Le Désastre/06

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Revue des Deux Mondes4e période, tome 144 (p. 372-429).

DERNIÈRE PARTIE[1]


I

Envoyés successivement au quartier du prince Frédéric-Charles, de Cissey et Changarnier en revenaient avec cet ultimatum : une capitulation pure et simple. Le général Jarras, délégué par le conseil malgré ses récriminations, allait arrêter avec le général de Stiehle les termes de la convention. À cinq heures, — nuit complète dehors, — le sauf-conduit arrivait. La pluie, jusque-là fine et persistante, devint diluvienne. Un ouragan épouvantable se levait. Le vent, avec un mugissement furieux, ébranla les toits. Projetée par une force terrible, l’eau fumante giclait en piques ; elle s’écrasait en cataractes. Dans le ciel noir, avec une violence toujours croissante, la lutte aveugle des élémens déchaînés tourbillonna.

Escorté du lieutenant-colonel Fay et du commandant Samuel, qui devaient lui servir de secrétaires, le général Jarras montait dans un vieil omnibus, attelé de deux rosses efflanquées. Dans la nuit, à travers les torrens d’eau que la tempête emportait par rafales. Du Breuil regarda l’humble véhicule s’ébranler. Le destin de l’armée, celui de la ville s’éloignaient du même pas, à la faveur des ténèbres. Il crut assister au louche départ d’un enterrement clandestin. Le ciel alors pleura de vraies larmes… De nouveau la pensée de l’armée le hantait. La pluie tombait toujours, le vent faisait rage. Et les baraques de planches croulaient dans la boue ; les toiles de tente, arrachées, claquaient comme des débris de voilure… Cette foule innombrable, dormant à même son cloaque d’un sommeil de brute ou rêvant comme lui, morte vivante, il la revit toute la nuit, roulée dans son suaire fangeux…

Une aube grelottante blêmissait aux carreaux. Restaud, les traits tirés, entra dans la chambre, suivi de Décherac. Du Breuil, d’un bond, était debout. Eh bien ?… Restaud n’avait pas fermé l’œil. Décherac non plus. Logé dans la même maison que le commandant Samuel, il avait appris le premier les nouvelles, au retour de celui-ci, à trois heures du matin. Impossible de se rendormir.

Il dit la lenteur du voyage sous la pluie jusqu’à Metz, les vitres brisées, les chevaux refusant d’avancer. À la Porte de France, les trois parlementaires se morfondaient, le vent empêchant les paroles des sentinelles d’arriver jusqu’au portier-consigne. Ils parvenaient enfin à trouver une autre voiture, sortaient de la ville à dix heures. Aux avant-postes, pied à terre ; un vent violent, qui charriait une grêle froide, éteignait le fanal. On marche comme des machines, la tête encapuchonnée. Soudain, Wer da ? c’est le poste ennemi…

— Bref, fit Décherac, ils arrivent à Frescaty. Jarras et Stiehle ont discuté longtemps dans une pièce, pendant que Samuel et Fay attendaient deux mortelles heures dans le salon voisin, silencieux, face à face avec les officiers d’état-major allemands. On les a appelés à leur tour. Stiehle s’est mis à dicter les clauses sur lesquelles Jarras et lui venaient de tomber d’accord. Du Breuil et Restaud se regardèrent.

— Art. 1er continua Décherac, l’armée française est prisonnière de guerre. — Art. 2, la forteresse et la ville de Metz, avec tous les forts, le matériel de guerre, les approvisionnemens de toute sorte, et tout ce qui est propriété de l’État, seront rendus, samedi 29 à midi, à l’armée prussienne, dans l’état où tout cela se trouve au moment de la signature de la convention… À l’article 3, la discussion a repris. « Pour reconnaître le courage de l’armée française, était-il stipulé, le roi autorise à rentrer chez eux, avec leurs épées, les officiers qui voudraient s’engager à ne plus servir contre l’Allemagne jusqu’à la fin de la guerre. »

— Oh ! fit Du Breuil, le visage empourpré.

— Oui ! singulière façon de reconnaître le courage de l’armée !… Fay, puis Samuel, ont bravement protesté. Pourquoi ne pas accorder à l’armée entière les honneurs de la guerre, le défilé suprême ? Refus catégorique de Stiehle. Refus également de laisser l’épée à tous les officiers. « Je vais en référer au maréchal, » a dit Jarras. Stiehle paraissait très irrité : « Comment, s’est-il écrié, nous ne signons pas ce soir ? » Enfin, après un long débat, l’article 3 a été rédigé de deux manières, l’une accordant, l’autre n’accordant pas les honneurs. Stiehle même a demandé : « Comment voulez-vous que vos troupes puissent défiler, avec un temps et des chemins pareils, nombreuses comme elles sont ? » Et Fay, séance tenante, a dressé des itinéraires. On a pris rendez-vous pour aujourd’hui. Dès le matin, voulait Stiehle. Mais il était déjà deux heures. Samuel s’est alors rapproché de Jarras, en murmurant : « Ne fixez pas d’heure ; tâchez de gagner du temps… »

— Parbleu ! dit Du Breuil.

— D’autant plus, reprit Décherac, qu’hier, avant de partir, Samuel, figurez-vous, traduisait des journaux dans le cabinet de Bazaine… L’intendant général Lebrun est entré en s’écriant : « Bonne nouvelle, monsieur le maréchal ! Nous avons encore des vivres pour quatre jours »… mais Stiehle a insisté, et c’est à cinq heures, ce soir, qu’on signe.

Il faisait maintenant presque jour. Un matin gris émergeait, noyé de brume. Dans cette clarté livide, tous trois contemplaient en silence leurs visages terreux. Décherac serra les mains de Du Breuil, de Restaud, et partit, avec un grand geste anxieux. Seuls, les deux amis ne trouvaient pas un mot à se dire. Les phrases leur montaient aux lèvres, cependant. Ils avaient l’âme grosse de dissentimens, de revendications, de plaintes. Et les paroles leur restaient dans la gorge. À la fin, Restaud demanda :

— Je ne vous verrai guère aujourd’hui. Vous allez à Metz ?

— Oui, dit Du Breuil qui, après avoir assisté aux obsèques d’un officier de la Garde, devait déjeuner avec Judin. Son ami l’attendait, au sortir de l’église, sur la place Royale. Judin lui prit le bras, le vit triste et, pour faire diversion, lui dit :

— Vous allez voir, Pierre ! L’hôtel du Nord est curieux en ce moment. Vous y retrouverez quelques gens de cœur. Des braves comme Clinchant, Boissonnet, Charlys, Barrus, Carrouge, Rossel, Cremer. Hier, la première manifestation contre Bazaine a eu lieu. Un capitaine de carabiniers a donné le branle. Les chefs de bataillon de la garde nationale ont promis leur concours. Il y a longtemps, d’ailleurs, que tout cela se machine. Ladmirault et Changarnier ont eu beau refuser de prendre la tête du mouvement. Il reste d’autres généraux, Dieu merci ! Clinchant d’abord. On parle aussi de Boisjol… Vous en êtes ?

Du Breuil, bouleversé d’espoir, sauta sur cette idée. Judin poursuivait :

— Vous ne savez donc rien ? Charlys ne vous a pas proposé de signer le petit papier ? C’est un des meneurs !… Mais lui veut seulement la trouée, c’est-à-dire, n’est-ce pas ? ce que l’honneur commande !

Du Breuil acquiesçait gravement, d’un signe. La pensée de Restaud cependant le troublait.

— Quelques mécontens vont plus loin, reprit Judin. Ceux-là ne parlent rien moins que de déposer le maréchal et d’offrir le commandement au plus digne. — Il clignait de l’œil : — D’Avol, Barrus, d’autres, que vous connaissez, prêchent de la sorte. Ça, c’est un peu sévère, tout de même.

Du Breuil songeait : le Gouvernement provisoire, le 4 septembre n’a pas fait autre chose. L’Empire lui-même est né d’un coup d’État. Pas un pouvoir qui ne soit issu de la violence, et fondé sur le mépris des lois précédentes, réputées bonnes jusque-là ! Mais une voix secrète lui souffla : Aux ambitieux de penser ainsi. Obéis et tais-toi. L’armée n’a de raison d’être que disciplinée. Seule, la discipline, sourde, muette, aveugle, fait sa grandeur et sa force… Et de nouveau, le cri du bon sens dominait : l’obéissance passive, aujourd’hui, serait un crime. Lorsque le général en chef perd la tête, manque à ses devoirs et livre ses troupes, les subalternes ne doivent prendre conseil que de leur courage et de leur attachement au pays…

— Les officiers du génie, disait Judin, ont décidé le colonel Boissonnet à se mettre à leur tête. Clinchant, dès qu’il aura vingt mille hommes, prendra le commandement général. Réunion pour se compter, cet après-midi à une heure. Vous serez trente mille demain !

Oui, c’était la délivrance, le salut ! Du Breuil, avec une joie fiévreuse, crut enfin discerner son véritable devoir. Que d’Avol et Barrus conspirassent à leur guise ! Que Bazaine et ses généraux tendissent le cou vers le carcan final, lui, Du Breuil, obscur soldat du bataillon sacré, loin de ces menées coupables comme de cette ignominie, s’en irait, tête haute, par le chemin sanglant. Le soleil de France resplendissait au bout !

Il revit alors l’ardent visage de Restaud. Cette conviction têtue, inébranlable… Jusqu’où, pensait-il, peut mener la rigueur d’un principe !

Après le déjeuner (civet de cheval, bifteck de cheval, pâté de cheval), la grande salle du café s’emplit. Plus de soixante officiers s’y pressaient déjà.

— Ah ! vous voilà, Du Breuil ! c’est bien, mon ami, dit Charlys dans une poignée de main chaleureuse.

Il montrait un visage fatigué, des yeux brillans sur des joues caves. Son grand corps se voûtait légèrement. Il avait passé l’après-midi d’hier en courses, en démarches, à recruter des adhérens. Il paraissait un peu triste, comme s’il eût douté par avance de la réussite. Du Breuil serra la main de Carrouge et de Barrus.

— Il faut agir sans tarder, reprit Charlys,

— Est-il vrai, lança Barrus, qu’il y ait encore quatre jours de vivres ?

— Oui, dit Charlys, j’étais avec Samuel dans le cabinet de Bazaine, quand l’intendant général est venu l’annoncer. Avec ce qui reste, affirmait Lebrun, dans les cachettes de Metz, avec les 13 000 chevaux vivans, on pouvait tenir plus longtemps encore. Savez-vous ce que le maréchal a répondu ? « Que voulez-vous que cela me fasse, monsieur l’intendant ? Vous auriez des vivres pour quinze jours que cela ne changerait rien à la situation. Les pourparlers sont engagés. Il faut en finir et nous en aller. »

— À mort le traître ! hurla d’une voix de stentor le capitaine de carabiniers qui s’était distingué la veille par sa virulence.

— Tartufe ! grinça Barrus, Il n’a pas plus de sens moral qu’un caillou.

— Ne vous en prenez qu’à vous, messieurs les démocrates, gouaillait Carrouge. Vous le vouliez pour chef ; vous l’avez.

— Nous le déposerons ! dit Barrus, dont les yeux étincelèrent.

— Qu’on le fusille ! gesticula le carabinier. Ils sont plusieurs qui ont besoin d’un peu de plomb dans la tête !

Un lieutenant de voltigeurs pérorait au milieu d’un groupe :

— Il faut remplacer d’abord tous les membres du conseil. Canrobert, Lebœuf et Frossard sont vendus à l’Empire, Coffinières emboîte le pas. Il n’y a que Ladmirault de propre. Quant à Soleille (il fit le geste d’une tête qui tombe au panier) !… Nommez-moi capitaine, et je me charge d’enlever ma compagnie !

Du Breuil reconnut la voix perçante, le niais rictus de Marquis. Le colonel Boissonnet se tenait à l’écart avec quelques officiers du génie. Il aperçut Rossel, une flamme de volonté dans ses yeux têtus, le capitaine Cremer, aide de camp de Clinchant, — le général n’avait pu venir, — le capitaine de Serres. Ce dernier salua Du Breuil : « Le commandant d’Avol, annonça-t-il, était malheureusement de service. Il se sera consolé en faisant des prosélytes. » Le lieutenant Thomas approuva, de son œil rouge. Le commandant Leperche, aide de camp de Bourbaki, se démenait, voulant à tout prix rejoindre son chef. Le brouhaha croissait. Les discussions s’envenimèrent. En vain Charlys réclamait du silence, suppliait qu’on se comptât… Le temps pressait, si l’on voulait sortir en masse !… De toutes parts, les récriminations, les plaintes jaillirent. Il fallait destituer celui-ci, élever celui-là. Un énergumène bondit sur une table et s’offrit pour général en chef. Charlys fit décider qu’on se réunirait le lendemain dans les bureaux du génie, à l’Esplanade, pour achever de s’entendre. Un à un les officiers supérieurs s’esquivaient, laissant capitaines et lieutenans poursuivre au milieu des cris, comme de grands enfans, leurs débats stériles.

Du Breuil rentrait au Ban Saint-Martin, la mort dans l’âme.

Peu avant d’arriver aux bureaux de l’état-major, il faillit heurter un homme long et sec, à l’angle d’une petite rue boueuse où donnait la maison du général Soleille. Tous deux se regardèrent, surpris au milieu de leurs pensées. Il reconnut le capitaine de Verdier, dont le visage bouleversé l’avait ému la veille. L’aide de camp semblait en proie à une affreuse détresse. Comme Du Breuil spontanément lui tendait la main, soudain, dans un flot de paroles, le malheureux s’épanchait, cédant à un irrésistible besoin de confidences. Il les eût faites au premier venu. Sa loquacité le soulagea.

Il ne survivrait pas à une honte pareille ! L’immense matériel de l’armée et des forts, mitrailleuses, canons, fusils, plus de vingt millions de projectiles, tout cela livré sans réserve aux ennemis ! Bien plus ! avant même que la signature de la capitulation les en rendît maîtres, le propre comptable de ces trésors s’efforçant de les leur conserver intacts ! Un général français cédant à cette aberration par on ne sait quels scrupules inavouables ! Et lui, lui, de Verdier, contraint d’écrire de sa main ces ordres honteux !… Car on avait beau parler d’inventaires et de restitution après la guerre ! Mensonges que tout cela ! Jamais les Allemands ne lâcheraient le morceau.

— Vous me croirez si vous voulez, mon commandant. Tout à l’heure, à la réunion des généraux d’artillerie, Soleille a vertement blâmé le général de Berckheim pour avoir mis hors d’état de service les mitrailleuses du 6e corps. Blâmé ! oui, blâmé ! Un acte de simple devoir militaire que l’armée entière devrait imiter !

— Et les drapeaux ? demanda Du Breuil.

De Verdier blêmit :

— Là, c’est à devenir fou !… Nous avons prévenu ce matin les commandans de corps qu’ils aient, par ordre du maréchal, à les faire transporter à l’Arsenal. De son côté, le colonel de Girels, directeur, a reçu l’ordre de les conserver. Ils feront partie de l’inventaire dressé par une commission d’officiers français et prussiens.

Il éclata d’un rire strident. Du Breuil s’éloignait, stupide. Chaque minute écoulée, c’était un peu de lui-même qui s’en allait, se dissolvait. Toutes ses notions d’honneur s’enfuyaient d’un vol lourd. De quel vertige ces hommes étaient-ils donc frappés ?

En passant devant la maison de Bazaine, un mouvement inusité le surprit. Au Quartier-général, même rumeur. Il y avait eu, le matin, grande pluie de récompenses. Quelques-unes avaient éclaboussé l’état-major. Francastel arborait un dolman neuf, liséré de quatre galons. Une croix neuve brillait sur la poitrine de Massoli. Il se rengorgeait avec modestie, coulait de temps à autre vers sa rosette un regard satisfait.

— Elle a fini par venir. Ce n’est pas trop tôt, répliquait-il au bref compliment de Du Breuil.

Mais Francastel s’élançait vers son ancien chef, et lui prenant les mains, il les lui serrait, familièrement. Il était plus que jamais résolu à trouer ! Même, déclara-t-il avec une incroyable impudence, il avait assisté à la grande réunion de l’après-midi, à l’hôtel du Nord. Tout allait pour le mieux.

Du Breuil, qui ne se souvenait pas de l’avoir vu, écœuré, lui tourna le dos. Peu de figures amies : Restaud, Décherac, Laune étaient absens. Il s’informa des événemens auprès du gros Jacquemère. Sa fluxion l’avait repris. On ne savait rien. Jarras avait reçu, dans l’après-midi, une lettre du général de Stiehle, annonçant que les honneurs de la guerre seraient accordés à l’armée française, et l’épée laissée à tous les officiers. Il était ensuite parti avec Samuel et Fay pour Frescaty. Le colonel Nugues le remplaçait. Voilà tout. Ah ! si, pourtant !… le capitaine de Mornay-Soult, de la part du maréchal, était venu dire à Nugues, il y a un quart d’heure, de terminer une lettre d’affaires courantes, destinée aux commandans de corps, par le post-scriptum suivant : « C’est par erreur qu’en donnant l’ordre de porter les drapeaux à l’Arsenal, on a omis de dire qu’ils y seraient brûlés. » Et Nugues, surpris, — car personne ne connaissait ce premier ordre ! — était allé se renseigner auprès de Bazaine…

Mais tous les yeux se tournaient vers la porte. Le colonel Nugues rentra. Il tenait à la main deux minutes d’ordres.

— Écrivez, messieurs ! dit-il aux officiers de service :

Aux commandans de corps d’armée.

Veuillez donner des ordres pour que les aigles des régimens d’infanterie de votre corps d’armée soient recueillis demain matin de bonne heure

— Pourquoi demain ? songea Du Breuil. Il n’y a pas une minute à perdre, si l’on veut les détruire avant la capitulation.

«… demain matin de bonne heure par les soins de votre commandant d’artillerie et transportés à l’arsenal de Metz. Vous préviendrez les chefs de corps qu’ils y seront brûlés. Ces aigles, enveloppés de leurs étuis, seront emportés dans un fourgon fermé. Le directeur de l’arsenal les recevra et en délivrera des récépissés aux corps.

Signé : « Bazaine. »

— Et d’une ! fit le colonel Nugues. À l’autre, maintenant.

Au général Coffinières, gouverneur de Metz.

Veuillez donner des ordres pour que l’arsenal de Metz reçoive demain matin les aigles des régimens d’infanterie de tous les corps d’armée

La voix nette détachait les mots dans le silence. On entendait les plumes courir. Un secrétaire d’état-major enregistrait en même temps sur le livre de correspondance.

— Mais on ne lui prescrit pas de faire brûler les aigles, remarqua Du Breuil, l’ordre dicté.

— Coffinières est sans doute au courant, répondit le colonel Nugues. « Il est inutile de lui dire autre chose », a bien spécifié le maréchal ; et pour Soleille : « Ne lui écrivez pas, a-t-il ajouté. Il pourrait faire des difficultés. Je me réserve de lui écrire quand le moment sera venu. »

Officiers et secrétaires avaient posé leurs plumes et, tête levée, attendaient l’ordre de relire.

— Avons, Massoli, lit Nugues.

D’une voix sans intonation, au milieu de l’indifférence générale, le gros homme reprenait : Veuillez donner des ordres pour que les aigles des régimens

« C’est à n’y rien comprendre ! » se disait Du Breuil. Il revoyait les yeux éperdus de Verdier murmurant l’étrange confidence : cet ordre formel d’inventorier les drapeaux, donné le matin au colonel de Girels. Les nouvelles prescriptions de Bazaine ne seraient donc qu’une manœuvre, bonne à tromper les commandans de corps, à calmer l’émotion de l’armée, mais laissant à l’ordre primitif son détestable effet. Cette idée se fortifiait en lui : d’abord le transport des aigles remis au lendemain. La capitulation, d’ici là, serait intervenue ! Puis, le silence gardé sur l’incinération dans la lettre au général Coffinières. Girels se bornerait, de la sorte, à emmagasiner. Et cette façon d’agir vis-à-vis de Soleille : « Il ferait des difficultés ! »… Indigne parole d’un homme qui, sûr de l’obéissance absolue de son subordonné, cherchait encore à se donner le beau rôle, aux dépens du voisin.

Comme autant d’éclairs, ces pensées lui déchiraient l’âme. Mais elles n’étaient qu’une faible partie de ses douleurs, de ses maux… elles s’effaçaient vite. D’autres leur succédaient aussitôt : Lacoste ! Restaud ! d’Avol ! Anine !… Il erra longtemps sous la pluie, dans la boue. Le vent d’automne emportait les nuages. Les dernières feuilles tournoyaient dans l’air trempé d’eau. Et ce furent d’interminables heures d’agonie. Enfin le soir tomba, comme une dalle mortuaire.

Huit heures sonnaient quand il se retrouva dans sa chambre où brûlait un bon feu. Un bruit derrière la cloison lui apprit que Restaud était là. Il frappa plusieurs coups au mur. Au bout d’un instant, la porte s’ouvrait. Restaud parut. Ses bottes couvertes de boue, ses vêtemens trempés, la fatigue qui décomposait son visage, montraient qu’il avait dû, lui aussi, marcher longtemps à l’aventure. Il s’assit près de la cheminée, puis, d’une voix qui voulait paraître gaie :

— Il fait bon chez vous !

Mme Guimbail, par une attention touchante, avait, bien que sa petite provision diminuât, donné à Frisch de vieux ais garnis de clous. Elle était venue elle-même les disposer, préparer le feu, allumer la lampe, sa propre lampe ! « Tiens, c’est vrai », fit Du Breuil, qui s’en aperçut seulement. Il approcha des chaises et, sous le rond de lumière, tous deux se rencognèrent frileusement.

— À l’heure qu’il est, dit enfin Du Breuil, tout doit être consommé. Nous sommes prisonniers sans doute.

Restaud leva brusquement la tête, et comme s’il allait au devant de la lutte :

— Eh bien ? fit-il.

— Vous acceptez cela ! murmura Du Breuil avec un sourire amer.

— Il y a, répliqua durement Restaud, une sorte de joie dans l’accomplissement du pire devoir.

— Reste à connaître, dit Du Breuil, quel est le véritable devoir ?

— Est-ce qu’un soldat le demande ? s’écria Restaud, avec une douleur indignée.

Du Breuil réfléchit un moment :

— Vous avez raison, déclara-t-il. Il n’y a qu’un devoir, comme il n’y a qu’un honneur… Ce n’est pas la première fois, malheureusement, qu’une armée française capitule. Souvenez-vous de Dupont, à Baylen ! 16 000 hommes livrés aux Espagnols, sans combat ! Seul, le commandant de Sainte-Église déclare qu’il n’a plus d’ordres à recevoir d’un général prisonnier. Il ramène à Madrid son bataillon. Et l’Empereur, sur-le-champ, le fait colonel.

— Il fallait le faire général, dit Restaud, et le fusiller ensuite.

— Ah ! oui, railla Du Breuil. Toujours votre système… obéissance passive, résignation… je sais, je sais ! Non, mon ami. Dans une situation comme la nôtre, seule la résolution de mourir est digne, salutaire.

Il se leva d’un bond, prit sur la table un livre fatigué, le tome VII des Mémoires de Napoléon, et lut d’une voix fébrile :

« Que de choses qui paraissaient impossibles ont été faites par des hommes résolus, n’ayant plus d’autres ressources que la mort ! »

— Et celui-là, reprit Du Breuil, est un juge qu’on ne récuse pas.

— Si ! dit Restaud. L’orgueil l’aveugle… Ce que vous prenez pour le cri de l’honneur n’est que le cri de l’orgueil. Or, un soldat, comme vous, comme moi, simple chiffre du nombre, ne doit pas avoir d’orgueil. Une mort pareille serait une folie, car le soldat n’est pas responsable des fautes du chef ; — un crime, car il ne peut pas plus disposer de sa mort que de sa vie. Et croyez-vous donc qu’un tel renoncement n’aille pas sans une affreuse torture ?… Mais soyez-en certain, notre sacrifice nous sera compté. Le devoir le plus amer porte ses fruits, et nous récolterons un jour ce que nous avons semé.

Du Breuil regarda le visage ravagé de Restaud, et, se souvenant de l’infructueuse réunion de l’après-midi, il se rassit, d’un air découragé.

— Tenez, mon pauvre ami, reprit Restaud. Parions que vous n’êtes arrivé à rien, aujourd’hui ?

Du Breuil se tut. Il lui coûtait d’avouer l’avortement de son rêve, le vain tumulte de la séance, la remise des projets au lendemain.

— Votre silence parle, dit Restaud. Aujourd’hui vous étiez cent ; demain vous serez dix. De telles entreprises sont condamnées d’avance.

Non, protesta Du Breuil. Il y a déjà plus de cinq mille adhésions. Et ne serions-nous que cent, que dix, il faudrait trouer quand même !

— Je ne puis admettre cela, déclara Restaud. Hier, lorsque vous parliez de sortie en masse, j’ai respecté votre chimère. « Nous serons vingt mille », disiez-vous, et vous vous figuriez trouver un chef ! Pas un, vous le voyez, n’a osé enfreindre la règle terrible. Et maintenant, vous allez tomber à l’effort individuel, mais ici, je vous l’affirme de toute mon amitié, vous faites fausse route.

— Pourquoi ?

— Parce que la même chaîne nous lie, tous. Personne n’a le droit de se dérober à l’humiliation et à la douleur communes. Il faut partager jusqu’au bout l’eau fétide et le pain noir. Songez aux malheureux soldats. Nous les avons amenés ici ; nous ne devons en partir qu’avec eux. Est-ce lorsqu’ils vont se traîner par milliers sur les routes d’Allemagne, que nous allons les abandonner, nous, les chiens du troupeau ?

— Nous pouvons nous rendre ailleurs plus utiles.

Restaud secoua la tête :

— Notre place est au milieu d’eux. Pensez-y bien, mon cher. Au-dessus des idées et des souffrances personnelles, il y a une obligation sacrée : la solidarité du malheur. S’y soustraire est une désertion.

— Vous avez beau dire, soupira Du Breuil, ébranlé cependant. C’est affreux !

Restaud lui prit la main, le regarda dans les yeux, et d’une voix brisée, dit simplement :

— Oui.

Le feu achevait de se consumer : tisons où se tordait parfois une flamme maigre, braises incandescentes duvetées de cendre bleuâtre. Ils y suivaient le reflet mourant de leurs pensées. Ils restèrent ainsi longtemps, dans une stupeur silencieuse. Un roulement de voiture, vers onze heures, les en tira. Le feu s’était éteint.

— Les voilà, fit Du Breuil, levé en sursaut.

Tous deux, à l’idée de ce fiacre obscur, qui apportait, à travers la nuit l’arrêt de la ville et de l’armée, frissonnèrent.

— Il faut aller au-devant des nouvelles, dit vivement Restaud, comme s’il eût conservé une lueur d’espoir.

Dehors, une humidité glacée les pénétra. Le vent sifflait toujours. Pluie battante. Leur lanterne plusieurs fois faillit s’éteindre. Du Breuil, les doigts perclus, dut la protéger de son manteau. Ils avançaient difficilement, enfonçant jusqu’à la cheville dans une boue liquide. Ils parvinrent enfin à la maison habitée par Décherac. La porte était grande ouverte, comme si la mort venait d’entrer. Ils trouvèrent leur camarade assis sur une marche de l’escalier, dans le noir.

— Samuel vient d’arriver, dit-il. Il est là dans sa chambre. Il ne veut voir personne.

À la lueur de la lanterne, son visage apparut, très pâle. Une rage, cette fois, en crispait le sourire. Il détailla ce qu’il savait, par courtes phrases amères : c’était fini, signé, bâclé ! L’armée, la ville, rendues, prisonnières !… Mais pour rançon du pacte, messieurs les officiers pourraient emmener leurs bagages en Allemagne ! Ils pouvaient même garder leur épée, puisque cela leur faisait plaisir. Quant à ceux qui s’engageraient à ne plus servir, de la guerre, ils étaient libres… Bazaine leur permettait de s’en aller. Frédéric-Charles les en priait… On reconnaissait de la sorte le courage de l’armée française !… Décherac ricana. Mais il y avait une autre clause plus déshonorante encore. Bazaine refusait, oui, refusait les honneurs de la guerre, réclamés la veille avec tant d’instances, accordés enfin à nos prières !

— Quoi ! s’écria Du Breuil, la seule compensation…

— Oui, dit Décherac. Ça vous étonne ? Moi pas.

Il eut un sourire navrant :

— Faire défiler en armes plus de cent mille hommes capables de brandir encore un sabre, un fusil, devant un ennemi dont la vue seule eût affolé ces malheureux, pas si bête !… Mais ce qu’il refusait pour tous, pensez-vous, il eût pu l’exiger pour quelques-uns : l’honneur était sauf… Seulement, voilà, il n’y a pas pensé… Non ! vous dire la stupéfaction de Stiehle lui-même, quand Jarras a déclaré que Bazaine voyait des difficultés à l’exécution de la clause !… « Lesquelles ? » a demandé Stiehle. Et Jarras balbutiait : « Le temps est mauvais, le terrain et les routes déplorables… Il sera difficile sans doute de défiler… » À quoi Stiehle a répondu : « Ces considérations n’existent jamais pour l’armée prussienne. » Alors Jarras a proposé, tout en renonçant au défilé même, de spécifier néanmoins dans l’acte que les honneurs de la guerre étaient accordés : « Écrivons-le, a-t-il dit, et n’exécutons pas. » Mais Stiehle a déclaré : « Ce qui sera écrit sera exécuté. »

Du Breuil cherchait dans l’ombre le visage de Restaud. Celui-ci baissait obstinément la tête. Ses mains pendantes, seules, tremblaient un peu.

— Et savez-vous, reprit Décherac, un des motifs pour lesquels Bazaine ne veut plus de cette « formalité » ? Je vous le donne en mille : la difficulté de mettre les généraux d’accord sur le rang à leur assigner en raison de la différence des grades et de leur situation personnelle !… Mais le véritable motif, celui qu’il n’a pu dire, c’est sa honte à reparaître devant l’armée, sa peur de nos insultes et de notre mépris.

— Certes, dit Du Breuil, s’il avait fait tout ce que l’honneur et le devoir commandent, il eût fièrement défilé le premier. Par son refus, il se juge et se condamne.

— « Ce n’est pas tout, fit Décherac. Il y a les drapeaux. Ce sombre imbécile ne s’est-il pas avisé d’attirer sur eux l’attention de l’ennemi ! Jarras, par son ordre, a prévenu de Stiehle qu’il n’y aurait pas beaucoup d’aigles à livrer, alléguant que l’habitude des troupes, dans notre malheureux pays, était de brûler les insignes, à chaque nouveau gouvernement. De Stiehle a naturellement souri : « Non, général, je ne crois pas que cela ait été fait. Mais il est bien entendu que tout ce qui reste, en drapeaux comme en matériel, nous est acquis. » Et ce qu’il y a de plus louche, conclut Décherac, c’est qu’en donnant ses instructions à Jarras avant de partir, Bazaine avait ajouté : « Je sais qu’il y a des drapeaux de brûlés, et je ne veux pas que le prince Frédéric-Charles m’accuse d’avoir manqué à mes engagemens. »

Un silence pesant s’établit. Décherac reprit, au bout d’un moment :

— Voici le comble. En rédigeant l’appendice, — une série d’articles concernant Metz et proposés par Coffinières, — de Stiehle s’est mis à parler des mesures que comptait prendre l’autorité prussienne pour le transport des prisonniers : une fois nos troupes conduites dans les lignes allemandes par leurs officiers, ceux-ci seraient évacués d’abord. « Quant aux 80 000 soldats, a-t-il ajouté… — Mais, il y en a bien davantage ! a protesté Jarras. — Oh ! oui, je sais, avec les malades, les blessés… — Mais non, pas du tout, répétait Jarras. C’est 126 000 combattans, sans compter la garnison de Metz, les malades et les blessés. Plus de 160 000 hommes ! » Et Stiehle s’est contenté de répondre : — « Vraiment, est-ce possible ? » La stupeur peinte sur son visage en a dit plus que ses paroles.

Vraiment, est-ce possible ? Ils sentaient à ces mots comme la brûlure d’un fer rouge.

Décherac se leva brusquement :

— Au revoir, messieurs, fit-il. Bonne chance.

Ils redescendirent l’escalier, s’enfoncèrent dans l’ombre, sous la pluie. Une sueur froide baignait Du Breuil. Est-ce qu’ils avaient enfin vidé le calice ? Pouvaient-ils descendre plus avant dans l’ignoble ? Puis, toute la machination des drapeaux lui apparut : colis à destination de Berlin, ils seraient apportés demain matin à l’arsenal, intacts, dans leurs fourgons fermés. Que par malheur quelques-uns échappassent, Bazaine était excusé, d’avance… Pouah ! Il mit le pied dans une ornière. La boue lui rejaillit jusqu’au visage. Restaud, détournant le sien, marchait coude à coude à sa hauteur. Ils avançaient sans parler, cinglés à la face d’un vent mêlé de pluie.

La lanterne projetait une clarté trouble qui faisait paraître alentour la nuit plus noire… Du Breuil revit une clarté semblable : balancée au poing d’un homme de garde, elle le guidait par une nuit d’étoiles vers la chambre de Lacoste ; elle faisait surgir une caserne pleine d’hommes et de chevaux, endormis dans leur force ; les armes étincelaient, et, dans le souftle rauque des lanciers, haletait l’énergie de la France…

Un coup de vent, la flamme s’éteignit.

Ils se trouvèrent plongés dans un océan de ténèbres, où l’on ne distinguait ni ciel ni terre. Tâtonnant, trébuchant, il leur sembla qu’ils sombraient dans le vent, la pluie, la boue. La boue ! Ils s’y enfonçaient maintenant… elle les étreignait de sa glu mouvante, elle montait, elle leur remplissait la bouche, les yeux, les oreilles… Du Breuil, comme un noyé, revécut dans un éclair tant de journées fiévreuses, depuis les illusions du début, jusqu’à l’effondrement. Restaud se taisait, de plus en plus farouche.

Soudain, un chant grêle s’éleva. Du Breuil reconnut la modulation de la petite flûte. Aux lèvres de Jubault, elle sanglotait et riait tour à tour. Il passait, dans sa blague faubourienne, de la détresse et du sarcasme. On eût dit la voix faible, le souffle même de l’armée. Sa plainte vengeresse avait quelque chose d’aigu qui vrillait le cœur. Du Breuil, que le son guidait, dit :

— Voilà notre maison.

Un rais de lumière filtrait aux fenêtres de l’écurie. À perte de souffle, la petite flûte stridait, railleuse. Restaud, qu’elle exaspérait, ébranla la porte d’un coup de pied. Il n’y eut plus que l’ombre et le silence.

II

Le lendemain, à Metz, sous la pluie et le vent plus furieux de jour en jour, les quinconces défeuillés de l’Esplanade balançaient leurs squelettes d’arbres, par rangées. Du Breuil passa près des grandes tentes coniques aménagées en ambulances. Sous chacune d’elles grelottaient une vingtaine de blessés. À travers les toiles closes, il perçut des paroles entrecoupées, des gémissemens, des râles. Il imagina cette chair à douleur pelotonnée sur ses grabats, les mauvaises couvertures déchirées, l’eau filtrant par mille trous, le sol changé en mare, l’atmosphère humide et lourde.

Il pressa le pas. Comme un murmure d’appel, l’immense soupir exhalé du camp de souffrance courut derrière lui. Un peu plus loin, sur la place Royale, de longues files de wagons formaient des avenues d’hôpitaux, traversées continuellement par une soutane relevée de prêtre, un capuchon rabattu de médecin. D’un marchepied à l’autre s’empressait le va-et-vient des infirmières, sous leurs parapluies ruisselans. Certains wagons regorgeaient. La mort en avait clairsemé d’autres. Par la fente des portes, il aperçut des formes allongées, pâleurs de faces et pâleurs de linges, toute l’horreur de la sanie et du sang noir. Et de ces trains immobiles, où tant de malheureux, soldats comme lui, achevaient leur voyage humain, un immense soupir s’élevait aussi. Il crut entendre se lamenter des voix chères, Lacoste, Restaud, Védel… À travers la plainte des blessés, passa le lointain bourdonnement de l’armée, et des cris montaient de lui-même, échos héréditaires d’une lignée de soldats. Ce soupir faible, c’était son père qui le poussait, bras fracassé, dans l’abandon d’un champ de bataille kabyle ; cette plainte rauque échappait, sous le sabre des cavaliers de Blücher, à son grand-père, lieutenant du dernier carré de Waterloo ; ce râle, c’était l’agonie de son grand-oncle, chef d’une demi-brigade à Valmy. Son cœur répondit au murmure d’appel.

Mais quelqu’un le hélait. Carrouge !

— Inutile de pousser jusqu’à la caserne du génie, mon cher. J’en viens. Vous ne trouverez que Rossel, attablé devant deux cahiers de papier blanc. On entre, on sort. Curieux, aux renseignemens ; adjudans-majors envoyés par leurs colonels pour demander des explications… Lui note les effectifs, les positions, les mouvemens… Un élève de Polytechnique pointe en même temps, sur une grande carte du camp retranché. Il y a 5 600 hommes inscrits. À une heure, Clinchant sera là. Son aide de camp l’a promis. Ça marche !

Il paraissait tout réjoui. Son teint de piment sec luisait d’espoir. Il se frotta vigoureusement les mains.

— Nous avons fait de bonne besogne, ce matin. Les drapeaux…

— Eh bien ? sursauta Du Breuil, repris par l’atroce soupçon.

Carrouge eut un geste énergique :

— Brûlés, anéantis !… Pas un drapeau de la Garde ne subsiste. Les grenadiers et les zouaves ont commencé par détruire les leurs, hier, spontanément. Et quand l’ordre du maréchal est arrivé, savez-vous ce que Jeanningros a répondu : « Les drapeaux ont été déchirés par mon ordre, les hampes et les aigles sciées. Les drapeaux de ma brigade n’iront pas à Berlin. » Est-ce parler, cela ? Tous les autres ont été conduits à l’Arsenal, au petit jour, par le chef d’état-major de l’artillerie, Melchior. J’ai vu passer le fourgon et l’escorte, un lieutenant et quatre sous-officiers à cheval. J’ai suivi. Il faisait à peine clair. Nous sommes entrés avec les premiers travailleurs. Ils ont allumé les fourneaux de la forge, et devant la compagnie d’ouvriers, quelques chasseurs et des voltigeurs qui se trouvaient là, on a déployé les insignes. Melchior a découpé les numéros des régimens, puis un adjudant à cheveux blancs, un vieux brave, a brûlé la soie, fait scier les hampes, marteler et couper les aigles. Il fallait voir ses mains trembler. Plus d’un, je vous jure, écrasait une larme. Alors je suis parti, le cœur à l’envers.

Du Breuil étreignit le bras de Carrouge.

— Et les autres, murmura-t-il, les autres drapeaux ? Est-ce qu’on les brûle ?

— Ma foi, dit Carrouge, je suppose…

Du Breuil gardait une inquiétude. Il fit part à Carrouge de la confidence du capitaine de Verdier, l’ordre de conserver les drapeaux et de les inventorier.

— Il faut se méfier de tout, dit Carrouge. Allons à l’Arsenal.

Au coin du temple des protestans, ils rencontrèrent Barrus, hors de lui.

— Savez-vous ce qui se passe ? dit-il. On astique, on fourbit, on répare. Au lieu de ne rendre à l’ennemi qu’une place démantelée, un matériel hors de service, on met tout en ordre, on compte jusqu’au dernier clou. Un ingénieur civil vient d’être appelé pour remettre en état une pièce de gros calibre endommagée par un boulet prussien. Et dire qu’il y a deux jours, nous hissions encore des canons sur les remparts…

— La capitulation est signée. On livre tout demain, à midi, fit Du Breuil.

Barrus devint extrêmement rouge. Ses idées affluaient avec une violence telle que les mots, étranglés, ne pouvaient sortir. Soudain, le flot jaillit :

— C’est un crime de laisser intactes les fortifications de la place et du camp retranché ! La science donne tous les procédés de destruction. En ruinant les forts, les écluses, l’enceinte, les bâtimens militaires, nous privions l’ennemi d’un point d’appui presque imprenable. Il ne trouvait ni locaux pour ses garnisons, ni magasins pour ses approvisionnemens. La ville même y eût perdu quelques vitres, cassées par l’explosion. Elle y gagnait de s’étendre, de respirer librement hors du corset de pierre qui l’étouffe. Mais allez donc chercher du patriotisme et de l’énergie chez tous ces généraux engraissés par l’Empire, des bons à tuer, qui ne regrettent qu’une chose, leur eau de vaisselle, et soupirent après la niche !

Carrouge haussait les épaules. L’exaltation de Barrus s’en accrut. Il eut un ricanement de rage.

— Ah ! ah ! nous avons fortifié Metz, depuis deux mois… Nous avons bien peiné, bien sué !… Mais sa voix subitement s’apaisait : — Il reste de la besogne ailleurs. J’en ai assez, moi, de travailler pour le roi de Prusse !

Il partit en gesticulant :

— Drôle de pistolet ! grommela Carrouge. Comme si la politique avait quelque chose à voir là dedans !

Impérialiste convaincu, il gardait en lui-même la religion du passé ; les fautes de l’Empire lui restaient cachées ; il admettait hier encore que, fidèle à son serment, l’armée sortant de Metz avec armes et bagages allât contribuer à une restauration ; mais, réduit à la brusque horreur de capituler, il n’avait plus aujourd’hui qu’une seule pensée : à tout prix sortir de là.

Ils arrivaient aux jardins qui bordent à gauche l’extrémité de la rue des Carmes. L’Arsenal se dressait devant eux dans sa double ceinture de murs et d’eau. Comme ils allaient franchir, après la première porte, un étroit petit pont, ils aperçurent des officiers d’infanterie qui venaient en sens inverse, parlant haut, avec l’émotion la plus vive. Du Breuil reconnut, dans le groupe, le bon visage bouleversé de Védel.

— C’est toi, Pierre ! s’écria le capitaine en lui prenant fiévreusement les mains. Ce qui m’arrive est affreux !

Il montra la copie d’un ordre. De ses doigts malhabiles, il déplia le papier. Du Breuil lut d’un coup d’œil ; c’étaient les dernières prescriptions de Bazaine, relatives aux aigles. Il crut entendre la voix blanche de Massoli relire dans un marmottement : «… et transportés à l’Arsenal de Metz. Vous préviendrez les chefs de corps qu’ils y seront brûlés… »

— Eh bien ? demanda-t-il.

— Eh bien, dit Védel, le fourgon est passé hier dans le camp, à la nuit tombée, pour enlever le drapeau, comme un mort honteux. L’idée qu’il serait brûlé avec les autres nous consolait un peu. Mais ce matin, quand les troupiers ont cherché « le clocher de leur village », un tel émoi s’est répandu, que le colonel m’a fait partir tout de suite pour l’Arsenal, avec mission de constater de visu l’incinération. Mais… en arrivant…


L’angoisse lui coupa la voix. Du Breuil vit alors que son cousin avait les yeux rouges et gonflés ; l’aspect de cette douleur le remua profondément. Il pressa dans les siennes les grosses mains moites. Ah ! les soupçons de la veille…

—… En arrivant… le directeur de l’Arsenal, à qui j’ai montré mon ordre, m’a dit : « C’est impossible. Voilà celui que je viens de recevoir, il y a une heure. » Et il m’a fait lire une lettre du général Soleille qui enjoint de conserver les aigles. « Ils doivent faire partie de l’inventaire dressé par une commission d’officiers français et prussiens… » Alors, tout d’un coup, la surprise, l’idée de perdre mon drapeau de la sorte, je me suis mis à pleurer. Le colonel de Girels, voyant ça, était aussi ému que moi. — « Reprenez votre drapeau, m’a-t-il dit, en échange du reçu, et vous en ferez ce que vous voudrez »… Mais, tu comprends, que faire ? Je ne sais pas, moi ! Je n’ai pas d’ordres… Alors… alors… je suis reparti. Ah ! mon pauvre Pierre, je suis bien malheureux, va !

Deux grosses larmes roulèrent sur ses joues tannées. Il contempla Du Breuil de toute son affection en détresse, comme s’il demandait un conseil, un appui. Mais, devinant une impuissance égale à la sienne, il s’en alla, d’un air égaré.

Carrouge, au bout d’un moment, éclata :

— Vous aviez raison, f… ! Les nôtres l’ont échappé belle.

— Oui, murmura Du Breuil, c’est clair !

Ils croisaient maintenant d’autres fourgons. Les convois funèbres se succédaient, avec leurs escortes de sous-officiers boueux et de rosses efflanquées. Sous le ciel gris et la pluie fine. Du Breuil et Carrouge frémissaient de colère et de honte à leur passage. Ils longèrent aussi des files d’hommes qui avaient été des soldats. Les uns allaient rendre leurs armes ; d’autres, qui les avaient abandonnées déjà, marchaient silencieusement, les mains ballantes. Tous paraissaient consternés de l’acte qu’on leur faisait commettre. Au pont des Grilles, Carrouge, qui avait affaire à la caserne Chambière, s’éloigna.

Du Breuil songeait aux drapeaux. Le tour était joué ! Avant-hier, 26, — après le conseil, — ordre public à Soleille de les réunir et de les brûler ; Soleille, comme de juste, ne bronche pas. Hier, 27, — après le rapport, — nouveaux ordres : 1° les commandans de corps enverront leurs aigles à l’Arsenal ; 2° le directeur les conservera jusqu’à l’inventaire. Mais comme ce dernier ordre doit bouleverser l’armée, le premier part seul. L’émotion gagne cependant de proche en proche. Alors, pour la calmer, dernières prescriptions aux commandans de corps : c’est pour les brûler, qu’on réunit les aigles. Mais on omet de prévenir Soleille, et l’on a soin de faire avertir l’Arsenal, par Coffinières, de se borner à une réception pure et simple. Les drapeaux ne doivent d’ailleurs être portés que le lendemain matin, à l’heure où le colonel de Girels aura reçu l’ordre de les conserver et de les inventorier, à l’heure où la capitulation signée rendra toute destruction impossible, par respect de la parole donnée ! Au cas, enfin, où quelques fanatiques parviendraient à sauver leurs insignes, Bazaine s’en est excusé, d’avance, près du vainqueur…

Une heure après, il retrouvait Judin à l’hôtel du Nord. Rentrer au Quartier-général, où il n’avait que faire, n’étant pas de service, à quoi bon ? Il valait mieux attendre à Metz il ne savait quoi, l’inconnu des événemens, la possibilité de la sortie…

À table, ils n’échangeaient pas vingt paroles. Comme ils se levaient, Du Breuil, à mots pressés, se dégonfla le cœur. Il dit toutes les ignominies des derniers jours et, pour comble, la comédie infâme des drapeaux. Le soir de Rezonville se dressait dans sa mémoire… Il se rappela la nuit froide, le bivouac éclairé d’un grand feu, le drapeau couché sur son lit de faisceaux ; la terre, alentour, était jonchée de cadavres ; leurs âmes sommeillaient dans ses plis. Demain, avec l’aube, il secouerait son glorieux haillon de soie ; du suaire aux lettres d’or jaillirait vers le soleil le vol des victoires passées… Et maintenant, alignés contre un mur de bureau, ces emblèmes sacrés de la Patrie attendaient dans leur gaine noire qu’un commissaire prussien, armé d’un calepin, vînt les prendre à la pointe du crayon.

Judin releva la tête :

— J’en sais qui échapperont, fit-il. J’ai passé par hasard ce matin à l’hôtel qu’habite Laveaucoupet. Quatre fourgons, contenant les aigles de la garnison disséminée dans les forts, stationnaient devant la porte. Le général, disait-on dans un attroupement, se refusait à envoyer ses drapeaux à l’Arsenal, « comme un vieux cheval à la voirie ! » On allait les brûler dans la cour de l’hôtel, devant l’état-major et les escortes… Mais presque aussitôt, les fourgons ont repris le chemin des forts, et l’ordre donné par le général a couru dans les groupes : — « Faites, devant les régimens, sortir les drapeaux du corbillard où ils sont enfermés ! qu’on leur rende les honneurs pour la dernière fois, et ensuite, qu’ils soient brûlés !

— C’est beau, cela !… dit Du Breuil.

À la caserne du génie, ils trouvaient la cour et le bureau grouillans. Plus de trois cents officiers étaient réunis. Une fermentation extrême régnait. C’était un bourdonnement de voix continu, que traversaient des appels, des cris : — « Le temps presse ! — Où est le général Clinchant ? — Nos mitrailleuses sont à l’arsenal ! — On désarme le 4e corps ! — On porte aux magasins les derniers fusils ! »

À travers les groupes, les plus excités circulaient, se démenaient :

— « On nous a dit qu’il y avait un général ! — Où est-il ? — Qu’il se montre ! »

— Tiens, Charlys ! s’écria Judin. — Derrière le colonel parurent d’Avol, Carrouge, de Serres, Thomas, qui le retenaient.

— Non, d’Avol ! Je m’en vais, disait Charlys. — Il aperçut Du Breuil et lui fit signe : — Et vous, mon ami, est-ce que vous restez ? Il n’y a plus rien à faire ici. Je renonce.

D’Avol jeta sur eux un regard méprisant et, d’une voix dure qui s’adressait à Du Breuil, bien qu’il eût fait mine de ne pas le reconnaître :

— Soyez tranquille, mon colonel ! vous ne serez pas le seul !

— Je n’admets qu’une trouée en masse, reprit Charlys. (Une tristesse passa sur sa figure osseuse.) Je vois qu’elle est impossible, faute de chef. Toute autre tentative est séditieuse. Je n’ai pas qualité pour donner d’ordres. Je me retire.

— À votre aise ! cria d’Avol ; — Charlys était déjà loin. — Je saurai bien, moi, sortir de ce traquenard, coûte que coûte ! Car pour rester ici, ajouta-t-il, en se tournant vers Du Breuil avec des yeux de dédain et de haine, il faut avoir l’estomac solide !

— Vous dites ? fit sèchement Du Breuil, en avançant d’un pas.

— Je dis, reprit d’Avol, d’un ton cinglant, qu’admettre la capitulation, c’est s’avouer solidaire de Bazaine. Partage qui veut son infamie ! Je ne mange pas de ce pain-là !

Il y eut un bref silence. Judin, de sa main valide, chercha celle de Du Breuil, qui, blême de rage, contemplait d’Avol, les lèvres serrées.

Celui-ci reprit :

— Que tous les gens de cœur m’imitent ! Et demain, sur la terre de France, l’armée pourra dire : Rien n’est perdu, l’honneur est sauf !

— Laissez-moi, Maxime, fit Du Breuil, avec le calme d’un homme qui vient de prendre un parti suprême. Et se tournant vers d’Avol, il prononça :

— C’est parce que l’armée est faite de gens de cœur qu’elle ne vous imitera pas ! Et ne prenez pas souci de son honneur : il est au-dessus de votre jugement ! Mais libre à vous de fuir… Et demain, sur la terre de France, vous pourrez dire : Tout est perdu, l’orgueil est sauf !

— La trahison du chef délie le soldat, fit d’Avol, en haussant l’épaule. Il n’y a de chefs que pour combattre !

— Il reste des camarades pour souffrir !

— Des phrases ! Le bateau sombre. Chacun pour soi !

— Excuse de lâche qui déserte !

D’Avol bondit sous l’injure :

— Qui des deux est le lâche, de celui qui risque sa vie, ou de celui qui…

— Fait son devoir, trancha Du Breuil.

— Ah ! ah ! ah ! ricana d’Avol avec une raillerie insultante… Son devoir !… Vous savez quel est votre devoir, vous ?

— Oui, dit Du Breuil qui ne se maîtrisait qu’avec peine. Le devoir, dans un malheur pareil, est de faire ce qui nous coûte le plus.

D’Avol sourit outrageusement :

— Vrai ? La prudence vous coûte ? J’aurais parié, moi, pour la bravoure…

— Vous en avez menti ! proférait Du Breuil.

Le mot claqua comme un soufflet. D’Avol vit rouge et s’élança. Mais Judin, Carrouge, d’autres s’interposaient. Le capitaine de Serres et le lieutenant Thomas entraînaient leur commandant, qui, furieux, tournait la tête à chaque pas, crachait encore des injures.

L’émotion de cette courte scène se perdit dans le tumulte général. La folie était à son comble. Les uns proposaient de brûler l’arsenal et de reprendre les drapeaux ; d’autres, de fusiller Bazaine. Le capitaine de carabiniers, dans un paroxysme de fureur, cria : « Le rappel ! le tocsin ! Aux armes ! aux armes !… » Carrouge et le commandant Loperche firent une proposition : « Les plus résolus se réuniraient à neuf heures du soir, sur la route de Sarrebrück, pour essayer de trouer.

— Partons, dit Du Breuil à Judin.

Il ressentait un dégoût, une amertume inexprimables. Il avait hâte de quitter ce lieu d’agitation stérile. Les mots prononcés par d’Avol le perçaient d’autant de plaies ; ceux qu’il n’avait pas dits les envenimaient encore. La pensée d’Anine dressait entre eux comme une forêt de glaives. Ils étaient séparés par des steppes glacés, des déserts brûlans, tout un monde. Et dire qu’il y a deux mois, ils étaient deux amis, deux frères ! Pourquoi, comment en étaient-ils venus là ? Du Breuil ne parvenait pas à se l’expliquer. La rupture à vif en saignait davantage. Il trouvait à sa douleur une âpre volupté, une frénésie d’aversion si aiguë qu’elle en devenait enivrante. Sa haine avait la violence de l’amour.

Dans la rue, un tumulte insolite les frappa. Des ouvriers, des bourgeois, des femmes couraient dans la direction de la place d’Armes, d’où s’élevaient des rumeurs confuses. Des hommes saisissaient de vieux fusils, des sabres, des piques. Ils aperçurent, en traversant la place Saint-Louis, quelques forcenés qui lacéraient avec des cris de mort la dernière proclamation de Coffinières.

— L’avez-vous lue ? fit Judin.

Sur un signe de réponse négative, il en cita les traits essentiels : « Metz succombait avec honneur !… Jamais, dans les fastes militaires, une place de guerre n’avait tenu jusqu’à un épuisement aussi complet de ses ressources… Quatre ou cinq jours de résistance n’auraient d’ailleurs d’autre résultat que d’aggraver la situation des habitans, etc. »

— Oui, la poudre aux yeux ! reprit Judin, la seule que ces messieurs emploient. J’étais rouge de honte, hier en lisant ça : car les marchés regorgent ; il reste des milliers de chevaux à manger, du vin, du café, de l’eau-de-vie, de la poudre, des obus, des cartouches, cent cinquante mille hommes prêts à mourir… et l’on ose !…

Deux hommes les croisaient.

— C’est vous ! s’écria Du Breuil, en reconnaissant Bersheim et le vieux Krudger.

— Oui, dit Bersheim, nous allons à la caserne du génie. Il paraît qu’il y a là quelques braves décidés à tout.

Du Breuil secoua tristement la tête :

— À rien ! Tout est fini, fini.

Judin interrogeait Krudger. L’émeute grondait sur la place d’Armes. Une foule de citoyens avait envahi l’hôtel de la division, assaillait Coffinières de reproches et d’injures. Et le vieux Lorrain en revenait toujours là : Metz protégée par ses forts, ses remparts hérissés de canons, Metz défendue par sa garnison de 29 000 hommes et sa population virile, Metz imprenable et vierge allait ouvrir ses portes, capituler sans brèche et sans assaut !…

— Et cela, concluait-il, avec un regard haineux vers Du Breuil, aux yeux impuissans de l’armée la plus brave, cause et témoin de notre honte !

— Les vivres manquent, affirma catégoriquement Bersheim.

Judin et Krudger se récriaient : On pouvait tenir plusieurs jours encore ! Le Messin, dont la grande barbe blanche s’agitait, apostropha Du Breuil avec ironie :

— N’est-ce pas, commandant ? Les règlemens militaires sont formels. « De la reddition d’une place, avancée ou retardée d’un seul jour, peut dépendre le salut du pays » ?

Il tremblait d’exaspération. Du Breuil compatit du regard. À mesure qu’ils avançaient, il lisait la stupeur peinte sur les visages. Les marchands causaient devant leurs boutiques à demi ouvertes. Les femmes formaient des groupes, parlant à voix basse ; quelques-unes pleuraient.

— Je vous répète, Krudger, dit Bersheim, que les vivres manquent. Nous finissons avec le dernier morceau de pain. Mon ami Bouchotte, qui moud pour toute la ville, m’a dit hier que ses boisseaux étaient vides. Il n’avait pu trouver que trois sacs de blé à acheter, l’un de la récolte de 1851 et les deux autres de celle de 1852 ! Et vous n’allez pas suspecter Bouchotte, après sa belle action d’aujourd’hui ! Il vient de refuser la croix, ajouta-t-il pour Du Breuil. Oui, jamais il n’aurait aperçu sans douleur sur son brevet l’encre qui avait servi peut-être à rédiger la capitulation. Ce sont ses propres termes.

— Et moi, fit Krudger, je vous soutiens qu’il y a des ressources cachées !

La discussion déjà s’envenimait. Ils se reprochaient aigrement leurs divergences d’opinion. Ils s’épuisaient à chercher un moyen d’issue. Les projets de l’un semblaient absurdes à l’autre.

— Le conseil municipal, dit Bcrsheim, s’est laissé berner comme un enfant.

Krudger, à ces mots, qui atteignaient son fils, entra dans une vive colère. Ainsi les deux Messins se consumaient dans une rage impuissante, une désolation stérile.

Le brouhaha croissant se fondait en une seule clameur. Ils arrivaient à la place d’Armes. Elle était couverte de monde. Ce n’étaient que groupes gesticulans, furieux courant par bandes. Les uns se ruaient vers la rue de la Princerie, où logeait Coffinières. D’autres agitaient des drapeaux. Le long de la cathédrale, des gardes nationaux achevaient de désarmer une compagnie qui portait ses fusils à l’Arsenal. Les soldats bonnement se laissaient faire. Quelques énergumènes brandissaient des chassepots, se distribuaient des cartouches pillées dans les postes. Des coups de feu, çà et là, partirent. Du Breuil reconnut dans un attroupement le rédacteur d’un journal de Metz, qui, monté sur un grand cheval, vociférait la Marseillaise, en déchargeant en l’air son pistolet. Une haute et belle femme, taillée en déesse de la Liberté, lui tenait la bride. Soudain devant eux l’éternel capitaine de carabiniers surgit, débraillé, hagard : « En avant, mes amis, hurla-t-il. Suivez-moi ! Je joue ma tête, mais je m’en f… ! » Une formidable poussée fit diversion, du côté de la cathédrale. Les portes enfoncées cédaient ; la foule envahissait les tours. Une grappe d’hommes vigoureux se pendit à la Mutte, et sur la place d’Armes en délire, sur Metz et sur l’armée, l’énorme cloche des jours de deuil secoua jusqu’aux campemens ennemis ses gémissemens funèbres, auxquels se mit à répondre, d’église en église, l’appel sanglotant des tocsins.

Des acclamations et des cris retentirent. Un garde national, le drapeau tricolore à la main, devant la statue de Fabert voilée de crêpe, proclamait la République. Sur le tumulte de la ville, la Mutte secouait ses lamentations. À toute volée, la cloche lorraine exhalait sa fureur entrecoupée de plaintes. C’était la voix même de l’antique cité. Dans les vibrations du bronze passaient les cris rauques de Metz l’inviolée, la malédiction des mères, le râle des blessés et le soupir des morts. Du Breuil s’enfuit, poursuivi par le résonnement terrible, l’obsession de ce glas qui lui martelait le cœur.

Au Ban Saint-Martin, tout disait l’agonie, la fin. Le matériel du grand Quartier-général s’entassait dans la fange. On ne voyait que voitures dételées, chevaux errant à l’aventure ou crevant sur place, harnachemens pêle-mêle au travers de la boue. Les bureaux de l’état-major étaient presque déserts. Autour de Laune, quelques officiers fidèles, Fay, Samuel, Restaud, Décherac assuraient l’exécution des dernières mesures. Il fallait mettre un peu d’ordre dans cette inexprimable confusion. Officier par officier, le grand Quartier-général s’était depuis la veille émietté, désagrégé. Comme Du Breuil allait pousser la porte, un pas de cheval retentit. Floppe mit pied à terre.

— Eh bien, Floppe, quelles nouvelles ?

Un rictus passa sur son visage hargneux. Pas grand’chose de beau ! On rendait les armes, soigneusement nettoyées, de façon que MM. les Prussiens pussent les utiliser au plus tôt. Des bruits couraient les camps, destinés à endormir la fureur des soldats : ils allaient rentrer dans leurs foyers, les officiers seuls étaient faits prisonniers. Ou bien : l’ennemi traiterait l’armée avec rigueur, si les armes n’étaient pas remises en bon état. Ou encore : les régimens, après la captivité qui serait courte, viendraient reprendre à Metz leurs canons et leurs fusils… Floppe ajouta : « J’ai croisé pas mal de troupes, en accompagnant jusqu’à Moulins l’officier chargé du service des parlementaires. » Du Breuil le questionna du regard.

— Ah ! dit Floppe, vous ne savez pas ? Nous avons eu une rude frousse en votre absence ! À midi, lettre insolente de Stiehle à Jarras, déclarant qu’il ne pouvait croire décidément à l’assertion de la veille, cette habitude de brûler les insignes à chaque révolution. Il réclamait en conséquence le chiffre exact des aigles, avec menace formelle de considérer la convention comme nulle, au cas où le nombre en serait insuffisant. Il fallait voir cet affolement !… On court après Soleille, on rédige une belle lettre promettant de livrer sagement les quarante-et-un drapeaux qui restent, et Soleille de trotter bien vite à l’Arsenal pour recompter, et Girels averti de ne pas en laisser échapper un !

Du Breuil, sans répondre, fit mine d’entrer.

— Écoutez donc ! dit Floppe, voilà le plus beau. Quand Nugues a vu Jarras, ce matin, il lui a rendu compte des ordres d’hier, vous savez, cette vaste blague, l’incinération… Là-dessus, inquiétude du patron qui se voit engagé par sa signature… Dare dare il retourne chez le maréchal. Et, la lettre de Stiehle aidant, il en revient avec un nouvel ordre, pas mal honteux, celui-là : Restaud, qui l’a exécuté devant moi, trouvait la pilule amère.

— Restaud ? fit Du Breuil.

Et Floppe accentua :

— Pauvre garçon ! quelle tête !…

Ils entrèrent ensemble. Huit ou dix officiers étaient en train d’écrire, groupés dans un coin de la pièce. Restaud, sombre, se tenait à l’écart, avec une sauvagerie d’animal blessé. Il toucha d’une main qui se rétractait celle que Du Breuil lui tendit.

Floppe se tourna vers Du Breuil :

— Figurez-vous que Jarras lui a fait arracher du registre la page sur laquelle l’ordre de brûler les drapeaux était copié. Elle était par bonheur au milieu d’un feuillet. Il n’a eu qu’à l’enlever ; un secrétaire a reporté, sur la page suivante, ce qui restait d’inscrit… Et voilà ; le tour est joué. Ni vu ni connu, au cas où nos livres tombent aux mains de Frédéric-Charles.

Restaud leva vers Du Breuil un regard de détresse infinie. Ah ! tout ce qu’il avait dû éprouver en déchirant la page, l’atroce cruauté pour cet homme de devoir, ce cœur rigide et pur ! Du Breuil en frémit de pitié. Le malheureux !… Réprouver de toute son âme cet acte frauduleux, sentir se lever en soi l’honnêteté vitale, et sans un mot, simplement, obéir. Il crut voir le mouvement frémissant de la main. Restaud, certes, avait trouvé là l’épreuve suprême, subi les affres de la pire torture. Son visage parlait. Des larmes invisibles y creusaient leur sillon.

La porte s’ouvrit, Charlys entra. Une lassitude pliait son buste maigre, ses longues jambes. Ses pommettes saillantes brûlaient de fièvre.

— Vous travaillez encore ? dit-il à Laune.

Il s’assit :

— Les généraux ont fait leurs adieux à leurs officiers. Ça n’a pas marché tout seul, il paraît. Un véritable concert de protestations et de reproches !

Charlys entamait un récit. Au nom de Clinchant, Du Breuil dressa l’oreille.

— Lebœuf l’a fait appeler pour l’admonester, racontait la voix lasse de Charlys, et Changarnier l’a reçu. Clinchant s’est défendu, toujours décidé, prétendait-il, à tenter la sortie. Mais Changarnier l’a traité de la façon la plus dure ; puis, s’emballant, il l’a repoussé jusqu’à la porte entr’ouverte du cabinet des aides de camp. Alors il s’est écrié : « Je n’aime pas les braillards, entendez-vous, général ! J’aime mieux que l’armée périsse, que de la voir se sauver par l’indiscipline. »

Tous les officiers avaient posé leur plume, dans un recueillement d’attention. Du Breuil vit passer, à ces mots, une expression étrange sur le visage de Restaud. Charlys reprit :

— Épuisé par cet effort, Changarnier s’est jeté dans les bras de Clinchant ; puis il est tombé sans force sur un canapé, et, devant tous les aides de camp, le vieux héros s’est mis à fondre en larmes. Car le citoyen chez lui vaut le soldat.

Dans le silence qui suivit, personne ne s’aperçut de l’entrée du commandant Mourgues. Il remit à Laune la minute d’un ordre et, sans demander son reste, s’éclipsa. La note parcourue, Laune la tendit à Charlys d’un geste tranchant, puis, avec une toux sèche, il dit :

— Allons, messieurs ! Un dernier effort !

Du Breuil s’assit près de ceux qui se trouvaient là, et d’une plume crachante qu’il avait à chaque ligne envie d’écraser sur le papier, il écrivit, les tempes battantes, le rouge au front, l’ordre général où Bazaine, se comparant à Masséna, à Kléber, à Gouvion Saint-Cyr, osait se vanter d’avoir « glorieusement accompli son devoir jusqu’à l’extrême limite humaine, » et, pour extorquer la résignation des troupes, mentait encore, mentait toujours, en leur promettant, aussitôt la paix signée, le retour à la France des armes, du matériel et de la place.

La réprobation muette qui accueillit ce tissu de phrases fuyantes et creuses, sa rage et sa résignation indignées, Du Breuil y songeait encore dans sa chambre froide. Frisch n’avait pas eu le courage d’allumer de feu. Mme Guimbail dormait sans doute, sa lampe éteinte. Un bout de chandelle éclairait tristement les murs. De l’autre côté de la cloison, il entendait Restaud bouger par momens. À plusieurs reprises, Du Breuil l’avait appelé, frappant doucement à sa porte. En vain. Abîmé sans doute dans sa douleur, Restaud s’entêtait à garder le silence. Cette vision de son ami, s’écartant de lui pour mieux souffrir, augmenta le sentiment de sa détresse. Il embrassa du regard l’étroite chambre, les murs nus, la table en désordre où le bout de la chandelle jetait sa lueur vacillante sur le tome encore ouvert des Mémoires de Napoléon. Au-dessus de la cheminée, l’inexorable calendrier était à jour. Deux chiffres noirs marquaient la date : — 28 octobre. Il s’en approcha, et lut à l’épheméride : 28 octobre 1806, Prise de Berlin ! L’ironie de l’histoire, d’un coup de fouet, lui déchira le cœur.

Alors, tourné vers la fenêtre, il se sentit seul dans la maison vide et la glaciale nuit d’automne. Le tocsin de la Mutte sonnait pour la révolte et pour les funérailles, sonnait, sonnait, sonnait. Comme le long d’immenses draperies de deuil, chaque sanglot du bronze frémissait dans l’ombre. Il évoqua la ville endormie, le douloureux sommeil d’Anine. Il eût voulu être mêlé à ses rêves. La cloche jetait obstinément son appel lointain. Il songeait maintenant aux petits-fils des vainqueurs de Berlin, à l’armée dissoute, troupeau de fantômes. Il revit l’étable des camps, les milliers d’hommes ronflant sous les tentes en loques dans la pluie et la bourbe. Sans doute, à travers leurs cauchemars, ils souriaient au repos des casernes d’Allemagne, à la chambrée promise, à la couverture chaude, au rata fumant ! La conduite de leurs chefs leur en donnait le droit !… Le cri de la Mutte soudain s’éteignit.

Il faisait grand jour quand Du Breuil, fourbu, se réveilla.

— Le capitaine Restaud est déjà parti, lui apprit Frisch en préparant le rasoir et le bol pour la barbe. Il a dit comme ça qu’il allait au bureau achever le travail.

Du Breuil, désemparé, prit à son tour le chemin habituel. Tout lui parut changé. Les maisons et les arbres avaient sous le ciel triste l’aspect d’un paysage étranger, désert. Il regarda le Saint-Quentin voilé d’eau, les nuages bas… L’imminence du départ le détachait des choses.

Devant la maison du maréchal, le bivouac vide des deux escadrons d’escorte agrandissait la place. Chasseurs et hussards venaient de rejoindre leurs régimens. Seule une compagnie de grenadiers de la Garde, qui depuis un mois était de service permanent, attendait, rangée contre les murs du jardin, l’arme au pied. Des ordonnances tenaient en main des chevaux paquetés. Les officiers de l’état-major particulier du maréchal allaient et venaient, donnant les derniers ordres. Des fourgons de bagages étaient alignés, prêts à rompre. Comme Du Breuil s’éloignait, le commandant Mourgnes l’aperçut, et tout courant vint lui faire ses adieux. Il déguisait mal sa joie. Un ruban neuf, orné d’une large rosette, éclatait sur son dolman. Du Breuil fit semblant de ne pas voir, répondit d’un ton sec : « Bon voyage ! » Mourgues insistait :

— Vous regardez ma croix ?… je suis officier d’hier.

— Ah ! dit seulement Du Breuil.

Un mouvement se produisit. Mourgues courut à son cheval. Le perron intérieur se garnissait d’officiers, familiers ou quémandeurs. Le maréchal parut. Il avait une démarche lourde et, sous un air placide, un visage bouffi, tourmenté. Du Breuil le vit se mettre en selle. Un peloton de la compagnie de service se détacha, prit l’avance. Puis, encadré d’une double haie de grenadiers, Bazaine, suivi de son état-major, franchit silencieusement la porte. Le reste de la troupe et les fourgons s’ébranlèrent. Du Breuil les vit tourner l’angle de la rue, disparaître dans le jour blême.

Au Quartier-général, il retrouva les fidèles de la veille, groupés autour de Laune et de Fay. Restaud leva sur lui de bons yeux calmes, un visage austère, mais paisible. Il semblait avoir pris son parti, reconquis sa grave bonne humeur, son entrain presque. Il travaillait avec l’ardeur réfléchie de jadis. Son maintien rendit un peu de courage à Du Breuil, encore tout écœuré du départ honteux de Bazaine. Il avait éprouvé une singulière impression devant ce maréchal de France se hâtant dans la direction de l’ennemi, comme un coupable s’esquive. Floppe, qui l’avait vu passer, déclara :

— Faut-il qu’il soit pressé de se rendre ! Il a fait demander hier à Frédéric-Charles à quelle heure il pourrait rallier Corny ! Il n’attend même pas la réponse.

— Sans doute, fit Décherac, il craint d’affronter le spectacle de l’armée.

— Peuh ! dit Floppe, une chose m’étonne, c’est qu’il ne soit pas parti plus tôt. Hier soir, quand il a fait demander « le mot » qu’on avait omis de lui envoyer, j’ai cru qu’il déguerpirait au petit jour.

Du Breuil s’enquit. Les postes avancés avaient conservé leurs armes pour s’opposer à toute évasion de nuit. Bazaine, s’il voulait franchir les lignes à l’aube, avait besoin du mot.

— C’est vrai, dit Floppe. Vous n’étiez plus là hier, vous ne savez pas !… Figurez-vous donc notre étonnement lorsqu’en relevant sur la liste des mots ceux du 28, nous avons lu : Dumouriez-Dijon… Oui, Dumouriez !… En sorte qu’à la minute même où notre commandant en chef nous abandonne, lorsque la sentinelle du dernier poste va lui crier : « Avance à l’ordre ! » Bazaine, pour réponse, devra jeter le nom d’un traître !

— Quand le hasard s’en mêle ! dit amèrement Du Breuil, en pensant au calendrier.

Floppe, changeant d’idée, ricana :

— Je viens de rencontrer le lieutenant-colonel Gex !

Quelques exclamations de surprise se firent entendre. Floppe, ravi, poursuivait :

— Parfaitement. Il vient d’être nommé in extremis !… C’est une chose inouïe que la curée de ces derniers jours. La maison du maréchal n’a pas désempli. Ceux qui l’avaient le plus attaqué coudoyaient dans son antichambre les pires flagorneurs. Pour un ruban dû, vingt de complaisance. Des aiguillettes, des croix, des étoiles… Les formules régulières épuisées, Bazaine s’est mis à signer, à signer sur des feuilles de papier blanc. Il paraît que l’employé du ministère, détaché à son cabinet pour ce service, lui a fait remarquer l’irrégularité de pareils actes. Bazaine a répondu : — « Qu’importe, puisque cela leur fait plaisir. Vous savez bien que tout cela ne sera pas ratifié ! »

Il y eut un instant de gêne. Du Breuil pensait à Mourgues.

— Savez-vous, reprit Décherac, une des raisons qui ont fait accepter à nos ex-chefs les dures clauses de la convention ? J’étais hier dans le cabinet des aides de camp du maréchal, quand un homme de cœur, un intendant de la Garde, ami de Bazaine, est accouru tout frémissant, la copie de l’ordre général à la main. — « Où est le maréchal ? a-t-il crié. — Son Excellence ne reçoit pas. — Mais vous me connaissez bien ! On me reçoit toujours ! — Le maréchal ne reçoit personne. » Alors, comme il exhalait son indignation, une voix s’est élevée, ripostant : « Il fallait bien sauver nos bagages ! »

Décherac lui apprit ensuite l’insuccès de la sortie tentée la veille sur la route de Sarrebrück par les derniers perceurs. Ils étaient à peine soixante. Un rapport du général de Gissey les ayant dénoncés, quelques-uns seuls avaient pu s’échapper. En ce moment la Garde, comme les troupes d’avant-postes, versait ses chassepots. Le maréchal les lui avait laissés jusqu’à cette minute, pour assurer le maintien de l’ordre. Hier même, trois bataillons de voltigeurs avaient été envoyés à Metz, pour contenir l’émeute.

Un bruit de galop retentit. Le capitaine Yung, qui avait pris le matin pour la dernière fois le service des parlementaires à Moulins-lès-Metz, apparut. Il sauta brusquement à terre, pénétra dans la pièce. Il tenait à la main des lettres.

— Le général Jarras est-il encore là ? dit-il.

Laune lui désigna du doigt le premier étage où le chef d’état-major général vivait confiné depuis la signature de la capitulation.

— Eh ! eh ! siffla Floppe, voilà du nouveau.

Le capitaine Yung redescendu, tous l’entourèrent. Alors à mots pressés, il raconta :

— J’étais à Moulins depuis une demi-heure. Le clairon sonne à l’avancée. Un officier de dragons prussiens vient au-devant de moi et me remet une dépêche dans une grande enveloppe carrée et des lettres pour Jarras. « Veuillez vous dépêcher, monsieur le capitaine, faisait-il, allez aussi vite que possible ! » Il m’a même répété pendant que je montais à cheval : Eilen Sie ! Je reviens au galop. À hauteur de Longeville, je rencontre le maréchal. Il m’a demandé si j’avais des lettres. Je lui ai remis la grande enveloppe. Il paraissait très ému, très affaissé. Il a déplié la dépêche. Elle était en allemand. « Pouvez-vous la traduire ? » m’a-t-il dit. Et sans descendre de cheval, j’ai lu de vive voix. Cinq paragraphes, signés de Stiehle. Ça commençait ainsi : « Son Altesse se félicite avec vous de la manière dont on a exécuté les instructions pour la reddition des armes, du matériel et des drapeaux de l’armée de Metz. Quant à votre désir de vous trouver au Quartier-général avant midi, comme il avait été convenu, Son Altesse regrette de ne pouvoir y accéder et elle espère pouvoir vous recevoir ce soir à 5 heures, ou demain à 10 heures du matin. Elle vous enverra des ordres ultérieurs. »

— Quel camouflet ! dit Floppe.

— Et ça finissait, reprit le capitaine Yung, par des prescriptions relatives aux résidences du prince Murat et de Jarras. Changarnier, lui, est libre… Le maréchal a paru très affecté. « Que faire ? » m’a-t-il dit. Je lui ai conseillé d’attendre aux avant-postes de nouveaux ordres de Frédéric-Charles.

Yung sorti, Décherac et Floppe l’un après l’autre disparurent.

Du Breuil vint serrer la main de Restaud.

— Vous venez ? demanda-t-il. J’étouffe !

Dans le bureau désert, par point d’honneur, les derniers fidèles autour de Laune s’efforçaient à des tâches, rangeant, classant.

— Non, dit Restaud, pas avant midi. Le grand Quartier général cessera son existence à la même heure que l’armée.

Ils se regardèrent fixement. Du Breuil balbutia : « Vous êtes un vaillant, vous ! » et partit.

La pluie l’enveloppa de ses réseaux mobiles. À travers les fils obliques, une buée flottante tourbillonnait. Arbres et maisons s’effacèrent, comme un paysage de rêve, plus étranger, plus désert encore. Le Ban Saint-Martin étala sa plaine fangeuse couverte d’un chaos de voitures. Par centaines s’amoncelaient des fourgons de toute sorte, forges, ambulances, cantines, fourragères et prolonges, entre lesquelles titubaient les derniers chevaux. Ce n’était là qu’une faible partie du matériel abandonné. Du Breuil songea aux autres emplacemens, à tous les carrefours où s’entassait de la sorte l’immense attirail de l’armée.

Il gagna la route. Comme il approchait de la porte de France, il tomba sur de longues agglomérations d’hommes qui cheminaient à travers la brume. De près, il reconnut l’uniforme des grenadiers de la Garde. Ils marchaient presque alignés, sac au dos. Le pas n’était qu’à demi rompu. On sentait, chez ces vétérans, malgré l’absence des commandemens et la détente de la discipline, un tel pli d’habitudes militaires qu’ils gardaient toujours leur cohésion de marche, leur fierté d’allure. Ils s’étaient, par esprit de corps et respect d’eux-mêmes, astiqués depuis le matin. Les buffleteries et les guêtres étaient blanchies de craie, les boutons à l’aigle luisans de tripoli. Toutes les expressions de l’ironie et de la rage contractaient leurs visages. Certains, à bout de désespoir, apparaissaient tendus et rigides. C’était une chose navrante que de voir finir ainsi ces troupes pleines de vie, élite de l’armée, qu’on avait laissées se consumer dans le vide. Du Breuil revit les bataillons de Saint-Privat, immobilisés à deux pas du feu. Quel crime de ne s’être jamais servi de pareils hommes ! Et maintenant, ils s’en allaient, force perdue, vers la dissolution finale. Il se représenta, dans la campagne dévastée, l’exode simultané, le lamentable piétinement des troupes. Elles se formaient à cette minute même pour la dernière fois, et de toutes parts, sous la pluie, dans la boue, les colonnes frémissantes se traînaient le long des routes, comme les tronçons coupés d’un serpent gigantesque.

Les voltigeurs s’avançaient à leur tour, reconnaissables à leurs cols et à leurs brandebourgs jonquille. Ils se dirigeaient à la suite des grenadiers vers les glacis de la ville, du côté de la route de Nancy. Dans quelques régimens, les officiers de semaine seuls avaient été désignés pour accompagner les troupes jusqu’au lieu de livraison. Mais, presque partout, du sous-lieutenant au colonel, chacun avait tenu à honneur d’escorter ses hommes. Aux voltigeurs, tout le corps d’officiers était là, marchant à sa place de bataille, généraux en tête. Les grades avaient disparu. Tous les cœurs battaient à l’unisson. Il n’y avait plus de chefs ni de soldats, il n’y avait plus qu’une famille de malheureux, identifiée par la douleur commune. Du Breuil aperçut Boisjol. On eût dit un loup qui a du sang au museau. Un éclat d’obus lui avait entaillé la lèvre à la sortie du 7. Le vieil Africain passa tête haute, en lançant des regards de défi.

Les chasseurs à pied et les zouaves venaient ensuite. La petite veste et le pantalon de forme arabe, la chéchia, faisaient penser à des champs de bataille brûlés par le soleil d’Afrique, aux ciels lointains d’Italie et de Crimée.

Ce qui serrait l’âme par-dessus tout, était l’extraordinaire silence, pesant sur cette armée en marche. Clairons et tambours, si bruyans d’ordinaire, étaient au pouvoir des vainqueurs, et le deuil s’accroissait de leur mutisme. Tout à coup, comme le dernier bataillon de zouaves défilait, la colonne fit halte. Du Breuil allait profiter du répit pour traverser lorsqu’une cantine de chasseurs, traînée par deux carnes étiques, apparut. Elle avançait péniblement, longeant le côté droit de la route. Les zouaves lui firent place. Du Breuil regardait avec commisération l’humble voiture déteinte et crottée, l’attelage de spectres. Soudain il tressaillit, pincé au cœur.

Une voix rouillée, une vieille voix sarcastique et désespérée, proférait :

Nous sommes vendus !

Ah ! comme cette fois le cri frappait juste ! Il lui sembla jailli brusquement de mille bouches. Il courait au loin sur les lèvres des zouaves. « Nous sommes vendus, nous sommes vendus ! » pensait chacun. Dans la voiture vide qui le frôla. Du Breuil reconnut, perché sur une caisse de liqueurs, l’inoubliable perroquet de Forbach. Comment avait-il échoué là ? Hérissé de fureur, l’oiseau vert battait des ailes et dans un grincement strident, il répétait :

Nous sommes vendus !

Du Breuil se souvint du jour où cet étrange prophète de malheur avait hincé son premier avertissement. C’était au sortir de la maison de Mlle Sorbet, après une visite à Judin. Védel l’accompagnait. Comme ils avaient repoussé de toute leur âme cet indigne caquet, ce blasphème ! Mais aujourd’hui, l’ignoble bête avait raison. Du Breuil se sentit humilié, irrité. Il jeta au perroquet un regard de haine. L’oiseau, voyant qu’on l’observait, roula ses yeux moqueurs sous leurs taies de corne. Il souleva l’une après l’autre ses pattes écailleuses aux articulations nouées, aiguisa son bec sur le bord de la caisse. Puis, avec un enthousiasme subit, il clama :

À Berrlin ! À Berrlin !

Des rires s’élevèrent, des rires où sanglotaient toutes les illusions passées. Chacun, dans cette parodie de la voix humaine, solennelle et baroque, retrouvait ses propres accens. Avec une netteté cruelle, le portrait se dégageait de la caricature. Des loustics, d’une voix dont la gaîté faisait mal, crièrent :

— Les voyageurs pour Berlin, en voiture ! Les voyageurs pour le Rhin, en avant !

Excité par le bruit, le perroquet entonna des chansons incohérentes, bribes d’airs qui crissaient d’une façon absurde, finissaient en gargouillemens rauques. Puis il modula, d’un ton prétentieux de vieille fille : « As-tu bien déjeuné, Jacquot ? » et sans transition, avec un grondement de rogomme : « Porrtez, arme !… Prrésentez, arrme… ! Vive Bazaine !… Rran, pa ta plan, plan, plan… »

Il y eut une indignation, des huées. Au commandement grotesque, quelques visages bronzés de zouaves avaient pâli… Leurs armes ? Elles étaient loin !… « Silence, Bazaine ! » grogna un vieux caporal chamarré de médailles. Mais l’oiseau, enivré par ses cris, redoublait d’énergie : « Porrtez, arme !… Prrésentez, arrme ! » Le cantinier essayait en vain de le calmer. La voix ironique lançait toujours : « Rran pa ta plan !… Porrtez, arrme !… Prrésentez, arrme ! »

Tous ensemble, les soldats aux mains vides, furieux, hurlèrent : « Fais-le taire ! — À mort ! — Ferme, ou je l’étrangle ! » Un briscard, pressé de mettre sa menace à exécution, sauta d’un bond dans la voiture. D’instinct, le perroquet affolé prit l’essor et passa sur l’attelage, en battant précipitamment des ailes. Un débris de charrette émergeait du fossé, il s’y posa, et, devinant le danger, se mit à chanter plus fort, par bravade. Tout son répertoire lui revint au gosier, en réminiscences confuses. Il l’égrena, dans un chapelet sinistre où se succédaient, ridicules et touchantes, les intonations de ses anciens propriétaires. Sous les bras tendus, la ruée frénétique des zouaves, il dégoisait éperdument : « As-tu vu la lune, ma brune ?… Gratte ! gratte !… J’ai du bon tabac, tu n’en aur… Ratapoil !… Joue, feu !… »

Le caporal médaillé l’empoignait par une patte. Un coup tranchant du bec lui fit lâcher prise. Le lourd volatile s’échappait. Ressaisi par dix mains, il jeta, dans un spasme d’ailes, le cou tordu, un dernier : « À Berrl !… » qui expira, dans un couac.

La colonne se remettait en route. Poursuivi par la vision de cette chose morte, du retroussis de plumes vertes engluées dans la boue. Du Breuil traversa rapidement le carrefour. Il se sentait mortifié, comme si justice sommaire avait été faite d’un peu de lui, d’un peu de leurs pensées et de leurs rêves à tous, dans la grotesque ressemblance de cette voix étouffée.

Derrière lui, passaient maintenant les artilleurs. À la pensée de d’Avol, sa haine le lancina. Il fit effort pour ne pas se retourner. Peut-être Jacques avait-il d’ailleurs réussi à percer ! Il eut une bouffée d’envieux mépris, regarda. Les artilleurs s’éloignaient ; c’étaient maintenant les cavaliers. Il distingua de loin, à travers le rideau de pluie, le dandinement des lourds carabiniers et des cuirassiers, sous leurs manteaux rouges. Venaient ensuite les manteaux, blancs jadis, des dragons de l’Impératrice. Soudain, ses yeux se brouillèrent. Une veste bleu de ciel, au milieu d’autres manteaux blancs, lui désignait les lanciers de la Garde. Le souvenir de Lacoste l’envahit. Il contemplait avidement le passage de ces hommes parmi lesquels avait vécu son ami. Dans le grand diable en veste, celui-là même qui avait attiré son attention, il crut reconnaître le vieux Saint-Paul, boitant. Au secours de son capitaine, lance haute, le vétéran surgit, dispersant d’un moulinet les dragons acharnés de Legrand. Et Du Breuil revit le plateau d’Yron, les tourbillons de cris et de poussière, Lacoste haché par les sabres français. Il avait les yeux pleins de larmes. Les chasseurs et les guides défilaient toujours.

Il se domina, reprit son chemin. Il allait atteindre la porte de France, lorsque, tonnant du Saint-Quentin, un coup de canon éclata. Midi ! Dans le silence, les ondes du son, répercutées par les échos, frissonnèrent et moururent. Du Breuil avait tressauté, habitué depuis trois jours à ce morne, à cet étouffant silence, qui, des forts muets, était tombé comme une nappe de plomb sur la ville et sur les camps. Instinctivement, il tourna les yeux vers le Saint-Quentin, et, malgré la distance, il perçut, plus qu’il ne la vit, la manœuvre suprême. On amenait un drapeau, on eu hissait un autre. Metz gisait sous les couleurs allemandes. La France venait de perdre une armée de 173 000 hommes, dont 3 maréchaux, 6 000 officiers, 41 aigles, 1407 pièces de canon, 200 000 fusils, sans parler d’un immense matériel de guerre.

Il franchit l’ouvrage avancé de la porte, traversa les vieilles fortifications, le pont-levis des fossés pleins d’eau, les solides remparts. On ne pénétrait en ville que par une étroite ruelle, entre deux murs de bastions. Il aperçut dans une guérite le casque à pointe, l’arme sur l’épaule d’une sentinelle ennemie. Il fallut dévorer la honte, passer sous le regard insolent du rustre.

La rue de Paris était vide. Pas une âme sur le pont des Morts ni sur le Moyen-Pont. La Moselle roulait son torrent d’eaux jaunâtres, au-dessus desquelles la pluie brouillait ses écheveaux. À mesure qu’il avançait, il sentait s’appesantir autour de lui le silence des derniers jours. Un instant troublée par le coup de canon, l’immense nappe s’étendait plus lourdement. Boutiques fermées, fenêtres closes. De loin en loin, une femme en deuil qui se hâtait.

Il suivait machinalement le chemin de la place d’Armes. Mais un détachement du 14e régiment d’infanterie en avait pris possession. Entre les deux grands trophées de pierre, immobile dans son linceul de crêpe collé par la pluie, Fabert semblait contempler fixement les habits sombres, les casques bas de l’avant-garde prussienne. Du Breuil recula précipitamment. À travers les rues à demi désertes, où se montraient seuls les habitans forcés de sortir et quelques Messines portant des rubans tricolores à leurs corsages noirs, il erra longtemps. La pluie tombait toujours. Il |n’avait pas conscience de l’heure. Soudain d’aigres musiques, lointaines encore, retentirent du côté de la rue Serpenoise. Déjà des figures allemandes se montraient, un pullulement de juifs, de fonctionnaires, de médecins. De rauques syllabes étrangères déchiraient ses oreilles. Il s’étonna de coudoyer, dans un frôlement pacifique, ces hommes qu’hier il eût été forcé de tuer. Son impuissance ravivait sa haine. Il pâlit de souffrance à l’idée qu’il pouvait rencontrer le baron de Hacks, lire dans ses yeux, comme dans le corps à corps de Rezonville, une ironie déguisée, une morgue courtoise. Le bruit des fanfares grandit. Des filles crottées se ruaient au-devant du vainqueur. Il les suivit. Sur la place Royale, devant la statue du maréchal Ney, un régiment prussien défilait en tenue de parade, enseignes déployées, au son des tambours et des fifres.

Ce tumulte strident, après les mortelles journées de silence, lui révulsa l’être. Il voulut fuir ; des escadrons lui coupèrent la route. À ce moment, un gigantesque cuirassier de la Garde sortit d’une maison. C’était le commandant Couchorte, en grand uniforme. Il s’avançait les bras croisés, la tête haute. Le sang lui injectait les joues. Il lançait des regards terribles. À l’aspect de cet homme transporté d’une héroïque folie, les rangs allemands s’ouvrirent, et le chef de la troupe, ému par tant de douleur, salua du sabre.

Du Breuil s’échappait par la rue de l’Esplanade. Il tomba sur de nouveaux régimens. Pantalons dans les bottes, le cou sanglé par la jugulaire, les lourds fantassins marchaient d’un pas raide et cadencé. Ils avançaient par masse, d’un seul mouvement. Du heurt pesant de leurs talons sur le pavé, ils semblaient piétiner Metz. Les musiques, de toutes parts, éclatèrent, répercutant aux quatre coins de la ville l’orgueil insolent de leur victoire. Et Du Breuil, comme une bête traquée, sentait entrer en lui le fracas assourdissant des fanfares, vibrer jusqu’au fond de sa chair l’hallali triomphal des tambours et des fifres.

III

Le dimanche 30, il se réveilla chez les Bersheim, dans une petite chambre, qui était un coin de ses souvenirs. C’est là que d’Avol blessé exhalait ses rancœurs. C’est dans ce lit que d’Avol couchait. Il entr’ouvrit la porte : des faces pâles reposent, d’un mauvais sommeil, sur les lits de la grande pièce qui sert d’ambulance. Les idées de Du Breuil sont troubles et noires. Aux carreaux, la pluie ruisselle. Il s’habille rapidement, sort sur la pointe des pieds à travers la salle des blessés. L’un d’eux se retourne, un autre pousse une plainte. Du Breuil se trouve dans l’antichambre. Lisbeth, les yeux rouges, balaie : elle veut à toute force qu’il avale une tasse de café noir. Il remercie :

— A-t-on des nouvelles de Bersheim ?

— Non, Monsieur n’est pas rentré, Thibaut non plus. Pourvu qu’il ne soit rien arrivé !…

— Et la petite fille ?

— Elle a le délire, elle a chanté toute la nuit ; la mère ne s’en doute pas, heureusement. Elle est trop occupée de son nouveau-né.

Lisbeth sourit, malgré son chagrin :

— Monsieur n’a donc rien entendu ? À deux heures du matin, les douleurs l’ont prise ; à quatre heures, elle mettait au monde un petit garçon, un peu chétif, bien vivant tout de même. Il ne fait que piauler. Mme Sophia et Madame ont passé la nuit. Elles sont dans les transes de ce que Monsieur ne rentre pas.

Du Breuil sortit. Dans la cour, trois faisceaux de fusils Dreyse. Et, venant des communs, un grognement confus. Il donna un coup d’œil ; dans deux pièces nues, sur de la paille, serrés les uns contre les autres, des soldats de la landwehr ronflaient. Il éprouvait une stupeur à les entendre. Il frissonna de honte à ce viol brutal : Metz se réveillant allemande ! Et la petite fille des Thibaut allait mourir sans doute. Un autre enfant venait de naître. Ses vagissemens aigres avaient succédé de quelques heures à peine au charivari des fifres et des tambours. Rien n’était changé. La vie, la mort, la douleur, la joie, se continuaient. Et c’étaient les mêmes pavés, les mêmes rues, la même pluie… Des chevaux sans maître erraient, chassés de leurs écuries depuis la veille, pour faire place aux chevaux des vainqueurs. À la porte de France, deux factionnaires prussiens, le cigare à la bouche, montaient la garde. Au bord de la route, entre les brancards d’une petite charrette, la dépouille d’un cheval gisait, affreux tas de viande dépecé par endroits. Partout des cadavres de chevaux, des odeurs infectes. Le camp n’était qu’ordures, charognes, armes jetées, toiles pourries, un fumier, un charnier. Des feuilles jaunes roulaient dans le ciel noir.

… Enfin, enfin ce cauchemar cesse. Du Breuil atteint le Ban Saint-Martin, la petite maison de Mme Guimbail. Une lueur jaunâtre brille à la fenêtre de Restaud. C’est pour le revoir plus vite que Du Breuil est revenu, avec un besoin désespéré de serrer les mains d’un brave et loyal compagnon. Quel silence dans la petite maison !… La porte a cédé sous ses doigts. Personne pour l’introduire. Il monte, plein d’une indéfinissable angoisse. Un spectre se dresse devant lui, c’est Mme » Guimbail, le visage bouleversé, pâle à défaillir, dans sa robe noire ; elle lui désigne sans parler la chambre de Restaud. La porte est ouverte. Deux bougies brûlent dans le jour sinistre. Restaud est étendu sur son lit, le dolman ouvert, la chemise inondée de sang, un trou rouge sous le sein gauche. On a retiré le revolver d’ordonnance de la main crispée qui le serrait. Restaud s’est tué, d’une balle au cœur. Il a laissé sur sa table une lettre. Et Du Breuil, un voile sur les yeux, atrocement raidi pour ne pas éclater en sanglots, lit, en mordant ses lèvres si fort qu’elles saignent, l’adieu suprême :

« Mon cher Du Breuil, jusqu’à la dernière minute, j’ai accompli ce que j’ai considéré comme mon devoir, je suis resté à mon poste. Soldat, j’ai subi, j’ai souffert ce que je ne pouvais empêcher. J’ai donné l’exemple de la discipline et de la résignation. J’ai cru que Dieu m’inspirerait la force d aller jusqu’au bout. Je me suis trompé : je ne puis supporter tant de honte ! je préfère mourir. Je vous souhaite, mon ami, d’être plus courageux que moi, car mes principes, ma vie entière condamnent ma défaillance et je meurs désespéré… »

Il ne put poursuivre. Restaud lui parlait de sa mère, de ses sœurs, lui confiait le soin de leur porter un jour ses dernières pensées, son dernier souvenir. Le malheureux ! Ces chers visages ne l’avaient pas retenu !… Il s’était couché sur le calvaire, écrasé par sa croix. Le sacrifice était au-dessus de ses forces. Et Du Breuil songeait avec une horreur de haine au chef impie qui répondrait de toutes ces misères, de toutes ces morts ! Il l’invectivait du fond de l’âme, le stupide scélérat, assassin de son armée, assassin de la France ! Il écouta, les tempes bourdonnantes, les récits de Frisch et de Mme Guimbail… La porte enfoncée, point de médecin, le personnel de l’état-major dispersé, et les va-et-vient lugubres de la veillée nocturne. Du Breuil n’entendait pas ! Un obscur remords le bourrelait. Restaud dort, avait-il pensé l’autre nuit, lorsqu’il frappait en vain à la cloison. Il s’imagina cette horrible insomnie, les yeux fixes de son ami, son menton appuyé sur ses mains nouées… Quelle torture que cette idée du suicide, combattue de tout son courage, de toute sa raison, chassée, revenant à la charge, enfonçant son clou dans la cervelle de cet homme si brave, si droit, si pur !… Si Du Breuil avait insisté, pourtant ! S’il avait forcé l’intimité de cette chambre, obligé Restaud à lui ouvrir, à parler, à discuter… Qui sait s’il ne l’aurait pas arraché à la mort ? Il revit Restaud déchirer en frémissant la page du registre, se rendre, par son obéissance, complice d’une sorte de crime de faux. C’était cela qui l’avait achevé. Puis les paroles de Changarnier, répétées par Charlysl… « Périsse l’armée plutôt que de se sauver par l’indiscipline ! » Elles avaient poussé dans le gouffre son âme hésitante. Elles avaient prononcé le verdict, inscrit en lui-même l’arrêt fatal.

Alors Du Breuil s’acquitta des soins pieux. Ses mains tremblaient. Aidé de Frisch, il fit la dernière toilette, vêtit Restaud de son grand uniforme. Il lui prit une médaille qu’il portait sur la poitrine, lui coupa une mèche de cheveux. Puis il baisa le front blême et sortit pour régler les détails funèbres. Trouverait-il seulement un prêtre qui voulût prier pour le suicidé ? Déclarations, formalités, à cette heure où le vainqueur posait déjà partout sa main lourde. Du Breuil fut navré de sentir combien peu comptait cette mort perdue. Tant d’autres préoccupations dominaient, le parquement par troupeaux des innombrables prisonniers affamés, l’envahissement et le ravitaillement de Metz, le fourmillement des visages étrangers, le bourdonnement des voix étrangères ; et derrière la foule armée, tout ce qui suivait, fonctionnaires civils, trafiquans, juifs, un flot dans lequel Du Breuil roulait comme une épave. Par bonheur, il rencontra une rude et joviale figure : l’abbé Trudaine, sa soutane relevée sur les mollets, cherchait vainement un conducteur pour le mener à Ars. Il consentit à venir au secours de sa détresse. Il avait eu seulement un geste désolé, murmurant : « Le pauvre enfant ! Dieu aura pitié de lui. Il a dû tant souffrir ! » Puis bonnement, simplement :

— Comptez sur moi, commandant, je dirai la messe pour votre ami. Il sera enterré chrétiennement, ou j’y perdrai mon nom. Nous ne devons avoir, en une pareille heure, que des pensées d’humilité.

Mais soudain, ses yeux flamboyèrent, il brandit son bâton noueux :

— Il n’y a qu’un homme ici qui soit indigne de pitié ! c’est le Judas qui nous livre !…

L’image de Restaud inerte poursuivait Du Breuil. Il le revoyait, avec cette paix grave sur le visage, comme si dans la mort seule il avait trouvé l’apaisement final ; et aussitôt, Restaud surgissait plein de vie, de foi ardente, une lueur dans ses yeux de fièvre… Il le confrontait avec l’autre, et il ne pouvait croire à un malheur si soudain. Restaud allait se lever sur sa couche. Il n’était pas mort, c’était impossible !… « Ainsi j’existe, pensait-il, je vais, je viens. C’est moi, le révolté qui subis la loi du sort. Et Restaud le résigné, Restaud qui m’a servi d’exemple, n’est plus ! » Respect de la discipline, courage à vivre, le mort lui avait insufflé son âme. Ce suicide même, apparent démenti d’une vie de volonté, ne diminuait en rien son ami. Il venait à l’appui de cette grande loi humaine : le sacrifice, stérile pour qui l’avait conçu, servant à d’autres… Et le pâle visage de d’Avol se dressait aussi obsédant, glacé d’ironie et d’insulte… Qu’était-il devenu, ce Jacques qu’il avait aimé jusque dans la haine, qu’il détestait maintenant de toute son affection passée ? Avait-il pu tenir sa parole ? Avait-il troué vraiment ? Et les autres, Barrus, Carrouge, les déterminés de la dernière heure, hantés par leur idée fixe ?

Il refit la route tant de fois parcourue. Un champ de bataille palpitant de corbeaux était moins fétide que ce pourrissoir de boue, avec ses immondices, restes de chevaux, tas d’intestins gonflés… En franchissant la porte de France, il vit sur les remparts trois officiers d’artillerie prussiens, en train d’examiner un canon dans une embrasure. À Metz, le spectacle n’était pas moins lugubre, femmes en deuil, magasins fermés, les rues étroites remplies de foule, soldats désarmés portant leurs petits paquets sous le bras, bourgeois aux fenêtres et aux portes, partout des Prussiens. Vainqueurs et vaincus cheminaient côte à côte, se rapprochant sans se mêler.

L’éternelle fanfare résonna. Des troupes allemandes défilaient. En avant des musiciens frappant sur leurs tambours plats, quelques soldats dansaient d’une façon grotesque. Les hommes, bien tenus, bien nourris, regardaient avec curiosité au passage les officiers français, pâles, amaigris. Les officiers allemands détournaient la tête. Derrière le dernier peloton, il se fit une ruée, on entourait une voiture de sel. Des gens en mangeaient dans le creux de leur main. Des prolonges pleines de soldats français prisonniers se succédaient maintenant ; on les ramenait par charretées des camps où ils mouraient de faim et de froid. Beaucoup, exténués, roulaient des yeux vagues ; d’autres, tout raides, étaient morts en route. Un vieux capitaine qui rentrait dans une maison, appuyé sur deux béquilles, dit avec indignation à Du Breuil :

— Autant de moins à transporter en Allemagne ! Ces malheureux n’ont pas mangé depuis deux jours !…

Il désigna des fourgons d’artillerie que conduisaient des chevaux et des cavaliers allemands.

— Les reconnaissez-vous ? dit-il. Ce sont nos fourgons, à nous. On va les écouler vers Thionville. Notre artillerie, comprenez-vous cela ! servant à bombarder une ville française !… Ah ! Bazaine ! Bazaine !…

Une femme, drapée d’un cachemire, le serre-tête noir des juives collé au front, les croisa. Elle tenait à la main deux enfans presque albinos. Du Breuil reconnut la famille de Gugl ; des juifs allemands les accompagnaient. Ils parlaient haut, d’un air arrogant, en toisant les officiers. Mme Gugl jeta à Du Breuil un regard de haine sournoise.

— Cette racaille pullule, dit le vieil officier. Hier, des fourgons ennemis sont entrés en ville, apportant quantité de pain, de vin, de viande, d’œufs, de beurre, de lait. Croyez-vous que ces youtres voulaient tout acheter pour revendre à gros bénéfice ! L’ennemi a repoussé leurs offres sordides, et les denrées, cotées, bon marché, ont été réparties entre les habitans.

— Ah ! reprit-il, les Prussiens s’y entendent pour l’organisation ! Poste, police, voirie, ils ont saisi tous les services. Partout, leurs employés fonctionnent. Metz a pour gouverneur le général Von Kummer. Avez-vous vu sa proclamation ? Il ne badine pas, cet homme ! À l’hôtel de la division, un officier allemand, parlant français, distribue les feuilles de route… Et leurs espions, fit-il en regardant en face un individu qui les écoutait, il y en a partout, partout ! Pauvre Strasbourg, pauvre Metz ! ils ne les rendront jamais !

Un officier prussien, dont sa béquille gênait le passage, se dérangea avec un salut poli.

— Ils sont courtois, avec cela !… Encore leurs musiques ! Ils traversent Metz en tous sens, ils prennent les routes de Paris, d’Orléans, d’Amiens. Ils n’attendaient que notre capitulation, pour aller tomber sur nos pauvres camarades. Ah ! Bazaine ! Bazaine !…

Une quinte de toux l’interrompit, le sang le prenait a la gorge. Il rentra dans la maison.

— Pierre !

— Maxime !

Une valise à ses pieds, le vicomte Judin, qui passait en voiture, fit arrêter, et joyeusement lui dit :

— Quelle chance de vous serrer la main encore une fois, mon ami ! Plus d’armée, plus d’état-major, plus rien !… Je ne savais où vous prendre dans ce tohu-bohu… Je rentre en France, avez-vous des commissions ?

Son regard affectueux et triste toucha Du Breuil, qui répondit :

— Merci, aucune. J’ai écrit longuement à mon père, et sans doute il recevra ma lettre.

Une question vint aux lèvres de Judin. Il pensait à Mme de Guïonic. Par délicatesse, il se tut. Mais traduisant leur pensée intime :

— Que de temps écoulé ! Trois mois ? non, trois siècles !… Savez-vous que vous avez grisonné, mon bon Pierre ? Et bien d’autres se sont fait des cheveux blancs ! Moi, je reviens infirme. Les belles dames nous reconnaîtront-elles ?… Nos amis du cercle vont nous avoir oubliés.

— Le passé est mort, dit Du Breuil. Il faut maintenant cicatriser nos blessures et nous refaire du sang.

— Ce sera long ! soupira Judin.

Il y eut un silence. Certes, ce serait long, mais, meurtrie, amputée, saignante, la France restait debout, et sa sève éternelle palpitait à cette minute encore, dans les membres de ses armées désunies, dans le cœur vivace de Paris, Paris qui tenait toujours, Paris dont tous, injustement, avaient douté !

— Je vais prendre le train à Ars, dit Judin, les Prussiens m’ont mis à la porte de mon hôtel. Ils s’installent dans les meilleurs. C’est à l’hôtel de l’Europe qu’est descendu le gouverneur Von Kummer avec son état-major.

L’hôtel de l’Europe ! quelle rumeur, quel bourdonnement au début de la guerre ! Du Breuil revoyait la petite salle du premier étage où les trente officiers du grand état-major français griffonnaient, bavardaient, riaient, portes battantes, fenêtres ouvertes, dans un va-et-vient de curieux, de journalistes. Judin dit :

— J’y suis allé hier. Deux sentinelles à la grille, deux autres au bas de l’escalier. Cour vide, silence glacial ! Non ! la ponctualité froide, la raideur polie de l’officier de service, brr !

Il feignit de frissonner. Du Breuil songeait à Restaud. Il dit avec douleur :

— Eh bien ! adieu, mon cher ! Et à bientôt, j’espère ?

— Bon courage ! fit Judin. Savez-vous où vous ferez votre captivité ?

— Mayence, je crois…

Ils s’embrassèrent. Judin agitait son chapeau, la voiture stéloigna.

Chez les Bersheim, on était dans l’anxiété. Sohier, tout en soignant un blessé, jetait de fréquens regards sur la cour que l’escouade de Prussiens en ce moment même abandonnait. Au salon, Du Breuil trouva grand’mère Sophia, Anine, Maurice. Mme Bersheim s’était retirée dans sa chambre pour prier. Son mari aurait dû rentrer depuis longtemps. Il était parti la veille, accompagné de Thibaut, pour sa ferme de Noisseville, — désireux, avait-il dit, d’y constater les dégâts. On ne s’expliquait pas son absence prolongée. Les Prussiens l’avaient-ils arrêté ? le gardaient-ils comme otage ? La proclamation de Von Kummer menaçait d’une justice sommaire quiconque nuirait aux Allemands…

Maurice, grelottant de fièvre, se tenait au coin de la cheminée, regardant les braises d’un œil fixe. Il racontait à Du Breuil la reddition des troupes de la brigade mixte.

— Lapasset, disait-il avec fierté, est venu avec nous jusqu’aux avant-postes. Il fallait entendre les simples, les chaudes paroles qu’il nous a dites… Au moment de la séparation, tous les soldats pleuraient. Ils ne pouvaient se détacher de nous.

Il racontait son retour à travers le camp désert, le vide, le silence, l’abandon que faisait le départ de tous ces hommes, ne laissant derrière eux que traces de saleté, souvenirs de misère.

Du Breuil, avec une immense lassitude, se réfugiait à l’autre bout du salon, racontait à Anine la mort de Restaud. Elle écoutait, avec une compassion profonde, et comprenant à quel point il était démoralisé, elle lui dit doucement :

— Le devoir qu’on n’a pas la force d’accomplir n’en est pas moins le devoir. À travers ses angoisses, votre ami Restaud a entrevu la terre promise. Plaignons-le de n’avoir pu y entrer !

Elle ajouta :

— La petite fille de Thibaut est au plus mal. Quand le pauvre homme rentrera, jugez de sa douleur !… Voulez-vous venir la voir ?

Du Breuil la suivait. Dans une pièce à l’écart, sur un lit très blanc, l’enfant reposait parmi ses cheveux blonds, les yeux clos, le nez et la bouche pincés. Son frère, malgré la défense, s’était glissé près d’elle, et, les yeux écarquillés par une terreur silencieuse, un doigt dans la bouche, il la regardait, écoutant le râle doux et prolongé. Anine s’était signée. Du Breuil se sentit défaillir, devant cette faiblesse, cette innocence, sacrifiée elle aussi à la guerre, victime de l’air empoisonné du blocus. Il avait envie de ne plus sentir, de ne plus souffrir, de ne plus être. Machinalement il passait, derrière Anine, dans le cabinet de travail de Bersheim. Là, les yeux dans les yeux, à voix basse, elle lui disait :

— D’Avol est venu nous faire ses adieux avant-hier. Il est parti en grande tenue, à cheval. Aura-t-il pu passer ? J’en doute. Son attitude m’a fait peur. Il paraissait résolu à tout.

— Oui, dit amèrement Du Breuil, à tout. Il a brisé par ses insultes le dernier lien qui m’attachait à lui. Mon ami Lacoste est mort le premier, Restaud ensuite. D’Avol n’est plus pour moi qu’un étranger. Dans cette armée dispersée, dans cette pauvre ville, je suis désormais seul.

Anine lui prit la main :

— Ne parlez pas ainsi, c’est injuste.

Son sourire, son regard disaient le reste.

— Anine, murmura-t-il, attendri d’espoir et bouleversé de doute, c’est donc vrai !… vous me plaignez, vous m’estimez !

Il serrait ardemment la main de la jeune fille. Elle murmura :

— Je souffre avec vous, mon ami, je comprends tant de choses à présent !

— Ah ! que vous êtes bonne, répondit-il avec ferveur.

Elle lut l’aveu sur ses lèvres, dans son regard. Suppliante, elle l’arrêta :

— Non, mon ami, nous ne nous appartenons pas, nous n’avons pas le droit de penser à nous !… Plus tard, plus tard…

— Vous avez raison, Anine. Mais les instans pressent. Plus tard, quand sera-ce ? C’est un vaincu qui vous parle, un prisonnier. Tenez !… maintenant, je n’ose plus vous le dire, le mot qui me brûle les lèvres.

— À quoi bon le dire, ami, mon cœur l’entend.

Elle devint pourpre soudain, comme si tout le sang de son cœur lui rejaillissait au visage. Du Breuil, avec un enivrement triste, la contemplait.

Une voiture entra dans la cour, le cheval trempé de sueur. Deux hommes aux traits brillans de fièvre, creusés de fatigue, sautaient à terre, Bersheim, Thibaut.

— Père !

Bersheim était dans les bras d’Anine. Tous trois se regardèrent.

— D’Avol s’est échappé, dit Bersheim. À l’heure qu’il est, il a dû atteindre la frontière !

Le cœur de Du Breuil battit à se rompre. Quoi ! d’Avol a franchi les lignes prussiennes ! Il pourra de nouveau servir, se battre !… Sa pensée s’enflamme de jalousie et de haine. Le récit de Bersheim l’enthousiasme et le glace : d’Avol a passé, dans un coup d’audacieuse folie… Suivi de loin par la voiture, il s’en est allé, à travers champs, à travers bois. À vingt kilomètres de Metz, deux uhlans lui ont barré la route, demandant en vertu de quelle autorisation il s’éloignait ainsi de la place. Pour toute réponse, d’Avol tend à l’un d’eux un imprimé, et, tandis que le Prussien cherche à lire, il saisit un revolver dans ses fontes et lui brûle la cervelle. L’autre uhlan se sauve. D’Avol, éperonnant son cheval, file à toute bride…

Le drame s’est passé sous les yeux de Bersheim. On l’interroge sur son retard. Un accident, une roue cassée. Il avait fallu rentrer à Noisseville, trouver un charron… Maurice entra, suivi par Mme Bersheim qui s’élançait au cou de son mari. Accablé de questions, il dut raconter de nouveau l’évasion de d’Avol, écoutée par le jeune sous-lieutenant avec des yeux luisans ; puis il se lamenta sur l’état de la ferme dont il ne restait que les murs calcinés. Une seule vision hantait, pourchassait Du Breuil : d’Avol cassant la tête au uhlan, et passant !… De l’envier, parce qu’il avait réussi, il le haïssait encore plus.

Au salon, vint annoncer Lisbeth, M. Krudger, Sohier, Mme Le Martrois, Gustave attendaient. Bersheim recommença ses doléances. Il dit la désolation de la terre, fermes en ruines, jardins éventrés, arbres sciés sur pied, vignobles saccagés. De cinq ou six ans, ils ne pourraient rien produire. Tout le vin qui existait dans les caves était bu ou perdu, bestiaux, grains, fourrages, meubles, literie, les Prussiens avaient tout pillé, dans leur dévastation systématique… Son indignation s’élevait en mots amers. Pendant qu’on réparait la voiture à Noisseville, il avait dans la charrette d’un paysan exploré les environs, voulant constater l’existence de cette triple ceinture d’ouvrages ennemis dont Bazaine avait répandu naguère à dessein le détail et les plans… Mais va-t’en voir s’ils viennent, Jean ! Les fameuses batteries de Sainte-Barbe se réduisaient à une simple tranchée-abri.

M. Krudger ricana :

— Au nord-ouest de Metz, il paraît que des camps prussiens étaient abandonnés depuis quelque temps. Au nord-est, mon fils a vu hier ces ouvrages terrifians ! un pauvre retranchement de 75 centimètres de hauteur. Et l’on nous a trompés sur tout, sur tout ! Plus de ressources, affirmait-on. Mais les forts avaient leurs réserves de vivres ! On a découvert à Plappeville quantité de tonneaux de lard, de caisses de biscuit, de sacs de riz, du café, de l’avoine, du vin, de l’eau-de-vie…

Dans le grand silence qui suivait, Maurice se mit à claquer des dents, il se tenait tout recroquevillé au coin du feu.

— Allons, viens avec moi, ordonna tout à coup Sohier, qui, farouche, avait écouté tout le monde sans parler, viens avec moi, mon garçon. Un bon lit à l’hôpital te vaudra mieux que l’évasion déraisonnable que tu médites !

Et payé par un regard reconnaissant d’Anine qui embrassait son frère, haussant les épaules aux recommandations superflues dont le poursuivait Bersheim, il emmenait le sous-lieutenant par le bras, du même air bourru qu’il l’eût conduit au poste. Du Breuil sortait avec eux… De nouveau c’était le froid, la pluie, le noir, la boue, le retour lugubre à la petite maison où deux hommes clouaient Restaud dans son cercueil ; puis, la veillée de cette dernière nuit, les préparatifs et les cantines de l’exil ; et, au milieu du grand silence, le bruit dans l’écurie d’une chaîne d’attache, les coups de pied au bat-flanc de Cydalise ragaillardie, qui mangeait maintenant à sa faim…

L’enterrement de Restaud eut lieu le matin. Le brave Trudaine, selon sa promesse, officiait. Mme Guimbail, quelques uniformes égarés se groupaient dans la petite église. Du Breuil, rentré chez lui, passait tout en revue : les humbles meubles, le lit de fer témoin de ses insomnies fiévreuses, le papier à fleurs des murs, la feuille du calendrier attardé au : 28, Prise de Berlin ! … Jamais il n’oublierait cette petite chambre !… Descendu pour prendre congé de Mme Guimbail, il attendait un grand moment dans le salon. Les prévenances furtives de son hôtesse lui revinrent en mémoire, avec l’idée qu’il n’aurait tenu qu’à lui de trouver en elle une affection toute prête. Pendant la messe, pas une fois il n’avait pu rencontrer le regard de la veuve ; elle essuyait ses yeux, puis les rivait obstinément à son livre de messe. Mais la porte s’ouvrit, Mme Guimbail entra. Elle venait de rafraîchir son visage et ses paupières meurtries. Sa pâleur émaciée avait une grâce pauvre ; de son corps mince, étriqué dans les vêtemens noirs, le même charme se dégageait. Du Breuil eut la vision de ce corps raide, pliant brusquement dans ses bras, de ces lèvres se détournant, dans un baiser reçu, rendu presque. Il s’inclina, et à mots émus, pénétrés, la remercia de ce qu’elle avait fait pour Restaud, pour lui-même. Elle l’écoutait avec une agitation extrême, rougissant, pâlissant. Comme il lui serrait la main, une main maigre et froide, un peu rouge, elle poussa un petit cri, et s’arrachant à ses adieux, tout en larmes, courut à la porte et s’enfuit, lui laissant le souvenir touchant, quoiqu’un peu ridicule, de ce qui aurait pu être, s’il l’avait voulu…

À Metz, Du Breuil tombait sur Marquis et s’informait de Carrouge.

— Carrouge, affirma Marquis, il a percé avec Barrus et 733 artilleurs. Un colonel a voulu le retenir, Carrouge lui a passé son sabre au travers du corps.

Il quitta Du Breuil précipitamment pour entrer au Café Parisien. Une longue file de charrettes passait, chargées de caisses, de lits, de meubles. C’était le retour des paysans dans leurs villages détruits. Ils avaient afflué avant le blocus, fuyant l’envahisseur ; ils s’en retournaient maintenant, vieilles juchées sur leurs matelas, petits enfans qui regardaient autour d’eux d’un air étonné. Du Breuil crut reconnaître des visages entrevus : femmes et filles aux traits gonflés de larmes qui le regardaient au passage, paysans, gars assombris qui détournaient la tête. La procession se déroulait, interrompue à chaque pas par des voitures de maraîchers, entourées de groupes ou de ménagères aux abois. Des troupiers mendiaient du pain ; d’autres, ivres et chancelans, proféraient des insultes contre Bazaine, entre deux soldats prussiens qui les emmenaient. Les charrettes pleines de berceaux, de lits, d’édredons rouges se succédaient toujours. Derrière l’une d’elles, un paquet au bout d’un bâton jeté sur l’épaule, pieds nus, marchait, roulant des yeux fous, une vieille aux cheveux blancs, pythonisse de grand chemin. Çà et là des bohémiens, des roulottes de foire.

Tout à coup, un des paysans — blouse bleue, barbe rude, foulard rouge autour du cou, — qui sifflotait, en caressant du fouet la croupe d’un cheval maigre, le regarda étrangement : Barrus ! Il y avait là des espions, des ennemis… Barrus, goguenard, tira sa casquette à Du Breuil, et continua son chemin, en roulant les épaules comme un vrai charretier.

— Mais je le connais, dit à mi-voix une très jolie femme pendue au bras d’un grand monsieur coloré. Mme de Fontades aperçut Du Breuil, et l’attirant dans un shake-hand :

— Henri, M. Du Breuil. N’est-ce pas, commandant, c’est M. Barrus ? Un original ! Je le connais bien, avec sa république rouge !

— Ma chère, grommelait le mari très effrayé, parlez plus bas, voulez-vous le faire arrêter ?

Elle avait les pommettes animées, une malice au coin de l’œil ; elle décida par son insistance Du Breuil à les accompagner : « Venez donc, nous allons prendre le thé ! » Il lui devait bien cela, depuis le jour où, ensemble, ils avaient visité ce pauvre Blache, à l’école Saint-Clément.

— Je vous présenterai mon frère, ajouta-t-elle, arrivé d’hier, et avec qui nous repartons.

M. de Fontades gronda encore tout bas. Mais sans façon elle l’envoyait acheter des gâteaux et prit le bras de Du Breuil. Elle était en humeur de gaieté. Il sentit plus cruellement son chagrin, à côté de cette femme élégante et capricieuse. « Vous ne connaissez pas l’abbé ? reprit-elle, il est charmant. » Et, dans le salon où elle introduisait Du Breuil :

— Georges, un ami.

Mince dans une soutane fine, un homme jeune et glabre venait à leur rencontre. Il souriait. Ce fut à ce sourire que Du Breuil, après une courte indécision dont s’amusa Mme de Fontades, reconnut le prêtre.

— Vous ! s’écria-t-il. Il recula si vivement que le sourire de Décherac intimidé s’évanouit.

— Vous êtes bien changé, dit-il enfin. L’épaulette vous allait mieux.

— N’est-ce pas qu’il est méconnaissable ? fit Mme de Fontades. Mais regardez ! il porte même la tonsure.

Sans moustaches, Décherac avait un nez plus long, un menton saillant ; il avait perdu son aspect militaire. Du Breuil fut choqué par ce déguisement. Mais depuis la mort de Bestaud et la fuite de d’Avol, il ne se sentait plus la même rectitude de jugement. Décherac bénéficia de cette indulgence découragée. Très fin, il s’était rendu compte du blâme non formulé ; et, reprenant son assurance et son sourire :

— On passe comme on peut, dit-il. Cet habit fait honneur à qui le porte.

Dire que des gens de cœur en arrivaient à de tels sophismes. Enfin !… Si lui aussi jugeait que son devoir était de sortir, n’importe comment ! d’aller reprendre du service au milieu des armées de la Défense… Le devoir, n’était-ce pas, dans ce chaos, ce qu’on croyait être le devoir ?… Quel doute déchirant en ce cas si, lui, Du Breuil, s’était trompé !… M. de Fontades rentrait, un paquet noué d’une ficelle rose au doigt.

— Le drapeau français, dit-il d’un air satisfait, flotte toujours sur la flèche de la cathédrale ; il se moque vraiment des Prussiens qui ragent, le nez en l’air.

Du Breuil, le thé bu, prenait congé. Malgré l’amabilité de ses hôtes, il n’avait pas pu surmonter son malaise ; le sourire de Décherac restait gêné. Après tout, il allait courir des périls, surtout avec un guide aussi compromettant que cette jolie femme ! Du Breuil ne vit plus que le gai compagnon qui souriait sous les balles. Sa poignée de main fut cordiale, ses vœux sincères, ils avaient évité de parler de la question brûlante, de cette captivité qui mettait en rumeur la gare de Metz. Un premier convoi de 500 officiers généraux, supérieurs et autres était parti l’avant-veille. Un autre avait dû partir la veille, un autre partait demain, emportant Du Breuil, avec Frisch et Cydalise.

Quelques heures fiévreuses, une nuit de cauchemars et l’embarquement pour l’Allemagne enfin arrive. Une heure avant le départ du train, Du Breuil, selon l’ordre du vainqueur, est là.

Dans la salle d’attente de la gare encombrée d’uniformes, — généraux, aides de camp, tout le haut personnel de l’armée du Rhin, — Védel l’aborde, et d’un ton tranquille répond à ses questions :

— Mais bien sûr, Pierre, que j’accompagne mes hommes ! Et je ne suis pas le seul. Le colonel Saussier, mille autres ont refusé de se reconnaître prisonniers sur parole. On nous enverra dans une casemate lointaine. Bah ! nous pourrons prendre soin de nos soldats. Toi, c’est différent, tu n’as pas le contact immédiat de l’officier de troupe. Tu ne relèves que de tes chefs et de toi-même.

Et le cœur gros encore, il racontait ses navrantes impressions, lorsqu’il avait conduit sa compagnie à l’abattoir.

Du Breuil sourit tristement :

— Te rappelles-tu, mon pauvre Casimir, au ministère de la Guerre, ce jour où tu venais apporter des pièces ?

Il revoyait leur rencontre et il se reprocha le jugement défavorable qu’il avait porté alors sur son cousin. Comme depuis, il avait appris à le connaître, à l’estimer ! Il ne le jugeait plus vulgaire, malgré ses mains épaisses et ses souliers à clous.

— Que de grosses épaulettes ! dit Védel.

— C’est le train des généraux et de l'état-major, répondit Du Breuil.

Et tandis qu’il échangeait des saluts et des poignées de main, il éprouvait une amertume immense à voir se croiser, s’agiter ces hommes à figure énergique, tout grisonnans ou déjà blancs, quelques-uns secs et tannés, vieux africains agiles, d’autres gros et las, engourdis dans le bien-être des subdivisions de province, ou fatigués par une vie mondaine, officiers de cour, habitués de l’Opéra. Ceux qui avaient servi dans la cavalerie avaient dans leur démarche un peu cagneuse quelque chose de brusque. Les généraux d’infanterie, d’état-major, paraissaient plus lourds. Au milieu de leurs aides de camp, visages et corps alertes, tous ces chefs, qu’ils fussent jeunes ou vieux, portaient, sous leur képi à feuilles de chêne d’or, l’orgueil du commandement dans leurs yeux froids. Si quelques-uns pliaient l’épaule comme sous le poids d’une écrasante responsabilité, beaucoup se redressaient, affrontant le passé et songeant à l’avenir. Beaucoup avaient fait tout leur devoir et pouvaient se dire irréprochables. Leurs franches, leurs rudes figures, pétries de douleur et de résignation, avaient, ce jour-là, une sorte de noblesse plus frappante, et cet éclat qui vient de l’âme. Silencieux, Du Breuil et Védel les contemplaient, pensant aux devoirs des chefs, à la charge d’âmes terrible qu’ils assument, ces maîtres de la vie et de l’honneur des soldats ! Ils les nommaient au passage, et leur âme se réchauffait à l’espoir que plusieurs d’entre eux, un jour lointain ou proche, les conduiraient à la revanche. S’ils en voyaient un forcé de s’approcher des officiers prussiens qui réglaient le départ, ils le plaignaient. Certains se tenaient à l’écart, entourés de leurs aides de camp. D’autres, le verbe haut, le regard sec, donnaient des ordres, comme s’ils commandaient encore. Mais chez tous, malgré le soin visible de paraître dignes, c’étaient parfois des regards de rage, un ricanement amer. Boisjol, en apercevant Du Breuil, lui tourna le dos. Chenot se voûtait, emmitouflé dans une pelisse de fourrure ; sa nuque rouge faisait bourrelet sur le col… Du Breuil songea à ceux qui manquaient et qui, au début de la guerre, faisaient partie de l’état-major impérial, Jaillant, Lebrun, d’autres, en captivité aussi depuis Sedan… Et quand il fut sur le quai, et qu’il aperçut l’immense convoi, plus de cinquante voitures et fourgons attelés à deux locomotives, il revit, dans le va-et-vient fébrile de cette foule galonnée, chamarrée de croix, dans le heurt des grosses épaulettes à torsades d’or qu’on froissait sans le vouloir, un autre train. Ce train-là, devant le petit embarcadère de Saint-Cloud, dans ses voitures vert sombre à l’N dorée et son wagon-terrasse en fer poli, avait emporté, par un matin d’été, avec l’Empereur et le Prince impérial, avec leurs cortèges de généraux et d’aides de camp, le destin même du pays, la fortune de la France !

Le destin du pays, la fortune de la France, où étaient-ils à présent ? Qui pouvait les démêler à travers l’obscurité de ce lugubre jour d’automne ?… Généraux, aides de camp allaient s’entasser dans le train gigantesque ; cette fois, ils ne roulaient plus vers la gloire, mais vers l’exil et la captivité, dans l’amère nausée d’une humiliation sans exemple.

Védel sourit :

— Des wagons de 3e classe ! Tu seras assis au moins.

Du Breuil comprit : les officiers des trains suivans, les soldats par milliers voyageraient, eux, dans des wagons de marchandises et des wagons à bestiaux, ouverts à toutes les intempéries. Il avait déjà serré la main de Charlys, de Laune, qui s’étaient installés à la tête du train.

— Vous montez avec nous ? avait dit Laune.

Et Du Breuil, de sa pèlerine et de sa sacoche, avait marqué sa place. Autour d’eux on grimpait à l’assaut, on embarquait les chevaux dans les fourgons, les ordonnances s’agitaient.

— Nous ne partirons pas avant une heure, dit Massoli qui arrivait. Il paraissait rajeuni de vingt ans, rasé de frais, les cheveux d’un éblouissant noir de cirage. On avait donc réapprovisionné les coiffeurs de Metz !

— La Garde attend son tour, dit-il. Voilà plusieurs heures que les officiers stationnent sous la pluie. — Il baissa la voix : — A-t-on des nouvelles du commandant Leperche ?

L’aide de camp de Bourbaki était décidé à sortir coûte que coûte. On n’en avait plus de nouvelles.

— Et Carrouge ?

— Carrouge, dit Massoli, avec une ironie satisfaite, mais il est là, avec ses camarades. Il n’a pu franchir les lignes, il s’est résigné, c’était le plus sage.

Du Breuil voulut aller lui serrer la main. Il le trouva hors de la gare, frémissant de rage, les bras croisés, toisant fixement un des factionnaires ennemis du cordon de surveillance.

— Croyez-vous ! murmura-t-il, ils viennent de charger leurs armes devant nous, comme pour des forçats ! ajouta :

— Je n’ai pu passer. J’ai rôdé toute la nuit de vendredi, je suis retombé sur des avant-postes français ; on m’a gardé à vue et ramené au camp. J’espère que Leperche a été plus heureux.

Marquis intervint. Mais avant qu’il eût ouvert la bouche, Carrouge le foudroya du regard :

— Ah ! non, hein, assez de blagues ! Et fichez-nous la paix, espèce de gobe-la-lune ! — Et plus bas, il murmura, dans un haussement d’épaules : « Je n’ai jamais vu d’imbécile pareil ! »

Dans la grande salle d’attente, Du Breuil, toujours suivi de Védel, se trouvait brusquement en face de Bersheim et d’Anine. On regardait beaucoup la jeune fille. Elle paraissait très grande dans ses vêtemens de deuil. Du Breuil fut saisi de joie, de douleur aussi. Il avait fait ses adieux à l’hospitalière maison, quitté bravement grand’mère Sophia, Mme Bersheim et son mari, baisé la main d’Anine. Il n’espérait plus les revoir. L’instinct de pitié, d’affection qui les ramenait, le toucha jusqu’aux larmes. Ainsi ils avaient voulu enlever aux dernières minutes l’âcreté de l’abandon. Bersheim s’emparait de Védel, et, devant tous, avec la loyauté de cœurs simples qui n’ont rien à cacher. Du Breuil et Anine se contemplaient, délicieusement troublés, émus jusqu’au fond de l’être.

L’amour transfigurait leurs paroles bien humbles, bien insuffisantes, et dans l’agonie de ce départ, mettait une singulière douceur. Il n’y avait qu’elle, il n’y avait que lui ; et dans le froid, le noir de la route, il emporterait l’image de la jeune fille, il reverrait son grave regard et son pur sourire. L’apparition s’évanouit. Ordre de monter en voiture ! Bersheim et Anine s’en allaient. Le voile de crêpe, les cheveux bruns, la nuque blanche s’éloignèrent, disparurent ; Du Breuil ne vit plus que Védel qui lui souriait.

Alors ils s’étreignirent, et quand ils se furent embrassés, ils s’embrassèrent encore :

— Bon courage ! se répétaient-ils en souriant, mais des larmes coulaient sur leurs joues.

— Ici, Du Breuil, criait Charlys.

Il monta dans le compartiment. Francastel et Floppe s’y trouvaient, et le gros colonel Jacquemère qui s’épongeait, ayant couru. Du Breuil, durant la demi-heure d’immobilité qui suivit, ne démêla que le visage inquiet de Frisch qui le cherchait : Cydalise était casée. Védel sur le quai souriait toujours. Charlys parlait comme dans un accès de fièvre, Jacquemère vérifiait son portemanteau, et Du Breuil se sentait plein d’une ivresse sombre et lumineuse. Une courte hallucination lui montra, dans la nuit, sur un pavé noir et mouillé, le reflet dansant des réverbères. Place de la Concorde, un soir, au retour des Italiens, — le coupé de Mme de Guïonic roule, et les lueurs jaunes s’allongent sur le macadam luisant. Changement de décor, les parquets clairs où se mirent les flammes des girandoles, le soir de la réception à Saint-Cloud : Jousset-Gournal béat, M. Chartrain inquiet, — Eh bien, il reverra son fils, sil ne meurt pas dans une casemate ! — Mme d’Avilar, Mme Langlade, — ah ! le petit lieutenant gisant, poches retournées, sur le champ de bataille de Rezonville, avec le doigt de la bague scié… Le gros Manhers, le publiciste Favergues, l’amiral La Véronnech, l’arrogant comte Duclos, tous, conseillers et soutiens de l’Empire sont là, groupés, bourdonnans, mis en émoi par la déclaration du duc de Gramont… Où sont-ils à présent ?… La tourmente a passé. Ils soupirent sans doute : — Je l’avais bien prédit ! et beaucoup de renier le régime auquel ils devaient tout… Que pensent au fond de leur château de la Creuse, retirés loin du monde, les vieux Du Breuil ?… Et Thédenat, dans sa petite salle à manger où battent les ailes des canaris en cage, médite-t-il sur ses prophéties réalisées, tandis que Mme Thédenat tire l’aiguille, prêtant l’oreille aux détonations des canons du siège ?

— On part, dit Francastel avec un ouf ! de soulagement.

Le train s’ébranlait, et, dans une silencieuse angoisse, généraux et officiers de l’armée du Rhin quittaient cette ville où ils étaient arrivés si confians. Charlys et Du Breuil se regardèrent :

— Nous encore, nous parlons ! dit Charlys.

Oui, songea Du Breuil, il fallait plaindre ceux qui restaient en arrière, ceux à qui incombait le soin de tout recenser, de tout inventorier ; ils savoureraient vraiment le fond de la lie. Floppe racontait l’arrestation de M. Mayer, directeur de l’Indépendant de la Moselle, faite dans la gare par un officier prussien. Le dernier ordre signé par Bazaine avait voulu châtier le publiciste qui, bravant mercuriales et censures, avait eu, le jour même de la capitulation de Metz, le courage de rappeler en première page l’article 209 du Code de justice militaire : « Peine de mort, avec dégradation militaire, pour tout gouverneur ou commandant qui rend la place qui lui a été confiée. » Et l’article 210 : « Peine de mort, avec dégradation militaire, pour tout commandant en chef qui capitule en rase campagne, avant de faire tout ce que prescrivent le devoir et l’honneur. »

Laune regardait obstinément à la portière, bouche close, raidi dans la dignité du silence. On traversait les ateliers de la gare, on longeait la route de Nancy dont les arbres rasés laissaient voir les prairies qui descendent jusqu’à la Moselle. Cette route avait été pour le négociateur de la capitulation et ses officiers la voie douloureuse. À gauche, s’élevaient les collines de Montigny, d’où, le 15 août, étaient partis l’insulte, l’obus qui, tombant à côté du quartier impérial, avait hâté la fuite de l’Empereur.

Le train ralentit, des têtes se penchèrent, on s’arrêtait.

— Qu’y a-t-il ? demanda Francastel.

Laune ne répondait pas. Jacquemère dit enfin :

— Nos soldats !

Une longue colonne de prisonniers, à quelque distance de la route, passait, têtes basses, dos voûtés, flanquée sur les côtés de soldats garde-chiourme. Bien des visages pâles, dans le troupeau, s’étaient tournés vers le train. Et ces vieux généraux qui avaient bravé la mort des champs de bataille, entendu sans broncher les cris affreux des ambulances, pâlirent et baissèrent les yeux. Plus d’un peut-être, qui s’était isolé dans la sécheresse de son rang, eut des remords et sentit amèrement son impuissance. Le mot qui réconforte, le regard qui console, il était trop tard pour les employer. Tous sentaient ce qu’ils devaient de gratitude à ces hommes qui, jusqu’au dernier jour, leur avaient fait honneur, et le feu au visage, d’un élan de cœur qui les jetait aux portières, ils saluèrent les admirables compagnons de leur infortune, les héros obscurs de Rezonville et de Saint-Privat.

Quand, d’un bout à l’autre de l’immense convoi, chacun eut dévoré son affliction, le train se remit en marche.

Quelques minutes après, il stoppait encore.

— Qu’y a-t-il ? demandait cette fois Du Breuil.

Laune ne répondait pas ; son visage restait invisible, mais ses épaules tremblaient convulsivement.

Charlys s’était précipité. Il poussa un cri farouche :

— Oh ! nos drapeaux !

Du lireuil, Jacquemère, Floppe s’écrasèrent pour voir. Tout le long du train, courait ce cri ardent et désespéré : « Nos drapeaux, nos drapeaux !… » Devant la façade du château de Frescaty, une longue et large pelouse s’étendait jusqu’à la voie ferrée ; et là, sur deux rangs, dressant une avenue de gloire, tous les drapeaux étaient plantés. Un fantassin prussien, tranquillement, montait la garde. Les aigles au sommet des hampes ouvraient leur vol. Les haillons de soie glorieuse, où s’inscrivaient en flamboiemens d’or les fastes des régimens, pendaient inertes. Quelques-uns, portant la croix à la cravate, semblaient plus fiers que d’autres. Dans les plis des trois couleurs resplendissaient le sang des morts et le ciel bleu de la patrie. L’âme de la Révolution, les triomphes des deux Empires palpitaient dans ces loques sublimes.

— Cinquante-trois aigles ! compta Charlys.

— Non, dit Floppe. Quarante et une ! c’est le chiffre officiel.

Charlys ricana :

— Comptez vous-même ! Bazaine n’en est pas à douze drapeaux près ! Il a fait bonne mesure !… à la pelle !… au tas !…

Il se tordit les mains. Laune avalait ses larmes. Floppe grinça :

— Ils sont plus forts que nous !… Cette cruauté de mise en scène, ce raffinement d’injure…

Du Breuil releva la tête.

Ces drapeaux, l’ennemi les avait-il conquis dans la bataille ? Non !… Bazaine, pour les livrer, avait dû faire assaut de ruse. Et ceux qui avaient échappé, brûlés ou lacérés, narguaient de leur absence l’humiliation des survivans !… Cette rangée d’aigles n’était que du matériel aveugle, insensible… qu’importait aux vaincus ?… On pouvait de ces lambeaux profanés souffleter les généraux de l’exil ; on pouvait, sur les routes boueuses, semer nos soldats jusqu’au fond de l’Allemagne. Tous les Français qui étaient là avaient le droit de contempler face à face, haut les yeux, ces signes éclatans de l’impérissable honneur national. Qu’importaient l’écroulement de l’Empire, ces revers inouïs, Sedan, Metz, l’inconnu des malheurs à venir ! Un espoir redressait chacun : la fortune changerait, les pires catastrophes ont un lendemain ! La vision affreuse disparut.

Du Breuil, dans le wagon glacé, où tous se taisaient comme dans une chambre mortuaire, les yeux brillans, songeait… Lacoste, Restaud, Blache, parmi les gens de cœur qu’il aimait, combien de morts !… La guerre, de sa faux rouge, avait taillé à même la chair frémissante de la race. Un concert de lamentations s’élevait des foyers vides. Il maudit ces heures d’abominable épreuve. Mais puisqu’il les avait subies, qu’elles lui servissent du moins de leçon ! On s’était engourdi dans une paresse présomptueuse, au dissolvant laisser-aller d’une vie d’insouciance et de plaisir ; on se réveillait en pleine horreur. Mais sur cette nuit d’abîme, se lèverait l’aube réparatrice. Si atroce qu’elle fût, la guerre lui avait appris à se connaître, à connaître les autres. Elle avait, dans bien des âmes, réveillé l’énergie dormante. Elle avait enseigné l’endurance, la solidarité, l’héroïsme. Elle avait tué des hommes, elle en avait créé d’autres. L’exemple des morts fortifiait les vivans.

Dans ce creuset effroyable où le désastre avait entassé, avec les trophées de l’Empire, armes, sang, boue, les fortunes ruinées, les illusions détruites, tout le désespoir d’un peuple, — l’avenir bouillonnait comme un métal en fusion. Une France nouvelle en jaillirait.


Paul et Victor Margueritte.
  1. Voyez la Revue des 1er et 15 septembre et 1er et 15 octobre et 1er novembre.