Le Désespéré/04

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A. Soirat (p. 18-22).
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IV


Le jeune maître reçut la lettre dans son lit. Il avait passé la soirée chez la baronne de Poissy, la célèbre amphitryonne de tous les sexes, en compagnie d’un groupe élu de chenapans du Premier-Parix et de cabotins lanceurs de rayons. Il avait été étincelant, comme toujours, et même un peu plus.

Dès cinq heures du matin, le Gil Blas en avait répandu la nouvelle chez quelques marchands de vin du faubourg Montmartre, à huit heures, aucun employé de commerce ne l’ignorait plus. Le squameux chroniqueur nocturne laissait entendre, avec la pudique diaphanéité congruente à ce genre d’information, que la présence d’une jeune norwégienne des fiords lointains, à la gorge liliale et à la virginité ductile, avait été pour quelque chose dans l’éréthisme d’improvisation de l’irrésistible ténor léger de « nos derniers salons littéraires ».

En conséquence, il se réconfortait d’un peu de sommeil, après cette lyrique dilapidation de son fluide.

— Est-ce vous, François ? dit-il d’une voix languissante, en s’éveillant au faible bruit de la porte de sa chambre à coucher que le domestique entr’ouvrait avec précaution.

— Oui, Monsieur, c’est une lettre très pressée pour Monsieur.

— C’est bien, posez-la ici. Ouvrez les rideaux et apportez du feu. Je vais me lever dans un instant… Il me semble que j’ai beaucoup dormi, quelle heure est-il donc ?

— Monsieur, la demie de huit heures venait de sonner, quand le facteur est arrivé.

Dulaurier referma les yeux et, dans la tiédeur du lit, au grondement d’un excellent feu, s’immergea dans l’exquise ignavie matutinale de ces colons de l’heureuse rive du monde, pour qui la journée qui monte est toujours sans menaces, sans abjection de comptoir ni servitude de bureau, sans la trépidation des coliques de l’échéance et le dissolvant effroi du créancier, sans tout le cauchemar des plafonnantes terreurs de l’expédient éternel !

Ah ! que le Pauvre est absent de ces réveils d’affranchis, de ces voluptueux entrebâillements d’âmes entretenues, à la chantante arrivée du jour ! Comme il est, — alors, — Cimmérien, télescopique, aboli dans l’ultérieure ténébrosité des espaces, le dolent famélique, le sale et grand Pauvre, ami du Seigneur !

La flûte pensante qu’était Dulaurier vibrait encore des bucoliques mondaines de la veille. L’édredon de Norwège ondulait mollement, à l’entour de son esprit, dans la grisaille lumineuse d’un demi-sommeil. Une jeune oie venue du Cap Nord, épandait sur lui de chastes songes, neige psychologique sur cette flottante imagination glacée…

— Quelle pureté ! quelle âme fine ! murmurait-il en étendant la main vers la lettre. Très pressée, en cas d’absence, faire suivre. C’est l’écriture de Marchenoir. Je le reconnais bien là. Comme s’il y a jamais eu rien de pressé dans la vie !

Il lut, sans aucune émotion visible, les quatre pages de cette écriture, droite et robuste, à la façon des dolmens, dont l’étonnante lisibilité a fait la joie de tant d’imprimeurs. Vers la fin, cependant, une alarme soudaine apparut en lui, accompagnée de gestes de détresse, aussitôt suivis de l’interprétative explosion d’une petite fureur nerveuse.

— Il m’embête, ce misanthrope, s’écria-t-il, en rejetant la prose cruciale de son onéreux ami. Me prend-il pour un millionnaire ? Je gagne ma vie, moi, il peut bien en faire autant ! Eh ! que diable, son père ne sera pas jeté à la voirie, peut-être ! Pourquoi pas les funérailles d’Héphestion à ce vieil imbécile ?

Il s’habilla, mais sans enthousiasme. Sa journée allait être gâtée.

— J’avais bien besoin de ça ! Décidément, il n’y a de belles âmes que les mélancoliques et les tendres et ce Marchenoir est dur comme le diable… Caïn ! c’est la seule idée spirituelle que son père ait jamais eue, de le nommer ainsi. Mais, que faire ? Si je ne lui réponds pas, je m’en fais un ennemi, ce qui serait absurde et intolérable. J’ai pu le blâmer pour son fanatisme et ses violences, dont j’ai vainement essayé de lui démontrer l’injustice, surtout lorsqu’il s’est attaqué d’une façon si sauvage à ce pauvre Lécuyer, qu’il devrait pourtant épargner, ne fût-ce que par amitié pour moi ; je me suis vu forcé, à mon grand regret, de m’écarter de lui, à cause de son insupportable caractère, mais, enfin, je ne l’ai jamais attaqué, moi, j’ai même dit du bien de lui, au risque de me compromettre et je lui ai laissé voir assez clairement la pitié que m’inspirait sa situation. Il abuse aujourd’hui de ce sentiment… Dix ou quinze louis, il va bien ! C’est à peine si je gagne deux mille francs par mois, je ne peux pas aller tout nu !… D’un autre côté, si je lui réponds que je prends part à son chagrin, mais que je ne puis faire ce qu’il me demande, il ne manquera pas de m’accuser d’avarice. Tout est dangereux avec cet enragé. On est toujours trop bon, je l’ai dit bien souvent. Il faudrait pouvoir vivre dans la solitude, en compagnie d’âmes charmantes et incorporelles !… Quelle lassitude est la mienne !… Déjà dix heures et cinq cents lignes d’épreuves à corriger avant d’aller chez Des Bois qui m’attend à déjeuner !… Cette lettre m’exaspère !

Il s’assit devant le feu, ses épreuves à la main, et se mit à considérer le volubile effort d’une flamme bleuâtre autour d’une bûche humide.

— Mais, au fait, c’est bien simple, dit-il tout à coup à voix basse, répondant à d’interrogantes pensées intérieures plus basses encore, Marchenoir est en fort bons termes avec Des Bois qui est riche, lui. Je déciderai sans doute le docteur à faire quelque chose.

Sa figure s’éclaira, le cordial de cette résolution ayant réconforté sa belle âme, et il put relire, avec la clairvoyance rapide d’un contempteur de la petite bête littéraire, les phrases collantes et albumineuses espérées par deux mille salons.