Le Désespéré/17

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A. Soirat (p. 63-66).


XVII


Marchenoir pleurait auprès du corps de son père, lorsqu’il reçut à la fois deux lettres de Paris : celle de Dulaurier et une autre de son ami le bibliographe.

Il ouvrit aussitôt cette dernière :

« Mon affligé, Voici cinq cents francs que j’ai pu réunir en tricotant activement de mes deux jambes de derrière depuis ton départ, et que je t’adresse avec une joie infinie. Pas de remerciements, surtout, n’est-ce pas, tu sais si je les méprise ?

« Cher cœur souffrant, ne te laisse pas dévorer par ton chagrin. Tu as ton livre à faire. Tu as de grandes choses à dire à certaines âmes, à qui personne ne parle plus. Relève-toi. Je n’ai pas d’autre parole de consolation à t’offrir. Ton infortuné père, que tu n’as pas plus tué que je n’ai tué le mien, a beaucoup plus besoin, à cette heure, de tes suffrages actifs que de tes larmes. Tu dois, ce me semble, comprendre ce langage.

« Tu ne m’as pas écrit, — naturellement ! — et je n’y comptais guère, malgré ta promesse. Mais, en revanche, tu as écrit à Dulaurier pour lui demander de l’argent, comme si je n’existais pas, moi ! Je l’ai rencontré aujourd’hui même, alors que j’étais en course précisément pour t’en procurer, et il m’a tout appris.

« Tu es un traître, mon pauvre Caïn, et un imbécile par-dessus le marché. Comment pouvais-tu espérer que ce fantoche de lettres, cet Harpagon-Dandy, se porterait volontiers à te secourir ? Est-ce que, par hasard, tu tomberais dans le gâtisme définitif de supposer que cette reliure, soi-disant pensante, de tous les lieux communs et de toutes les inanités clichées, puisse être capable d’entrevoir seulement l’immense honneur que tu lui fais en l’implorant ? C’est par trop idiot et si tu n’étais pas si malheureux, je t’assommerais d’injures.

« Il m’a joué tous les airs de sa mandoline, le misérable ! Il s’est attendri, comme toujours, sur tes chagrins, sur ta malchance littéraire, etc. Puis, prenant mon silence pour une approbation de tout ce qu’il lui plairait de me faire entendre, cet eunuque, — pour qui le fanatisme consiste à dire oui ou non sur n’importe quoi, — a parlé, une fois de plus, de ton intolérance si regrettable et de ton injuste rage de dénigrement ; il m’a donné sa parole d’honneur que tes absurdes principes étaient incompatibles avec l’idée qu’on pouvait se faire d’une tête sagement équilibrée et qu’ainsi tu n’arriverais jamais à rien. Au fond, il te redoute terriblement et voudrait bien que tu restasses à Périgueux.

« J’ai parfaitement senti qu’il tenait surtout à se justifier par avance du soupçon de ladrerie. Il paraît qu’il a poussé le zèle de l’amitié jusqu’à s’en aller demander pour toi l’aumône à Des Bois, qui s’est fendu de quelques pièces de cent sous, à ce que j’ai pu comprendre. Ça ne doit pas être gros. Une bien jolie pratique, celui-là encore ! J’espère bien que tu vas leur renvoyer immédiatement leur sale monnaie.

« Ce Dulaurier a eu un mouvement admirable : — Voulez-vous prendre ma montre ? m’a-t-il dit d’une voix mourante, vous la porteriez au mont-de-piété et vous enverriez l’argent à ce malheureux.

« Moi, toujours silencieux, je regardais l’oignon monter et descendre dans le gousset, puis finalement disparaître, comme un pauvre cœur qu’on dédaigne. Cela tournait au Palais-Royal.

« Cette oblation grotesque me rappela, néanmoins, que l’heure galopait. Je me hâtai de le féliciter sur son ruban rouge et sur le prix de cinq mille francs qu’on vient de lui décerner, en le suppliant avec douceur de vouloir bien épandre désormais sa protection sur quelques écrivains supérieurs que je lui nommai, et que les récompenses n’atteignent jamais. Il m’a regardé alors avec des yeux de merlan au gratin et s’est immédiatement fait disparaître. J’espère que m’en voilà débarrassé pour quelque temps.

« Maintenant, très cher, pleure à ton aise, tant que tu pourras, en une seule fois, et quand ce sera bien fini, fais ce que je vais te dire.

« Va-t’en à la Grande-Chartreuse et demande l’hospitalité pour un mois. Je connais ces excellents religieux, confie-leur tes idées, tes projets, ils te feront la vie douce et, si tu sais leur plaire, ils ne te laisseront pas revenir à Paris sans ressources. N’hésite pas, ne délibère pas, je sais ce que je te dis. Je vais même écrire au Père Général pour t’annoncer et te présenter. On te sinapisera le cœur sur cette montagne et tu pourras ensuite reprendre la lutte avec une vigueur nouvelle qui déconcertera plusieurs sages.

« Ne t’inquiète pas au sujet de ta Véronique. La bonne fille s’extermine à prier pour toi dix-huit heures par jour. Tu peux te flatter d’être aimé d’une bien extraordinaire façon. Sa hâte de te revoir est extrême, mais elle comprend que je te donne un bon conseil en t’envoyant à la Chartreuse.

« Rien à craindre pour le pot-au-feu. Je suis là et tu dois un peu me connaître, n’est-ce pas ? Je te serre dans mes bras.

« Georges Leverdier. »