Le Désastre/02
DEUXIÈME PARTIE[1]
I
— Passez la dinde au major ! dit M. Bersheim. Il n’a pas son égal pour découper !
On regarda M. Sohier, médecin-major à l’hôpital militaire de Metz. Il glissait le coin de sa serviette dans le col de sa tunique, s’emparait du grand couteau. Une servante blonde aux joues roses, sous la surveillance sévère de la vieille Lisbeth (elle avait tout de suite reconnu Du Breuil !), prit à bras tendus le plat où reposait la dinde énorme, bourrée de truffes et rissolée à point. M. Bersheim, avec une jovialité qui allait bien à sa rouge figure encadrée d’une barbe grise, déclara, non sans orgueil :
— Elle pèse quatorze livres, mon général ! C’est la reine de ma basse-cour. Mon fermier me l’a apportée hier, de Noisseville.
Le général Boisjol, qui vidait un verre de corton, apprécia la bête, d’un air de connaisseur. Il ressemblait à un vieux loup jaune, tout en museau, poil court, regard dur.
— Regardez-moi ça ! dit M. Bersheim enthousiasmé.
La maestria avec laquelle M. Sohier disséquait valait en effet la peine d’être admirée. Il tranchait en souriant les articulations ; les morceaux tombaient d’eux-mêmes et se rangeaient comme par enchantement autour du plat. Cette précision systématique inquiéta Boisjol ; et traduisant la pensée de chacun :
— Diable ! fit-il, je n’aimerais pas à me trouver sous le couteau du docteur !
M. Sohier grimaça de satisfaction. Il avait une haute idée de la chirurgie en général et de ses talens d’opérateur en particulier. Le bistouri, rien de tel ! On l’appelait à l’hôpital : Coupe-toujours. Âme rude, mais bonne. Il était glabre, sans âge, la peau parcheminée, les yeux vifs.
Boisjol poursuivait son idée :
— Vous n’allez pas chômer, docteur !
M. Sohier répondit :
— L’hôpital s’emplit. Simples accidens, il est vrai ! On vient de m’amener tout à l’heure un artilleur, le pied broyé par un caisson. Il règne aussi pas mal de dyssenteries. Rien de curieux encore.
— Juste de quoi prendre patience, remarqua Du Breuil.
Boisjol le regarda de travers, offusqué par sa jeunesse, sa situation à l’état-major. Fier de servir dans la Garde, le général détestait les armes savantes, en vieux zouave d’Afrique, parvenu à l’ancienneté. Du Breuil vidait son verre : ce corton était chaud, sec, de bouquet franc. L’odeur des truffes se répandait. Les candélabres qui flanquaient la table aux deux bouts, sous la vieille suspension, illuminaient d’une clarté vive les panneaux sombres, les armoires sculptées. Il retrouvait tout, êtres et choses, tels qu’il les avait laissés, quinze ans auparavant. Même atmosphère d’aisance et de confort, même intimité familiale. Comme jadis, une guirlande de roses fleurissait la nappe, et l’un des quatre compotiers contenait des mirabelles confites. Mme Bersheim, — elle avait toujours ses admirables yeux clairs, — écoutait avec un bon sourire le Père Desroques. Parfait homme du monde, d’une beauté de visage fière et ardente, le prêtre, un des supérieurs de l’école Saint-Clément, disait :
— On calomnie la piété du soldat. Partout nos Pères sont admirablement accueillis, on se confesse à eux, on se plaint du manque d’aumôniers. Si nous ne pouvons servir à ce titre, du moins l’École aura l’honneur d’être transformée en ambulance. Nos élèves emploient leurs dernières récréations à faire de la charpie. La maison, dès leur départ, sera mise en état de recevoir les blessés.
La vieille Lisbeth lui présenta un plat d’épinards au maigre, spécialement préparés pour lui, à cause du vendredi.
La grand’mère Sophia hochait la tête. Elle n’avait pas vieilli, toujours droite, portant haut sa tête placide sous le bonnet à coques. Elle dit au Père :
— Nous avons eu ce matin des nouvelles d’André et de Maurice. Ils vont bien.
— Deux de nos meilleurs élèves, reprit le Père Desroques. Ils feront honneur, j’en suis sûr, à Saint-Clément et à l’armée.
Du Breuil regardait Anine. Elle sourit avec fierté, en entendant parler de ses frères. Elle ne ressemblait plus à la petite fille frêle d’autrefois. Avec ses yeux bleus, ses beaux cheveux dorés, elle avait une beauté pensive, un charme grave. Silencieuse, réfléchie, d’un grand bon sens, l’âme pure et haute, c’était bien une Lorraine, une vraie fille de Metz. Une grâce virginale parait ses vingt-cinq ans épanouis.
— Ah ! mes grands ! soupira Mme Bersheim.
Elle avait beau être chrétienne, cela lui déchirait le cœur, de songer au péril couru par ses fils. André, lieutenant de cuirassiers, Maurice, sergent-major de zouaves, l’un dans la division Duhesme, l’autre dans la division Ducrot, écrivaient de Strasbourg, où le maréchal de Mac-Mahon venait d’arriver.
— Mac-Mahon ! s’écria Bersheim, voilà un homme !
Du Breuil, arrivé la nuit précédente, avait pris le jour même son service au quartier général. Il était affecté au service des mouvemens, sous la direction du colonel Laune. L’Empereur, justement, venait d’enjoindre à Mac-Mahon de ne rien entreprendre avant huit jours. Du Breuil avait copié cet ordre. Il se borna à répondre que les quatre divisions du maréchal achevaient de s’organiser. Ce qu’il ne dit pas, ce fut son mécontentement, après une heure de travail, dans la petite salle de l’hôtel de l’Europe, au milieu d’une confusion et d’un désordre sans exemple. Ils étaient à trente officiers griffonnant, riant, bavardant, en plein tapage de portes battantes, parmi d’incessans va-et-vient. Il avait pu constater à nouveau les retards et le désarroi de la concentration, l’impéritie des services administratifs, la faiblesse des effectifs, le vide des magasins. Mais cette fois, à portée de l’ennemi, c’était grave.
Il n’y a qu’à foncer ! dit Bersheim, optimiste. Seule, l’ingérence de l’Empereur dans le haut commandement m’effraye. Tous ces changemens, tous ces retards ne valent rien. On dit Bazaine blessé de se voir réduit à la direction d’un simple corps.
— Eh bien, fit Boisjol, et le 2e, et le 4e, et le 5e corps ? le maréchal en a surveillé la formation jusqu’à l’arrivée du major général.
— Sans doute, reprit M. Bersheim, avouez seulement qu’ensuite il n’a pas traîné ici… Son brusque départ est celui d’un mécontent.
— Il est revenu pour saluer l’Empereur, remarqua Mme Bersheim.
Du Breuil s’informa de la réception faite au souverain. Il se souvenait que Metz, au moment du plébiscite, avait voté non. Bersheim raconta l’arrivée. Dès cinq heures, autour de la Préfecture dont on avait sablé les abords, s’étaient mis à rôder les policiers bruns, trapus, types de Méridionaux et de Corses. À six heures quarante-cinq, par la porte de la rue Serpenoise, sablée aussi (une petite pluie avait rendu les pavés glissans), le cortège faisait son entrée. Accueil déférant, mais sans enthousiasme. La ville était pavoisée depuis huit jours ; on n’avait pas ajouté un drapeau aux fenêtres. Un piquet de cent-gardes précédait les voitures. L’Empereur était dans la première, visiblement abattu. Sa tête retombait sur la poitrine. Ses cheveux trop longs dépassaient le képi, caressaient le col de sa tunique. Dans la seconde voiture, à côté du prince Napoléon impassible, le Prince impérial saluait, tout souriant. M. Bersheim dit :
— J’ai entendu une paysanne murmurer : Ah ben ! y en a un qu’est trop jeune, et l’autre est trop vieux !
Il ajouta :
— Bazaine, seul, en calèche découverte, suivait au milieu du cortège de généraux, d’écuyers, de piqueurs. Il était très pâle, avec des yeux boursouflés, des rides, un air de fatigue et d’ennui. Il ne m’a pas, je l’avoue, produit une excellente impression. Son visage a quelque chose d’impénétrable. L’air d’un homme qui pense à soi.
— Un ambitieux, souligna le major. Sa conduite au Mexique l’a bien prouvé.
— Possible, dit Boisjol, je n’en sais rien. Mais brave comme les plus braves ! je l’ai connu en Italie, moi !
On vint prévenir M. Sohier qu’un infirmier l’attendait. Il sortit de table et ne reparut pas. Lisbeth déclara qu’il était parti furieux. Un officier venait de se tirer une balle dans la tête.
— De tels malheurs heureusement doivent être rares ! dit Mme Bersheim apitoyée.
Boisjol répondit, en reprenant des asperges :
— L’officier, en effet, a une plus haute conscience de ses devoirs que l’homme de troupe. Mais le suicide des soldats est fréquent. En colonne, l’excès de fatigue, la marche, le soleil, l’exemple d’un camarade qui s’est tué ; et plus d’un se fait sauter la cervelle. J’en ai vu des exemples, en Afrique.
Une tristesse passa sur la face ardente du Père Desroques.
— C’est affreux, soupira une dame qui n’avait encore rien dit, Mme Le Martrois. — Elle n’avait d’yeux que pour son fils Gustave, grand garçon gauche et barbu, qui portait des lunettes.
— Cela vient, dit le général avec philosophie, de ce que l’équipement du soldat en campagne est trop lourd.
— À propos d’équipemens, reprit un vieux monsieur gras, rose, aux yeux et au sourire bienveillant. M. Dumaine, un rentier, c’est un spectacle inouï que la gare en ce moment. Je n’ai jamais vu autant de cantines et de bagages. Le personnel, insuffisant d’ailleurs, est affolé, les docks sont obstrués, et chaque jour la confusion s’accroît. Tout le monde commande. La compagnie, malgré son bon vouloir, ne sait plus à qui entendre.
— Avec une organisation pareille, expliqua Bersheim, rien d’étonnant.
Les régimens avaient, dès le début, rejoint pêle-mêle. Une masse flottante d’isolés s’était échelonnée sur le réseau. Au débarquement, faute de répartition prévue des troupes, le désordre avait commencé. Les trains s’entassaient. Les bagages restaient en souffrance. En même temps affluaient les envois de matériel et de vivres. Les agens de la compagnie passaient leur temps à faire le relevé des arrivages, à le transmettre à l’intedance, à l’artillerie, au génie, à l’arsenal ; séance tenante, il fallait livrer du café à l’un, des cartouches à l’autre, des farines à un troisième. Souvent les camions transportaient au loin des marchandises qui, mises à terre, étaient rechargées, reconduites aux wagons, réexpédiées au delà. Cependant, des quatre coins de la France, les trains arrivaient toujours. La compagnie avait fini par entasser les marchandises à même le quai.
Mme Le Martrois confia au Père Desroques qu’elle avait aperçu le Prince impérial dans la matinée. Il était à cheval, avec une suite militaire nombreuse. Des gamins couraient derrière, en l’acclamant. On leur avait jeté des poignées de sous.
Gustave Le Martrois dit timidement :
— Moi, j’ai vu conduire, à l’hôtel de Metz, où est le grand prévôt, deux dragons allemands. Ils avaient l’air narquois, et se tenaient raides comme des pieux, dans leurs habits étriqués.
— Et moi, dit M. Dumaine, j’ai vu amener un espion, déguisé en femme. La foule le huait. C’est incroyable, paraît-il, le nombre d’espions qu’emploient les Prussiens…
— C’est égal, dit M. Bersheim revenant à son idée, celle de tous, au fond, — pourquoi ne bouge-t-on pas ? Je ne suis pas un soldat ; il me semble pourtant que l’expectative, c’est le contraire du tempérament français. Un colonel d’état-major m’a dit, il est vrai, qu’on manquait de biscuit pour se porter en avant. Lebœuf aurait télégraphié hier à Paris d’en envoyer ici et à Strasbourg ; mais, sapristi ! il y a du pain et du blé en Allemagne ! Qu’est-ce qu’on attend ?
Boisjol ne répondit pas, touché à vif, dans son courage aventureux de vieil Africain. Il bougonnait assez d’être tenu là, l’arme au pied. Quand on déclare la guerre, c’est qu’on est prêt. Quand on est prêt, on marche !
Après une tarte aux quetches, triomphe de la pâtisserie de ménage, on achevait le dessert. Lisbeth, selon la coutume, posa sur la table la cave à liqueurs ; M. Bersheim l’ouvrit. Les flacons de verre carrés, guillochés d’or, couleur de topaze, de rubis, d’émeraude, étaient à demi pleins : eau-de-vie, curaçao, crème d’angélique ; dans le quatrième, du vieux kirsch de la Forêt-Noire, limpide comme de l’eau, ardent comme du feu.
— Je vous le recommande, dit M. Bersheim.
Du Breuil en accepta un verre… Bien n’avait changé, décidément. L’ancienne demeure gardait son air de bonheur calme. L’heure battait, d’un pouls égal, dans la gaine sculptée de la grande horloge. Le balancier, un disque de cuivre, allait, venait, montrant, cachant la devise d’émail noir : Omnes vulnerant, ultima necat. Du Breuil aurait peine, il le sentit, à quitter tout à l’heure cet endroit paisible. Le bon sourire de Mme Bersheim, le clair regard d’Anine, lui allaient au cœur. Cette grande fille, il se la rappelait enfant, avec des jupes courtes, un petit front sérieux déjà. Elle aimait lire de belles histoires, dans des livres à images. Et d’Avol les commentait, plein de verve et d’invention comique ! Il revit les deux frères : André robuste, Maurice pâlot ; l’un bruyant, indiscipliné, l’autre taciturne, un peu en dessous…
La grande horloge sonna, comme on passait au salon. Elle avait un timbre grave, profond, solennel, qui faisait rire d’Avol, dans le temps, lorsque inflexible elle martelait l’heure de la rentrée à l’école. On jurerait, affirmait-il, la voix du professeur d’art militaire et de géodésie. Ce bon Jacques ! Il manquait vraiment, ce soir. M. Bersheim, avant de se mettre à table, en avait fait la remarque. Arrivé la surveille, il bivouaquait au Polygone ; mais son service l’avait retenu. À peine si Bersheim avait pu lui serrer la main. Par exemple, sa visite au camp de la Garde l’avait enthousiasmé :
— Quels soldats ! fit-il. Et Bourbaki, quel chef ! Allons, allons ! j’ai bon espoir. Comment, mon ami, vous partez déjà ?
Du Breuil s’excusait : un travail fou. Le général Boisjol fit une sèche inclination de tête. Il rendait l’état-major tout entier responsable de la lenteur et du désordre des mouvemens. La porte refermée, il s’en expliquait avec amertume.
Du Breuil traversa la cour, franchit le porche aux colonnes cannelées. Elles étaient toujours surmontées de boulets de pierre verdis. Il se crut revenu à quinze ans en arrière, à peine une ombre de moustache, sous-lieutenant élève… Plus de grand Quartier général, de travail, ni de guerre ! et comme s’il allait rentrer à l’École d’application, il prit par la rue aux Ours. Singulière sensation de se retrouver ainsi, le même presque, à son point de départ. Il lui semblait reconnaître chaque pignon, chaque angle noir. Jusqu’aux pavés de quartz inégaux qui, sous sa botte, ressuscitaient un contact familier. Metz s’évoqua, malgré la ruelle obscure, avec son antique grâce de cité provinciale, ses édifices badigeonnés à l’ocre jaune, ses auvens de maisons en torchis, ses ponts, ses places, ses quinconces, et, dominant la houle des toits, comme un berger ses ouailles, la haute masse de la cathédrale. Morcelée par les eaux vives de la Seille et de la Moselle, pleine de casernes, de magasins, d’arsenaux, d’écoles, il la revoyait toute, la vieille ville militaire, à l’étroit dans sa ceinture de fortifications et de fossés herbeux. En était-elle assez fière, Metz la Pucelle, de ce corset aux dentelles de pierre ! Elle défiait toute attaque, ne prenait jour sur la campagne que par des ponts-levis méfians, d’étroites portes de prison.
Il passa devant l’École. Deux des meilleures années de sa jeunesse tenaient là. Plusieurs cavaliers ivres passèrent en titubant, à grand cliquetis de sabres. Au coin de la rue de la Garde, derrière une fenêtre, un sanglot d’enfant invisible lui fit tourner la tête. Une patrouille le croisa, près du Palais de Justice. Un air plus frais lui soufflait au visage : il longea l’Esplanade… Si calme autrefois, à l’heure où allait sonner la « petite cloche », elle était animée d’un va-et-vient d’ombres, dans la faible clarté des réverbères, espacés sous les arbres. Encore des soldats, ceux-là recrus de fatigue, couchés par terre, la tête sur leur sac ; un chat blanc qui file sous une porte, un murmure de charrois lointains ; puis, à nouveau, dans la rue des Clercs, un air lourd l’oppressa, un air saturé de la vie et du silence de ces milliers d’hommes et de chevaux qui campaient partout, remplissaient les forts, les casernes, les glacis, le Ban Saint-Martin, l’île Chambière, couvrant le sol du mamelonnement pointu des tentes grises, noircissant l’herbe d’innombrables feux de bivouac.
À l’hôtel de l’Europe, des factionnaires, des lumières, du bruit, la salle du grand Quartier général, fenêtres ouvertes, avec des officiers penchés sur les papiers, dans la fumée des cigares. Du Breuil entra. Sur le seuil, deux dames élégantes lui sourirent. L’une était la femme d’un général. Elle logeait là comme en villégiature, avec une nourrice et un bébé. Dans un couloir, des plantons, des curieux. Le commandant Blache parut : officier d’ordonnance du maréchal Lebœuf, il était, par son service, constamment en rapport avec l’état-major général. Il ne décolérait pas depuis trois jours, n’ayant à la bouche que le mot : gâchis, gâchis, répété avec une fureur comique. Tout allait mal. Il était logé dans une chambre à punaises. De jeunes camarades lui avaient manqué d’égards. Un de ses chevaux s’était blessé pendant le voyage. Au reste, avec son esprit méthodique, il ne pouvait se faire au tumulte de la salle de travail, à la présence des étrangers entrant là « comme au moulin » ! Dans les quatre sections du grand état-major, renseignemens, mouvemens, personnel, matériel, c’était le même décousu, la même agitation. La moindre dépêche télégraphique y soulevait tout le monde. On avait l’air d’hallucinés. « Soyons calmes, sapristi ! » grommelait-il vingt fois par jour. Il rentra dans la salle où le brouhaha croissait.
— Du Breuil, dit le colonel Laune, j’ai du travail pour vous !
Il était plus mince, plus sec encore que de coutume, tendu comme un arc d’acier. C’était un des rares qui restassent lucides au fort de l’ouvrage, prompts, décisifs. Des têtes se levèrent. Le commandant Décherac, un aimable garçon, serra la main de Du Breuil. Plusieurs lui sourirent. D’autres ne bougèrent pas. Le visage sardonique de Floppe, un capitaine malingre et blême, suait l’envie.
— Tenez ! dit Laune en baissant la voix, rédigez-moi ce rapport. Le général Lebrun l’attend.
Il se mit à l’œuvre. À sa droite, un lieutenant-colonel à lunettes, grisonnant, bedonnant, très peu militaire, taillait, avec une attention extraordinaire, une plume d’oie. En face de lui le commandant Kelm, un camarade du Mexique, écrivait, écrivait d’une façon vertigineuse, tout en mordant sa moustache. Quand Du Breuil, de loin en loin, levait la tête, il rencontrait, à l’autre bout de la salle, le regard grave d’un officier qu’il ne connaissait pas, nommé Restaud, et dont la laideur intelligente lui inspirait un commencement de sympathie.
La chaleur était étouffante. Un garçon entra, portant un plateau chargé de chopes. Il dut revenir avec de nouvelles canettes. Un officier réclamait de la glace, un autre de la limonade. Comme Du Breuil se replongeait dans sa besogne, le grand, long, très long colonel Charlys, chef du service des renseignemens, vint, à deux pas de lui, conférer avec Laune. Ils causaient assez haut pour qu’on pût entendre. « Vraiment ! c’était insupportable ! disait Charlys. (Sa figure osseuse faisait songer à Don Quichotte). — « Les renseignemens, le plus souvent, étaient transmis à l’Empereur et au maréchal Lebœuf par des agens secrets. L’état-major ignorait ainsi tout ce qui concernait la politique générale, la raison d’être des opérations. Le personnel d’espionnage était insignifiant. Par suite, la feuille quotidienne de renseignemens, composée d’informations de seconde main, jointes à celles que les chefs de corps fournissaient chaque jour, ne pouvait mentionner aucun fait important. » À ces doléances, le colonel Laune répliqua qu’il en était de même de certains ordres de mouvement. Donnés directement par l’Empereur ou le major général, ils échappaient à la filière des bureaux. Tous deux blâmèrent ces irrégularités. Il eût fallu une volonté, une direction uniques.
— Notre tâche, reprit le colonel Charlys, ne doit pas être réduite au service actif et aux écritures. Si nous ne savons par quelles considérations, par quelles nouvelles sont motivés les ordres que nous transmettons, notre rôle est diminué. L’armée entière peut en souffrir…
Il baissa la voix, sur le conseil de Laune.
Du Breuil, n’entendant plus, reprit son rapport. Oui, ce partage de l’autorité offrait bien des inconvéniens. L’Empereur ? Il devait avoir un plan, sans doute, mais l’indécision de son caractère, l’inquiétude que lui inspirait le désarroi de l’armée, si lente à s’équiper, paralysaient son esprit, trop disposé déjà à temporiser… Le commandement flottait, aux mains du souverain, du major général, des aides-majors généraux… On sentait le manque d’une impulsion vigoureuse… Du Breuil, à peine arrivé, pouvait se rendre compte de l’incertitude et de la confusion. On s’occupait de compléter l’équipement, l’armement ! Les magasins de Metz se vidaient. En revanche, des approvisionnemens considérables s’amassaient à Forbach et à Sarreguemines, villes ouvertes, à proximité de l’ennemi… Pour alléger la troupe, on faisait verser les couvertures et les shakos, mais d’autre part, les hommes recevaient un excédent de 90 cartouches… La Garde avait rendu ses bonnets d’ourson, elle ferait la campagne en bonnet de police. Et, pour en arriver là, il n’avait pas fallu moins d’une journée d’hésitation, de trois ordres et contre-ordres différens… Enfin, s’il en venait aux détails, Du Breuil demeurait confondu. Malgré les assertions du ministre à la tribune, tout manquait : pas de fours de campagne, pas d’ustensiles et d’effets de campement ; ni tentes, ni marmites, ni bidons, ni gamelles ; pas d’infirmiers et d’ouvriers d’administration ; pas de caisses de médicamens ; pas de brancards, pas de cacolets ; pas d’attelages… Et malgré la belle allure des vieux régimens, que de traînards, de pillards, d’ivrognes !
Il refaisait en pensée son voyage de Paris à Metz : les gares pleines de soldats ; sur les voies de garage, des trains bondés ; des cris, des chants, du tumulte ; à Vitry, un officier qui ne pouvait se faire obéir ; à Châlons, une farandole de zouaves, aux couacs d’un piston rauque !… Puis l’arrivée dans l’aube grise, le pêle-mêle des bivouacs et des camps, les glacis encombrés de tentes, de faisceaux, de cantines ; soldats de toutes armes, chevaux au piquet ; les gueules muettes des canons alignés en parcs, les caissons, les voitures, l’immense fleuve d’hommes roulé là des mille routes de la France ; et sur cette armée stagnante, la vision du carnage suspendu, l’impression d’énervement, d’attente !… Du Breuil se rappela la soirée de Saint-Cloud, la Marseillaise à l’Opéra… c’était le prélude ! Maintenant, le drame allait commencer. Et dans l’impatience fébrile qui faisait grincer sa plume, il lui sembla que les acteurs manquaient leur entrée…
Ah ! le bruit du premier coup de canon, quel soulagement !
II
Du Breuil avait passé la nuit du 3 au 4 août à transcrire des dépêches et des ordres de mouvement… On venait, à l’instant même, de renoncer à une opération projetée du 4e corps sur Sarrelouis. Le commissaire de police de Thionville signalait, en effet, le passage de 40 000 Prussiens à Trêves. De quel côté déboucheraient-ils ? Le grand choc ne pouvait tarder. Le combat de Sarrebrùck était de bon augure.
Il était, depuis son arrivée, soutenu par une surexcitation fiévreuse. Il lui semblait que l’énergie de ses facultés fût doublée : lucidité d’intelligence, promptitude de décision. Rien ne décourageait son zèle. En se dépensant ainsi, il obéissait à un sentiment d’honneur et de solidarité. Trop de plaintes, trop de griefs s’élevaient contre l’état-major, pour qu’il n’eût pas à cœur de payer d’exemple.
Son service était d’ailleurs des plus chargés. Des deux capitaines affectés au même travail, l’un, Massoli, gras, myope, les cheveux d’un noir de cirage, geignait toujours. Il lui fallait une cuisine sans assaisonnemens, du lait à tous ses repas, un rond de cuir sous ses lombes. L’autre, de Francastel, léger, bavard, figure d’oiseau, n’avait en tête qu’histoires de femmes, souvenirs du boulevard. On s’était égayé de ses mésaventures. Il prétendait parler admirablement l’allemand ; chargé d’interroger un prisonnier, il avait bredouillé dans le jargon le plus grotesque, à l’hilarité franche du sous-officier de uhlans, Prussien raide à poils roux.
Au petit jour seulement Du Breuil put prendre quelque repos. Quand il se réveilla deux heures après, il vit à son chevet un puissant dogue gris, qui le couvait d’un regard patient et attentif. Derrière se tenait, assis sur une chaise, son sabre entre les jambes, un capitaine de lanciers de la Garde, en kurka bleu de ciel et coiffé de la czapska en cuir noir. Lacoste lui souriait, pas changé, face énergique, regard franc.
— Comment, c’est toi ! Pourquoi ne m’as-tu pas réveillé ?
— Nous arrivons, Titan et moi. Tu dormais de si bon cœur…
Lacoste avait l’air tout heureux :
— Hein ! nous y voilà quand même ! Débarqué d’hier soir, vingt-quatre heures de train ; hommes et chevaux rompus. Mais sur le parcours, quelle ovation ! La nouvelle de Sarrebruck avait tourné toutes les têtes. Des fleurs, des cris : Vive l’armée ! Songe donc ! La première victoire. Nous l’avons apprise à Paris, au moment du départ. Il fallait voir l’enthousiasme ! C’était fou…
Du Breuil hocha la tête.
— Oui, je sais, reprit Lacoste, tout de même, c’est le baptême du feu. Et puis, à peine campé, j’ai le plaisir d’apprendre que nous repartons le matin, à cinq heures, avec toute la division. Mais, décidément, on ne se met en route qu’après le déjeuner. Alors, comme j’avais à venir à la Place, j’ai voulu te serrer la main. Et je file ! Il y a de la besogne. Du Breuil tira les rideaux, ouvrit la fenêtre. Tous deux, accoudés, respirèrent.
— Le temps est frais et couvert, fit Lacoste, excellent pour la marche. Sais-tu au juste où nous allons ?
— À Boulay.
— D’ailleurs, ça m’est égal, pourvu qu’on marche. Quelle déception, pour ce Sarrebruck. Tu n’imagines pas la joie, le délire, à Paris. Nous sommes comme ça, tout feu de paille… Mais cette fois, ça va être le grand coup. Je ne vivais plus. Enfin, j’arrive à temps !
Ils descendirent ensemble. Lacoste accepta un verre de café chaud. Titan, d’un seul coup, avala au vol le petit pain que son maître lui jeta.
Une fine jument, tenue par l’ordonnance, s’ébrouait dans la rue.
— Bonjour, Musette ! dit Du Breuil en lui flattant l’encolure.
— Au revoir, mon cher, dit Lacoste, les yeux humides. Dieu sait quand.
Il s’enleva en selle. Musette, piaffant, partait au petit trot ; et devant elle, tout joyeux, Titan voltait, avec des bonds pesans. Du Breuil éprouvait un plaisir ému :
— Ce brave Lacoste !
Il aperçut alors M. Bersheim, qui paraissait radieux. Il tenait une lettre en main :
— Bonjour, mon cher ami ! J’espère que vous avez de bonnes nouvelles de vos parens. Le service des postes se fait bien mal. Voilà une lettre qui a subi un retard considérable. En effet. Du Breuil avait écrit deux fois aux siens ; pas de réponse encore. Bersheim ajoutait :
— C’est mon cuirassier qui a griffonné cela, c’est André. Il m’annonce que notre zouave se ressent des fièvres d’Afrique. Ce pauvre Maurice a toujours été délicat. Mais le climat de l’Alsace va le guérir. Il compte bien décrocher l’épaulette à la première affaire. C’est effrayant, n’est-ce pas, d’avoir ses enfans dans la mêlée ? Eh bien ! mon cher ami, je suis très calme. Ma fille aussi est brave. Voyez-vous, quand on se dit que les gens qu’on aime font leur devoir, cela vous réconforte. Ma femme seule n’est pas raisonnable, elle se tourmente : c’est la maman. Bah ! toutes les balles ne tuent pas ; j’ai beau le lui répéter ! Elle a eu cette nuit des cauchemars affreux.
Lui, Bersheim, gardait la bonne figure d’un homme qui dort la conscience en repos. Mais peut-être faisait-il meilleure contenance qu’il n’en avait envie au fond, car, soudain, ses paupières se gonflèrent, sa bouche eut un petit tremblement.
— J’ai confiance en Dieu, fit-il : et après un silence : Devinez où je vais ?… Dire au revoir à d’Avol. Je lui porte quelques bons cigares qu’il pourra glisser dans ses sacoches. Je suis sûr qu’il n’y a pas pensé, lui ! Mais Anine songe à tout… Et j’ai porté au général Boisjol un flacon de ce vieux kirsch qu’il a paru apprécier. À quoi pensez-vous ?
Du Breuil rougit. Il revoyait Anine, et d’une façon très vague, très obscure, il enviait, tout en la jugeant des plus naturelles, sa prévenance pour d’Avol. Elle ne l’aurait pas eue pour lui, certainement. Bah ! que lui était-il, après tout ? Une ancienne relation, presque oubliée peut-être. Pourtant, elle l’avait accueilli comme un ami de la veille.
Des musiques résonnèrent. Depuis le matin, la Garde sortait de Metz. Un flot d’hommes et de canons s’écoulait hors des murs, par la porte des Allemands ; des convois suivaient, — dans la poussière.
Il vit, après déjeuner, défiler la division de cavalerie. En colonne par quatre, elle s’avançait au pas, la brigade légère en tête. Le vert clair des dolmans des chasseurs, le vert foncé des guides, les buffleteries blanches, les rangées de boutons scintillans sur les poitrines, rendaient joyeux cet apparat de guerre ; les petits chevaux gris des chasseurs, pleins de feu, moutonnaient, contrastant avec les grands normands, plus calmes, des guides. Officiers et soldats regardaient de haut les passans, avec l’indifférence un peu narquoise habituelle aux cavaliers. Les dragons de l’Impératrice et les lanciers apparurent, ceux-là en habit vert, ceux-ci en habit bleu. Les flammes des lances flottaient légères. Les chevaux bais, bien alignés, marchaient avec ampleur. Lacoste, monté sur Musette, aperçut de loin Du Breuil ; à sa hauteur, il salua du sabre. En serre-file venait un vieux maréchal des logis chevronné : celui qui à Saint-Cloud avait reçu Du Breuil, au poste de caserne. Il ne détourna pas la tête, rigide et grave. Les carabiniers et les cuirassiers fermaient la marche, sur leurs chevaux énormes. Les premiers cuirassés d’or, les seconds d’argent. En tête, un chef d’escadrons nommé Couchorte, gigantesque, semblait un homme d’un autre âge. Des trompettes sonnèrent, aigres et stridentes, faisant dresser l’oreille aux chevaux, la taille aux hommes. La cavalerie défilait toujours : vétérans médaillés, bêtes robustes. Cette belle division donnait une impression de force redoutable ; les canons des deux batteries, roulant en sourd tonnerre sur les pavés, y ajoutaient encore. Du Breuil, plein de fierté, regardait s’éloigner les dernières cuirasses et les derniers chevaux.
La journée se passa sans nouvelles. Vers le soir, de ces bruits vagues, mystérieux qui présagent les événemens néfastes se répandirent. Une division de Mac-Mahon aurait été attaquée, refoulée. Du Breuil n’y voulut pas croire. Cependant des gens, des officiers de la ville affluaient au Quartier général, avides de nouvelles. On ne savait rien. Il fut alors envoyé à la Préfecture, porter des dossiers au maréchal Lebœuf.
Avec sa petite cour, toujours pleine d’allans et de venans, les fenêtres ouvertes du rez-de-chaussée central, occupé par les officiers de tout grade qui avaient accompagné l’Empereur, le brouhaha des cuisines dans l’aile droite, — des marmitons blancs et des livrées vertes étaient justement en train de décharger un fourgon de provisions pour la bouche, — avec son trop-plein de suite, ses curieux, ses oisifs, la Préfecture, trouva-t-il, ressemblait plus à une succursale de l’hôtel de l’Europe, qu’à la calme demeure du Souverain. Plus d’une fois, appelé par son service, il avait jeté un regard sur les hautes croisées closes du premier étage, affecté au service personnel de l’Empereur et du Prince impérial. Le sort de l’armée, pourtant, celui de la France, se jouaient là.
Ce soir, une agitation insolite régnait. Des groupes stationnaient, par endroits. Des ombres, derrière les vitres éclairées, passaient. Un gros maître d’hôtel, sur la pointe de ses escarpins, traversait la cour, semblable, sous son habit marron, à un hanneton lourd. Il se retourna sur le seuil et montra un visage déconfit, puis se dirigea vers un buffet qu’on avait organisé dans une grande salle. Sa figure n’était pas inconnue à Du Breuil ; il l’avait remarqué au dîner de Saint-Cloud, plein alors d’assurance et de majesté.
À peine fut-il entré dans le salon où se pressaient aides de camp, officiers d’ordonnance, généraux, que la mauvaise nouvelle le frappa au visage. Elle bourdonnait en rumeur : c’étaient des exclamations, des ricanemens d’incrédulité, des plaintes sourdes. La dépêche venait d’arriver, le télégraphe étant installé dans l’un des bureaux mêmes de la Préfecture : une brigade de la division Abel Douay, du 1er corps, avait été surprise à Wissembourg par des forces très supérieures ; le général Douay avait été tué, ses troupes repoussées du Geisberg. Leur campement était aux mains de l’ennemi. De son côté, sur la basse Lauter, le corps badois-wurtembergeois avait franchi la frontière et occupé Lauterbourg. Du Breuil fut atterré. Dans l’âme de tous dominait la stupéfaction. Des arguties, des faux-fuyans, des si, des mais, l’impossibilité au caractère français de convenir qu’on avait pu mal s’éclairer, se renseigner, se garder.
— Douay a été surpris ! … répétait-on à l’envi. L’émotion produite dans l’entourage impérial se traduisait le lendemain par d’importantes mesures. Un ordre général de l’Empereur donnait au maréchal Bazaine le commandement des 2e, 3e et 4e corps, à Mac-Mahon celui des 1er, 5e et 7e, — mais pour les opérations militaires seulement. La Garde, rappelée sur Metz et portée à Courcelles, restait à la disposition du souverain. Le 5e corps devait se diriger de Sarreguemines sur Bitche ; on appelait d’urgence le maréchal Canrobert à Nancy avec ses quatre divisions.
La situation était grave. Le 2e corps se trouvant trop en flèche, à Sarrebrück, le général Frossard, dans la journée, avait demandé et obtenu l’autorisation de se replier sur Forbach. Les forces allemandes grossissaient de ce côté. On se demandait pourtant encore à l’état-major général si le VIIe corps prussien se dirigeait de Trêves sur Sarrelouis ou allait opérer, vers Sarrebruck, sa jonction avec le reste de la première armée.
Le commandement rendu à Bazaine faisait l’objet de tous les commentaires. Beaucoup, se fondant sur le mérite du maréchal, y voyaient un gage de succès. Car on était unanime à déplorer la mainmise par l’Empereur et le major général sur la direction des affaires. Certains, par politique, se réjouissaient de voir restituer à Bazaine, tardive d’ailleurs et incomplète, une autorité que réclamait pour lui l’opinion publique. La disgrâce où il avait paru à son retour du Mexique, bien qu’il eût commandé ensuite le 3e corps à Nancy, puis la Garde impériale, l’avait rendu cher à l’opposition. Ses partisans l’exaltaient, se plaignaient tout haut des mécontentemens qu’on lui avait donnés, en le mettant à l’écart au début de la campagne.
Sur la fin de la nuit, Du Breuil fut appelé de nouveau à la Préfecture et chargé, à sa grande joie, d’une mission spéciale. Les avant-gardes de la première armée prussienne ne se trouvaient plus qu’à quelques kilomètres de Sarrebrück. Il reçut l’ordre de porter au général Frossard tout ce que le major-général avait pu recueillir de renseignemens sur les forces ennemies. Steinmetz, disait-on, allait apparaître sur la Sarre avec les têtes de colonnes du VIIe corps (Zastrow) et du VIIIe corps (Gœben). Et l’armée du prince Frédéric-Charles n’était pas loin.
Il prit, à l’aube, le train pour Forbach.
Aussitôt arrivé, il s’informa. Un officier d’ordonnance, rencontré à la sortie de la gare, put le renseigner. Le 2e corps avait opéré la veille au soir le mouvement prescrit pour le matin. Les troupes occupaient donc leurs nouveaux emplacemens. On s’attendait à être attaqué d’une minute à l’autre. Le quartier général était encore à Forbach. Du Breuil y trouverait à coup sûr le général Frossard.
Il prit le chemin de la ville, croisa en route un escadron de dragons. Droits en selle sur leurs chevaux couverts de boue, avec leurs basanes raidies, leurs manteaux blancs tournés au jaune pisseux, leurs sabres rouillés, ils avaient l’air d’une horde de barbares, la longue moustache pendante sous le casque terni. L’orage de la nuit avait laissé sur la route des traces de son passage. Du Breuil enjambait de grandes flaques, des ruisselets. À chaque pas, il rencontrait des isolés, de petits détachemens, la tunique souillée, le képi déformé par la pluie. Tous avaient un air martial, de confiance joyeuse, d’entrain. Un épais brouillard rose achevait de se dissiper dans le soleil. Comme la nuit avait dû être longue sous les petites tentes, pour tous ces braves gens, couchés à même sur les plateaux, dans les vallons, à travers l’ombre imprégnée d’eau ! Il se représenta les heures noires, coupées d’averses et de rafales, les sommeils agités, l’humidité, le froid, et le morne réveil, dans l’aube blême, sur le sol gluant… À huit heures, il pénétrait en ville, comme le général Frossard et son état-major allaient en sortir.
Sa mission remplie, il gravissait en carriole la pente roide du Kreutzberg, à côté du jeune Schneiber, un paysan de Forbach qui, désireux d’assister à la bataille et de porter secours aux blessés, lui avait offert avec empressement une place. Du Breuil avait beau tendre l’oreille ; on n’entendait absolument rien. Pourtant l’action était engagée. Il avait, en partant, rencontré le commandant Laisné. Ils s’étaient liés pendant la campagne d’Italie. Pas changé, Laisné. Grand, sec, son nez énorme, ses moustaches de chat… Deux mots échangés à la hâte. La lutte se dessinait à Spickeren. Laisné venait de porter au télégraphe une dépêche du général Frossard annonçant la bataille au maréchal Bazaine, et demandant qu’on le soutînt.
Il était onze heures. La route serpentait sur la montagne, entre des taillis épais, dressant de chaque côté leurs fourrés drus, aux troncs serrés, aux feuillages noirs. Le ciel d’un bleu profond, sans un nuage, se déployait très haut comme un dais lointain. Il faisait chaud. Pas un bruit. Seule dans l’air lourd tournait une ronde d’insectes. L’herbe des talus était immobile.
Ce silence, à la longue, était inquiétant. Sans doute, quand on aurait gagné la descente, on entendrait… Du Breuil s’étonnait d’être le long de cette route, cahoté sur un banc de carriole, à quelques kilomètres du champ de bataille. Pourquoi n’avait-il pas repris le train ? Bah ! il était aussi bien là qu’à Metz, dans son bureau… Même il pouvait se rendre utile, rapporter au Quartier général des nouvelles fraîches… Et puis, cette impatience d’agir, ce besoin de savoir !… Il n’eut pas de peine à se convaincre qu’en restant, il ne faisait, en somme, que son devoir.
Pourquoi n’entendait-on plus rien ? Une saute du vent, sans doute, ou bien la montagne interceptait…
Ils venaient d’atteindre le sommet du Kreutzberg. La route tourna brusquement. Aussitôt, sourd d’abord, puis distinct, le grondement de la bataille éclata. La vue était encore bornée en avant par un coude de la route, et de chaque côté par les talus boisés. Rien que la sombre verdure et le ciel bleu. Mais au tournant, sur la rampe qui montait vers eux en ligne droite, Du Breuil aperçut un furieux galop d’attelages. Des caissons d’artillerie, un maréchal des logis en tête, passèrent à toute vitesse dans un nuage de poussière. Les conducteurs penchés sur l’encolure activaient à coups de fouet l’allure des sous-verges ; les lourdes voitures roulaient avec fracas.
Un convoi dépourvu de munitions, qui allait sans doute se réapprovisionner à Forbach… Ils croisèrent des estafettes au grand trot, des paysans chassant devant eux des troupeaux de moutons et de bœufs, des chariots remplis de meubles, d’effets jetés pêle-mêle, tables, chaises, matelas. Leur carriole dépassa une file de prolonges chargées de pain. L’officier d’administration qui les dirigeait avait l’air fort en peine. Le canon tonnait avec violence. La petite escorte des hommes de corvée, l’arme au bras, piétinait le long des voitures, en maugréant.
À toute bride, sur le bas côté gauche de la route, un officier d’état-major, porteur de quelque dépêche, fonçait devant lui. Il cria : Place ! place ! Du Breuil n’eut que le temps d’apercevoir son visage en feu.
Ils arrivèrent à Etzling. Comme ils allaient quitter la grand’route pour piquer au nord, sur Spickeren, par un chemin de terre, Schneiber, dans un break arrêté sur la place de l’église, reconnut un de ses cousins, habitant de Forbach, le sieur Briand. Il rapportait de Sarreguemines des nouvelles triomphantes. Il n’y était bruit, depuis le matin, que d’une grande victoire remportée par Mac-Mahon. La revanche de Wissembourg ! Le maréchal avait anéanti l’armée du Prince Royal, fait 40 000 prisonniers… M. Briand, transporté, agita sa casquette, en criant : Vive la France !
La carriole roulait vers Spickeren. On apercevait du plateau les toits rouges du village, l’église où flottait le drapeau de Genève. Pays tourmenté de ravins profonds, de pentes roides, de côtes et partout, dans les fonds, sur les hauteurs, des bois, des bois noirs coupant de leurs taillis drus les sillons rouges des terres labourées. Du Breuil écoutait grandir avec orgueil le tumulte continu de la lutte. Le soleil à ses yeux resplendit. L’azur devint léger ; la victoire y passa, fouettant l’air pur de son aile frissonnante. Frossard allait peut-être donner un pendant à l’éclatant succès de Mac-Mahon. Car cette nouvelle était de bon augure… on devait en rabattre, évidemment. N’importe ! cela chauffait le cœur.
Soudain à sa droite, sur le mamelon, il aperçut deux régimens de ligne massés par bataillons. Ils attendaient, l’arme au pied, leur tour d’être engagés. Sac au dos, immobiles, les hommes causaient entre eux. L’alignement des tuniques bleues, des pantalons rouges ondulait au loin. Du Breuil, ému, contempla ce mouvant chapelet de visages, cette longue et frémissante ligne de chair, qui était de la pensée, de la vie. Parfois un mot de loustic courait le long du rang, soulevant une traînée de rires. Les uns, fébriles, regardaient au loin, mordaient machinalement leur moustache, frappaient du pied. D’autres, résignés, se morfondaient en silence.
Autour du village, les tentes étaient encore debout. Les effets de campement gisaient pêle-mêle près des marmites renversées. Des feux achevaient de mourir. Les rues étaient pleines de troupes. Les ambulances de la division stationnaient devant la mairie et l’église, transformées en hôpital provisoire. Impossible d’avancer. Les chemins de terre conduisant au plateau où la brigade Micheler se battait, étaient encombrés de fantassins, de cavaliers, d’artilleurs, d’un va-et-vient d’infirmiers avec leurs brancards, d’un transport incessant de munitions. Les caissons vides des batteries venaient se remplir aux fourgons de réserve. Les balles sifflaient dans les rues. L’attelage d’une cantine, affolé par le bruit croissant, prit peur et s’emballa. Au milieu des cris aigus de femmes, la lourde voiture disparut du côté des bois.
Mais Du Breuil voulait à tout prix se rendre compte. Le clocher, quelle idée ! Et tandis que le jeune Schneiber remisait sa carriole dans une cour de marchand de vins, il entra dans l’église. Elle commençait à s’emplir de blessés, étendus sur des chaises, des bancs, ou bien à terre, la tête contre une marche, dépoitraillés, sanglans. Des sœurs de charité, des femmes, les pansaient avec de la charpie et de l’eau. Un chef de musique faisait fonction de médecin, muni d’un flacon de sels pour tout remède. Les plaintes, les soupirs se fondaient en un seul gémissement qui accompagna Du Breuil jusqu’au terme de son ascension. L’escalier gravi, il parvint, en s’aidant de crampons, à se hisser, blanc de poussière et couvert de toiles d’araignée, jusqu’à la dernière lucarne. Il ne put retenir un cri. Devant lui, sous le soleil, dans la fumée, le plateau de Spickeren au premier plan s’étalait avec ses bois, ses clairières, ses champs, ses ravins. Partout un fourmillement rouge et bleu. Du Breuil distinguait l’éparpillement des tirailleurs, les lignes plus denses des compagnies ; des casques noirs se mouvaient du côté de la forêt de Saint-Arnual. Les batteries crachaient à toute seconde l’éclair fusant des coups. Elles étaient enveloppées de petits floconnemens de fumée vite dispersés dans l’immense voile flottant et roux qui se déchirait par endroits. Au delà de l’Éperon, visible par momens lorsque le vent s’élevait, le versant opposé de la vallée étageait ses pentes lointaines jusqu’aux hauteurs du Galgensberg et du Keppertsberg. Des batteries allemandes les couronnaient d’un cercle de feux, et l’on en voyait descendre de l’infanterie, en colonnes noires, qui dessinaient à droite et à gauche vers les bois leurs mouvemens tournans. Une foule de casques se mouvait encore, plus à gauche, en avant de Styring… Ses regards le rivaient à ce panorama vivant. Le clocher tout entier vibrait à certaines décharges plus violentes, et l’odeur acre de la poudre était si forte qu’elle prenait à la gorge. Il percevait dans la rumeur confuse des appels lointains, cris de rage et de triomphe, commandemens suprêmes, plaintes de mourans.
Un petit bois masquait en partie la vue de l’Éperon. Cependant, à l’aide de sa lorgnette, Du Breuil put distinguer à cet endroit un mouvement insolite. Des fanfares étouffées lui parvinrent ; des hurrahs joyeux. Était-ce possible ? Des casques à pointe brillaient dans le premier retranchement. Eh bien ? à quoi pensent les vitriers ! Le 10e bataillon de chasseurs était là pourtant. Soudain, après un long corps à corps, une ligne flottante se replia, gagna l’abri du second retranchement. Mais elle s’élançait à nouveau, enlevait l’Éperon ; plus un casque. Un voile de fumée s’interposa. Dissipé au bout d’une minute, Du Breuil vit avec consternation une masse noire fourmiller à la place des chasseurs. Ils étaient donc enragés, ces Prussiens !
Trois heures sonnèrent. Du Breuil, grisé, avait perdu la notion du temps, du lieu. Presque inconsciemment, il descendit, se retrouva sur la place. Un général et son état-major, pied à terre, se tenaient à l’ombre sous un quinconce. Deux hussards d’escorte gardaient les chevaux, qui s’ébrouaient, le flanc creux. Puis, ne trouvant pas d’herbe, ils renversèrent l’encolure, afin de tondre des branches basses, mâchant, avec le mors, les feuilles et l’écume. Du Breuil reconnut le général Doëns. Ils n’eurent que le temps d’échanger deux paroles. Un aide de camp du général Laveaucoupet, la figure poudreuse, striée de sueur, le cheval sanglant, apparut, réclamant trois bataillons.
Du Breuil se mit à la recherche de sa carriole. Des fantassins défilaient au pas accéléré. Ils avaient déposé leurs sacs, marchaient allègrement, le fusil sur l’épaule. « En ordre ! en ordre ! » répétait un vieux capitaine, d’un ton paternel. Une batterie de mitrailleuses, au grand trot, fila. Pas de carriole. Tout à coup un cheval sans cavalier, les rênes pendantes, déboucha d’une rue, à la charge. Il s’arrêta court, campé sur ses quatre pattes, hennit avec force. Son flanc mouillé haletait comme un soufflet de forge. Du Breuil, sans réfléchir, s’enleva en selle. Un manteau d’officier garnissait le troussequin. Il y avait dans les fontes un revolver et des cartes. La pauvre bête portait à la naissance de l’encolure une large entaille d’où le sang coulait. Sous l’éperon, elle hennit de nouveau, fonça dans les terres labourées vers le plateau. Une ivresse furieuse emportait cheval et cavalier, Du Breuil ne se possédait plus. À travers les halles, dans la fumée, il galopa ainsi longtemps, franchit un ravin, sauta des troncs d’arbre, des fossés, avançant, reculant comme dans un rêve, en plein tourbillon de mêlée. Ce que cette course dura, un quart d’heure, un siècle, il ne le sut jamais. Lorsqu’il reprit conscience de lui, il fut tout étonné de se retrouver le sabre à la main, chargeant avec l’état-major du général Laveaucoupet, dont il distinguait à dix mètres de lui le képi brodé d’or. Les Prussiens cherchaient à sortir d’un bois. Un feu roulant crépitait. Mais avec des cris sauvages, derrière leurs officiers, nos deux bataillons s’élançaient à corps perdu, baïonnette brandie. Ils se mirent à courir, et Du Breuil se sentait à la fois entraîné d’un élan et poussé par une force irrésistible. L’ennemi lâcha pied, poursuivi par les fantassins en folie.
Alors, il put se dégager, remettre le sabre au fourreau, et lentement, car son cheval boitait, il reprit le chemin de Spickeren. Il s’efforça de coordonner ses idées, mais lorsqu’il arriva devant l’église, il se demandait encore à quel mobile il avait obéi. Son cheval, à ce moment, s’abattit. Il avait un éclat d’obus dans le poitrail. Heureusement, Schneiber, inquiet, parut. Il cherchait Du Breuil depuis longtemps… Quelle heure était-il ? Quatre heures seulement. La carriole était prête ; ils repartirent. Ils n’avançaient guère, forcés à chaque pas d’obliquer à travers champs. Des voitures en déroute obstruaient l’étroite chaussée. Il fallait se diriger à travers un dédale de paysans, de fuyards, de blessés. Couchés sur de la paille, on les évacuait sur Forbach par charretées. À toute minute, des bousculades. Jurant, sacrant, des chasseurs, des dragons passaient au galop. Plus loin, balancé au pas de quatre sapeurs, sur un brancard fait d’une toile de tente et de deux chassepots, le corps d’un officier s’allongeait, rigide. On voyait, tunique et chemise ouvertes, sa poitrine labourée. Du Breuil reconnut, à la face exsangue où s’ouvraient démesurément des yeux de souffrance, un colonel rencontré autrefois et dont il ne parvint pas à se rappeler le nom. Instinctivement il se souleva, et pour un hommage suprême, la main au képi, fit le salut militaire.
Sa fièvre était tombée. Il demeurait assourdi, démoralisé, las. Le fracas de la lutte derrière eux s’apaisait. En revanche, à droite, il croissait. Il y avait deux actions distinctes. Ah ! ces maudits casques ! On les apercevait du clocher tout à l’heure. Ils fourmillaient du côté de Styring. La journée restait indécise évidemment… Pourquoi la division Bataille n’entrait-elle pas en ligne ? Et le 3e corps ? Sans doute, il arrivait à la rescousse. Et Du Breuil s’imagina, parties en hâte de leurs quatre bivouacs, les troupes fraîches accourant au canon, à marches forcées… Le chemin bifurquait. La carriole prit à droite, sur le Forbacherberg, dans les bois. Ils étaient pleins de troupes. Un capitaine dont la compagnie bordait le talus dit à Du Breuil que la Brême-d’Or et Baraque-Mouton venaient d’être enlevées. Le reste du bataillon était là (il étendit le bras, désignant les pentes du Forbacherberg) : « Soyez tranquille, nous barrons le chemin ! » Debout, assis, couchés, les hommes noirs de poudre, les vêtemens en désordre, couverts de terre, de sang, de poussière, étaient en train de reprendre haleine. Quelques-uns nettoyaient leur fusil. D’autres tiraient de leur sac un morceau de pain. Ils n’avaient pas mangé depuis la veille. Le chemin descendait à pic. Le petit cheval rouan refusa d’avancer. Il fallut mettre pied à terre. On entendait distinctement le crépitement de la fusillade, le bruit régulier des feux de salve, le roulement sec des mitrailleuses, les coups de grosse caisse des canons. La Brême-d’Or enlevée !… C’était la route de Forbach ouverte. Heureusement qu’on la maîtrisait des hauteurs… Des balles perdues sifflaient longuement. D’autres hachaient le feuillage, s’enfonçaient au cœur des arbres.
Ils arrivèrent à la route. La confusion était inexprimable. Dans un concert de cris, de lamentations, d’injures, un fleuve de fuyards, de cantines et de fourgons roulait à pleins bords. Pêle-mêle, des infirmiers avec des brancards, des blessés juchés sur des cacolets et des voitures sanitaires, des habitans de Styring, fous de terreur. Partout sur la chaussée, sur les talus, des soldats débandés, des vieillards, des femmes avec des enfans pendus à leurs jupes. Quelques paysans emportaient une paillasse sur leur tête, traînaient un agneau, un veau, effarés du tumulte. Des convois d’artillerie et de munitions, des détachemens allant prendre part au combat, essayaient de remonter le courant. Dominant le brouhaha de la déroute de son tumulte continu, la bataille grondait toujours. Elle devait être dans son plein vers Styring. Les détonations se succédaient sans intervalle. Mais comment traverser la route ? — Soudain un peloton de cavalerie balaya le côté droit. C’était l’escorte du général Frossard. Du Breuil profita du passage pour se faufiler, gagner l’autre côté où s’amorçait le chemin de Styring-Wendel. Seul, en avant de son état-major, le général s’avançait au pas d’un grand pur-sang bai. Il semblait ne rien voir, en proie au destin. Ses officiers derrière lui, noirs de poussière et de sueur, talonnaient en silence leurs chevaux éreintés. À hauteur du chemin de Styring, le général, indécis, s’arrêta. Il embrassa du regard le vallon, les bois, les hautes cheminées des forges, visibles à travers la fumée. Ses yeux tombèrent un moment sur Du Breuil, sans le reconnaître, sans même l’apercevoir peut-être. Et du même pas somnambulique, il repartit, traînant derrière lui son cortège muet.
— Laisné ! cria Du Breuil.
Le commandant passait à côté de lui. Il tourna la tête, fit demi-tour et, franchissant d’un saut le talus de la route, vint se ranger près de la carriole sur le chemin de terre. Tout allait mal, l’ennemi recevait constamment des renforts. Notre division de réserve était engagée. Et l’on perdait du terrain. Et le 3e corps n’arrivait pas…
— Qu’est-ce qu’ils peuvent f… !
Laisné étouffa un juron. Sa jument grattait le sol avec rage, tirait à pleins bras pour repartir. Mais la route était redevenue torrent. Il fit un geste d’adieu, disparut au galop, longeant le fossé.
« Hue ! Poulot ! » La carriole démarra. Au bout de cent mètres, impossible d’aller plus loin. Le chemin suivait la lisière d’un bois. Un bataillon de ligne l’occupait, utilisant le talus, les arbres, pour diriger un feu violent sur les bois opposés où les Prussiens venaient d’être rejetés. Du Breuil sautait à terre, et voulant pousser jusqu’à Styring, il décida Schneiber à remiser sa voiture dans le taillis. Un quart d’heure après, il pénétrait dans l’usine. Les hauts fourneaux étaient allumés. Les machines ronflaient. Les ouvriers allaient et venaient comme si rien d’anormal ne se passait. Le village était cependant le centre de la résistance. À droite, à gauche, en avant des maisons, régimens et batteries confondus faisaient un dernier effort. Alt-Styring était pris. Les Prussiens débouchaient de toutes parts.
Le général Bataille et le général Vergé se tenaient à cheval à l’entrée de la cour. Du Breuil les vit un moment se concerter, puis le général Bataille, seul, l’épée à la main, gagner la gauche du village. Tout le 67e de ligne aussitôt se porta en avant, baïonnette au fusil et clairon sonnant ; les trois bataillons prirent le pas de course, fonçant sur les bois… Du Breuil tourna la tête. Un gémissement s’élevait derrière lui. Il allait se pencher vers le blessé, un petit lieutenant d’artillerie, la jambe droite fracassée, lorsque des cris éclatèrent. Sur le terrain balayé par la charge, trois canons abandonnés le matin étaient en batterie. Un nouveau gémissement le fit tressaillir. La tête appuyée contre le battant de la porte, le blessé remuait. Il se souleva sur le coude, et Du Breuil suivant la direction de son regard le vit contempler fixement les canons en détresse.
— Mes pièces… murmura-t-il avec désespoir, mes pièces…
Mais un chef d’escadron suivi de quelques officiers et d’une dizaine d’hommes, artilleurs et fantassins, piquait des deux, droit vers elles. Sous une grêle de balles, ils parvenaient aux canons, sautaient à terre, les raccrochaient aux avant-trains et repartaient au galop.
— Bravo ! cria Du Breuil, tandis qu’avec un sourire d’extase le petit lieutenant retombait évanoui.
Des cris d’épouvante s’élevaient : Au feu ! au feu ! L’usine commençait à flamber. Au-dessus des toits, de lourdes colonnes de fumée blanche tourbillonnaient, mêlées aux panaches noirs des hautes cheminées. La flamme creva, jaillit. Ce qui restait d’ouvriers s’enfuit éperdu. Du Breuil allait s’éloigner lorsqu’il aperçut devant la porte un groupe compact : le général Vergé, le général Frossard avec son état-major.
Il s’approcha, Laisné vint à lui.
— Ça va mal là-haut.
Les dernières nouvelles de Spickeren étaient désastreuses ; l’ennemi enragé, grossissant toujours ; Laveaucoupet engagé jusqu’au dernier homme, les pertes sanglantes, la division épuisée ; le général Doëns tué…
— Tué ! fit Du Breuil. Mais je lui ai parlé il y a une demi-heure.
Il eut le cœur serré, revit le brave homme plein de vie. Un lieutenant de dragons, le casque bossué, l’épaulette arrachée, arrivait à fond de train : « Le général Frossard ! » On le lui désigna. Il rendit compte, d’une voix entrecoupée. Toute une division prussienne s’avançait sur la route de Sarrelouis. Les deux escadrons du colonel Dulac et la compagnie du génie ne pouvaient tenir. Le Kaninchensberg était sur le point d’être évacué… La consternation se peignit sur tous les visages. Forbach enlevé, l’extrême gauche tournée, c’était le coup de grâce ! La journée était perdue sans retour. Dès le début de l’action, le général Frossard avait dû envoyer au secours du général Vergé la brigade chargée de couvrir la ville. Il ne lui restait pas une réserve. Les trois divisions décimées ne se maintenaient qu’à force d’héroïsme. Le nombre des Prussiens augmentait d’heure en heure, Et du 3e corps, pas de nouvelles ! C’était à n’y rien comprendre. Laisné s’en expliqua durement. On avait envoyé au maréchal Bazaine dépêches sur dépêches. Rien… Canaille ! Il laissait écraser le 2e corps volontairement ! Du Breuil ne savait que penser.
Le général Frossard achevait de donner des ordres. On saisit quelques mots «… Se replier… par les crêtes… » La fusillade s’était ralentie. Le soir commençait à descendre. Une chaleur suffocante soufflait de l’usine en flammes. Et tandis qu’avec son peloton d’escorte le groupe morne disparaissait à travers un brouillard, Du Breuil regardait le jour mourir dans son immense linceul de brume, ensanglanté de taches rousses par le soleil et l’incendie.
Sur le front des troupes, un mouvement se fit. Quelques bataillons commençaient à se replier. Aussitôt, du cercle meurtrier du bois, des hauteurs du Folster-Höhe, un ouragan de feu s’éleva. Avec une force nouvelle, l’assaut prussien recommençait.
Deux artilleurs aidèrent Du Breuil à transporter jusqu’à la carriole le petit lieutenant blessé. Schneiber, les mains noires de poudre, jeta le fusil qu’il avait ramassé, et, Poulot tenu par la bride, on eut vite rejoint la grand’route. Il pouvait être sept heures. Un vent d’orage courait dans les hauts peupliers. Le crépuscule, sinistre, tombait.
Aux cahots de la voiture, car la chaussée était jonchée à chaque pas d’armes, de vêtemens, de sacs, le blessé, toujours évanoui, poussait de longs soupirs, une plainte d’enfant, très douce. Du Breuil, à la fin, ne l’entendait plus. Les oreilles bourdonnantes du fracas décroissant de la lutte, les tempes cerclées d’une atroce migraine, il remâchait avec fureur son impuissance. À sa hauteur, roulée dans le même reflux, une compagnie en retraite cheminait. Battus, ces hommes-là ! Allons donc ! La rage éclatait dans leurs yeux. Fourbus, noirs, déchirés, superbes, ils s’en allaient d’un pas vif encore. Battus ! Était-ce possible ?… Ils prirent à gauche, gagnant les hauteurs.
La carriole longeait maintenant une file de chasseurs à pied, nu-tête, sans armes, débandés. Ivres de fatigue et de faim, ils chantaient à pleine gorge :
Le général Frossard
N’est qu’un sal’rossard !
À la vue des insignes de Du Breuil, ils ricanèrent. La nuit s’était faite. La carriole roulait toujours, côtoyant des femmes, des voitures pleines de blessés, des fourgons, des cantines. Du Breuil, soudain, se retourna, mordu au cœur. Un cri aigre, strident, grinçait : — « À Berlin ! à Berlin ! » Qui donc raillait ainsi ? Avec un rire sanglotant, la voix enrouée jeta de nouveau : — « À Berlin ! à Berlin ! »… Ah ! ces mots, quel souvenir !… Et sur le toit d’une cantine, la patte ficelée à son perchoir, Du Breuil aperçut un perroquet vert tout hérissé, qui s’égosillait en battant des ailes.
Sur la droite, à quelques centaines de mètres, une fusillade éclata. Et ce fut une panique sans nom, une bagarre, des cris de femmes étouffées, des galops. Puis des feux rouges ; la gare. Une foule en délire s’écrasait dans les salles. Le long du quai, des enfans, des vieillards couraient. On voyait sur le Kaninchensberg de longs éclairs jaunes. Puis une détonation et dans le ciel noir, au-dessus de la ville, des obus éclataient. Les forges de Styring jetaient au loin d’immenses lueurs, et tout près de la station, la fusillade, furieuse, reprenait.
Le dernier train venait de partir. Il ne restait sur la voie qu’une locomotive. Du Breuil requit le chef de gare de la mettre en route aussitôt. Il voyagerait avec le chauffeur et le mécanicien. Un coup de sifflet. La voie était libre. La lourde machine se mit en marche au milieu des cris et des malédictions. Saluée par une pluie de balles, elle s’en allait à toute vitesse, le long des bois fourmillans de Prussiens qui la mitraillaient au passage. Un rideau de flamme et de fumée cachait Forbach où quelques maisons brûlaient, et, jusqu’au zénith étoile, de grands nuages mouvans déroulaient leurs volutes rousses piquetées de flammèches et d’étincelles.
Retour lamentable, coupé à toute minute d’arrêts devant les disques, de reculs, de manœuvres, de sifflets en détresse. Les gares étaient encombrées. Entre Bening et Rosbrück, on croisa un train d’infanterie, une longue file de wagons. Aux brèves lueurs des lampes, les compartimens apparaissaient, bondés d’hommes endormis, faces comme vues en rêve aux expressions d’attente, de fatigue, de fièvre. Et Du Breuil se répétait, — à chaque wagon : Trop tard, trop tard, trop tard…
Saint-Avold… Faulquemont… Courcelles… La tête dans ses mains, assis sur un tas de charbon, il pleurait maintenant à chaudes larmes, secoué de sanglots, avec une détente affreuse de tout l’être, tandis que le chauffeur et le mécanicien, apitoyés, le regardaient en silence.
Metz, enfin ! Il prit machinalement le chemin de la Préfecture. La nouvelle du désastre était connue. Les cafés regorgeaient. Les rues étaient noires de monde. L’impression de stupeur dominait. Une foule anxieuse était attroupée devant les portes de l’hôtel. Il traversa la petite cour envahie, pénétra dans les salons du rez-de-chaussée. À peine put-il apercevoir un instant le major général, lui rendre compte en quelques mots… On ne s’occupait plus de Forbach. Une nouvelle autrement terrible venait de se répandre. Le maréchal de Mac-Mahon s’était fait écraser à Wœrth, le jour même. L’armée des Vosges n’existait plus.
III
Du Breuil songeait, le front dans ses mains, les coudes sur sa table de travail. Le canon de Forbach grondait encore à son oreille ; il avait dans les yeux les fumées des batteries, aux narines l’odeur acre de la poudre ; un tohu-bohu d’images ardentes l’assaillait… le cheval échappé, le petit lieutenant blessé de Styring, les pièces enlevées par les chevaux à grands coups de reins, la retraite, la déroute… Il en revenait toujours là. Il éprouvait une plaie d’orgueil à vif, comme si l’humiliation de tant d’hommes s’ajoutait à la sienne. Il connut qu’il y a des douleurs collectives, dont l’intensité dépasse les pires souffrances de l’individu. Il se sentait alors Français jusqu’aux moelles. À l’idée que les lourdes bottes de l’ennemi foulaient en cadence le sol de la patrie, il lui sembla qu’elles lui piétinaient le cœur. La route paisible du Kreutzberg ondulait devant lui, avec les talus verts, le tourbillon de moucherons, le grand silence, tout ce qui, à ce moment d’attente, si près du combat, lui avait donné la sensation profonde du pays qui vous appartient, qu’on aime, et qu’on garde, parce qu’il y fait bon vivre, et qu’en sa plus petite tige d’herbe, sa moindre parcelle de terre, tiennent mille sentimens obscurs, invétérés. Battus ! Quelle rage !
Et l’on reculait sans combattre ! Ladmirault, Bazaine, Bourbaki, Canrobert, intacts ! Châlons, du coup ; Châlons, quand on pouvait tenir sous Metz ! L’armée démoralisée, la France ouverte ! Il sentit en lui toutes les forces du meurtre, toute l’ivresse de la bataille. Voyons, rien n’était perdu ! On les reconduirait, les Allemands ! Tout à coup son cœur creva, de pitié soudaine. Il venait de penser aux Bersheim, au lieutenant de cuirassiers, au sergent-major de zouaves, André, Maurice… Pauvres gens !
Une main se posa sur son épaule : le colonel Laune venait de l’appeler sans qu’il entendit :
— De nouveaux ordres de mouvement. On porte les troupes à Saint-Avold. Le projet de Châlons est abandonné.
Et comme Du Breuil le regardait avec stupeur :
— Oui, reprit Laune amèrement. On ne se pique pas de suite dans les idées !… Mais, cette fois, on a raison. La retraite était désastreuse. Il n’y a qu’à tomber vigoureusement sur l’ennemi avec Bazaine, Ladmirault, la Garde…
Il baissa la voix :
— Quand on pense que nous avons été battus, battus, avec de pareilles troupes ! Car voyez-vous, le bras est solide, c’est la tête qui est malade… Il nous manque un homme !
Et lui qui ne parlait jamais, il confia à Du Breuil que, ce matin même, le premier aide-major, dans une entrevue secrète, avait sollicité l’Empereur de résigner le commandement, de rentrer à Paris. Le souverain s’y était refusé, ne voulant revenir dans la capitale qu’en vainqueur ; déjà la presse révolutionnaire l’accusait d’être cause de la guerre, le rendait responsable des malheurs publics…
Raidissant sa taille mince, l’air plus volontaire que jamais, comme s’il regrettait son expansion, il ajouta :
— Allons, au travail ! Ce n’est pas le moment de s’abandonner !
Vers le soir, Du Breuil profita d’un instant de liberté pour courir chez les Bersheim. Il pleuvait, et le temps, trop fréquemment maussade, faisait paraître Metz plus triste, avec ses pavés glissans. On avait retiré des balcons une partie des drapeaux. L’oriflamme arborée au sommet de la cathédrale pendait, comme une grande loque. Sur toutes les places, des voitures de déménagement, des chariots de paysans stationnaient. Des mobiles de corvée, en blouse grise, passaient, pliant les épaules sous l’ondée. Un grand garçon à lunettes, barbu, coiffé d’un képi trop petit, comiquement empêtré d’un sabre-baïonnette, sortit d’une maison et fit le salut militaire.
— Ah ! mon commandant ! laissa-t-il échapper d’une voix gémissante…
Et voyant le regard étonné du commandant, il balbutia qu’il avait eu l’honneur de déjeuner avec lui chez les Bersheim, se nomma :
— Gustave, Gustave Le Martrois. Mme Bersheim, annonça-t-il, est bien malade… Maman est auprès d’elle. Pourtant rien ne prouve que ses fils soient perdus.
Sur le seuil de la grande porte, ils rencontrèrent le Père Desroques, qui salua courtoisement. Il était venu prendre des nouvelles, la tristesse donnait plus d’expression encore à sa physionomie ardente :
— Dieu nous éprouve, soupira-t-il. Jamais la foi n’a été plus nécessaire.
La porte vitrée du perron s’ouvrit ; Bersheim, tête nue, parut, et en reconnaissant les nouveaux venus, s’élança vers eux, les traits décomposés :
— Vous savez quelque chose ?
Hélas ! non, Du Breuil ne savait rien. Comment aurait-il su ? Le docteur Sohier descendait les marches du perron, sanglé dans sa tunique ; il bougonna, après avoir échangé une poignée de main avec Du Breuil :
— La potion calmante commence son effet. Il faudrait que Mme Bersheim pût dormir ! Ah ! sans votre mère et votre fille… Il n’y a qu’elles de raisonnables ici…
Anine arrivait à son tour. Ses beaux yeux étaient rouges, ses paupières cernées, mais son visage restait calme, à force de volonté. Elle rappela au docteur quelques détails pour la préparation de l’ambulance que ses parens installaient, dans la vieille maison. Disposant de deux grandes pièces et de trois petites, ils pourraient placer une quinzaine de lits. Aux riches de donner l’exemple. Ce n’est pas une raison parce qu’ils avaient du chagrin ! On faisait son devoir, voilà tout !… Sohier s’en allait. Des hue ! dia ! retentirent, accompagnés de ho ! ho ! là ! Un chariot, attelé de deux chevaux blancs, entrait dans la cour. Il était chargé jusqu’à hauteur d’un premier étage de meubles calés avec des matelas ; un berceau couronnait l’édifice. Sous la voiture, dans la civière, des assiettes peintes s’entre-choquaient contre une batterie de cuisine. Un paysan, qui, assis sur le brancard, tenait en main les guides et le fouet, sauta à terre. M. Bersheim reconnut Thibaut, le gendre du père Larouy, son fermier, à Noisseville.
Il avait le regard et le sourire aigus, les cheveux et la barbe frisés ; il boitait très bas, avec un pied en équerre.
— C’est rapport à Louise, expliqua-t-il. Elle dit comme ça qu’elle mettrait au monde un enfant qui ressemblerait à un Prussien, si par malheur, elle en voyait seulement un. Elle a voulu s’ensauver à toute force.
On vit alors, à l’arrière du char, assise sur un matelas, toute alourdie par sa maternité prochaine, la femme de Thibaut, ses deux enfans à son côté, un gamin à petites culottes, une fille à cotillon, roses et joufflus comme des pommes.
— Bien sûr que je ne veux pas les voir, cria-t-elle avec énergie… C’est des sauvages ! des sauvages !
Le sang lui était monté aux joues, les enfans se regardaient avec envie de pleurer.
— Et le père et la mère Larouy ? demanda Bersheim, distrait de son chagrin par cette arrivée.
— Eux ! reprit le paysan, ils ne veulent rien savoir. Ils disent qu’ils sont trop vieux pour bouger, ils gardent la ferme. Ils vous envoient ces beaux poulets, et puis ces œufs frais.
— Allons, fit Bersheim, il va falloir caser ces braves gens…
Du Breuil voulut se retirer :
— Mais non, je vous en prie, entrez un moment. Anine, retiens-le donc !
Elle leva sur lui ses beaux yeux, elle avait un sourire d’une gravité anxieuse qui l’émut. Il murmura :
— J’ai seulement voulu vous apporter ma sympathie bien dévouée.
Elle pencha la tête ; un reflet de lumière courut sur ses épais cheveux blonds, tordus en une grosse natte.
— Grand’mère sera heureuse de vous voir, dit-elle en relevant le front.
Il la suivit. Dans le salon, Mme Le Martrois palpait le veston de Gustave, alarmée :
— Il faut mettre un tricot de laine, mon enfant.
La grand’mère Sophia, assise droite, les mains jointes sur ses genoux réunis, semblait figée dans une pose d’immobilité douloureuse, vaillante pourtant. Les ruches de son bonnet s’agitèrent, quand elle reconnut Du Breuil, qu’elle aimait bien. Il eut plaisir à serrer les vieilles mains froides, comme usées. Après quelques phrases banales, il y eut un silence pénible. La vieille servante. Lisbeth, entra sans bruit, et vint parler à l’oreille de grand’mère Sophia, qui tira de sa poche un trousseau de clefs et sortit, esclave de l’habitude, derrière Lisbeth. Mme Le Martrois, cependant, examinait d’un air rechigné l’uniforme de Du Breuil, ramenait ses yeux vers Gustave, vraiment peu brillant avec son veston civil, son pantalon de toile grise, sa petite casquette qu’il roulait entre ses doigts :
— Jamais il ne pourra supporter les fatigues militaires, soupira-t-elle.
Du Breuil prenait congé, la jeune fille lui tendit la main. Il éprouva une émotion confuse. Des vœux d’espoir lui vinrent aux lèvres ; il jugea le silence plus délicat, aussi expressif. Anine ne pourrait s’y méprendre… Dans la cour, Bersheim, qui surveillait le déchargement et venait même, avec sa rondeur bonhomme, d’aider à descendre le berceau, lui prit les mains et le regarda, avec de bons yeux navrés. Sa bouche s’ouvrit, mais il ne put prononcer un mot. Son angoisse émut Du Breuil.
— Voyons, du courage ! pas de nouvelles, bonnes nouvelles. Un peu de patience, on ne sait rien encore.
Mais Bersheim secoua la tête :
— C’est ma femme qui me fait peur. Elle a vu, elle. Les pressentimens des mères, vous savez… Oh ! il y a un malheur, c’est sûr.
Du Breuil dit, en détournant les yeux :
— Soyez homme ! et partit vivement… Oui, il y avait, il devait y avoir un malheur dans cette maison. La mort était dans l’air. Maurice ? André ? Les deux peut-être… Et tout à coup il pensa à son père, à sa mère, à leur émotion en apprenant les défaites, à leur douleur… Certainement, ils ne vivaient plus, attendant de savoir… Et le doux visage de Mme de Guïonic…
Il rentrait aux bureaux de l’état-major, quand il rencontra, accompagnée d’un colonel et de Blache à cheval, une étrange apparition. Juché sur un barbe alezan, un vieux petit général aux cheveux blancs, ramenés sous un képi d’ancienne mode, affublé d’une tunique trop courte et d’un pantalon rouge à pieds d’éléphant, jetait autour de lui des regards encore vifs, indifférens en apparence à la curiosité qu’il soulevait.
— Changarnier ! s’exclama un passant.
Déjà, au moment de la guerre, il avait demandé à reprendre du service. On l’avait évincé. Aujourd’hui on était trop heureux de profiter de ses conseils. Il ne quittait plus l’état-major, vivait à la Préfecture, vêtu d’effets prêtés. Du Breuil emporta la vision du petit vieillard propret, sec, énergique encore, du brusque salut rendu par lui, une sensation de léger comique mêlée d’un attendrissement. C’était bien ce qu’il faisait là : si près de la mort, apporter sa vie, en soldat… Du Breuil se rappela tout à coup Lacoste dans sa chambrette de Saint-Cloud, disant avec religion qu’il n’était pas de mort plus belle que celle du champ de bataille, l’espérant presque comme une récompense.
La journée du 9 fut cruelle. Le ciel était sombre, la pluie ne cessait pas. Les défaites de Forbach et de Wœrth, mieux connues, s’amplifiaient. La consternation gagnait de proche en proche. À la surexcitation de l’avant-veille succédait une dépression morne. On ne rencontrait que visages défaits. À la Préfecture, au Quartier général, le bouleversement était tragique. La commotion ressentie par Paris ébranlait la France entière et répondait en secousses douloureuses à Metz. Des télégrammes de l’Impératrice régente, adressés à l’Empereur et au maréchal Lebœuf sous le coup de l’émotion produite la veille au Corps législatif, suppliaient le maréchal de donner sa double démission de ministre de la guerre et de major-général. Il cédait avec une dignité ulcérée aux instances personnelles de la souveraine. Mais l’Empereur ne voulut accepter que sa démission de ministre. Bazaine à nouveau reçut une extension de pouvoirs. Un décret impérial lui conféra le commandement définitif des 2e, 3e et 4e corps. Le général Manèque lui était assigné comme chef d’état-major général. Le général Decaen remplaçait le maréchal à la tête du 3e corps. Mais Bazaine demeurait en sous-ordre, et les opérations, manquant toujours de l’impulsion nécessaire, allaient tourner encore dans le même cercle d’incertitudes et de fautes. L’Empereur, accompagné de Changarnier, se rendit auprès du maréchal à Faulquemont, désapprouva son projet : une concentration sur Nancy et Frouard, en vue de rallier le 1er et le 5e corps… On attendrait l’ennemi sous les murs de Metz. Le 6e corps y était définitivement appelé, ainsi que la division de cavalerie d’Afrique. L’armée, au lieu de garder les positions assignées de Mercy-le-Haut (rive gauche de la Nied française), se replierait jusqu’à la Seille, sous le canon des forts. Cependant les trois armées allemandes s’avançaient, masquées par un épais rideau de cavalerie. À Paris, les Chambres ayant été convoquées, le ministère tombait. Les journaux de tous les partis, dans toutes les provinces, appelaient la France aux armes, réclamaient la levée en masse. La patrie était en danger.
Lugubre, à Metz, sous la pluie, dans le vent, l’immigration des paysans. Ils croyaient voir apparaître partout les lances des uhlans, et fuyant leurs villages, ils arrivaient avec ce qu’ils possédaient de plus précieux. C’était aux portes un encombrement, dans les rues un défilé de pauvres charrettes et de baquets chargés de meubles, d’effets, de matelas, sur lesquels s’étalaient des vieillards, des femmes, des petits enfans insoucieux qui dormaient ou jouaient. Derrière des charrettes meuglait, attachée, une vache laitière : des troupeaux de moutons bêlaient, mordus aux jambes par des chiens fauves ; et le flot grossissait toujours, jonchant les pavés de brins de paille et de fumier. Les meubles montraient leur nudité lamentable. Des armoires, laissant échapper des hardes par leurs battans mal fermés, semblaient déjà mises au pillage. Des paillasses et des édredons rouges avaient au grand jour quelque chose de triste, dans leur intimité violée. Les poêlons et les casseroles, si humbles avec leurs fonds carbonisés, disaient mieux encore que le reste l’abandon de l’âtre et du toit familial. Défilé grotesque, qui ne donnait envie de rire à personne. Sur une fourragère, encastré à la place d’honneur, entre un buffet et des chaises, un porc énorme grognait. Plus loin, un chat passait sa tête hors d’un panier. Un cahot parfois brisait la vaisselle, au grand désespoir des propriétaires. Les femmes surtout avaient des visages mornes ! Certaines regardaient avec défi, le sang aux joues, sous le fichu qui couvrait leurs cheveux. D’autres riaient, en laissant pendre leurs jambes, d’un air idiot. Il y avait des vieillards farouches, tout raides. Quand on leur adressait la parole, ils ne semblaient pas comprendre. Ils ne marmonnaient que patois. Une vieille à bandeaux blancs qui marchait seule, à pied, un ballot sur l’épaule, semblait, avec son dur visage, une pythonisse de grand chemin. Tous ces gens avaient le même air de stupeur et d’attente, une résignation de misère qui serrait le cœur. Des gars en blouse arrivaient aussi. Les uns allaient s’engager dans les volontaires, d’autres travailler aux terrassemens des fortifications.
Tant d’affluence effrayait les autorités. Toutes ces bouches à nourrir, en cas de siège ! Le lendemain, deux avis du préfet et du maire informaient les habitans des communes qu’ils ne seraient admis à entrer et à séjourner dans la place qu’après avoir justifié d’un apport de quarante jours de vivres au moins. Mais comment appliquer avec rigueur ces mesures, d’ailleurs tardives ?
Dans la banlieue, des mobiles frappaient de la cognée les hauts peupliers. Les arbres tombaient sur les routes. Partout, demeures vides, usines muettes. Le général Coffinières, récemment nommé gouverneur de Metz, enjoignait à tous les habitans de la zone militaire d’abattre leurs immeubles. Jardinets, villas, guinguettes, tonnelles, disparaissaient sous la pioche en amas de gravats. Une petite usine en briques rouges montrait son flanc crevé, sa cheminée fendue. Des murs de torchis fondaient en boue. Des chambres à jour laissaient pendre leur papier à fleurs décollé. À voir ces ruines et cette désolation, il semblait que la guerre et l’incendie eussent déjà passé là. Ni protestations, ni plaintes. Les derniers habitans s’en allaient, se garant des pierres, les pieds dans l’eau, sans regarder derrière eux. Un cabaret tint quelque temps encore, à la porte du cimetière. Des mobiles à moitié ivres y dansaient avec des filles, au branle d’un ménétrier qui, coiffé d’un bonnet de police, raclait du violon. Gaieté macabre, dans cette mélancolie des choses, à travers la pluie fine, qui tombait toujours d’un ciel bas.
On réglementait la répartition de l’eau dans la ville. Pour le cas où l’aqueduc des eaux de Gorze viendrait à être coupé, le service des ponts et chaussées faisait établir au-dessous du pont des Roches une pompe destinée à élever les eaux de la Moselle dans les réservoirs. Un arrêté du gouverneur avait ajourné toutes poursuites ou protêts contre les mandats, traités, billets en circulation. L’autorité civile et militaire se multipliait, mais ce qui devait rassurer, effrayait de leur part, laissait supposer les pires malheurs. On poussait l’armement des forts. Du Breuil rencontra le capitaine Barrus, qui le renseigna. C’était un officier du génie, petit, brun. Il passait pour républicain fervent, avait un front de sectaire, un feu noir dans le regard. Il travaillait avec une activité fébrile, ricanait, amer, en parlant…
Du Breuil voyait dans l’après-midi à la Préfecture les officiers de la division Du Barail, arrivée le matin. L’état-major impérial leur faisait fête. On les traînait vers le buffet dressé dans une des grandes salles du rez-de-chaussée. Les mâles visages des Africains, bronzés par le soleil, ralliaient tous les suffrages, tous les sourires. Une voix gaie héla Du Breuil. Il aperçut un de ses amis, le lieutenant-colonel de la Manse :
— Vous voulez donc notre mort ? raillait-il. Nous sommes venus de Saint-Mihiel d’un trait, à marche forcée, toute la nuit. Nous pensions que l’ennemi était là. Votre dépêche était si pressante…
Et comme Du Breuil le regardait d’un air étonné, il reprit :
— Faites donc l’innocent ! comme si vous ne saviez pas qu’il s’agissait seulement d’un pari entre Lebrun et Jarras, sur la vitesse des chasseurs d’Afrique. Enfin, Lebrun a gagné.
Près d’eux, un très jeune sous-lieutenant, gracieux et parfumé comme une femme, venait de se nommer : Boger Langlade. Du Breuil se rappela la femme du sénateur, à la soirée de Saint-Cloud, — le mari dans la loge de Mme de Guïonic, à l’Opéra… Comme ils désiraient alors que leur fils pût se battre ! Leur enthousiasme durait il encore ?… Il parla au jeune homme de sa famille.
— Ah ! mon commandant, trop heureux de vous être présenté… Ma mère a souvent prononcé votre nom, en effet.
Il souriait avec affectation, montrait ses dents blanches, alanguissait son regard, pour paraître plus séduisant, Joyeux, dans toute la confiance et la force de sa jeunesse, il ne rêvait, comme l’avait dit son père, que « plaies et bosses ».
Toutes les pensées se portaient vers le 1er et le 5e corps, que Mac-Mahon avait reçu l’ordre de concentrer à Nancy ; pourraient-ils rallier à temps l’armée de Metz ? Si l’ennemi les gagnait de vitesse, les devançant à Toul et à Nancy, Mac-Mahon et de Failly seraient contraints de prononcer leur retraite dans une tout autre direction. L’angoisse serrait les cœurs. La supériorité de nombre des Allemands apparaissait redoutable, leur artillerie l’emportait sur la nôtre. Il ne fallait plus se faire d’illusions ; l’heure était grave.
Dans l’entourage du souverain, ce fut, pendant les derniers instans, l’agonie de ce pouvoir suprême exercé d’une main si tâtonnante, et l’on vit se succéder comme les rêves haletans d’un malade avant son réveil. Lucide, mais paralysé par les événemens, épuisé d’insomnies, hanté par la crainte de cette rivière à dos, de cette Moselle que dès le premier jour il avait voulu franchir en se repliant, le souverain examinait, l’un après l’autre, des projets auxquels il ne pouvait se résoudre.
Enfin il arrêta que l’armée, laissant une division à Metz, serait aussitôt dirigée sur le camp de Châlons. Mais il fallait dérober à l’ennemi l’opération projetée, gagner sur lui l’avance d’une ou deux journées de marche. Les deux ponts fixes de Metz offraient un débouché insuffisant. Les commandans du génie de l’armée et de la place reçurent ordre d’en créer de nouveaux.
Mais, tandis que la décision du souverain s’exécutait, on lui arrachait le pouvoir. Le Corps législatif réclamait, au nom du salut public, que le commandement militaire fût changé. Il y avait urgence : le spectre rouge de la Révolution se dressait, la Régente sentait se soulever sous ses pieds les pavés de Paris. L’Empereur dut céder, remettre au maréchal Bazaine la direction de l’armée. Bazaine fit d’abord mine de résister, se laissa convaincre. Lebœuf donnait sa démission de major général, acceptée cette fois ; Lebrun cessait ses fonctions. Quant au général Jarras, seul au courant du service, il se résignait, après une assez vive défense, à devenir chef d’état-major général. Le maréchal Bazaine, disait-on, eût préféré un lieutenant de son choix. Il accepta le général Jarras sans récriminer. Mais Laune, qui reçut les confidences de ce dernier, hocha la tête d’un air sceptique, lorsque Du Breuil lui en parla.
L’aube du 13 se leva, la pluie des derniers jours cessait. Les heures passèrent avec la même rapidité, flot trouble et bourbeux de bonnes nouvelles, fausses, et de mauvaises, trop vraies. Et pas d’ordres ! Il n’y comprenait rien. Sans relâche, l’éternelle question le harcelait : Qu’est-ce qu’on attend ? À quoi pensait Bazaine ? Bien qu’il n’y eût pas eu de transmission régulière du service, nul doute qu’il n’exerçât depuis ce matin le commandement. Pourquoi l’état-major général, passant sous ses ordres, ne le ralliait-il pas ? Le général Jarras s’était mis à sa disposition, avec tous ses officiers. Le maréchal lui avait fait répondre qu’il le verrait dans l’après-midi en venant conférer avec l’Empereur ; mais, sa visite faite, il repartait en voiture pour Borny sans le faire prévenir. Jarras accouru, Bazaine, après quelques mots sans importance, lui avait dit en le quittant : « Je n’ai pas d’ordres à vous donner. » Du Breuil n’y pouvait croire.
Un autre souci l’inquiétait. Comment personne ne s’occupait-il des points de passage par lesquels l’ennemi, débouchant sur la rive gauche de la Moselle, pouvait couper la retraite ? Les habitans de Novéant et d’Ars demandaient par dépêches s’il n’y avait pas lieu de détruire leurs ponts. Un officier du génie qui avait disposé et chargé les fourneaux de mines du pont d’Ars, réclamait d’urgence un ordre qui ne venait pas. Pourquoi le général Coffinières n’attirait-il pas sur cette question l’attention de Bazaine ?
Son étonnement s’accrut, quand il rencontra, au Café parisien, Langlade. Celui-ci, — comme il était bien frisé ! — lui raconta la chevauchée de la brigade Margueritte, envoyée la veille, à Pont-à-Mousson, que la cavalerie ennemie occupait.
— Première nouvelle, dit Du Breuil.
L’opération, pourtant, avait son importance : le rétablissement de la voie permettait au 6e corps de rejoindre, moins son artillerie, son génie, sa cavalerie et ses services administratifs.
Un hâbleur, le lieutenant Marquis, sortit du café comme un diable d’une boîte. Il fondit sur Du Breuil :
— Savez-vous, mon commandant, que le maréchal Lebœuf passe au conseil de guerre, et que Frossard est à la veille d’être fusillé ?
— Vous me l’apprenez, dit Du Breuil avec flegme.
Assis à la terrasse, Marquis se mit à raconter à quelques officiers de la garnison des nouvelles plus stupéfiantes encore : toujours, qu’il inventât ou mentît, il avait un accent de sincérité admirable, trouvait des oreilles crédules. Comme Du Breuil s’informait auprès de lui du bivouac des lanciers de la Garde, nommait Lacoste, Marquis s’écriait :
— Lacoste, parfaitement, il a été tué d’un coup de pied de cheval !
Il précisait :
— Je le connais bien, un petit gros, chauve, qui a de l’asthme.
Non, ce n’était pas ça du tout, et Du Breuil, rassuré, rentrait aux bureaux de l’état-major, quand, justement, il rencontra son ami à cheval, envoyé en mission par le général Desvaux. Funèbre, Lacoste ! Il penchait la tête vers les pavés, et son cheval, Conquérant, boitait. À l’appel que lança Du Breuil, il releva la tête, eut un sourire morne, qui fit saillir ses pommettes rouges et paraître ses yeux plus creux :
— Alors, c’est ça qu’on appelle se battre ! dit-il amèrement. Piétiner dans la boue, car voilà notre besogne depuis que je ne t’ai vu. Les chevaux fourbus, les hommes éreintés, tout ça pour reculer honteusement, comme si nous avions peur de la pluie. La pluie, la boue, voilà notre lot, depuis huit jours… Mais le plus triste, ce sont ces malheureux, les habitans qui fuient.
Il pensait aux siens, Du Breuil le comprit, aux humbles paysans de la Creuse, sains et saufs, eux du moins. Il reprit en baissant la voix avec une exaltation douloureuse :
— Tout à l’heure, j’ai rencontré une vieille… une vieille sur une voiture. Mon cher, il y a des ressemblances qui font mal. Elle serrait sur sa poitrine un paquet de linge tout usé. J’ai cru voir ma mère. Et nous, soldats, nous voyons cela, nous le voyons et nous ne faisons rien pour repousser l’envahisseur. Tiens, c’est écœurant ! Il y a des momens où j’ai envie de recevoir une balle dans la tête, et que ce soit fini. La France est perdue !
— Voyons, fit doucement Du Breuil.
— Perdue ! répétait Lacoste d’une voix âpre, tu verras, tu verras !
Du Breuil regagna les bureaux, la mort dans l’âme.
Là, tout justifiait son angoisse. Une crue de la Moselle submergeait quelques ponts, enlevait les autres, couvrant les prairies et les abords d’un blanc d’eau. Un travail énorme à refaire… Et les routes, se demandait-il, une fois que l’armée serait passée sur la rive gauche, qui donc s’en occupait ? Pourquoi ne les envoyait-on pas reconnaître ?… La plus importante était celle qui, par Moulins-lès-Metz, gravit une côte escarpée, pénètre dans la vallée de la Mance et atteint Gravelotte, où elle se divise en deux tronçons qui aboutissent à Verdun, le premier par Rezonville, Mars-la-Tour, le second par Doncourt, Jarny, Étain.
Enfin, enfin, dans la soirée, les ordres arrivaient. Le Quartier général n’avait à les transmettre qu’au 6e corps et aux chefs de service, le général Manèque ayant prévenu directement les 2e, 3e, 4e corps et la Garde, qu’il tenait sous sa main. Ce fut pour Du Breuil un soulagement inexprimable. On devait se tenir prêts à partir, le lendemain 14, à cinq heures du matin, prendre des vivres pour trois jours ; l’intendant général emporterait le plus de rations possible, en ne laissant dans Metz que les transports nécessaires à la garnison. Ordre de réduire les bagages au plus strict. On devait désigner les hommes non valides, qui, laissés dans la place, seraient organisés en détachemens réguliers. La garnison de Metz comporterait, en outre, les dépôts, la garde nationale mobile et sédentaire, et comme noyau principal, la division de Laveaucoupetn détachée du 2e corps. Harcelé de travail, Du Breuil se dépensait avidement pour tromper les dernières heures de l’attente. Fuir Metz lui apparaissait la fin d’un cauchemar. Il y laissait pourtant des amis… Pauvres Bersheim !… Trouverait-il un moment pour prendre congé d’eux ? À la pensée d’Anine, un tumulte de sensations confuses l’assaillait. Il lui semblait vivre un affreux rêve. Tant de choses terribles, irréparables, en quinze jours !… Le sort de l’armée ? L’avenir de Metz ?… Livrée à ses seules forces, pourrait-elle tenir contre l’investissement ? Et il songeait aux Bersheim, comme si le cœur de Metz eût battu dans leur seul cœur. Il souffrit, à s’imaginer Anine prisonnière, regardée au visage par des officiers prussiens. Comme il allait sortir, le capitaine de Francastel parut, fort ému, et annonça très vite :
— Nous sommes trahis ! Notre mouvement de retraite est annoncé aux Prussiens ! On vient de voir partir trois fusées des pentes du Saint-Quentin !
Tout le monde pensa aux signes convenus des espions, mais Laune dit sèchement :
— Ne répandez pas des bruits pareils, surtout avec tant de chaleur !
La légèreté de Francastel, ses bavardages à tort et à travers, lui déplaisaient.
— Je vous assure, mon colonel…
Laune lui avait déjà tourné le dos. Des ordres encore. Du Breuil ne put s’absenter. Nuit fiévreuse, coupée à peine par deux heures de mauvais sommeil. Au matin, comme il se débarbouillait à grande eau, Frisch entra sur la pointe des pieds. Il venait fermer les cantines : « Les chevaux de mon commandant allaient bien et ne demandaient qu’à marcher ; il avait réglé la note de la blanchisseuse. » Brave Frisch ! Jamais Du Breuil n’avait mieux apprécié son exactitude, son dévoûment.
— Eh bien, Frisch, nous partons.
Frisch secoua la tête ; il quittait Metz à regret. La jolie bonne des Bersheim, avec son gracieux sourire, lui avait fait oublier la cuisinière de la rue de Bourgogne qui lui glissait de si bon poulet au blanc, arrosé de chablis. Mais il souffrait avec autant de cœur qu’un autre, plus peut-être que tels hâbleurs galonnés, de l’humiliation présente.
Il emballait des gants blancs, dont le papier de soie avait crevé, et de ses gros doigts rouges, remettait dans ses plis une paire neuve. Du Breuil revit ses achats avant le départ, la gantière rousse, son œillade, son sourire. Il dit à Frisch :
— Donne-moi cette paire !
Il la tenait à la main, en allant, dans la matinée, dire adieu aux Bersheim. Le temps se remettait au beau ; c’était dimanche. Il se rappelait d’autres dimanches anciens, des sorties de l’École d’application, toute sa belle jeunesse ivre de force et d’espérances, et il sentait son cœur endolori comme après une grande blessure. La ville s’emplissait de chariots et de troupes. C’était, vers les deux ponts de pierre, un encombrement extraordinaire, des cris, des coups de fouet, des commandemens, des murmures, des plaintes.
Du Breuil écoutait ce multipliement au loin de pas cadencés qui, ébranlant les pavés, se mêlait au grondement des roues ; des sabots de chevaux accompagnaient d’un rythme de cascade la rumeur continue. Hommes, bêtes, voitures s’écoulaient comme un fleuve ou stagnaient en reflux d’inondation. Partout où se produisait un vide, des soldats se glissaient, et tout cela formait une masse compacte et vivante.
Du Breuil ne trouva au logis qu’Anine et Mme Bersheim. La fillette et le petit garçon de Thibaut jouaient dans la cour. Par une fenêtre ouverte, il aperçut des lits blancs, bien bordés, qui attendaient les blessés. Mme Bersheim, vêtue d’une robe sombre, faisait de la charpie. Il pensa aux deux disparus. Maurice, André ; et des larmes vinrent à ses yeux. Anine s’en aperçut et rougit faiblement. Ce fut entre eux comme l’échange d’un peu d’âme. Une suavité amère pénétra Du Breuil : Anine lui parut moins étrangère. D’invisibles liens les rapprochaient. Il ne comprit plus pourquoi il fallait partir. Il contemplait la grande pièce claire où elles travaillaient, les corbeilles de linge, une boîte à ouvrage posée sur une table ; toutes ces choses lui parurent intimes et douces comme si elles n’évoquaient que paix, repos. L’horreur de la situation le ressaisit, parce qu’Anine venait de se piquer à une aiguille plantée dans son corsage. Elle suçait le sang de son doigt, une goutte avait taché la bande de linge. Du Breuil pâlit. Tout ce qu’il éprouvait en cette minute était inattendu, singulier, poignant ! Il se leva, car son cœur l’étouffait. Mme Bersheim ouvrit ses bras :
— Adieu, mon cher ami !
Elle l’embrassa comme un fils ; Du Breuil songea : elle embrasse les siens… Il la pria de transmettre ses adieux à grand’mère Sophia, à Bersheim. Elles faisaient : « Oui, oui ! » de la tête, comme si elles eussent hâte de le voir partir. Anine le regarda, lui tendit la main ; il baisa cette main si douce, si ferme, et s’en alla précipitamment, sans regarder derrière lui. Les chariots, les soldats, la rumeur du fleuve d’êtres piétinant, avançant, reculant, se heurtant, l’enveloppèrent, l’étourdirent. Quelqu’un le hélait, qu’il ne reconnut pas : visage durci, bruni, une ceinture rouge autour du corps, une canne à la main, de gros souliers à jambières :
— Védel !
Oui, son cousin Védel, qui passait avec son bataillon. Cette rencontre lui fut plutôt désagréable, malgré les bons yeux du capitaine. Mais, profitant d’un arrêt de la troupe, un soldat du premier rang se plantait devant lui, fixe, au port d’armes, tout souriant :
— Maxime !
Parfaitement, le vicomte Judin, sous un beau hâle de sueur et de poussière. Ah ! Saint-Cloud était loin ! Pas de frac, pas de gardénia ni de souliers vernis, mais une gamelle sur les épaules, un pain de munition tenu par les bretelles du sac ; crâne tout de même, et rasé du matin, au milieu de tous ces visages rugueux et poilus. Courte apparition : un gros commandant à voix de rogomme fondit vers eux, criant : — « En avant, capitaine, pressons, pressons ! Appuyez, vous autres !… » — Une vague humaine, un moutonnement de têtes. Un bref : « Adieu ! Bonne chance ! » Et Du Breuil se retrouva seul au milieu de la ville fourmillante, sous le dais de poussière qui flottait au-dessus des charrettes interminables et des fourgons, seul, abominablement seul !
IV
Envoyé à l’île Chambière auprès du général de Ladmirault pour hâter le passage des troupes, il venait de s’acquitter de son message. Le commandant du 4e corps avait tourné vers lui son visage puissant, empreint de calme et de réflexion ; puis, tendant par-dessus la tête de son cheval une canne courte, il avait montré les ponts volans, sur lesquels l’infanterie de la division Lorencez défilait en bon ordre. Du Breuil échangeait quelques mots avec Vacossart, un capitaine de l’escorte, petit dragon roux croisé au vol, naguère, dans les couloirs du ministère et si joyeux alors de partir. Il s’informa d’un de leurs camarades, le comte de Cussac.
— Il vient de remonter au galop la pente du Saint-Julien, le patron l’a envoyé au général de Cissey. — Vacossart ajouta : — On a beau se hâter. Il faut le temps. La cavalerie a déjà passé.
Il cracha :
— Quelle poussière !
Avec ses yeux vifs, son poil roux, ses joues rouges, il paraissait en feu sous le casque à turban tigré, dont les pattes de cuivre, serrées court, faisaient ressortir sa mâchoire de bouledogue. Du Breuil contemplait le tremblement de l’eau verte, l’ondulation du pont le plus proche sous le pas rompu des fantassins, écoutait la rumeur des batteries et des fourgons descendant la côte, quand, au loin, un coup de canon retentit. Vacossart tendit l’oreille. Un second coup, plus rapproché, sur la gauche ; puis un autre. Les visages prirent une expression intense et indéfinissable.
— « Ils attaquent ! » dit un lieutenant qui parut bien blanc. — Était-ce sa couleur ordinaire ? — « Enfin ! » grommela un autre. Celui-là était un vieil officier à balafre, dont l’œil droit était crevé. La jument de Du Breuil rua, nerveuse, dans les flancs d’un cheval de troupe qui hennit, cherchant à mordre. Les coups de canon redoublaient de violence. L’escorte partait. Vacossart, retourné sur sa selle, fit claquer ses doigts.
— Chouette ! ça va chauffer !
Du Breuil ne songeait qu’à la retraite menacée, retardée. On avait perdu du temps ; l’ennemi, toujours averti, toujours prompt, en profitait. Une victoire ? Steinmetz refoulé, rien de mieux… Mais, pendant ce temps, Frédéric-Charles s’avançait sur la rive gauche, coupant le retour sur Verdun… Il rendit la main. Cydalise l’emporta. Dans les rues de Metz, un encombrement fou, l’anxiété sur tous les visages. Des affiches officielles, le long des murs, lui rappelèrent le départ de l’Empereur pour Longeville, après le déjeuner. Il crut revoir, devant la Préfecture, l’escadron des guides, les cent-gardes, les voitures impériales. Les bagages avaient filé devant, livrée, service de bouche, fourgons de provisions. Sur le siège de l’un d’eux, il avait reconnu, coiffé d’un chapeau melon, sous un cache-poussière mastic qui laissait voir ses mollets de soie, le gros maître d’hôtel de Saint-Cloud, semblable, avec son habit marron, à un hanneton gourmé. Quelle tristesse, ce départ du souverain ! La foule silencieuse, pas un cri, pas un geste ; l’Empereur pâle causait avec son fils. Le prince Napoléon, grave, par la ressemblance de son visage avec l’Autre, faisait invinciblement penser à d’anciens et funèbres souvenirs. Les adieux de Fontainebleau, murmurait-on…
Il se renseigna auprès d’un secrétaire d’état-major. Le général Jarras et ses officiers étaient montés à cheval au premier coup de canon, pour rejoindre le maréchal. Du Breuil retira les gants qu’il portait, de peau brune, usés par les rênes, et prit dans ses fontes ses gants blancs. L’opale de Mme de Guïonic le gêna. Il l’avait fait, à son arrivée à Metz, sertir par un juif, du nom de Gugl. C’était un de ces revendeurs louches, dont la boutique contenait de tout, usurier au besoin, espion même, disaient aucuns. Il mit la bague à son petit doigt, par-dessus le gant. Elle avait un reflet laiteux et irisé, la grâce d’un bijou changeant et perfide. Bonheur, malheur, quelle fatalité lui porterait-elle ? Bah ! il n était pas superstitieux ! Alors, comme Cydalise galopait vers la porte des Allemands, dans un écartement de passans anxieux, il conçut la grandeur du métier militaire, éleva sa pensée vers son père, un simple, un haut soldat. Le sacrifice volontaire de sa vie, Du Breuil l’offrit de toute son âme. Certes, l’instinct vital, l’instinct suprême lui faisait espérer n’être pas tué, mais il se disait, conscient du peu qu’il était, qu’il allait être, parmi la mêlée, — une goutte de sang, un brin de cervelle dans la foule anonyme des combattans : « Que mon sort s’accomplisse ! » Des blessés parurent, avant qu’il fût loin. Ils s’avançaient sur des mulets et des charrettes. L’un d’eux, glissant entre les sangles du cacolet à chaque minute, allongeait ses jambes jusqu’à racler terre ; de son soulier clapotant coulait une traînée rouge. Les moins atteints avaient un air de fièvre et d’excitation. Un officier de chasseurs à pied répondit à son salut par un sourire : « Ils en reçoivent, une frottée ! » De petits soldats parlaient comme dans une ivresse bavarde : — « Alors, tu comprends, je saute dans le fossé, j’ajuste mon chassepot, et… » Assis sur une botte de paille, un vieil artilleur médaillé, tenant sa pipe d’une main, fumait, les yeux absens, perdu dans on ne sait quel rêve ; à celui-là, l’autre main manquait ; son bras saignait dans un pansement. Presque tous, même les plus sombres, avaient un air résigné, grave chez certains, naïvement enfantin chez d’autres, comme s’ils éprouvaient un immense soulagement, une véritable joie à s’éloigner de la mort, qui, derrière eux, fauchait les camarades.
Un officier à spencer bleu galopait à travers champs.
— Le maréchal ! cria Du Breuil.
— Par là !
Mais avant que le bras eût décrit sa courbe, le cheval s’abattait, l’officier désarçonné allait heurter contre un arbre. Du Breuil franchit le talus, hélant à lui des infirmiers. On releva le cavalier, il n’était qu’étourdi. Il remonta sur sa bête couronnée sans remercier personne, et repartit. Du Breuil, alors, vit l’opale de son doigt s’iriser au soleil, gaîment, presque ironique… Porterait-elle malheur ? L’officier n’avait tourné la tête qu’une seconde, pourtant cela avait suffi… Bon ! quelle idée ! En tout autre moment, il en eût souri. À sa droite, de la cavalerie se mouvait, il reconnut une ligne bleu sombre de dragons, une ligne bleu clair de lanciers : la Garde, lui apprit un médecin de l’Internationale. Bourbaki venait de passer, ramenant voltigeurs et grenadiers. Les Prussiens attaquaient vigoureusement Colombey et le château d’Aubigny ; notre artillerie les foudroyait. On voyait se dissiper dans l’air les petits nuages blancs des obus ; les mitrailleuses craquaient avec un déchirement strident.
— Entendez-vous ? demanda le médecin. Il était gibbeux, velu, d’une laideur de gorille, grimaçant, par suite d’un tic nerveux, comme s’il roulait des noix dans sa bouche. Mais ses yeux bleus avaient une pureté admirable.
— Le maréchal ? répéta Du Breuil.
Le médecin retira sa casquette à croix rouge pour se gratter la tête d’un ongle très long, et dit :
— On l’a vu se diriger vers Grigy.
Du Breuil se jeta dans les champs, sans entendre ce que le médecin lui criait, avec force gestes. Le plateau montait, coupé de haies, d’arbres. Un bivouac abandonné du matin alignait des ronds de feux noircis, et, à l’endroit où les bouchers avaient travaillé, un amas de peaux de bœuf et des intestins couverts de mouches, dont l’infection cuisait au soleil. Sur toute la ligne, des troupes avançaient en colonne, se déployaient en bataille. Un officier prussien prisonnier, la tête bandée d’un foulard rouge, passa, dédaigneux, entre des gendarmes. Des cantines stationnaient, près d’un bouquet d’arbres, entourées de soldats, qui déguerpirent en voyant s’avancer au grand trot un escadron de chasseurs, refoulant vers le feu les traînards ; de partout, des talus, des fossés, comme des moineaux surpris, des fantassins se levèrent, disparurent. Du Breuil traversa Borny plein de troupes, mais au moment de s’engager dans le chemin de Grigy, un habitant lui apprit que le maréchal venait de remonter vers le nord-est. Du Breuil tourna bride, s’arrêta de nouveau au sortir du village, en passant devant un parc et un château encombrés de blessés. Il y en avait dans les plates-bandes, sur les pelouses, adossés aux vieux arbres. Des braves gens, des habitans de Metz surpris dans leur promenade du dimanche, se multipliaient, improvisant une ambulance dans une vaste salle couverte.
Il reprit langue. Des indications contradictoires l’envoyèrent sur la route de Colombey. Les balles sifflaient ; des cadavres à genoux paraissaient vivans. Au collet de l’un d’eux, il lut le chiffre du régiment : 41e. Un obus, à quelques mètres, hacha un petit arbre. Le ricochet d’un caillou cingla sa main gantée, sablant de terre l’opale. Il souffla dessus. À ce moment, une rangée de soldats qui était devant lui se replia. Cinq ou six tombèrent à plat ventre ; l’un d’eux se releva, courut sans casquette, et retomba sur le dos. Le fracas était assourdissant. Une ivresse saisit Du Breuil, une envie de rire. Il caressa Cydalise avec tendresse, l’appela : Belle ! belle ! Une compagnie accourait, elle l’enveloppa, le dépassa. Un officier criait : « Pas gymnastique ! » Les visages des soldats, leurs brèves paroles lui parurent de bon augure. Son cœur cria victoire.
D’un coup d’éperon, il fonça, ayant à sa droite une petite sapinière ; derrière une avenue de peupliers, chasseurs à pied et lignards entretenaient un feu serré contre les tirailleurs prussiens. Au saut d’une haie sa jument butta ; il la releva d’une saccade, elle boitait. Un vigoureux juron lui échappa : Cydalise blessée ! Il sautait à terre, aucune trace de sang. Les sabots ? Un caillou dans la fourchette. Avec son canif, il le fit sauter et faillit, du coup, être tué d’une ruade : Sale bête ! Bon ! Une balle venait de lui entailler la croupe ! D’autres sifflèrent. Un bidon fut troué, par terre. Des artilleurs accouraient : — Gare ! gare ! un obus siffla, tomba avec un han ! sourd et un vent brusque dans un fossé d’eau, dont le rejaillissement inonda Du Breuil. Il voulut s’enlever en selle. Cydalise cabrée le renversa, l’entraîna le pied pris dans l’étrier, heurtant la terre labourée de sa nuque. Ainsi cahoté, il vit le ciel bleu traversé d’un petit nuage blanc et ferma les yeux, aveuglé par un soleil éblouissant comme la mort. Par bonheur, un artilleur à cheval coupait la route à Cydalise, l’empoignait aux rênes, et Du Breuil, sans savoir comment, se trouvait remis sur pied. Rien de cassé, il s’épousseta. L’homme lui tenait la bride, un artilleur imberbe, grêlé de petite vérole, tout triste et qui souriait gauchement.
— Merci ! Il resserra la sangle (sa selle avait tourné), s’enleva sur les poignets ; sa bête une fois enfourchée, rageur, il lui broya la bouche, cogna de l’éperon. Le petit soldat parut étonné, un reproche dans ses yeux gris sans cils. Du Breuil songea qu’il lui devait la vie.
— Ton nom ! cria-t-il en se retournant.
L’autre le lui jeta, mais son cheval l’emportait vers la batterie en marche. Du Breuil ne put l’entendre. Ce nom perdu le poursuivit d’un remords. À son doigt, la bague d’opale brillait toujours. Il comprit l’étendue du péril évité, eut froid, puis chaud dans les reins. Vraiment, il n’était pas superstitieux ! Sans cela… Il gardait aussi une humiliation d’excellent cavalier désarçonné. Et le regard du petit soldat, cet étonnement, ce reproche… Il demanda pardon à Cydalise, attendri soudain ; la pauvre bête saignait. Des tambours ronflèrent furieusement. Il longea une ligne de troupes, salua un général. Un officier avait vu passer, quelques instans auparavant, l’escorte du maréchal. Les Prussiens s’avançaient sur la route de Sarrelouis.
Cinq minutes après, Du Breuil rejoignait l’escadron de chasseurs de l’escorte, retrouva ses camarades. Décherac lui sourit ; il souriait toujours, ce qui, en bien des occasions, pouvait paraître banal, mais prenait, sous le feu, une sorte de grâce et de courage. Combien les prévisions sur tel caractère peuvent mentir ! L’honnête lieutenant-colonel Poterin, si peu héroïque d’aspect, s’offrait au danger avec une bonhomie admirable. Courageux aussi, le petit capitaine blême et envieux, ce mauvais singe de Floppe ; il se haussait sur ses étriers d’un air de hargneuse bravade. Massoli, par exemple, était vert, sous ses cheveux cirage. Et le brillant Francastel s’efforçait d’offrir moins de surface, en se penchant, pour un vain semblant d’ajustage, tantôt sur ses fontes, tantôt sur ses étrivières.
Le maréchal passait près d’eux. Du Breuil le regarda. Comment se garder d’un trouble, devant l’homme qui commandait au destin de l’armée, devant le chef haussé à ce faîte d’honneur par l’opinion publique ? Lourd et ferme en selle, ramassé dans sa taille trapue, Bazaine, sous son couvre-nuque, portait un fort visage, dont l’impression première déroutait, tant ses traits semblaient inaccessibles à l’émotion. L’impassibilité légendaire du maréchal, en effet, ne paraissait pas seulement braver le danger, mais encore l’abolir. Les balles pleuvaient autour de lui sans qu’il s’en aperçût ; et, d’un point à l’autre du champ de bataille, il se promenait comme dans son jardin. Aides de camp, estafettes, accouraient, repartaient. Rien d’émouvant à voir comme cette fièvre, ces élans désordonnés. Tout convergeait vers ce gros vieil homme aux épaulettes d’or. Il semblait diriger la bataille sans y prendre goût, parce qu’il était là, parce qu’il le fallait. Du Breuil l’entendit ordonner à un colonel :
— Qu’on repousse l’attaque, mais qu’on ne s’engage pas en avant ! — La retraite sera reprise aussitôt après le combat.
Voilà bien ce qu’il fallait craindre : une perte de temps considérable. Steinmetz nous retenait, pour donner de l’avance à Frédéric-Charles. Dès lors, que nous importait un succès ?… Le temps, l’occasion gâchée, toujours !…
— Du Breuil ! appela Laune.
Et Du Breuil, l’attention tendue, se trouvait en présence du maréchal, qui lui parlait d’une voix un peu aiguë, avec une expression de bienveillance, en arrêtant sur lui le regard indécis de ses yeux bruns, un regard distant, qui ne se livrait pas. Il envoyait Du Breuil à la Garde : elle devait se cantonner dans son rôle passif de soutien.
En arrivant près de la division des voltigeurs, un général qui avait mis pied à terre pour se dégourdir les jambes, tourna vers lui un museau de loup jaune, prêt à mordre :
— Vous désirez ?
C’était Boisjol, de fort mauvaise humeur. Quand il apprit que, loin de l’appeler en avant, on l’invitait à ne pas bouger, il eut un regard torve. Il grommela que ses soldats, l’arme au pied, se démoralisaient sans profit à voir passer le flot incessant des blessés, hurlans, gémissans. Plus loin, arrivant aux cuirassiers, Du Breuil apercevait, en tête de son escadron, l’énorme Couchorte, mâchant sa moustache. À la vue des aiguillettes d’or de Du Breuil, il n’y put tenir, et poussant son cheval colosse, cria d’une voix de stentor :
— Eh bien ? Quoi de neuf ? Allons-nous charger, enfin ? Du Breuil fit un signe de tête négatif, et laissa Couchorte dans une indignation apoplectique. Bourbaki passait avec son escorte de dragons de l’Impératrice ; Du Breuil le rejoignait, s’acquittait de son message et retournait au feu. Un officier l’atteignit au saut d’un fossé. Il était pâle.
— C’est vous, Décherac ?
— Je viens de la ferme de Borny. Il y a des blessés dans un hangar, il y en a plein le parc du château, plein le village. C’est épouvantable, mon cher.
— J’ai vu, dit Du Breuil.
— Votre ami est là, ce monsieur de Metz, gros, avec de la barbe, un nom en Heim.
— Bersheim !… Comment ?
— Il est venu avec un Père jésuite, pour ramener des blessés dans son char à bancs. Vous allez par là ?
— Non, dit Du Breuil, que lancina le regret subit de ne pas voir le père d’Anine, de ne pas serrer la main du brave homme.
Sans parler, ils coupaient au plus court, rentraient dans les lignes enveloppées de fumée, éperonnant leurs chevaux blancs d’écume. Quand ils rejoignirent l’escorte, le maréchal, voyant l’infanterie ennemie se concentrer à nouveau, installait lui-même une batterie de mitrailleuses. Sous ses yeux, le feu s’ouvrait, foudroyant. Un ouragan d’obus, en retour, crevait sur la batterie ; et tranquilles au milieu d’une grêle de mitraille, on voyait les artilleurs, comme au polygone, donner à moudre à leurs moulins à café. Du Breuil ne quittait pas des yeux le servant le plus rapproché, un petit Provençal noiraud au profil de bouc, qui manœuvrait avec des gestes prompts, une grâce agile de bête. Toute son attention était rivée sur le gros canon luisant ; il le contemplait d’un regard fasciné, semblait tenir à lui par d’invisibles liens ; on sentait que chacune des décharges lui répondait au cœur. La batterie entière crachait, en râle sec, ses balles. Une telle puissance de destruction exaltait Du Breuil. Il éprouvait une ivresse meurtrière, à voir tomber les hommes, les chevaux, gicler le sang, éclater les cervelles. Qu’importait la vie, en un tel moment ? La mort seule était sublime… Tout à coup le maréchal chancela, on se précipitait vers lui ; un éclat d’obus venait de le frapper à l’épaule gauche ; son épaulette à cinq étoiles, déchirée du coup, avait amorti la contusion. Calme, il continuait à donner ses ordres, restait, plus de dix minutes encore, sous le feu.
— Il l’a échappé belle aujourd’hui, murmura Restaud. Tout à l’heure, en apprenant la mort d’un colonel, il a ôté son képi pour saluer ; une balle lui a rasé la tête.
On repartait ; la fièvre à nouveau ballotta Du Breuil ; le galop lui mettait de la poussière aux dents, un picotement de salpêtre aux narines. Il regardait, et ce n’était, partout, que visions de cauchemar : drap écarlate, sang pourpre, bleu de capotes, bleu de fumée, terre, ciel, arbres verts déchiquetés de balles ; puis, tout ce qui gît, fait flaque, tache, débris ; grands cadavres raides de chevaux, roues de caisson, sacs éventrés répandant de pauvres choses d’usage. Des morts le poursuivaient, un tas, à plat — vus ? à quelle minute, en quel endroit ? — inoubliables ! Une vingtaine de lignards vautrés, coude à coude, la crosse à l’épaule, face contre terre, et tout autour, des ruisselets de sang, de petites flaques sombres.
Le soleil s était couché. Le crépuscule vint. La bataille durait toujours. Un étrange sentiment de lassitude, comparable au sommeil de plomb qui suit l’insomnie, l’envahissait peu à peu. Tant d’horreur le gorgeait d’une sorte de stupidité. Promené d’un bout à l’autre de la mêlée, il accomplissait machinalement son devoir. Il n’éprouvait plus un sentiment humain, il allait, venait, dormait les yeux ouverts. Un moment, il s’essuya le visage ; du sang tiède y avait sauté, du sang que rejetait, en encensant, le cheval blessé de Restaud. Il entendit raconter à côté de lui que l’ennemi était repoussé de partout, et que l’infanterie de Ladmirault venait de faire une belle charge à la baïonnette. Il dit : — Ah ! — puis il apprit que l’on allait reprendre la retraite. Tout lui était égal. Et il vit tomber la nuit ; la fraîcheur le ranima. S’il avait pu formuler un désir, c’eût été de se tremper dans une eau fraîche : les bains en rivière, la jolie source qui coulait dans le parc breton des Guïonic… l’Opéra, le bracelet d’opales… — On rentrait ! lui jeta un camarade — Quoi ? — On rentrait à Metz. — Pourquoi ?… C’est vrai, la guerre ! La France en danger, la retraite sur Verdun ?… Tout cela lui parut étrange. Décidément, il faisait frais. Des blessés gémirent, dans un fossé. Alors, on était vainqueur ? Il s’étonnait d’entendre moins le canon, dont le grondement s’apaisait. Il y eut même, tout à coup, un long silence, fait de mille bruissemens, de mille soupirs, de plaintes confuses, comme un grand râle. Du Breuil frissonna. Massoli et Francastel venaient d’être appelés, on l’appela à son tour. Ordre à porter à la 3e division du 3e corps de se remettre en route le plus tôt possible. Cette voix sans visage, qui lui parlait dans les ténèbres, le troubla. Il faisait bien noir ; la lune cependant versait sur les champs une lueur pâle.
Il s’orienta vers Borny. De grandes clartés rousses, au loin, montèrent de fermes incendiées. Cydalise lasse buttait ; à chaque fois, elle faisait entendre un petit gémissement. Soudain un cheval gisant en travers d’un chemin se releva, huma le vent, hennit et s’approcha, tout écloppé, sur trois pattes, laissant couler du ventre ses entrailles. Du Breuil fut pris d’une telle pitié qu’il mit la main à son revolver pour l’achever ; puis, par manque de courage, il s’éloigna, laissant la pauvre bête achever de mourir. La fraîcheur de la nuit le pénétrait de plus en plus, ravivant son émotion, réveillant son âme à l’atrocité des choses. Un cadavre, visage blême, yeux troubles, ricanait là, sous la lune. Ce furent des piétinemens sourds de chevaux, des pas cadencés de fantassins, des formes sombres, un amas grouillant d’hommes, au dos desquels luisait le fer-blanc des gamelles.
Il arriva devant la ferme de Borny, une ambulance y était installée. Un officier du génie, de l’état-major du 3e corps, qui cherchait dans l’obscurité à attacher son cheval aux râteliers d’une écurie vide, lui demanda s’il avait mangé. Sur sa réponse négative, il dit : « — Je vais aller au village voir si je trouverai des vivres pour mes camarades ! » Chemin faisant, il raconta ce qu’il savait : l’ennemi refoulé, le succès sur toute la ligne. Au village, tout était noir, abandonné, silencieux. Une seule fenêtre d’éclairée. Des soldats, frappant aux carreaux, demandaient en vain du pain et de l’eau. L’officier du génie se joignit à eux, Du Breuil continua d’avancer. Au château, tout était en mouvement, les ambulances fonctionnaient, on entendait des cris affreux. Du Breuil poussa outre, cherchant le général Metinan. Cela prit du temps. Quand il l’eut trouvé, il revint au château. Était-ce l’espoir de rencontrer Bersheim ? Il revit l’officier du génie de tout à l’heure. Il portait un sac sur son dos, très fier : — « J’ai des provisions, dit-il ; les médecins de l’Internationale m’en ont donné. Voulez-vous du pain ? — Merci, dit Du Breuil. — N’entrez pas là, conseilla l’officier, à moins que vous n’ayez le cœur solide ! » — Et il s’en alla. Des troupes passèrent, muettes ; les commandemens se faisaient à voix basse. C’était la retraite. Attacher sa bête à un arbre, lui apporter une brassée de fourrage prise à un tas de paille, près d’un cadavre d’officier de chasseurs, furent pour lui des actes inconsciens, mécaniques. Un groupe de sous-intendans et de médecins causait, au milieu du va-et-vient des infirmiers. Il y avait là des gens de Metz, un dominicain, des aumôniers. Personne ne faisait attention à lui. Il eut un petit haut-le-corps parce qu’il avait failli marcher sur un blessé, couché dans une plate-bande. Il se pencha ; un nuage qui faisait ombre glissa sur la lune, la clarté revint ; il vit à plein le visage, crut le reconnaître.
— Vacossart !
Le dragon le regardait ; sa tunique était ouverte, sa chemise souillée de sang.
— Vacossart ! répéta-t-il.
L’autre fixait sur lui un œil vitreux, où la volonté de se souvenir restait vague, sombrait en des espaces lointains. Du Breuil s’était agenouillé auprès de lui, cherchant des yeux un médecin. Ce fut un prêtre qui vint. Il reconnut le Père Desroques à sa pâleur, à ses yeux noirs :
— Le malheureux, dit le prêtre. Je l’ai administré.
Il ajouta :
— Il ne vous voit pas, il ne vous entend pas. Dieu l’a reçu en sa miséricorde.
Du Breuil alors reconnut qu’il avait parlé à un mort. Pauvre Vacossart, comment était-il venu échouer là ? Une balle au cœur ? Comme il faisait claquer gaminement ses doigts, ravi de se battre ! Du Breuil en se relevant sentit son gant gluant ; il l’arracha ; l’opale était souillée de sang, il l’essuya et ne la remit plus à sa main. Des hurlemens s’élevèrent. On charcutait, tout, près de là.
— Bersheim ? demanda-t-il.
— Il est déjà parti avec une pleine charretée de blessés. Il doit revenir.
Alors Du Breuil, sans savoir pourquoi, entra dans le charnier. C’était une écurie dont on avait retiré la litière. On avait étendu de la paille fraîche, prise à une grange voisine, en l’absence des maîtres du château, toutes portes closes, toutes serrures verrouillées. Point d’éclairage, deux bouts de bougie sur la fenêtre d’un petit réduit, auprès d’un établi de menuisier sur lequel on coupait des bras, des jambes, on recousait des intestins, on fouillait avec de grandes pinces les plaies profondes. Des blessés, par terre, des râles, de la chair nue qui ressemblait à de la viande de boucherie, et l’odeur de ça, et le dépècement de ces membres qu’un infirmier emportait pour les jeter ! Il n’y put tenir, s’enfuit de l’écurie, et, seulement dehors, respira. Cydalise n’avait pas voulu toucher à son fourrage. Il lui parla doucement, le cœur crevé d’amertume ; et avec un immense besoin de tendresse, il lui prit la tête, la baisa aux naseaux.
Un intendant arriva. Il fallait évacuer l’ambulance. Les troupes se repliaient de toutes parts. Du Breuil se trouva seul à travers champs. Des nuages couraient toujours sur la lune ; et leur ombre, en passant sur les morts, bougeait, à les faire croire vivans. L’air était calme, très pur. Quel abominable écœurement, cette écurie de blessés, et la bougie qui allait s’éteindre, l’établi rouge, un médecin penché sur un ventre d’homme, un médecin attentif et patient… Son visage, alors seulement, revint hanter Du Breuil, un masque velu de gorille. Oui, le médecin rencontré au début de la bataille, l’homme aux grands bras, aux gestes bizarres, aux yeux d’un bleu si pur. Et Du Breuil, une minute, ne put le chasser, l’éloigner, comme si c’était sur lui-même, sur son ventre en sang que le gorille penché travaillait, de ses longs ongles.
Une voiture attira son regard. Des gémissemens en partaient. Il vit autour de lui des formes qui allaient et venaient en se baissant. C’étaient des infirmiers et un aumônier, cherchant de nouveaux blessés, les hissant sur des cacolets. Il continua d’avancer. Un homme promenant sur le sol une lanterne de voiture se releva. Bersheim ! Un paysan se tenait à côté de lui.
— Vous ? dit Du Breuil saisi.
— Qui est là ? demanda Bersheim peureusement, comme un homme qui ne s’attend pas à être reconnu. Il haussait la lanterne, cherchant à distinguer…
— C’est moi, Du Breuil.
— Vous ? ah ! mon ami !
Il se tourna vers le paysan, lui tendit la lanterne.
— Tiens, Thibaut ! amène la voiture, il y a des blessés ici. La lumière s’en alla, cahotée aux mouvemens de l’homme boiteux. C’était si triste, cette lumière qui s’éloignait… Du Breuil tressaillit ; Bersheim venait de lui prendre le bras.
— Écoutez !…
Des plaintes très douces, des plaintes très faibles, où se fondaient des mots inarticulés et des cris sans force, suivaient d’un regret la lumière secourable. Des blessés la voyaient disparaître, et tendaient vers elle un suprême élan qui ne soulevait pas même les bras, pas même la tête, agitait à peine les lèvres, et qui pleurait, comme un long vagissement d’appel :
— Par ici, venez, venez… soufflaient ces bouches sans haleine.
Oh ! ce râle des mourans, si bas, si bas, Du Breuil en eut le cœur retourné.
— Oui, oui, disait Bersheim, en grossissant sa bonne voix dans les ténèbres, oui, oui, mes amis.
Mais maintenant, comme s’ils cessaient d’espérer, les mourans s’étaient tus, et Bersheim, les yeux pleins de larmes, dit à Du Breuil :
— Je n’y vois plus. Tous ces pauvres gens… c’est affreux.
Alors comme ils faisaient quelques pas en trébuchant, car la lune venait de disparaître, et comme on entendait le grincement des roues du char à bancs, du creux d’un fossé sortit une voix étrangère :
— Camarates !
Ils eurent la même idée, le même sentiment. Et sans parler, sans se regarder, passèrent.
Suppliante, la voix répétait :
— Oh ! camarates ! camarates !
Et l’accent était si poignant, que les deux Français s’arrêtèrent. Un visage pâle, de Christ roux, s’éclaira soudain à la lueur de la lanterne ; des mains jointes se tendirent ; on vit le cou entaillé, la nuque sanglante du soldat. Bersheim fut pris d’un tremblement, parla très bas, très vite, comme dans un accès de fièvre :
— Je ne peux pas… Il y a des Français… Ce n’est pas mon affaire de ramasser des ennemis…
Il y eut un court silence. Devant cette face blanche, bouleversée de peur et de souffrance, Du Breuil était envahi d’une sensation nouvelle, inéprouvée encore, d’émotion intense, de désarroi. Rien ne subsistait en lui de la rage sourde ressentie naguère à s’imaginer le visage de l’ennemi, teint rouge, durs yeux bleus, barbe fauve. Tombé aussi, l’élan de haine contre les masses grouillantes, impersonnelles ! Une obscure fraternité le prit aux entrailles. Il ne vit plus qu’un malheureux, eut le cœur noyé d’un irrésistible flux de compassion humaine.
Le Prussien ouvrait sur eux des yeux dilatés par un immense espoir. Ses traits s’agrandissaient. Son sourire eût attendri des pierres.
— Mon Dieu ! gémit Bersheim. — Et Du Breuil vit bien qu’il n’osait pas secourir l’Allemand devant lui, à cause de lui, officier, dont tant de camarades, tant de frères inconnus saignaient là pêle-mêle. Il eut un déchirement brusque. Ah ! quelle pitié, quelle pitié, que cette boucherie ! C’était un homme, ce Prussien !
— Prenez-le, dit-il tout bas.
— Oui, oui, fit Bersheim. Aide-moi, Thibaut.
— Merci, merci, camarates ! répéta le blessé ; et il fit effort pour se lever, mais un flot de sang jaillit de sa bouche ; on le lâcha, il était mort.
Du Breuil, ivre de dégoût, ne sut plus comment il avait quitté Bersheim. Il lui sembla qu’il l’avait laissé promenant sa lanterne sur des faces de morts, tâtant leurs joues froides, cherchant des blessés ; mais il n’en était pas sûr. Seul, au pas éreinté de Cydalise, il se dirigeait vers Metz. De nouveaux villages incendiés flambaient, sur les hauteurs du plateau. On entendait vers Noisseville des hourras et les accens lointains d’une musique allemande, pareille à un chant de victoire. Nos troupes piétinantes, hommes, chevaux, canons, poursuivaient lentement leur retraite. La lune avait disparu. À sa place, une, deux, puis trois, puis quatre, tout un champ d’étoiles scintillèrent, fleurirent, pures, fraîches, éternelles.
Il songea aux milliers de morts étendus, les yeux clos à cette splendeur… aux milliers de cadavres qui avaient été des hommes comme lui, chair inerte à présent ! Il songea aux blessés, à l’épouvantable horreur des blessés ; le râle faible de tout à l’heure lui parut courir encore au ras de la plaine ; et partout, partout des cadavres ; les routes, les maisons, les, champs, les bois en étaient pleins. Il ne vit plus que cadavres. À plat ventre, couchés sur le dos, dans les sillons, dans les fossés, des cadavres raidis, sanglans, rien que des cadavres, un amoncellement de cadavres.
Les étoiles brillaient toujours, vives, sur l’azur noir. Il faillit alors crier de douleur. Pourquoi, oui, pourquoi ce carnage imbécile ? Une brise imperceptible soufflait. Les étoiles frissonnèrent. Jamais elles n’avaient été plus belles.
- ↑ Voyez la Revue du 1er septembre.