jamais l’espérance de retrouver cette personne, avec le concours d’une très-habile quêteuse qui s’occupe à sa recherche.

— Très-bien ; mais s’il ne la retrouve pas, ou s’il ne la retrouve que dans un bien long temps, faut-il employer ce délai à vous l’attirer sur les bras ?

— Ma chère moraliste, je n’admets pas du tout votre théorie, au moins pour ce qui regarde monsieur de Sallenauve ; il va être très-occupé, la Chambre le passionnera bien plus que ma personne ; c’est un homme, d’ailleurs, plein d’amour-propre, qui sera révolté de ma méchante allure, laquelle lui paraîtra souverainement injuste et ingrate ; et si, entre lui et moi, je veux mettre deux pieds de distance, il en mettra quatre ; vous pouvez y compter.

— Et vous, ma chère ? demanda madame Octave de Camps.

— Comment ! moi ?

— Oui, vous qui n’êtes pas occupée, vous qui n’avez pas la distraction de la Chambre, vous qui avez, je veux bien en convenir, beaucoup d’amour-propre, mais qui savez les questions de cœur, à peu près comme une pensionnaire ou comme une nourrice, que deviendrez-vous au dangereux régime que vous voulez vous imposer ?

— Moi, si je ne l’aime pas de près, de loin je l’aimerai encore bien moins.

— De telle sorte que si vous le voyez prendre cavalièrement son parti de son ostracisme, votre amour-propre de femme n’en sera pas le moins du monde étonné ?

— Mais non, ce sera justement le résultat désiré.

— Et si vous apprenez au contraire qu’il se plaint de vous ou que, sans se plaindre, il souffre vivement de votre procédé, votre conscience ne vous dira absolument rien ?

— Elle me dira que j’ai fait pour le bien, que je ne pouvais agir autrement.

— Et s’il a des succès qui retentissent jusqu’à vous, s’il vient à occuper les cent bouches de la renommée, vous ne penserez pas seulement qu’il existe ?

— Je penserai à lui comme je pense à monsieur Thiers ou à monsieur Berryer.

— Et Naïs, qui ne rêve que de lui, et qui vous dira encore mieux que le premier jour où il dîna chez vous : Maman ! comme il parle bien !

— Si vous faites entrer en ligne de compte des bavardages de petite fille !

— Et monsieur de l’Estorade, qui déjà vous agace, quand, commençant dès aujourd’hui de sacrifier à l’esprit de parti, il lâche sur le compte de monsieur de Sallenauve quelque insinuation malveillante, vous lui imposerez silence lorsqu’à tout moment il vous entretiendra de cet homme pour lui nier tout talent, toute élévation ; vous savez le jugement que l’on porte toujours sur les gens qui ne pensent pas comme nous.

— Enfin, demanda madame de l’Estorade, vous voulez dire que jamais je ne serai tant amenée à m’occuper de lui que quand je ne l’aurai plus dans mon horizon ?

— Ce qui vous est déjà arrivé une fois, chère amie, quand il vous suivait par les rues et que sa retraite, venant vous surprendre, vous fit l’effet d’un tambour qui, après vous avoir étourdie une heure durant, cesse tout à coup ses roulements.

— Là, il y avait une raison ; son absence dérangeait tout un plan.

— Écoutez-moi, ma chère belle, reprit avec une teinte de gravité madame Octave de Camps, j’ai lu et relu vos lettres ; vous étiez là, plus naturelle et moins ergoteuse, et, pour moi, une impression m’est restée : c’est que monsieur de Sallenauve avait au moins effleuré votre cœur, s’il n’y était entré.

À un geste de dénégation que fit madame de l’Estorade, la directrice reprit :

— Je sais que cette idée vous gendarme. Comment pourriez-vous m’avouer ce que vous vous êtes toujours soigneusement caché à vous-même ? mais ce qui est, est : on ne subit pas de la part d’un homme « une sorte de magnétisme (voir les Lettres édifiantes) ; on ne sent pas sur soi son regard même sans rencontrer ses yeux ; on ne s’écrie pas, n’est-il pas vrai, madame, que je suis invulnérable du côté de l’amour, » sans avoir déjà reçu quelque mauvais coup !

— Mais tant de choses se sont passées depuis que j’écrivais ces énormités !

— C’est vrai, ce n’était qu’un sculpteur, et, dans quelque temps, je ne dis pas comme monsieur de Rastignac, ce qui serait bien peu dire, mais comme Canalis, notre grand poète, peut-être il sera ministre !

— J’aime les sermons qui concluent, dit madame de l’Estorade avec une façon d’impatience.

— Vous me dites, répliqua madame de Camps, ce qu’au 31 mai, car dans les loisirs de nos bois, j’ai lu l’histoire de la Révolution française, Vergniaud criait à Robespierre, et moi, comme Robespierre, je vous réponds : Oui, je vais conclure : conclure contre votre amour-propre de femme qui, arrivée jusqu’à trente-deux ans sans se douter de ce que pouvait être l’amour, même dans le mariage, ne peut pas consentir qu’à cette heure tardive elle subisse la loi commune ; conclure contre le souvenir de tous les sermons que vous adressiez à Louise de Chaulieu, pour lui prouver que la passion qui vient nous saisir au cœur est le pire de tous les malheurs, à peu près comme on prouverait à un malade qu’une fluxion de poitrine qu’il a prise est la pire imprudence qu’il pût commettre ; conclure contre votre effrayante ignorance qui se figure qu’un je ne veux pas bien accentué a raison d’un entraînement compliqué par un concours de circonstances où les plus habiles, — ma cousine, la princesse de Cadignan, par exemple, — auraient peine à se démêler.

— Mais la conclusion pratique ? dit madame de l’Estorade, en frappant à coups redoublés son genou de sa jolie main.

— Ma conclusion, la voici, répondit madame Octave : matériellement, et si vous ne voulez pas surtout faire la folie de remonter contre le courant, je ne vois pour vous aucun danger d’être submergée. Vous êtes forte, vous avez des principes, de la piété, vous adorez vos enfants, et vous aimez en eux monsieur de l’Estorade, leur père, déjà depuis quinze ans le compagnon de votre vie ; avec tout ce lest on ne chavire pas, et, croyez-moi, l’on est bien à flot.

— Alors ? dit madame de l’Estorade d’un air interrogatif.

— Alors, on n’a pas besoin de recourir à des moyens violents, et, selon moi, d’un succès très-problématique, pour conserver une impassibilité, dans certaines données impossibles, et que l’on a déjà aux trois quarts perdue. Ce n’est pas monsieur de Sallenauve, vous en êtes persuadée, qui pensera à vous faire faire un pas de plus ; vous convenez vous-même qu’il est à mille lieues de songer à cela. Restez donc où vous êtes ; ne faites pas des barricades quand personne ne vous attaque ; ne vous exaltez pas dans une défense inutile et où vous pouvez vous ménager de cruelles tempêtes de cœur et de conscience en croyant mettre en paix votre conscience et calmer votre cœur ridé seulement par un petit zéphir. Sans doute, d’homme à femme, le sentiment de l’amitié prend bien quelque chose des rapports ordinairement plus animés des deux sexes, mais ce n’est ni une illusion impossible, ni un abîme toujours béant. Est-ce que si Louise de Chaulieu et son adorable premier mari, monsieur de Macumer, eussent vécu, vous n’étiez pas déjà avec lui sur le pied d’une familiarité et d’une confidence qui jamais n’avait existé entre vous et aucun autre homme ? Est-ce qu’avec son second mari, monsieur Marie-Gaston, en souvenir de l’amie que vous avez perdue, vous ne vous trouvez pas aussi dans des termes exceptionnels, et voyons, même dans la compagnie de votre fille, de moi et de mon mari, eussiez-vous fait, chez le premier venu, qu’une certaine préparation ne vous eût pas recommandé, la visite de charité à laquelle nous nous sommes décidées aujourd’hui ?

— Alors, dit madame de l’Estorade, d’un air rêveur, faire de monsieur de Sallenauve un ami ?

— Oui, chérie, pour n’en pas faire une idée fixe, un regret, un remords, trois choses qui empoisonnent la vie.

— Mais le monde qui regarde, mais mon mari qui a eu déjà un accès de jalousie !

— Le monde, ma chère, on se compromet autant et plus avec lui, par des recherches pour le dérouter, que par la liberté qu’on prend à la bonne franquette. Pensez-vous, par exemple, que votre brusque départ, hier soir, chez madame de Rastignac, en vue d’éviter qu’on parlât devant vous de l’obligation que vous avez à monsieur de Sallenauve, n’ait pas dû être remarqué ? Et une allure plus calme n’eût-elle pas beaucoup mieux déguisé votre reconnaissance, manifestée d’ailleurs, après, d’une façon si émue ?

— En ceci vous avez raison ; mais l’impudence de certains discoureurs a le talent de vous mettre hors de vous.

— Quant à votre mari, je le trouve un peu changé et point à son avantage : on aimait autrefois en lui ce respect absolu, cette déférence sans bornes qu’il avait pour toute votre personnalité, toutes vos idées, toutes vos impressions ; cette espèce de soumission canine le relevait plus qu’il ne pense, parce que c’est encore une grandeur que de savoir obéir et admirer. Je me trompe peut-être, mais il me semble que la politique vous l’a gâté ; comme vous ne pouvez, à sa place, aller vous asseoir sur les bancs de la Chambre des pairs, cela lui a donné un soupçon qu’il pourrait bien se faire qu’il existât par lui-même. À votre place, je veillerais à ces velléités d’indépendance, et puisque c’est la question à l’ordre du jour, précisément sur le fait de monsieur de Sallenauve, je poserais la question de cabinet.

— Savez-vous, ma chère belle, dit en riant madame de l’Estorade, que vous êtes une très-agréable peste, et que vous me donnez des conseils à tout mettre à feu et à sang ?

— Du tout, ma bonne, je suis une femme de quarante-cinq ans, ayant toujours vu les choses par leur côté positif ; n’ayant épousé mon mari que j’aimais à la passion qu’après m’être pourtant assurée, en le soumettant à une difficile épreuve, qu’il méritait aussi mon estime. Ce n’est pas moi qui fais la vie, je la prends comme elle est ; tâchant de mettre de l’ordre et du possible dans toutes les occurrences qu’elle peut offrir. Je ne suis ni la passion frénétique de Louise de Chaulieu, ni la raison forcenée de Renée de l’Estorade ; je suis une sorte de jésuite en jupons, persuadée que les manches un peu larges font mieux que les manches trop serrées au poignet, et qui ne me suis jamais piquée de la recherche de l’absolu.

À ce moment, Lucas ouvrit la porte du salon et annonça monsieur de Sallenauve.

Comme sa maîtresse faisait au domestique des yeux qui lui demandaient compte du peu de souci qu’il avait eu de l’exécution de son ordre, Lucas répondit par un geste qui semblait dire que le survenant n’était pas un article, qu’il eût dû supposer compris dans le décret de prohibition.

Pendant que Sallenauve prenait possession du fauteuil qui lui avait été approché.

— Vous voyez, dit tout bas madame Octave de Camps à son amie, les domestiques eux-mêmes ont l’instinct qu’ici il n’est pas un premier venu.

Madame de Camps qui ne connaissait pas encore le nouveau député, mit toute son attention à l’observer et elle ne se repentit pas d’avoir prêché pour qu’on ne lui fît pas d’avanie.

Sallenauve expliqua sa visite par une grande curiosité de savoir comment les choses s’étaient passées à Ville-d’Avray ; s’il eût appris que Marie-Gaston avait été trop vivement affecté, malgré l’heure avancée de la soirée, il se serait mis en route pour aller le rejoindre : quant aux démarches qui avaient occupé sa journée, elles n’avaient encore été couronnées d’aucune espèce de succès.

Profitant de $on titre de député, espèce de passe-partout universel, il avait vu le préfet de police, qui l’avait adressé à monsieur de Saint-Estève, le chef de la police de sûreté. Au fait comme tout Paris, du passé de cet homme, Sallenauve avait été tout surpris de trouver en lui un fonctionnaire de fort bonnes façons ; mais ce grand homme de police ne lui avait pas donné beaucoup d’espérances : — Une femme cachée dans Paris, lui avait-il dit, est une véritable anguille cachée dans le meilleur de ses trous. — Lui-même, aidé de Jacques Bricheteau devait continuer ses recherches pendant toute la journée du lendemain, mais si, dans la soirée, ni lui, ni le grand inquisiteur de la préfecture n’avaient rien découvert, il était décidé à partir immédiatement pour rejoindre à Ville-d’Avray Marie-Gaston, sur le compte duquel il ne partageait pas la sécurité de madame de l’Estorade.

Comme il prenait congé avant le retour de monsieur de l’Estorade et de monsieur Octave de Camps qui était convenu de venir reprendre sa femme :

— Vous n’oubliez pas, lui dit madame de l’Estorade, que c’est après-demain soir le bal de Naïs ; vous vous brouilleriez mortellement avec elle, si vous y manquiez. Tâchez de décider Marie-Gaston à vous accompagner ; ce sera toujours une distraction.

Quand on fut revenu du spectacle, monsieur Octave de Camps déclara que de longtemps on ne le reprendrait à aller voir une féerie. Naïs, au contraire, encore sous le charme des merveilles qu’elle avait admirées, se mit à faire de la pièce un compte-rendu animé qui montrait à quel point sa jeune imagination en avait été frappée.

En s’en allant avec son mari, madame Octave de Camps lui dit :

— Cette petite est inquiétante ; elle me rappelle Moïna d’Aiglemont. Madame de l’Estorade l’a trop développée ; je ne m’étonnerais pas quand, dans l’avenir, elle lui donnerait beaucoup de souci.


FIN