Le Désert (Loti)/28

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Le Désert (1895)
Calmann-Lévy (p. 180-189).
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XXVIII

Vendredi 16 mars.

C’est aujourd’hui, quand nous aurons franchi les montagnes au pied desquelles nous sommes venus camper hier au soir, que nous entrerons dans le plus grand désert de Tih, dont les solitudes, au dire de nos chameliers, sont immenses et plates comme la mer, et où se jouent d’incessants mirages.

Nous avons, sur les habitants de ce désert, les renseignements suivants, donnés par Isambert et Chauvet dans leur Itinéraire d’Arabie pétrée :


Les Arabes qui occupent le désert de Tih comptent au nombre des plus sauvages et des plus intraitables parmi les Bédouins. Ils sont tous pillards, et leurs razzias, qui rappellent celle des Amalékites, s’étendent jusqu’au désert de Syrie, dans le voisinage de Palmyre.


Les Amalékites, en effet, contre lesquels les Hébreux livrèrent tant de batailles, furent les ancêtres des rares tribus que nous allons apercevoir sur notre route — et qui probablement leur ressemblent encore, de visages, de costumes et d’allures, car c’est ici le pays où rien ne change, l’Orient éternisé dans son rêve et sa poussière.



Il nous faut donc commencer ce matin par atteindre le sommet de la chaîne du Djebel-Tih, pour passer ensuite de l’autre côté, dans ce désert des Amalékites.

Les pentes sont très raides pour nos chameaux chargés, et les précipices, sous nos pieds, se creusent toujours en profondeur.

À notre grande surprise, voici pourtant un semblant de route, qui serpente vers les cimes désolées et que des blocs de pierres brutes, alignés de main d’homme, séparent des abîmes voisins. Sur un torrent desséché, voici même un pont, — un pont grossier, il est vrai, rudimentaire, à une seule arche massive — mais bien inattendu ici et bien invraisemblable. En ce pays où les choses les plus antiques se conservent d’une manière très spéciale et où, par contre, les rares choses nouvelles prennent de suite l’uniforme patine cendrée du passé, il est impossible de donner un âge à ce pont. Est-ce Baudoin Ier, roi de Jérusalem, qui le fit construire quand il vint s’emparer d’Ælana, aujourd’hui devenue la sauvage Akabah, — ou bien le roi Salomon, quand il se rendit à cette même Ælana, qui s’appelait alors Eziongaber, pour y recevoir la belle reine visiteuse ?… Non, cet arceau de pierres n’a, paraît-il, que vingt ou trente ans ; les Arabes, nos contemporains, se sont décidés à le construire en même temps que ce semblant de route, parce que c’est ici le passage des pèlerins pour la Mecque, de tous ceux qui viennent de l’Occident et du Nord, et leurs caravanes ne pouvaient vraiment plus franchir ces montagnes, de plus en plus éboulées et tourmentées.

Dans les gorges par lesquelles nous montons, et d’où la nature verte est absente, il y a grand luxe de pierres, grand et morne étalage de curiosités géologiques ; nous sommes ce matin au milieu des grès couleur de chair, herborisés comme les plus précieuses agates : sur toutes leurs cassures fraîches, se dessinent en noir des feuillages délicats, fougères ou capillaires. Et il y en a ainsi par milliers ; le moindre bloc, sous les pas de nos chameaux, est orné de ces fines silhouettes de plantes.



Cependant nous approchons des sommets. Derrière nous, l’Arabie déserte, vue comme en planant, déroule l’infini de ses désolations roses et, sur notre droite, s’enfuient le désert de Pétra, les sinistres montagnes du pays d’Édom.

Le ciel maintenant se couvre d’un voile et, vers midi enfin, c’est devant nous que l’étendue se déploie, une étendue nouvelle, plus profonde et plus morne que toutes celles d’alentour ; une région haute qui affleure les cimes où nous venons de monter et qui voisine avec les nuages mystérieux ; quelque chose comme une mer, d’un niveau plus élevé que tous les pays environnants et qui se serait figée par un temps calme, la laissant éternellement lisse et inondulée : le désert de Tih, le désert des Amalékites.

Sur les plateaux où nous arrivons, de légères sentes, tracées par le piétinement séculaire des caravanes, fuient dans les lointains, innombrables comme les fils tendus des tisserands. Elles se divisent en deux faisceaux, dont l’un va se perdre vers l’occident, l’autre vers le nord : le premier indiquant le passage des croyants venus de l’Égypte et du Maghreb ; le second, que nous allons suivre, la route des pèlerins de Palestine et de Syrie.

Ce carrefour effroyable du désert, qui voit passer chaque année des foules de vingt mille ou trente mille hommes, en marche vers la sainte Mecque, est vide aujourd’hui, vide à l’infini, et sa tristesse de grandeur et de néant est comme glacée, sous le ciel qui achève de s’assombrir. Halte habituelle des multitudes, il est jonché de tombes, sortes de petits menhirs, pierres brutes, debout deux à deux, — l’une à la tête, l’autre aux pieds, — places où se sont couchés pour l’éternité de pieux pèlerins qui passaient.



Les dromadaires, excités ici par l’espace, dressent la tête, flairent le vent, changent leur allure languissante en quelque chose qui devient presque une course.

Il est d’un gris de vase, cet espace qui les appelle ; il est uni comme si on y avait tramé des rouleaux géants pour l’aplanir ; à perte de vue, il est pareil, et il est obscur, sous un ciel plus obscur que lui. Il a presque des luisants de chose humide et cependant sa surface immense est toute de boue sèche, fendillée, à mille craquelures de porcelaine.

Le long des sentes, nos chameliers se baissent pour ramasser de très petites pierres couleur de turquoise qui, presque à chaque pas, apparaissent éclatantes sur les grisailles du sol : simplement, ce sont des morceaux de ces perles dont il est d’usage d’orner la tête des dromadaires. De toute antiquité, ces mêmes directions ont été suivies par les caravanes, et la mode de ces parures doit remonter à trois ou quatre mille ans ; tel débris de verroterie que nous ramassons là, et qui a pris un air de fossile à force d’être roulé, peut aussi bien remonter au passage de Salomon ou de Moïse. Et c’est singulier, ces petites choses bleues presque éternelles, tombées une à une, à des années d’intervalle peut-être et, à la longue, jalonnant comme les mies de pain du petit Poucet, des routes infinies.



En s’avançant dans ce nouveau désert, on y garde conscience de l’altitude, à cause des montagnes qu’on a laissées derrière soi et dont les crêtes seules dépassent le cercle d’horizon pour y ajouter d’insignifiantes dentelures, — dentelures noires à présent, sous l’ombre épaisse des nuages.

Une voûte bien étrange s’est condensée au-dessus de nos têtes, très près de nous : flocons de ouates grises, qui semblent vraiment consistants, presque tangibles si l’on se hissait un peu. Et on dirait même que, par places nombreuses, des mains ont étiré ces ouates vers la terre, pour les filer sur des fuseaux ; on en voit pendre çà et là des parcelles, d’un gris plus noir, qui ont l’air d’avoir été prises et tordues avec les doigts, — et cela cause une vague frayeur inexpliquée, comme chaque fois qu’il y a anomalie dans les choses du ciel.

Nous allons bon train, maintenant ; nos dromadaires tout à fait réveillés augmentent l’écart de leurs fines pattes, pointent, dans ce vent plus froid des hauteurs, leur long cou d’oiseau. De temps à autre, par une trouée de nuages, un rayon inattendu tombe sur nous, dessine un moment nos ombres bizarres, puis s’éteint, nous laissant dans une plus triste lumière diffuse.

Sur ces plaines de boue craquelée, unies comme des toiles tendues, se perçoivent mieux la sveltesse des bêtes et des hommes, la sauvagerie des silhouettes, l’archaïsme des attitudes et des costumes. Elle chemine, chemine plus vite, notre caravane nouvelle, bien moins pesante que l’ancienne, et comme encore allégée ici, dans son élément qui est l’espace, l’espace profond, l’espace pareil où la vue se perd. Bêtes maigres, hommes maigres, membres affinés par les jeûnes du désert, mais musclés pourtant, membres de force et de grâce ; pattes nerveuses qui vont, qui vont toujours, malgré la faim coutumière ; jambes et bras nus, qui s’échappent des burnous pour se détendre comme des ressorts de métal bronzé ; fusils et coutelas qui se frôlent avec des cliquetis secs ; houppes de laine noire qui s’agitent et qui dansent ; cuirs tailladés serrant des tailles minces ; amulettes et pendeloques…



Conversation d’un instant avec mon chamelier nouveau :

— C’est loin, ton pays à toi ? demande-t-il.

— Oh ! oui, c’est très loin.

— C’est Beyrouth ? c’est Cham (Damas) ?

— Non, bien plus loin encore, c’est de l’autre côté de la grande mer.

Un silence, il réfléchit, puis il lève vers moi ses yeux étonnés :

— De l’autre côté de la grande mer ? Mais comment traverse-t-on la mer ? On ne marche pas sur la mer.

Bédouin de Pétra, il n’a jamais entrevu que la mer d’Akabah, qui est sans navires. J’essaye de lui expliquer : des planches qui flottent.

— Mais comment avancent-elles, tes planches ?

D’ailleurs, son esprit incrédule ne s’intéresse plus, et le silence encore retombe.

Autour de nos groupes, qui se suivent échelonnés dans le vide, et comme perdus, rien ne se passe, rien ne change et il n’y a plus rien ; les heures s’écoulent sans être comptées ; simplement, nous nous déplaçons dans de l’étendue.

Une fois, il y a une vipère, qui se traîne sur le sol lisse, traversant notre route ; alors les chameliers la tuent en poussant des cris, et c’est une furtive minute de bruit très surprenante, mais tout de suite finie, noyée, oubliée dans le grand calme de notre progression silencieuse et égale.

On est comme emporté sur des barques hautes, doucement oscillantes, qui franchiraient de compagnie une mer aux teintes sombres, sans rivages visibles.



Mais le soir, tandis que nos tentes se déplient et que nous campons en un point quelconque de l’étendue, là-bas, là-bas, une petite troupe humaine, hérissée de fusils, commence à surgir du fond de l’horizon plat.

Alors, le cheik Hassan, la main sur les yeux pour les regarder venir, prend une expression soupçonneuse :

— Ils sont à pied, dit-il ; ils n’ont pas de chameaux avec eux, pas de tentes, pas de femmes. Ce sont des voleurs de désert !