Le Désarmement, étude de droit international

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Le Désarmement, étude de droit international
Revue des Deux Mondes4e période, tome 149 (p. 668-679).
LE DÉSARMEMENT
ÉTUDE DE DROIT INTERNATIONAL

Le monde est sous le poids d’un cauchemar. Les nations mêmes qui, depuis un certain nombre d’années, vivent en paix avec le genre humain, jugent évidemment cet état de choses fort précaire et semblent craindre d’être réveillées en sursaut par le bruit des armes. Elles se préparent incessamment à la guerre, afin de n’être pas surprises par la guerre.

Elles arment donc sans relâche. D’abord elles perfectionnent leurs moyens de destruction. La science a d’inépuisables ressources. Il faut mettre au rebut, après bien peu d’années, les fusils et les canons à longue portée parce que d’autres engins, plus terribles, ont été découverts. A peine un vaisseau de guerre est-il construit qu’il a passé de mode et doit céder la place à de nouveaux types. C’en est fait d’un peuple qui ne se tient au courant que des avant-derniers progrès ; il est d’avance hors de combat. En outre la victoire appartient, on le croit du moins encore, aux gros bataillons. Jusqu’à ce qu’un autre Alexandre apparaisse, capable de manier en maître une armée de dimension moyenne et de porter avec lui la foudre en compensant l’infériorité numérique par un prodige continu de précision et d’agilité, les nations doivent se lever en masse, il faut entasser légions sur légions. Or il ne s’agit pas de faire descendre dans la lice des hordes indisciplinées, semblables à celles que faucha l’épée de Marius : il ne suffit pas de lever des hommes ; on doit préparer des soldats. A chaque peuple de supputer le nombre de soldats véritables que ses voisins pourront mettre en ligne : il est perdu s’il est devancé.

Cette accumulation d’hommes et ce renouvellement continu du matériel ont d’immenses inconvéniens. Chacun les connaît. Je me borne à rappeler le plus clair, c’est-à-dire l’excès des dépenses qu’entraîne le régime de la paix armée. D’après le budget français de 1898, le chiffre des dépenses militaires prévues est de 926 944 933 francs, dont 640 millions pour l’armée, 287 pour la flotte, et, comme il faut ajouter annuellement un certain nombre de millions votés à titre extraordinaire ou supplémentaire, on peut évaluer à un milliard le total définitif. Les budgets des autres États plient, comme le nôtre, sous un aussi lourd fardeau.

C’est pourquoi le jeune empereur de Russie, en conviant les puissances à chercher les moyens de mettre un terme à la paix armée, vient de rendre un service au monde civilisé. Le droit est l’asile du faible : aussi les petits États, qui seraient écrasés en un clin d’œil si le fort usait de sa force, évoquent-ils naturellement l’image de la justice internationale. Ce qu’il faut admirer, c’est le fort cherchant à limiter l’empire de la force. Alors que des philosophes, des jurisconsultes et quelques hommes d’État s’appliquent, malgré certains sarcasmes, à restreindre les maux de la guerre et à préparer la solution pacifique des conflits internationaux, il est beau de voir la première puissance militaire du globe coopérer à ce généreux effort. Il faut applaudir et s’incliner quand le plus redoutable des chefs militaires apporte à l’univers fatigué par l’excès des armemens une proposition de désarmement.


I

Mais plus la tâche est sublime, plus il importe d’examiner comment elle peut être achevée. Ce n’est pas en fermant les yeux, c’est en les ouvrant qu’on peut atteindre le but ou s’en approcher. Pour surmonter les obstacles, sachons d’abord les apercevoir.

Ce n’est pas même signaler un obstacle que de faire ressortir la nécessité d’une entente commune. Il faut, non seulement pour accomplir, mais pour tenter cette vaste réforme, obtenir l’assentiment unanime des États, y compris les États-Unis d’Amérique, qui décrètent, au moment même où la circulaire du comte Mouraview est lancée, la construction d’une nouvelle flotte. Si mon voisin reste armé jusqu’aux dents, la main sur la garde de son épée, épiant le moment favorable et prêt à m’envelopper, je ne peux pas, comme le lion amoureux, laisser rogner mes pattes et limer mes dents. Si tout le monde ne désarme pas, nul ne désarmera. Mais tel est le prestige de celui qui propose le désarmement, tel est son ascendant sur le monde qu’on peut, ce semble, compter sur une adhésion universelle à l’idée fondamentale. Les moins délicats ont besoin de ménager leur réputation, même dans la vie internationale. Une puissance qui prétendrait écarter le principe même de la proposition par la question préalable se mettrait dans son tort et s’exposerait aux ressentimens légitimes de tous les peuples.

L’ère des difficultés commencera peut-être quand, après l’adhésion générale de la première heure, il faudra chercher les voies et moyens, c’est-à-dire faire passer l’idée dans le domaine des réalités.

Une première pensée s’offre à l’esprit. Commencera-t-on par bouleverser la géographie politique avant d’arriver au désarmement ? Tel était sans doute le plan du « grand dessein » que les Économies royales attribuent à Henri IV : ce prince devait, avant de réorganiser l’Europe et d’assurer la paix universelle en assignant à quinze nouveaux États des frontières définitives, entreprendre une guerre colossale qui serait la dernière.

Mais il est certain que le projet du tsar ne se présente pas sous cet aspect chimérique. Les hommes d’État et les publicistes qui commentent la circulaire russe ont plutôt reporté leur esprit vers la proposition de désarmement qui fut faite après la révolution de Juillet par le gouvernement de Louis-Philippe. Tout le monde sait que des conférences se tinrent à Paris, dans le courant de l’année 1831, entre les ambassadeurs des cinq grandes puissances. Elles aboutirent à la rédaction d’un protocole où je lis : « Les soussignés, dans le but d’affermir la paix générale et de soulager les peuples du fardeau des arméniens extraordinaires qui leur sont imposés, ont reconnu avec une vive satisfaction, après un examen attentif de la situation actuelle de l’Europe, que les rapports d’union et de bonne harmonie heureusement établis entre les puissances et basés sur l’indépendance des États ainsi que sur le principe inaltérable du maintien des traités, rendent aujourd’hui possible l’adoption d’une mesure qui forme l’objet des vœux les plus ardens de leurs gouvernemens, celle d’un désarmement général… » Metternich insiste dans ses Mémoires : la base même de l’accord à intervenir était, à ses yeux, « le maintien de tous les traités existans tant qu’ils ne seraient pas abolis ou modifiés d’un commun accord entre les parties contractantes. » Donc, si les puissances croyaient encore pouvoir se conformer au programme de 1831, le désarmement serait lié très étroitement au statu quo territorial, subordonné par conséquent au maintien d’un certain ordre international issu des traités en vigueur et de la possession actuelle.

C’est là, sans nul doute, une source de difficultés. A Dieu ne plaise que nous méconnaissions la valeur obligatoire des traités ! Les États, comme les individus, se lient entre eux par des contrats. Nous ne nous figurons pas avec Heffter[1] qu’un traité devient nul dès qu’il se trouve en contradiction avec le bien-être du peuple, ni avec Bluntschli[2] qu’un État peut se délier à lui seul d’une obligation quand elle entrave son libre développement. Nous n’oublions pas que, si la Russie se regarda comme dégagée, en octobre 1870, par un simple concours de circonstances, de certaines obligations contenues dans trois articles du traité de Paris (30 mars 1856) et dans la convention russo-turque relative aux détroits (même date), les plénipotentiaires de l’Allemagne, de l’Angleterre, de l’Autriche, de l’Italie, de la Turquie et de l’empire russe lui-même rédigèrent à ce sujet dans la conférence de Londres (17 janvier 1871) un protocole ainsi conçu : « C’est un principe essentiel du droit des gens qu’aucune puissance ne puisse se libérer des engagemens d’un traité ni en modifier les stipulations qu’à la suite de l’assentiment des parties contractantes au moyen d’une entente amicale. » Mais, tout cela posé, nous ne croyons pas qu’un seul diplomate ou qu’un seul jurisconsulte puisse contester les propositions suivantes : 1° Même en signant un traité de paix amené par la force des armes où, par suite, l’emploi de la contrainte est normal, le vainqueur peut encore abuser de sa victoire[3] : or certains États peuvent hésiter à sanctionner un semblable abus par le consensus gentium et à entretenir par-là même une sorte de perturbation dans l’ensemble des relations internationales ; 2° des vicissitudes se produisant dans la vie des peuples, les traités, quelque respect qu’on leur doive, s’éteignent et se résilient comme les contrats privés : tel ou tel État peut hésiter à décréter inutilement leur éternité ; 3° comme les contrats privés, les traités internationaux ne produisent d’effets juridiques qu’entre les contractans et ne sont opposables, en conséquence, ni aux États tiers ni par les États tiers.

Nous devons insister sur cette dernière proposition. Les vaincus, les amputés d’hier, ceux qui signèrent un traité de paix humiliant ou douloureux, alors même qu’ils ne méconnaissent pas la valeur obligatoire des engagemens contractés, repousseront en général, selon toute vraisemblance, l’accession d’une tierce puissance (à plus forte raison celle de toutes les puissances) au pacte qui les étreint. Par une convention du 15 avril 1856, l’Angleterre, l’Autriche et la France garantirent solidairement l’exécution des clauses relatives à l’intégrité de l’empire ottoman, que contenait le traité de Paris : la Prusse et le Piémont, restant en dehors de cette garantie, ménagèrent à la fois l’amour-propre et l’intérêt de l’empire russe. La garantie d’un État tiers est une sorte de traité complémentaire, avantageux à qui dicta la convention principale, car il en assure et peut en prolonger l’exécution ; onéreux à qui la subit, par le même motif. L’adhésion de toutes les puissances au maintien de l’ordre international issu de certains traités équivaudrait à une garantie collective et, par suite, riverait la chaîne au cou des vaincus. Il suffit d’avoir signalé cet écueil, et tout autre développement serait superflu.

Nous ne prétendons pas, bien entendu, que l’obstacle soit insurmontable. On peut, au contraire, saisir cette occasion de corriger tout d’abord les abus de la force en révisant certains pactes. La diplomatie excelle à trouver, dans la conjoncture la plus délicate, un modus vivendi qui concilie les intérêts les plus opposés et peut marier, au besoin, le Grand Turc avec la république de Venise. Mais encore faut-il que le Grand Turc et la république n’éprouvent pas une répugnance invincible pour le mariage, et c’est ce qu’on reconnaît d’ailleurs hautement, à l’heure où nous écrivons ces lignes, dans les sphères politiques « vraiment russes[4]. »

Un chef d’État peut aussi, sans doute, faire au bonheur du monde, dans les assises solennelles du genre humain, divers sacrifices auxquels il ne consentirait pas pour complaire à son voisin dans le cours ordinaire de la vie internationale. Mais encore faut-il que les souverains comptent avec leurs sujets et que le sentiment national n’assimile pas le désintéressement à la trahison. En somme, la révision des actes diplomatiques n’est pas impossible ; mais il semble que cette autre tentative, au lieu de déblayer le terrain, compliquerait encore une question déjà très compliquée.


II

Les membres de la future conférence auront la tâche difficile de combiner les nécessités du désarmement avec un principe fondamental du droit international : l’indépendance des États. Chaque État, en effet, outre qu’il exerce à lui seul sa souveraineté intérieure dans les limites de son territoire et dans ses rapports avec ses nationaux, ne reconnaît aucune autorité qui puisse lui imposer une direction dans ses relations extérieures. L’indépendance implique, en même temps que les droits de représentation ou de légation, de négociation ou de traité, le droit d’action coercitive ou de guerre. Cet ensemble de droits est, en thèse, inaliénable. Par la force des choses chaque État, personne naturelle et nécessaire, doit prendre toutes les mesures propres à garantir son indépendance. C’est pourquoi les autres membres de la communauté internationale ne peuvent pas, en principe, l’empêcher de pourvoir à sa défense et à sa sûreté.

Donc un État peut toujours, de l’aveu général, se mettre à même de protéger sa frontière, de repousser les attaques extérieures, par suite former et instruire des armées, perfectionner son armement, créer des arsenaux ou des écoles militaires, élever des fortifications, édifier des camps retranchés, équiper des flottes, etc. Si la pratique internationale concède aux États voisins, justement alarmés par l’apparence offensive de certains préparatifs, le droit d’adresser une demande d’explications courtoise, il est universellement reconnu qu’aucun État ne peut imposer à un autre État une mesure de désarmement total ou partiel[5].

Cependant certaines conventions établissent quelquefois entre divers États des servitudes internationales qui restreignent au préjudice de l’un d’eux le libre exercice de sa souveraineté. Par exemple le traité d’Utrecht avait interdit à la France de reconstruire les fortifications de Dunkerque ; d’après les traités du 30 mars 1814 et du 19 avril 1839, Anvers ne devait jamais être transformé en port de guerre ; le traité de Paris (30 mars 1856) empêchait la Russie d’entretenir une flotte de guerre sur la Mer-Noire ; le traité de Berlin (13 juillet 1878) défend aussi d’entretenir des navires de guerre sur le Danube en aval des Portes de Fer, enjoint de raser toutes les forteresses de la Bulgarie avec prohibition de les reconstruire, interdit au Monténégro d’avoir une flotte de guerre et un pavillon de marine militaire, etc. Les nations peuvent assurément généraliser par un accord unanime ce régime de restrictions à leur propre souveraineté. Ce serait inaugurer sans doute un nouvel ordre de choses. Mais il dépend, après tout, du genre humain de confier, si bon lui semble, une hégémonie plus forte et plus efficace à la communauté sur chacun de ses groupes. Une pareille révolution ne heurte au demeurant ni l’instinct de sociabilité ni l’instinct de perfectibilité qui sont les fondemens du droit international public. Nous ne saurions méconnaître qu’il est difficile d’arriver sur ce point à l’entente universelle, mais sans nier qu’on puisse obtenir en principe, par un grand effort, cet accord de toutes les volontés.

Ce que j’aperçois moins clairement, c’est le moyen de perpétuer et d’assurer les suites de l’accord. La conférence a, je le suppose, abouti. Chaque souveraineté vient de consentir à se limiter elle-même, et le désarmement s’est opéré plus ou moins facilement sur les bases posées par l’unanimité des puissances. Personne ne peut se figurer que le vote d’un congrès va déterminer une halte dans la marche du monde.

Les plus belles et les plus sages résolutions ne figeront pas le sang des nations dans leurs veines. Aucun acte diplomatique n’arrêtera le progrès des unes, la décadence des autres. Citons un seul exemple. Le traité de Paris (30 mars 1856) avait reconnu solennellement les droits du sultan et fait entrer l’empire ottoman dans le concert européen ; bien plus, l’Angleterre, l’Autriche et la France s’étaient engagées solidairement, quinze jours après, à garantir l’intégrité du même empire. Cela n’empêcha pas le chancelier Gortchakoff de notifier vingt ans plus tard à l’Europe que « l’intégrité de la Turquie devait être subordonnée aux garanties réclamées par l’humanité, les sentimens de l’Europe chrétienne et le repos général, » ni l’Europe d’agrandir et de fortifier par le traité de Berlin le Monténégro aux dépens de la Porte, d’ériger la Serbie en principauté indépendante, de reconnaître dès 1877 l’indépendance de la Roumanie, de fonder en 1878 une Bulgarie nouvelle autonome, quoique tributaire, d’une étendue de 64 390 kilomètres carrés, ni le prince Alexandre de proclamer en 1885 l’union de la Bulgarie et de la Roumélie. « Les stipulations des traités sont dépassées par les événemens, » avait écrit M. de Beust. Ce phénomène se reproduit sans cesse. Chaque jour, chaque heure, apportent un changement dans les rapports des peuples. Il est à prévoir que, très peu de temps après la convention générale de désarmement, les événemens modifieront la situation intérieure ou extérieure de quelqu’une des puissances signataires. Guerre civile, mouvement insurrectionnel dans une colonie, sécession, nécessité de venger un affront sanglant ou de parer à quelque menace d’un insolent et belliqueux voisin. Que fera cette puissance ? Le plus indestructible de ses droits est, à coup sûr, le droit à l’existence. Elle est liée par sa signature ; cependant, pour vivre, il faut armer et, qui plus est, armer vite. La voici donc lancée dans une impasse.

Que faire ? Il faut d’abord, de toute évidence, empêcher que l’État ne sorte ex abrupto de la légalité nouvelle et ne mette en pièces, par la force des choses, l’œuvre du congrès. Celui-ci devra donc prévoir lui-même qu’il y aura lieu, dans certains cas, de suspendre les restrictions apportées à l’exercice des souverainetés. L’Etat menacé pourra, sous l’empire d’une force majeure, solliciter l’autorisation d’augmenter son effectif terrestre ou naval.

A qui devra-t-il la demander ? Sans aucun doute à l’ensemble des peuples qui composent la communauté internationale. Cependant il est impossible de reconstituer la conférence en toute occasion, à l’improviste, en conviant toutes les puissances signataires à nommer de nouveaux représentans pour délibérer sur de semblables requêtes. On est donc amené, ce semble, à supposer que les puissances établiraient, la conférence une fois dissoute, une sorte de commission de permanence, à laquelle elles délégueraient le pouvoir d’accorder les dispenses et de lever les prohibitions. Tel était dans le grand dessein, réel ou prétendu, de Henri IV, le conseil général de la république chrétienne composé de soixante plénipotentiaires. Telle serait encore, dans le plan deux fois exposé par le professeur écossais Lorimer (1871 et 1877) la Diète au petit pied, divisée en deux Chambres, que l’Europe devrait installer à Constantinople. Les pouvoirs de la commission, qu’on le remarque, seraient nécessairement fort larges. Si l’on suppose, par exemple, qu’un ingénieur ou un chimiste a trouvé de nouveaux engins capables de compenser l’infériorité numérique d’une armée, ne faudrait-il pas obtenir de cette délégation la permission d’employer des instrumens de destruction naguère inconnus qui mettraient un pays hors de pair et rompraient l’équilibre issu du désarmement ? L’Angleterre pourrait-elle encore, comme elle le fit il y a trente ans[6], exiger qu’on laissât le champ libre à ces inventeurs ?

Cependant plus les attributions de la commission permanente seront étendues, plus il sera difficile de la constituer. La conférence interparlementaire de la paix réunie à Bruxelles a tenté d’organiser sur le papier, en août 1895, une cour internationale permanente d’arbitrage, mais avec bien de la peine et non sans de vifs débats où plusieurs orateurs ont fait ressortir les côtés faibles du projet.

Il ne s’agissait pourtant que de former et de composer un corps judiciaire. Mais la délégation chargée de veiller à l’exécution du pacte universel et de la suspendre au besoin serait investie de véritables attributions législatives internationales. Elle aurait à résoudre d’urgence les plus graves questions politiques et tiendrait dans ses mains, à certains momens, le sort des empires. Peut-on concevoir que les chefs d’État et les parlemens abdiquent à son profit ? Les États vont-ils transporter à une poignée de diplomates et de jurisconsultes la meilleure part de leur souveraineté ? C’est invraisemblable.

Admettons néanmoins que les puissances, après s’être accordées sur le principe du désarmement, s’entendent sur les mesures à prendre pour en assurer l’exécution. Nul ne peut se figurer qu’aucun membre de la communauté ne s’avisera, quelque jour, de violer ou d’éluder la nouvelle règle internationale. On ne peut empêcher ni les rois ni les peuples de mésuser de leur libre arbitre, et c’est pourquoi le cardinal Fleury recommandait à l’abbé de Saint-Pierre de préluder à l’établissement de la paix perpétuelle en envoyant des missionnaires dans toutes les cours de l’Europe. Le vote de la plus auguste assemblée n’éteindra pas dans le cœur d’une nation les après convoitises, l’amour de la fausse gloire, l’appétit désordonné des richesses, la soif des agrandissemens et des conquêtes. Il faut absolument prévoir les infractions et, s’il faut les prévoir, les réprimer.

Or on ne conçoit pas la répression sans une juridiction répressive. Qui jugera les contrevenans ? Sans doute un tribunal international. Bontham avait déjà, depuis longtemps, demandé l’établissement d’une semblable juridiction. Le comte Kamarowsky, professeur à Moscou, a, de nos jours, repris et longuement développé cette idée dans un bon ouvrage. A vrai dire, il est douteux que toutes les puissances se résignent à ce nouveau démembrement de leur souveraineté. C’est, en effet, pour un État abdiquer une nouvelle part de souveraineté que de se soumettre d’avance et dans tous les cas à une juridiction permanente, alors que l’ensemble du tribunal relève d’un pouvoir extérieur et supérieur : la communauté internationale. Sans doute, ce grand obstacle une fois levé, il ne serait guère plus difficile de constituer un tribunal permanent qu’une commission arbitrale. Mais on aurait déplacé plutôt que supprimé la difficulté : comment faire exécuter les sentences contre les récalcitrans ?

M. de Laveleye avait cru résoudre le problème en proposant de n’attribuer aux sentences qu’une valeur morale. Mais, quand une centaine de jurisconsultes et une douzaine de sociétés savantes auront démontré d’une façon péremptoire la sagesse et l’équité de ces arrêts, en sera-t-on plus avancé ? Les récalcitrans feront réfuter ces démonstrations par des écrivains à leurs gages ou ne se donneront pas même la peine de répondre, et continueront leurs armemens. M. Kamarowsky, sans doute embarrassé par cette objection, ne nous apprend pas comment le tribunal international pourra se faire obéir. Mais Lorimer et M. Pasquale Fiore ne s’arrêtent pas à mi-chemin : il leur semble tout simple de former, avec les contingens des divers États, une armée internationale.

Telle serait donc la préface obligatoire du désarmement : la formation d’une armée très importante. Il ne s’agit pas seulement, en effet, de mettre un frein à l’insubordination des petits États, comme les Pays-Bas ou la Grèce : il faut, au besoin, réduire à l’obéissance de grandes nations comme l’Allemagne, les États-Unis, la Russie elle-même. Mieux vaut se passer de toute milice qu’organiser une milice de parade et la faire broyer au premier choc. Quelque entrave que cette nouvelle dépense puisse apporter « au progrès économique et à la production de la richesse, » l’armée internationale devrait au moins égaler la plus forte des armées particulières. Autrement elle ne pourra pas même, le cas échéant, entrer en ligne. Enfin, quand elle serait numériquement égale à la plus forte des armées existantes, elle risquerait encore d’être battue parce qu’elle se mobiliserait plus lentement et se composerait d’élémens hétérogènes. Il est donc également difficile de supposer un pacte de désarmement dépourvu de sanction matérielle et d’organiser la sanction.


III

Quelle que soit la force de ces objections, la conférence, à notre avis, doit se réunir. Il faut assurément se prémunir contre des illusions dangereuses ; mais il serait non moins regrettable de tomber dans un autre excès. Les grands bienfaiteurs du genre humain ont surmonté des obstacles en apparence insurmontables, et les transports de leur foi, l’ardeur de leur zèle ont souvent prévalu contre les calculs des savans ou des sages. Un éclair de génie ou de bonté peut dissiper des nuages. Le cœur a, même dans la sphère des relations internationales, la France l’a plus d’une fois prouvé, ses raisons que la raison ne connaît pas.

Or, quand même on ne pourrait pas résoudre encore certaines difficultés que soulève la question du désarmement proprement dit, il me paraît impossible que les représentans de toutes les puissances, arrivant de tous les points du globe « pour assurer à tous les peuples, selon les expressions mêmes de la circulaire russe, les bienfaits d’une paix réelle et durable », « pour faire triompher la grande conception de la paix universelle sur des élémens de trouble et de discorde », échangent sincèrement et sérieusement leurs vues sans obtenir un résultat utile.

Il y a plusieurs moyens de réduire une forteresse, et le plus sûr est parfois de faire tomber d’abord les ouvrages avancés qui la défendent. Pourquoi n’essaierait-on pas, sinon de codifier tout le droit international comme l’ont fait d’une façon purement académique Dudley, Feld, Bluntschli, M. P. Fiore, tout au moins de le codifier partiellement en précisant et en généralisant certains principes ? A-t-il été si difficile de s’entendre en 1864 pour la protection des malades et des blessés dans les guerres continentales, en 1874, en 1878 et en 1891 pour la formation et le développement de l’Union postale universelle, en 1884 pour la pose et la protection des câbles sous-marins, en 1890 pour la réglementation des transports par voie ferrée, etc. ? Le Congrès de Paris n’a-t-il pas, en 1856, posé quatre règles fondamentales du droit public international maritime ? Se figure-t-on que l’humanité soit essoufflée ? Ce serait une erreur. Elle est à peine en marche sur cette grande route.

Est-ce qu’il faudrait un effort gigantesque pour étendre aux guerres maritimes la convention de Genève de 1864 et faire adopter par toutes les puissances, avec quelques retouches, les dix articles préparés au mois d’octobre 1868 ? J’ai sous les yeux le remarquable projet de déclaration internationale concernant les lois et coutumes de la guerre, discuté dans cette conférence de Bruxelles qui s’était réunie en 1874 sous les auspices d’un autre tsar ; il eût alors suffi de dissiper certaines appréhensions de l’Angleterre pour obtenir le vote définitif de ces cinquante-six articles : cet obstacle est-il donc au nombre de ceux qui ne pourront jamais être levés ? L’usage des arbitrages internationaux s’est développé, depuis un quart de siècle, au-delà de toute prévision : ce mouvement d’opinion pourrait être assurément utilisé. L’Institut de droit international n’a fait en 1875 qu’un projet de règlement sur la procédure arbitrale ; mais la conférence pourrait aller beaucoup plus loin et déterminer, par exemple, dans quelles sortes de litiges le recours à l’arbitrage deviendrait obligatoire, peut-être même poser déjà les bases d’une convention universelle d’arbitrage permanent, limitée à certains conflits. On multiplierait aisément ces exemples.

Si les puissances ne parviennent pas à rédiger le code du désarmement, elles en pourraient écrire la préface.


ARTHUR DESJARDINS.

  1. Le Droit international de l’Europe, § 98.
  2. Le Droit international codifié, art. 415, 456, 458, 460.
  3. « Le vainqueur, dit l’excellent jurisconsulte allemand Geiffcken (sur Heffter, § 82, note 1), peut abuser de sa victoire, et alors le vaincu profitera de la première occasion pour échapper aux conditions qui lui sont imposées… »
  4. V. la Novoïé Vremia du 15 septembre 1898.
  5. Cf. Bonfils, Manuel de droit international public, 2e édit., n° 246.
  6. Alors que la Prusse proposait d’interdire par une déclaration internationale certains moyens de nuire à l’ennemi (29 juin 1868).