Le Désespéré/40

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A. Soirat (p. 190-196).


XL


Marchenoir sortit de la gare de Paris, au point du jour, son léger bagage à la main. Il avait besoin de marcher, de se piétiner lui-même sur les pavés et le bitume de cette ville de damnation, où chaque rue lui rappelait une escale du pèlerinage aux enfers qui avait été sa vie.

Il sentit, avec toute la vigueur renouvelée de ses facultés impressionnelles, le despotisme de cette patrie. Il faut avoir vécu par l’âme et par l’esprit dans cet ombilic de l’intellectualité humaine, y avoir écorché vives ses illusions et ses espérances, et ensuite, avoir trouvé le moyen de garder un tronçon de cœur, pour comprendre la volupté d’inhalation de cette atmosphère empoisonnée par deux millions de poitrines, après une absence un peu prolongée. L’homme, naturellement esclave, se rebaigne, alors, avec délices, dans le cloaque cent fois maudit, et relèche, avec un attendrissement canin, les semelles cloutées qui se posèrent si souvent sur sa figure…

Marchenoir méprisait, haïssait Paris, et cependant, il ne concevait habitable aucune autre ville terrestre. C’est que l’indifférence de la multitude est un désert plus sûr que le désert même, pour ces cœurs altiers qu’offense la salissante sympathie des médiocres. Puis, sa double vie affective et intellectuelle avait réellement débuté dans ces amas d’épluchures, où des chiens, — probablement crevés, aujourd’hui, — s’étaient étonnés, naguères, de le voir picorer sa subsistance. Sa genèse morale avait commencé au milieu de ces balayeurs matutinaux et de ces voitures maraîchères qui descendent en furie vers les Halles, pour arriver à l’ouverture de la grande Gueule. Autrefois, quand s’achevait une de ces transperçantes nuits qui paraissaient avoir trois cent soixante heures, au vagabond sans linge et sans asile, il se souvenait, maintenant, d’avoir espéré, quand même, et d’avoir dilaté son rêve imprécis dans le frisson de semblables aurores.

Ici, sur ce banc du boulevard Saint-Germain, devant Cluny, il s’était assis, une fois, au petit jour, il y avait bien vingt ans ! Il n’avait plus la force de marcher et, d’ailleurs, il était arrivé, n’allant nulle part. Il assignait le soleil à comparaître, ne fût-ce que par pitié, et faisait semblant de ne pas dormir, pour échapper à la sollicitude des argousins, lorsqu’un être plus triste encore était venu s’asseoir à côté de lui. C’était une fille errante, épuisée d’une recherche vaine et sur le point de rentrer. La physionomie du noctambule avait remué, par quelque endroit, le déplorable cœur sans tige de cette flétrie, qui voulut savoir ce qu’il était et ce qu’il faisait là.

— Pauvre monsieur, lui dit-elle, venez chez moi, je ne suis qu’une malheureuse, mais je peux bien vous donner mon lit pour quelques heures, je couche avec tout le monde pour de l’argent, c’est vrai, mais je ne suis pas une dégoûtante et je ne veux pas vous laisser sur ce banc.

Ces amours de fange et de misère avaient duré une demi-journée et il n’avait jamais pu revoir sa samaritaine. C’était un des souvenirs qui attendrissaient le plus Marchenoir.

De Cluny à l’Observatoire, en remontant le boulevard Saint-Michel, il retrouvait ainsi, à chaque pas, d’indélébiles impressions, car c’était ce quartier qu’il avait le plus souvent parcouru dans les sinistres croisières nocturnes de son adolescence. Quand il fut arrivé au carrefour et presqu’à l’entrée de la rue Denfert-Rochereau, où demeurait Leverdier, qu’il avait, non sans combat, résolu de voir tout d’abord, avant de rentrer chez lui, — une palpitation le secoua en apercevant le restaurant banal, théâtre de sa première rencontre avec la Ventouse, devenue, par lui, cette sublime Véronique essuyant la Face du Sauveur. Il fut, à l’instant, ressaisi de tout son trouble et d’une crainte plus grande de l’inconnu. Son ami lui parut un homme infiniment redoutable qui allait prononcer de définitives choses et il monta son escalier avec tremblement.

Après les premiers cris et la première étreinte, ces deux êtres si singuliers, chacun en son genre, s’assirent l’un en face de l’autre, les mains dans les mains, haletants, pantelants, larmoyants, bégayants : — Mon cher ami ! — Mon bon Georges ! — tous deux, déjà ! sentant monter, du fond même de leur joie, l’impossibilité de l’exprimer, — comme si les bourgeois avaient raison et qu’il existât une jalouse prohibition de l’Infini contre tous les sentiments absolus !

— Mais j’y pense, cria Leverdier, en se levant avec précipitation, tu dois avoir besoin de prendre quelque chose. Je viens justement de faire du café et je possède d’excellent genièvre. Tu vas être servi à l’instant.

Marchenoir, silencieux, frémissant, n’osant interroger, remarquait que le nom de Véronique n’avait pas encore été prononcé. Il observait aussi, que l’empressement de son ami était quelque peu fébrile et tumultueux et, qu’en somme, il aurait fallu dix fois moins de temps pour servir la plus grande tasse du meilleur café de la terre.

Tout à coup, il alla vers lui et lui posant ses deux mains sur les épaules : — Georges, dit-il, il y a quelque chose, je veux le savoir.

Leverdier avait à peu près son âge. C’était un de ces nègres blonds, lavés au safran des étoiles et frottés d’un pastel sang, qui plaisent aux femmes beaucoup plus qu’aux hommes, ordinairement mieux armés contre les surprises de la face humaine. Le trait dominant de sa vibratile physionomie était les yeux, comme chez Marchenoir. Mais, au contraire de ces clairs miroirs d’extase, allumables seulement au foyer de quelque émotion profonde, les siens étaient perpétuellement dardants et perscrutateurs, comme ceux d’un pygargue en chasse ou d’un loup-cervier. Nul éclair de férocité, pourtant. De toute cette figure transsudait, au contraire, une bonté joyeuse et active, dont l’expression valait un miracle, et l’intensité même de son regard était un simple effet de la merveilleuse attention de son cœur. À peine une vague ironie relevait-elle, parfois, la commissure et remontait plisser le coin de l’œil droit. Visiblement, la palette de cette âme était au grand complet, à l’exception d’une seule couleur, le noir, dont un déluge de ténèbres n’aurait pu réparer l’absence. Cet homme avait évidemment reçu pour vocation d’être le grand public consolateur, à lui tout seul, et pour l’unique virtuose qui pût se passer d’applaudissements vulgaires.

Le contraste était saisissant quand on les voyait ensemble, chacun d’eux paraissant avoir précisément tout ce qui manquait à l’autre. De taille moyenne tous deux, Marchenoir offrait l’aspect d’un molosse dont l’approche était à faire trembler, mais que le premier élan de sa colère pouvait porter dans un gouffre, s’il manquait sa proie. Leverdier, au contraire, frêle d’apparence, mais légèrement félin sous le cimier de ses cheveux crépus, et trempé, depuis son enfance, dans toutes les pratiques du sport, avait des ressources d’art qui en eussent fait un voltigeur auxiliaire des plus à craindre pour l’ennemi commun, si on se fût avisé de les attaquer. Et on devinait qu’il devait en être ainsi de leur coalition morale.

Le pauvre lynx, se voyant happé, essaya d’abord de baisser les yeux, mais, aussitôt, sa loyale et vaillante âme les lui fit ouvrir et les deux intimes plongèrent ainsi, l’un dans l’autre, quelques secondes.

— Eh bien, oui ! répondit-il, nerveusement, il y a une chose… sans nom. Tu as écrit une lettre insensée à Véronique et la pauvre fille s’est défigurée pour te dégoûter d’elle.

À cet énoncé inouï, Marchenoir tourna sur lui-même et s’éloignant obliquement, à la façon d’un aliéné, les deux bras croisés sur sa tête, se mit à exhaler des rauquements horribles qui n’étaient ni des sanglots ni des cris. Il sortit de lui des ondes de douleur, qui s’épandirent par la chambre et vinrent peser comme une montagne sur le tremblant Leverdier. Transpercé de compassion, mais impuissant, cet ami véritable se courba, et s’appuya le visage sur le marbre de la cheminée pour cacher ses pleurs.

Cette scène dura près d’un quart d’heure. Alors, les gémissements énormes s’arrêtèrent. Marchenoir s’approcha de la table et, prenant la bouteille de gin, remplit la moitié d’un verre qu’il vida d’un trait.

— Georges, dit-il ensuite, d’une voix extraordinairement douce, essuie tes yeux et donne-moi du café… Très bien… Assieds-toi ici, maintenant, et raconte par le menu. Désormais, je peux tout entendre.