Le Désespéré/38

La bibliothèque libre.
A. Soirat (p. 179-184).


XXXVIII


— Que voulez-vous que je vous réponde ? Il en sera ce que Dieu voudra et j’espère bénir sa volonté sainte à l’heure de ma dernière agonie. Si j’étais riche, je pourrais arranger mon existence de telle sorte que les dangers qui vous épouvantent pour moi disparussent presque entièrement. J’écrirais mes livres à genoux, dans quelque lieu solitaire où je n’entendrais même pas les clameurs ou les malédictions du monde. Il n’en est pas ainsi, par malheur, et j’ignore où l’infâme combat pour la vie va m’entraîner…

Vous parlez de cette passion… C’est vrai que je suis à peu près sans force pour y résister. Depuis des années, je suis chaste, comme le « désir des collines », — avec une pléthore du cœur. Vous êtes praticien des âmes, vous savez combien cette circonstance aggrave le péril. Mais la noble fille inventera quelque chose pour me sauver d’elle,… je ne sais quoi,… pourtant, je suis assuré qu’elle y parviendra. Quant aux querelles, j’en aurai probablement, et de toutes sortes, je dois m’y attendre.

Mais cela n’est rien, — dit-il d’une voix plus ferme, en se dressant tout à coup. — Si je profane les puants ciboires qui sont les vases sacrés de la religion démocratique, je dois bien compter qu’on les retournera sur ma tête, et les rares esprits qui se réjouiront de mon audace ne s’armeront, assurément pas, pour me défendre. Je combattrai seul, je succomberai seul, et ma belle sainte priera pour le repos de mon âme, voilà tout… Peut-être aussi, ne succomberai-je pas. Les téméraires ont été, quelquefois, les victorieux.

Je quitte votre maison dans une ignorance absolue de ce que je vais faire, mais avec la plus inflexible résolution de ne pas laisser la vérité sans témoignage. Il est écrit que les affamés et les mourants de soif de justice seront saturés. Je puis donc espérer une ébriété sans mesure. Jamais, je ne pourrai m’accommoder ni me consoler de ce que je vois. Je ne prétends point réformer un monde irréformable, ni faire avorter Babylone. Je suis de ceux qui clament dans le désert et qui dévorent les racines du buisson de feu, quand les corbeaux oublient de leur porter leur nourriture. Qu’on m’écoute ou qu’on ne m’écoute pas, qu’on m’applaudisse ou qu’on m’insulte, aussi longtemps qu’on ne me tuera pas, je serai le consignataire de la Vengeance et le domestique très obéissant d’une étrangère Fureur qui me commandera de parler. Il n’est pas en mon pouvoir de résigner cet office, et c’est avec la plus amère désolation que je le déclare. Je souffre une violence infinie et les colères qui sortent de moi ne sont que des échos, singulièrement affaiblis, d’une Imprécation supérieure que j’ai l’étonnante disgrâce de répercuter.

C’est pour cela, sans doute, que la misère me fut départie avec tant de munificence. La richesse aurait fait de moi une de ces charognes ambulantes et dûment calées, que les hommes du monde flairent avec sympathie dans leurs salons et dont se pourlèche la friande vanité des femmes. J’aurais fait bombance du pauvre, comme les autres et, peut-être, en exhalant, à la façon d’un glorieux de ma connaissance, quelques gémissantes phrases sur la pitié. Heureusement, une Providence aux mains d’épines a veillé sur moi et m’a préservé de devenir un charmant garçon, en me déchiquetant de ses caresses…

Maintenant, qu’elle s’accomplisse, mon épouvantable destinée ! Le mépris, le ridicule, la calomnie, l’exécration universelle, tout m’est égal. Quelque douleur qui m’arrive, elle ne me percera pas plus, sans doute, que l’inexplicable mort de mon enfant… On pourra me faire crever de faim, on ne m’empêchera pas d’aboyer sous les étrivières de l’indignation !

Fils obéissant de l’Église, je suis, néanmoins, en communion d’impatience avec tous les révoltés, tous les déçus, tous les inexaucés, tous les damnés de ce monde. Quand je me souviens de cette multitude, une main me saisit par les cheveux et m’emporte, au delà des relatives exigences d’un ordre social, dans l’absolu d’une vision d’injustice à faire sangloter jusqu’à l’orgueil des philosophies ! J’ai lu de Bonald et les autres théoriciens d’équilibre. Je sais toutes les choses raisonnables qu’on peut dire pour se consoler, entre gens vertueux, de la réprobation temporelle des trois quarts de l’humanité…

Saint Paul ne s’en consolait pas, lui qui recommandait d’attendre, en gémissant avec toutes les créatures, l’adoption et la Rédemption, affirmant que nous n’étions rachetés, qu’ « en espérance », et qu’ainsi rien n’était accompli. Moi, le dernier venu, je pense qu’une agonie de six mille ans nous donne peut-être le droit d’être impatients, comme on ne le fut jamais, et, puisqu’il faut que nous élevions nos cœurs, de les arracher, une bonne fois, de nos poitrines, ces organes désespérés, pour en lapider le ciel ! C’est le sursum corda et le lamma sabacthani des abandonnés de ce dernier siècle.

Lorsque la Parole incarnée saignait et criait pour cette rédemption inaccomplie et que sa Mère, la seule créature qui ait véritablement enfanté, devenait, sous le regard mourant de l’Agneau divin, cette fontaine de pleurs qui fit déborder tous les océans, les créatures inanimées, témoins innocents de cette double agonie, en gardèrent à jamais la compassion et le tremblement. Le dernier souffle du Maître, porté par les vents, s’en alla grossir le trésor caché des tempêtes ; et la terre, pénétrée de ces larmes et de ce sang, se remit à germiner plus douloureusement que jamais, des symboles de mortification et de repentir. Un rideau de ténèbres s’étendit sur le voile déjà si sombre de la première malédiction. Les épines du diadème royal de Jésus-Christ s’entrelacèrent autour de tous les cœurs humains et s’attachèrent, pour des dizaines de siècles, comme les pointes d’un cilice déchirant, aux flancs du monde épouvanté !

En ce jour, fut inaugurée la parfaite pénitence des enfants d’Adam. Jusque-là, le véritable Homme n’avait pas souffert, et la torture n’avait pas reçu de sanction divine. L’humanité, d’ailleurs, était trop jeune pour la Croix. Quand les bourreaux descendirent du Calvaire, ils rapportèrent à tous les peuples dans leurs gueules sanglantes, la grande nouvelle de la Majorité du genre humain. La Douleur franchit, d’un bond, l’abîme infini qui sépare l’accident de la substance, et devint nécessaire.

Alors, les promesses de joie et de triomphe dont l’Écriture est imbibée, inscrites dans la loi nouvelle sous le vocable abréviatif des Béatitudes, parcoururent les générations, en se ruant comme un tourbillon de glaives. Pour tout dire, en un mot, l’humanité se mit à souffrir dans l’espérance et c’est ce qu’on appelle l’Ère chrétienne !

Arriverons-nous bientôt à la fin de cet exode ? Le peuple de Dieu ne peut plus faire un pas et va, tout à l’heure, expirer dans le désert. Toutes les grandes âmes, chrétiennes ou non, implorent un dénouement. Ne sommes-nous pas à l’extrémité de tout, et le palpable désarroi des temps modernes n’est-il pas le prodrome de quelque immense perturbation surnaturelle qui nous délivrerait enfin ? Les archi-centenaires notions d’aristocratie et de souveraineté, qui furent les pilastres du monde, sablent, aujourd’hui, de leur poussière, les allées impures d’un quinze-vingts de Races royales en déliquescence, qui les contaminent de leurs émonctoires. À vau-l’eau le respect, la résignation, l’obéissance et le vieil honneur ! Tout est avachi, pollué, diffamé, mutilé, irréparablement destitué et fricassé, de ce qui faisait tabernacle sur l’intelligence. La surdité des riches et la faim du pauvre, voilà les seuls trésors qui n’aient pas été dilapidés !… Ah ! cette parole d’honneur de Dieu, cette sacrée promesse de « ne pas nous laisser orphelins » et de revenir, cet avènement de l’Esprit rénovateur dont nous n’avons reçu que les prémices, — je l’appelle de toutes les voix violentes qui sont en moi, je le convoite avec des concupiscence de feu, j’en suis affamé, assoiffé, je ne peux plus attendre et mon cœur se brise, à la fin, quelque dur qu’on le suppose, quand l’évidence de la détresse universelle a trop éclaté, par-dessus ma propre détresse !… Ô mon Dieu Sauveur, ayez pitié de moi !

La voix du lamentateur qui sonnait, depuis quelques minutes, comme un buccin, dans cette demeure pacifique inaccoutumée à de tels cris, s’éteignit dans une averse de pleurs. Le père Athanase, beaucoup plus ému qu’il n’aurait voulu le paraître, lui posa la main sur la tête et, le contraignant à s’agenouiller, prononça sur lui cette efficace bénédiction sacerdotale qui tient de l’absolution et de l’exorcisme.

— Allez, mon cher enfant, lui dit-il ensuite, et que la paix de Dieu vous accompagne. Peut-être avez-vous été destiné pour quelque grande chose. Je l’ignore. Vous êtes tellement jeté en dehors des voies communes qu’une extrême réserve s’impose naturellement à moi et paralyse jusqu’à l’expression de mes craintes. Les prières des Chartreux vous sont acquises et vous suivront comme à l’échafaud, considérant, au pis-aller, que vous êtes en danger de mort. C’est tout vous dire. Allez donc en paix, cher malheureux, et souvenez-vous que toutes les portes de la terre se fermassent-elles contre vous avec des malédictions, il en est une, grande ouverte, au seuil de laquelle vous nous trouverez toujours, les bras tendus pour vous recevoir…