Le Dauphiné/14

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Texte établi par Société Française d’Édition d’Art L.-H. May (p. 207-248).

Bourg d’Oisans
et la chaîne
de Belledonne.

CHAPITRE XIV


L’Oisans. — À travers les hautes roches. — Notre caravane : un chien et deux hommes. — 16,000 hectares de neige. — Séchilienne. — Rioupéroux. — Livet. — Un déluge en 1219. — Le Bourg d’Oisans. — Histoire de Sarrasins. La vie et la mort de l’émir Abdul-Jeid. — Triste fin d’un pauvre nécromancien. — Vallée de Saint-Christophe. — Le Vénéon. — Lovitel. — Venosc. — Au bourg d’Arud. — Le Soreiller qui pèle. — Le Plan du Lac. — Saint-Christophe et la Bérarde. — Les colonnes d’Hercule du Pelvoux. — Col sur col, pic sur pic, glacier sur glacier : le chaos. — En Val Gaudemar. — Saint-Firmin. — Saint-Maurice. — Le hameau des Andrieux. — Les cent jours. — Le pont de l’Omelette. — Éboulis partout. — Le déboisement des Alpes : un péril. — La vallée de la Romanche. — Auris-Besse. — Mizoen. — Le mont de Lans et son glacier. — Dialogue inoubliable entre la montagne et l’auteur. — La Garde. — Huez. — Brandes et ses mines. — Un refuge de brigands. — Le Lac Blanc. — Les Grandes Rousses. — Groupe formidable à part. — Oz. — Vaujany. — Le Rivier d’Allemont. — Le Château Rouge. — À cheval sur la Maurienne. — Allemont. — Challanches. — Le placer de la Gardette.

Aiguille du Plat-de-la-Selle.


Reprenons notre bâton de chemineau.

Sac au dos, pipe aux dents, guêtres serrées, piolet en crocs. Entre nous, mon Dieu, ce n’est pas que ce dernier outil soit d’une absolue nécessité, il est même fort gênant — mais il auréole d’une telle considération celui qui le porte ! Car vous savez que pour l’hôtelier dauphinois, l’humanité payante se divise en deux catégories bien distinctes : les gens à piolet et puis les autres.

Aux premiers, les meilleures chambres, les « beefsteaks » les moins durs et le sourire de l’hôtesse.

Aux seconds, les galetas à vents coulis, les petits pois de conserves,

Rioupéroux.
les poissons du mois dernier et la note remise par l’hôtesse avec d’inattendus et insoupçonnés suppléments de bougies.

Pourquoi cette différence de traitement ? Vous allez tout de suite comprendre.

Le touriste-piolet est l’homme-réclame de la montagne, il en représente le côté héroïque, le côté panache ; le touriste-piolet est le client à ménager, qui tous les étés revient dans les mêmes Alpes, refait les mêmes ascensions, jusqu’au jour où il se cassera une jambe ou deux.

Le touriste sans piolet, au contraire, est un pauvre être ayant des filles à marier et des rhumatismes, deux états qui lui interdisent, et par raison d’économie, et par raison de santé, les longs séjours et les hautes grimpades. Il est arrivé la veille avec un billet circulaire, pour s’en retourner le lendemain. On ne le reverra plus.

Vous expliquez-vous maintenant le mépris dont il est entouré ? Croyez moi, n’affrontez pas ce mépris. Ménagez-vous des sympathies dans le monde des aubergistes. Armez-vous d’un piolet. Je n’irai pas jusqu’à conseiller de joindre audit piolet l’équipement intégral des climbers du Mountain-club de Londres, soit : cordes en chanvre de Manille, crampons

Les gorges de Livet.
et bretelles de fer… non, en vérité, le piolet suffira — mais il faut le piolet.

Nous ne l’avons jamais oublié — et nous lui devons la majeure part des fiertés de notre existence.

Je vois encore mon ami C…, le feutre couché sur l’oreille, la ceinture rouge étalée, comme un drapeau, sur le ventre, l’air trappeur, conquistador et pionnier. Il s’asseyait à califourchon sur une chaise, promenait des regards dédaigneux autour de lui, et calme, ainsi qu’il sied aux grands courages, laissait tomber ces paroles :

Bourg d’Oisans. — La plaine.

— Après-demain nous ferons la Barre des Écrins… sans guides !

Règle générale, c’était toujours après-demain que nous devions faire la
Bourg d’Oisans. — La Grand’rue.
Barre des Écrins… sans guides !

Résultat immanquable : le personnel entier des rôtissoires se précipitait vers nous, en un clin d’œil nous débarrassait de nos bagages, cependant que le patron, la bouche fendue jusqu’aux oreilles par le sourire, voulait, à toutes forces, nous offrir l’apéritif.

Durant ce remue-ménage, je ne perdais pas de vue C… et son piolet. Il avait pour lui de paternelles inquiétudes. Si quelque mercenaire trop zélé essayait de le prendre, il le repoussait plein d’effroi. Il tenait à porter seul ce précieux instrument, à le déposer, seul, dans les plis de son ample couverture de voyage. Et ce n’est que lorsqu’il avait accompli cette délicate opération, au milieu du plus strict isolement, qu’il descendait à table d’hôte, joyeux, se frottant les mains…

Pareille attitude cachait un mystère : je résolus de m’éclairer. À pas de loup, un matin, je m’introduisis dans sa chambre et dépliai la ténébreuse couverture… Elle était bien légère !… Soudain un long objet se détacha, roula par terre, sans plus de bruit qu’une flûte de sureau. Ô surprise, j’avais devant moi le fameux piolet ! Je le ramassai délicatement entre le pouce et l’index : il était en carton !

Je ne manquai point de raconter à C… ma découverte. Il se mit à rire et, sans pudeur, me confia que, depuis dix ans bientôt, il n’employait jamais d’autres accessoires de marche. Et cependant ce système ne lui convenait pas encore tout à fait. Il étudiait en ce moment une nouvelle modification : un piolet démontable glissant sur coulisses, à la manière des anneaux

Bourg d’Oisans.
La Romanche.
d’une lunette. Quand il aurait fini de s’en servir, il le mettrait simplement dans sa poche, où il ne prendrait alors pas plus de place qu’une pipe de gros calibre.

… Donc nous voilà de nouveau par montagnes, sans itinéraires arrêtés, laissant un peu au hasard le soin de nous conduire. La caravane se compose de l’ami C… et de son piolet, de moi et de Pompée, chien très savant.

Bourg d’Oisans.

Sac au dos, guêtres serrées — en route !

La France a son Oberland : c’est l’Oisans.

Au centre des Alpes dauphinoises, « assis sur les flancs de deux chaînes qui, parties l’une et l’autre d’un trait d’union avec le mont Blanc, vont en deux voies différentes et presque parallèles aboutir au Grand Pelvoux. »

Le Freynet d’Oisans.

« Dans son ensemble, l’Oisans présente une surface onduleuse de montagnes et de collines, divisées par des évasements ou des intersections profondes qui aboutissent à un évasement central plus considérable encore, surmonté, presque de tous côtés, par le colossal rempart de ses cimes… »

Peu de pays au monde sont plus triomphalement tourmentés. Sur 50,000 hectares, 16,000 voués à la neige, chaos de granits, de roches, de clapiers, de moraines, de séracs, d’abîmes, de cascades, de pans de glace « aussi fameux que le sont les champs cristallisés où naissent l’Aar et la Kander ». On y peut faire 70 kilomètres sans quitter les névés… Soixante-dix kilomètres ! oh ! certes, nous n’avons pas tant de prétentions !



Les gorges du Freynet.
Quatre heures du matin : cassé la croûte à Séchilienne, dans une salle d’auberge rehaussée de chromolithographies sur fond d’or, représentant l’empereur Nicolas serrant contre son cœur M. Félix Faure.

C’est si révolutionnaire de couleurs, sinon d’intentions, que Pompée aboie devant. Ce chien n’est pas patriote : j’en informerai M. Déroulède.

Quitté Séchilienne, à l’entrée des gorges. Les montagnes s’élèvent, s’élèvent, se resserrent, se resserrent, immenses, surplombantes — et la Romanche, tout en bas, hurle dans son trou. Les éboulis dégringolent, vautrés sur les pentes ; des éclats granitiques, hauts de cent pieds, se dressent, points d’interrogation maintenus par on

Le tunnel du Freynet.
ne sait quel prodige d’équilibre instable. Et le couloir toujours s’allonge, tantôt fait de pierres nues comme un caveau de bastille, tantôt échevelé d’arbres verts cramponnés à tous les interstices.

Passé Rioupéroux et son usine ; passé Livet recroquevillée dans une étroite cluse : petites maisons aux toits de glui, si petites à cette distance, qu’elles semblent des ouvrages de castors.

Au sortir de Livet, la route borde le torrent à si faible distance qu’elle est parfois obligée de se creuser en encorbellements pour se soustraire au choc des flots.

Ami C…, préparez votre piolet, et toi, Pompée, ouvre l’œil : le paysage se plombe, l’horizon se rétrécit encore. Plus de cultures, rien que rochers épars, blanchâtres, étendus comme des squelettes sur une table d’anatomie.

« Ces rochers sont les débris d’un immense barrage formé par des éboulements de la grande Vaudaine. À la suite de fortes pluies, ces montagnes, situées sur chaque rive de la Romanche, avaient, par blocs, glissé dans la gorge et retenu les eaux. L’Oisans tout entier avait été transformé en un lac d’une grande profondeur, qui s’étendait du nord au sud sur près de 15 kilomètres de longueur, atteignant environ 2 kilomètres en largeur. Toutes les habitations furent noyées ; le lac reçut le nom de lac Saint-Laurent. Il s’empoissonna, la pêche fut attribuée aux religieuses de Prémol.

Le Lac Lovitel.
En Oisans. — Le Lac Noir gelé.

« Il semblait que cette immense nappe dût subsister éternellement, tant le barrage était puissant ; mais, le 14 décembre 1219, date restée fameuse dans l’esprit des Grenoblois, le barrage céda, les énormes matériaux qui le composaient furent entraînés jusqu’au delà de Séchilienne ; le torrent, prodigieusement grossi, détruisit tout sur sa route, enfla le Drac, qui alors se jetait dans l’Isère au-dessus de Grenoble ; la rivière, à son tour, envahit la ville ; ceux des habitants, de nombreux étrangers accourus pendant une foire et qui n’avaient pu se réfugier dans les monuments élevés de la ville, furent noyés. Les traces de la catastrophe sont encore visibles dans toute la gorge, et la plaine de l’Oisans elle-même, d’une horizontalité absolue, a conservé l’aspect lacustre. »

En Oisans. — Retour des champs.

Nous y sommes maintenant dans cette plaine. Les crêtes se sont écartées comme les feuillets d’un livre qu’on ouvre, elles apparaissent très loin, dentelées par les feuillages sombres de leurs sapins ; plus loin, encore, les Grandes-Rousses allongent leur échine neigeuse. La Romanche ici est sage, assez pour obtenir un premier prix de tenue dans le concours des torrents dauphinois, à peine froissée, limpide, miroitante, ses rives lustrées de verdure fine. La route est très droite, encadrée de prairies grasses et humides, de champs de seigle aux tons d’argent bruni.

Pont des Essertons, sur le Vénéon.

À l’extrémité de cette route, un écheveau de maisons blanches se dénoue au pied d’une butte : le Bourg d’Oisans, la capitale, une surprise ! On s’attendait à trouver quelques débris d’ajoupas, noirs, sales, terreux ; on s’attendait à coucher dans d’invraisemblables lits, plus abondants en punaises que ceux des burons auvergnats – et pas du tout, voici « une riante villette propre et vivante », de bons hôtels confortables, un ruisseau modèle, plein de truites, un centre agricole de premier ordre ; le marché toutes les semaines, plusieurs foires et des milliers de têtes de bétail allant paitre jusqu’en ces hameaux de chaume, suspendus comme des ruches d’abeilles aux sommets voisins. Mais, ô désespoir d’archéologue, pas un monument, pas un château, pas une tour, rien, sauf l’église, avec deux ou trois détails romans, à peine curieux.

Venosc.

Pourtant fort ancien, le Bourg, fondé avant l’ère chrétienne par une colonie de pêcheurs qui était venue s’établir au milieu de la vallée, dans le but d’exploiter ses eaux nombreuses.

La domination romaine y marqua son passage par deux créations importantes : une grande route du mont Genèvre à Vienne et un établissement métallurgique à Brandes.

Quand les Allobroges tombèrent sous la domination bourguignonne, la voie cessa d’être fréquentée et l’Oisans devint alors une impasse. Son isolement pouvait constituer une garantie de sécurité. Bien au contraire : cet isolement fut la cause de sa perte. Les Sarrasins, chassés de l’intérieur, vinrent se réfugier au pied du Pelvoux et longtemps restèrent maitres absolus du pays. Ils exploitaient les mines du plateau d’Allemont et surtout… exploitaient les habitants des villages, depuis la Vallouise jusqu’à la Maurienne.

Ce problème capital du mélange des races franque et maure demanderait enfin sa solution. Il y a eu, à cette époque, l’entrée nette de l’Orient parmi nous. C’est le seul point de France où cet Orient se soit fixé. Montrer ce contraste entre les deux peuples, deux pôles : l’un de civilisation élargie, l’autre barbare. Quelle fut la marque d’influence du premier sur le second ?

Questions auxquelles on ne pourrait répondre. Les traces de séjour sont incertaines ; de cette vie qu’il serait si intéressant de reconstituer, il ne subsiste que légendes. L’imagination populaire a tout agrandi, déformé, poussé au noir. L’Arabe, « créature infernale », sera vaincu ; mais il faudra, pour le vaincre, faire appel à la magie.

Ainsi disparut Abdul-Jeid, le dernier émir. Abdul-Jeid terrorisait la province. Il avait tant de châteaux que les compter fatiguerait, tant de richesses que leur énumération serait sans fin… Et cependant toutes ces richesses ne le rendaient pas encore assez riche. Il était dur aux serfs, hautain, cruel, exigeait de telles redevances des marchands de Lyon et de Vienne qui commerçaient avec l’Italie, que ceux-ci n’osaient plus traverser ses routes…

Le Plan-du-Lac.

Les pauvres marchands se plaignirent et le bruit de leurs plaintes arriva jusqu’au trône de Charlemagne. Ému d’indignation, l’empereur chargea son héros Roland de faire justice. En un mois, Roland s’empara de tous les châteaux du tyran, excepté d’un seul donjon d’épais granit, sans portes et fenêtres, isolé dans une île. Pour l’atteindre on se servait de nacelles suspendues à des chaînes de fer. Le Vieux de la montagne s’était réfugié au dernier étage et, du haut des créneaux, défiait les chrétiens.

Les chrétiens relevèrent le défi ; oui, mais comment s’y prendre ? Ils avaient beau multiplier les moyens d’attaque, jeter les échelles, dresser

Saint-Christophe.
les balistes, le mécréant se riait de leurs menaces…

C’est alors que le paladin se souvint à propos qu’un nécromancien accompagnait son armée. Il le fit appeler sous sa tente et lui promit la moitié des trésors de l’émir, si l’émir tombait en son pouvoir. Le nécromancien, après quelques hésitations, consentit à se charger de ce siège difficile. Toute la nuit, il sacrifia des béliers noirs, poussa des soupirs, brûla des herbes vénéneuses, viola des sépultures : travail pénible qui réussit pleinement. Aux premières lueurs de l’aube, les esprits d’outre-tombe, empressés à sa voix, finissaient de construire un « magnifique pont couleur de feu tenant à la terre ferme et s’appuyant sur le sommet du donjon ».

Roland s’y engagea, suivi de ses guerriers. Les Sarrasins épouvantés se rendirent ; Abdul-Jeid seul voulut résister. Il jeta dans l’étang qui baignait la citadelle ses lingots d’or — et s’y jeta lui-même ensuite.

Mais cette fin précipitée ne faisait pas du tout l’affaire de notre nécromancien. S’il avait tant invoqué, tant sacrifié et tant gémi, ce n’était pas pour les seuls beaux yeux de Roland, c’était pour s’emparer de la fortune du défunt. Et cette fortune gisait maintenant au fond de l’eau !

Furieux, il plongea à diverses reprises, réussit à la ressaisir. Déjà il en avait la plus grande part, quand on le trouva, un jour, au bord d’un ravin, le col tordu, une brûlure au cœur. Satan jaloux l’avait tué.

À la suite de cette victoire, l’Oisans eut la paix. Viennent la chute du royaume de Bourgogne et la suzeraineté des Dauphins. Règne heureux.

Vient l’inondation de la Romanche. La vie se retire, ou à peu près,
Le Pont du Diable à Saint-Christophe.
n’est plus représentée que par de rares pêcheurs, cachés comme les troglodytes, dans des cabanes sur pilotis.

Et puis vient la débâcle.

La plaine retrouve ses moissons et ses pâturages. « Ceux-ci, fertilisés par la boue du Saint-Laurent, jouissent d’une réputation sans cesse accrue ; on y envoie non seulement les bestiaux du pays, mais encore les troupeaux étrangers, ainsi que le prouve un acte public, trouvé aux archives, du 21 mars 1323. Le lait produit des fromages estimés. Telles sont leurs qualités qu’ils entrent dans les impôts annuels payés au Dauphin. Parmi les clauses de l’acte de transport du Dauphiné à la France par Humbert II, se trouve la réserve particulière de 25 quintaux de fromages et de 138 moutons à fournir, chaque année, au Dauphin et à la Dauphine mère, jusqu’à leur mort. »

Vous pensez bien, n’est-ce pas, que la chronique oisannaise serait incomplète, s’il n’y entrait quelques petites guerres religieuses ? Oh ! pas grand’chose : deux ou trois petits massacres… Est-ce la peine d’en parler ? Les habitants refusent d’adhérer à la Réforme : Ponat, gouverneur de Grenoble, assiège le Bourg. Il est repoussé.

Après lui, Lesdiguières tente le sort. Il réussit. Mais Maugiron arrive et emporte d’assaut la forteresse.

Saint-Christophe en hiver.

Retour de Lesdiguières, retriomphe de ses armes. Avènement d’Henri IV. Fin des guerres religieuses. L’Oisans n’a plus d’histoire.


Tout ce pays est facile à décrire : un immense cirque ouvert à coups de sabre.

Premier coup de sabre : la vallée de la Romanche.

Deuxième coup de sabre : la vallée de Saint-Christophe.

Les roches noires se rejoignent. On dirait d’une gueule qui bâille.

À leurs pieds : le Vénéon. Ses eaux vertes se brisent sur des escarpements granitiques, dont les crètes neigeuses, enveloppées de brouillard, semblent sortir d’une niche de ouate.

À l’extrémité du petit chemin qui monte le long de la rive gauche du torrent, à travers blocs, s’étale le lac Lovitel, morose, dur comme une nappe d’acier, fermé de tous côtés par les pentes rugueuses…

Et la gorge s’ouvre de nouveau en goule, plus étroite encore, plus noire encore ! Elle crie par les flots du Vénéon, bondissants, déchirés ; mais elle apaise par son ciel d’un bleu fondu, un ciel qui verse aujourd’hui une sérénité chaude, rafraîchie de légers coups de brise, aussi moelleux qu’un duvet.

Je me souviens de cette phrase de Gœthe :

« La montagne m’a fait grande et paisible impression. Le sublime procure à l’âme un calme heureux ; elle en est parfaitement remplie, elle se sent aussi grande qu’elle peut l’être. Qu’un sentiment si pur a de charmes lorsqu’il s’élève jusqu’au bord, sans se répandre par-dessus ! Si la destinée m’avait appelé à vivre dans une grande contrée, j’aurais voulu chaque jour me nourrir par elle de grandeur, comme je me nourris dans une gracieuse vallée de patience et de paix. »

La route est un tour de force dont les ponts et chaussées peuvent être fiers. Par endroits, elle n’a pas plus de largeur que le break qui nous transporte. Un écart du cheval : et nous allons prendre la mesure exacte d’un précipice de cinq cents et quelques pieds… Charmant précipice, du reste, très boisé, très verdoyant, au fond duquel on doit mourir, comme l’exige Ibsen : — en beauté.

Viennent les chagrins de cœur m’assaillir, joints à la perte d’une fortune, hélas ! encore problématique, et je m’engage à ne point trancher ailleurs qu’en ces lieux le fil, désormais inutile, de mes jours. Mais nous n’en sommes pas là… Je me hâte de descendre, C… suit mon exemple ; quant à Pompée, il y a longtemps qu’il a pris cette prudente détermination.

À l’entrée de la Bérarde.

Traversé Venosc, une oasis de verdure encadrée de monts arides, disent les guides — et c’est la vérité même. Venosc, étroite conque exposée au soleil, où le blé mûrit à 1,700 mètres, et si haut s’accrochent les prairies que les paysans sont obligés de chausser des crampons de fer pour couper leurs foins.

Les maisons de la Bérarde.

Arrêt au Bourg d’Arud, à l’auberge du père Giraud, un bon vieux qui nous demande dix sous pour une omelette de dix œufs ! Ce prix nous parait tellement extraordinaire, fantastique, scandaleux, surhumain de bon marché — dix sous ! — que nous décidons, à l’unanimité, d’immortaliser ce trait unique de désintéressement. Et c’est pourquoi je chante sur ma cithare le père Giraud et son omelette !…

On monte sans cesse dans les escarpements cassés en jets brusques et tout à coup, comme en un trou, on dévale… Un entonnoir, un maelstrom de pierres, d’éboulis prodigieux, décloués de la cime du Soreiller. La montagne pèle — et ce sont les lambeaux de sa peau, énormes, tordus, jaunâtres, tuméfiés, recouverts de mousses cancéreuses, qui émergent de ce chaos… Tout est foudroyé, désolé, arraché, détruit.

Ces assises étaient autrefois cultivées. Un jour vint, date inconnue, où les hauteurs surplombantes furent ébranlées. Les premiers gradins disparurent sous les ruines. Le torrent arrêté dans son cours reflua, « changeant en lac le plateau situé au-dessus de l’éboulement : — le Plan-du-Lac ».

Le Vénéon s’apaise, s’étend comme une blanche étoffe de soie ; les éboulis disparaissent, les roches sont presque lisses. La brèche s’écartèle – et, dans le couchant, la vallée se détache seule, semble portée sur des colonnes de nuages, tandis que la Tête-des-Fétoules, qui la domine, disparaît derrière des rougeurs épandues. Un sentier caillouteux, et Saint-Christophe au bout, à cheval sur un contrefort flanquant la base de l’Aiguille-du-Plat-de-la-Selle. Type ne varielur de village alpin, maisons de chaume et maisons d’ardoises : l’étable, la cuisine et la chambre, avec les rideaux de serge — cette dernière pour les riches — car, pour les autres, ils doivent se contenter de la litière, près des moutons.

Crevasses du glacier du mont de Lans.

« Il est peu de communes plus en relief que Saint-Christophe. Sur ses 24,000 hectares, rochers et glaces figurent pour moitié. À une altitude de 1,500 mètres, en moyenne, les terrains ne produisent que du seigle, de l’orge, de l’avoine et du méteil, quelques légumineuses, pommes de terre hâtives qui, avec le porc, la chèvre et le laitage, constituent toute l’alimentation. Et encore ces cultures sont-elles souvent incertaines, n’arrivant pas à maturité par suite des gelées, des froids précoces, des orages ou des avalanches. »

De Saint-Christophe à la Bérarde, cette traversée, m’en souviendrai-je longtemps ! au milieu de la fuite sauvage des rocs ! Les eaux accourent de toutes parts, se brisent en cascades, ruissellent menues et serpentines ; à travers la pluie qui tombe, les hameaux semblent de carton.

Le glacier du mont de Lans et les Grandes-Rousses.

Enfin, on arrive. La Bérarde frappe par son isolement. Des masures et la stérilité autour. Pâles moissons, arbres étiolés. Un cirque qui se termine en cul-de-sac, face aux escarpements monstrueux de la Meidje et des Écrins. « Relégué au fond d’une impasse gigantesque, le village voit les colonnes d’Hercule se dresser et fermer tout passage. » Nous sommes au cœur du Pelvoux. « Autour de ce massif, le plus fier des Alpes françaises, dit Élisée Reclus, d’autres groupes secondaires emplissent de leurs pyramides, de leurs dômes et de leurs contreforts, presque toute la partie du territoire français comprise entre le Rhône, l’Isère et la Durance. À première vue, cet ensemble de crêtes se dressant de tous côtés paraît former un véritable chaos. Quand on se place au sommet d’une haute cime dominatrice de l’Oisans, on aperçoit, sur le pourtour entier de l’horizon, des séries d’aiguilles, de pointes et de crêtes jetées au hasard et comme innombrables. Sans l’aide de la carte, ce n’est qu’après avoir longtemps parcouru cette région des Alpes que l’on pourrait comprendre la disposition générale de leurs arêtes. »

Il n’est pas de centres d’escalade mieux situés. Les touristes à piolet — les vrais — exultent. Même en Suisse, trouveraient-ils pareils steeple-chases de glaciers et de pics : le mont de Lans, la Selle, la Meidje, l’Encula, les Agneaux, l’Olan, l’Oranoure, le Roujet, la Pilatte, les Écrins… Et des cols savamment accidentés, des cols casse-cols, triomphe de la corde à nœuds et des crochets système Whymper : les cols de la Temple, de la Lauze, des Cavales, du Selé…

Il fait un temps de chien, C… aurait bien envie de s’arrêter et Pompée donc ! — mais héroïquement j’insiste. Il faut marcher.

Le glacier de la Selle.

En trois heures, nous sommes au Chardon, au fond du val de la Pilatte ; en six heures, nous sommes à Says, pour déboucher en val Godemar, « cette gorge grandiose, aux bases étroites, presque entièrement remplies par les graviers et les eaux divagantes de la Séveraisse ». Long corridor de sommets, dont Saint-Firmin, avec les ruines de sa maison-forte du xve siècle, est la capitale.

Chétive capitale, qui n’a guère changé depuis 1810, alors que le botaniste Villar en décrivait ainsi les misères :

« Les habitations sont des chaumières peu élevées, n’ayant que le rez-de-chaussée et souvent enfoncées dans la terre du côté de la montagne ; la plupart de ces maisons sont éclairées par une seule fenêtre qui n’a qu’environ huit à dix pouces, rarement un pied de hauteur. Un arc de voûte de quatre à six pieds de long couvre cette fenêtre de même que la porte pour écarter les neiges qui tombent du toit et interceptent en même temps l’air et la clarté. L’appartement est fort étroit. Les planchers n’ont que six à sept pieds d’élévation et le sol est de terre. Ces maisons communiquent par une porte avec l’écurie ; souvent elles n’en sont point séparées, de manière que tout concourt à les rendre très malsaines. Tels sont les trous humides où ces malheureux alpicoles se renferment pendant quatre mois de l’hiver et où ils respirent continuellement les exhalaisons de leur corps, celles de leurs animaux et celles des choses nécessaires à leur subsistance. »

L’Oranoure.

La route franchit de nouveau la Séveraisse, passe à Saint-Maurice devant sa citadelle de la Tour, à Colombuègne, à Villard-Loubière, aux Andrieux, ce dernier tellement écrasé sous l’ombre avançante des cimes, que le soleil, durant plus de cent jours du 1er  octobre au 10 février, lui refuse sa visite.

« Vers les premières années de ce siècle, la réapparition de l’astre donnait encore lieu ici à une fête curieuse. Les habitants, raconte le baron de Ladoucette, préparaient tous une omelette et, portant ce mets sur un plat, faisaient une ronde autour du plus ancien du village. On déposait ensuite les omelettes sur les parapets du pont pour les offrir au soleil ; après des danses, on retournait prendre le plat pour le repas du soir. »

Cette coutume se perd ; on n’offre plus d’omelette au soleil. Pourtant, je ne me suis pas aperçu que le soleil en ait gardé rancune. La chaleur, après la pluie, est saharienne. Entre ces remparts schisteux, la lumière tombe droite, zénithale.

On cuit, on est éreinté. Et les éboulis, et les mergers qui roulent sous

Vallée de la Pilatte.
les pieds, accentuent encore les fatigues de la marche. Éboulis partout, fleuves de pierres remontant jusqu’aux limites neigeuses.

Les roches dauphinoises, pour la plupart, se désagrègent avec la plus grande facilité. Dégels, intempéries, ondées, les réduisent en miettes, les criblent d’alvéoles et « quand on essaye de gravir les berges des couloirs, on enfonce dans les détritus comme dans la boue ».

Mais c’est peut-être moins encore à la constitution géologique de la montagne qu’à l’impéritie du montagnard, qu’il convient d’attribuer ces fréquentes avalasses. Nues aujourd’hui, les hautes pentes, autrefois, étaient recouvertes d’immenses forêts. On les a coupées, ces forêts, pour les remplacer par des ségalas et des pâturages. Grosse imprudence. L’eau des pluies, des neiges n’étant plus retenue sur les déclivités par les racines des arbres, « descend violemment dans les fonds en poussant devant elle tous les débris arrachés aux flancs rocheux ; la dent des chèvres et des brebis aide à déchausser les radicelles des plantes herbeuses et des broussailles. Peu à peu toute la mince couche de terre végétale est enlevée, la roche nue se montre, de profonds ravins se creusent dans les escarpements et sont parcourus en temps de pluie par des torrents furieux qui naguère n’existaient pas. L’eau, qui pénétrait lentement la terre et portait des sels fertilisants aux racines des arbres, ne sert maintenant qu’à dévaster le sol. Dès que les forêts sont abattues, on voit s’ouvrir sur la pente, de distance en distance, des couloirs d’érosion qui correspondent souvent à des ravins situés sur l’autre versant et finissent, dans un espace de temps relativement court, par découper la crête de la montagne en cimes distinctes, environnées uniformément par des talus de roches brisées ou des coulées de boue. En bas, la vallée n’offre qu’un champ de cailloux, où les torrents serpentent en minces filets, chargés de sédiments. Il est grand temps que l’œuvre de reboisement répare le désastre et rende à la France ces régions devenues presque inhabitables. Du reste, sur toutes les pentes où de sérieux essais ont été faits, les monts commencent à reprendre leur parure ; de jeunes forêts

Glacier et vallée de la Pilatte.
verdoient çà et là et des hauteurs, naguère nues et mornes, reprennent un aspect de fraicheur et de gaieté. »

Nulle part on ne s’en rend mieux compte que dans cette vallée de la Romanche retrouvée enfin après avoir franchi la combe de Lavey.

Les maisons se jettent sur les pelouses comme un jeu de dominos brouillé. Les verdures s’épaississent, moutonnent à l’infini. La vue trace une immense circonférence remplie de choses désordonnées, capricantes, cahotantes et cependant toujours harmonieuses. Il y a de la composition, un agencement rythmique des lignes, une suprême beauté saine et stable, dans ce pêle-mêle intraduisible de gagnages et de sapins, de ruisselis et de cascades. On descend, et la scène se magnifie encore, poème sans fin de la montagne, gloire des Alpes qui flambe au soleil…

À gauche, l’amphithéâtre d’Auris, derrière les futaies de Bons, les collines de Besse, et au-dessous, les coteaux de Mizoen, l’église du Mont-de-Lans aiguisant sa flèche…

Mont de Lans et son glacier, qui déverse ses coulées immobiles dans la brèche de Saint-Christophe. C’est de là qu’on peut le bien voir, tapis resplendissant, majestueux, dominant un paysage gracieux et riant…

Ascension difficile.
Tombé dans une crevasse.

Ici un court dialogue s’est établi entre la Montagne et moi :

Dans les séracs.

— Ah çà ! jeune homme, allez-vous longtemps encore abuser, pour me présenter à vos lecteurs, d’une rhétorique que tout au plus je permets à mes guides familiers ? Tapis resplendissant, majestueux, paysage gracieux et riant, pâturages frais, coquettes prairies… n’avez-vous point de honte d’employer de si désastreux poncis ? Tirez, tirez !…


La Barre des Écrins
Vue du glacier du Chardon.
— Certes, je ne demanderais pas mieux, ai-je essayé d’expliquer ; mais, pardonnez-moi, je suis à court d’épithètes. Voilà deux cents pages que j’emploie à vous dépeindre, en conscience, depuis les volants qui ourlent votre robe de rochers jusqu’aux ondulés de neige qui vous coiffent, et maintenant mon infériorité éclate, lamentable. Delille lui-même, qui passait orgueilleusement en revue tous ses trophées descriptifs et se vantait d’avoir fait douze chameaux, quatre chiens, trois chevaux, six tigres, deux chats, un échiquier, un tric-trac, un billard, plusieurs hivers, encore plus d’étés, une multitude de printemps, cinquante couchers de soleil et un si grand nombre d’aurores qu’il lui était impossible de les compter, Delille lui-même ne pourrait rien contre mon indigence. Je ne sais plus que dire.

– Eh bien, mon garçon, m’a répondu la Montagne, quand on ne sait plus que dire, on se tait.

Excellent conseil dont j’entends profiter sur l’heure. Aussi bien il en est d’autres encore qui m’y invitent :

« Il est plus facile de jouir du spectacle des sommets que de les décrire, déclare prudemment M. Levasseur. Le pinceau peut traduire en partie ce genre de grandeur dont les formes sont cependant à l’étroit sur une toile. La plume est impuissante, parce que la pauvreté du langage la condamne à une monotonie de redites qui n’est pas dans l’œuvre de la nature. L’écrivain qui réussirait peut-être l’esquisse de quelque coin des Alpes échouerait infailliblement dans la tentative de rendre toute la chaîne ; la banalité de ses expressions rappellerait la naïveté du touriste s’écriant à chaque tournant d’une route : Oh ! que c’est beau ! oh ! que c’est beau ! »

Le col de la Lauze.

Au diable les subtilités de langue ! Il a raison, le touriste de M. Levasseur. Quand c’est beau, on dit que c’est beau, sans en chercher davantage. Économie de temps et d’imagination. Oh ! que c’est beau ! ce glacier du mont de Lans, avec devant soi les Écrins, les crêtes du Pelvoux, le pic des Grandes-Rousses et le mont Blanc, l’inévitable mont Blanc, olympienne silhouette qui, de quelque côté qu’on se place, coupe le ciel !

Oh ! que c’est beau ! ces couloirs de neige aux tons d’aigue-marine ! oh ! que c’est beau l… Et que c’est gentil, la Garde : pâturages, fleurs et sources limpides, fraiches, tout ce qu’il faut pour servir de décor aux bergeries de Théocrite !

La Garde remonte aux Césars et n’en tire pas vanité, croyez-le. Dans ses restes, on a découvert de si nombreuses médailles que leur mise au jour transporta de joie plusieurs générations de numismates. Et les archéologues vinrent ensuite et n’eurent pas de moindres sujets d’allégresse, car, en fouillant le sol à un mètre, leurs ouvriers rencontrèrent des montants d’épaisse maçonnerie, des pans de voûte, des motifs de sculpture, débris d’exploitations minières qui avaient été établies là par les Romains. Et après les archéologues, ce fut au tour des chercheurs de chroniques qui, eux aussi, se conjouirent, en retrouvant près du marché la demeure du baron de la Garde, un enfant du pays, ancien lieutenant-général en Provence, qui commandait les troupes royales lors des sanglantes exécutions des Vaudois de Cabrières et de Mérindol.

Glacier et col des Cavales.

Cette campagne, menée sous l’influence du chancelier d’Oppède et du conseiller Guérin, empoisonna, dit-on, les dernières années de François 1er . Le baron de la Garde partagea les remords de son souverain. Je n’irai point jusqu’à croire que ces remords abrégèrent ses jours. Non, car il mourut en son château, à l’âge très respectable de quatre-vingts ans… Après ça, vous pouvez toujours me dire que s’il n’avait pas brûlé ou étranglé ses quelques milliers d’hérétiques, il aurait atteint la centaine… Mais poursuivons notre route.

Huez à l’entrée de la combe de Sarène ! Oh ! que c’est beau ! s’exclamerait encore le touriste de M. Levasseur. Le torrent s’écorche aux rocs et disparait dans les replis des gorges. Pointée en aigrette sur sa falaise grise, voici la chapelle de Saint-Ferréol, qu’un ancien évêque d’Orange, né à Villard-Reculas, éleva.

Plus loin, à travers anfractuosités et abimes : les prairies de Brandes.

La Chapelle-en-Val-Gaudemar.
Il y a encore du gallo-romain là-dessous. Il y a les fameuses mines, déjà signalées lors de notre passage à la Garde. D’après Héricart de Thury, de très importants travaux furent poussés, et poussés très loin : établissement d’une usine modèle où le minerai brut subissait l’élaboration première. Pour main-d’œuvre, des prisonniers. Brandes devint colonie pénitentiaire, dirigée par un chef qui habitait une tour voisine.

Ah ! dame, nous n’avions pas inventé la poudre à cette époque, et les procédés de perforation avançaient lentement. On creusait à la pioche, cahin-caha. Parfois il y avait des glissades, des inondations ; mais les ingénieurs ne s’effrayaient point de si peu. Comme ils avaient affaire à des condamnés, ils les lançaient en avant, dans les décombres, et ceux d’entre eux que les décombres épargnaient remettaient les voûtes en place — et le travail d’extraction continuait…

Longtemps ce travail marcha à gros bénéfices, jusqu’au jour où les Barbares chassèrent les Romains. Alors les puits se comblèrent d’effondrilles, l’herbe poussa dans les galeries.

Ci-gît Brandes. Elle ne ressuscitera que vers 1200, sous les dauphins. Son usine connaîtra la plus haute prospérité, jusqu’au moment où la province passera au roi de France. Alors, de nouveau, ce sera pour elle la ruine, la chute complète. La population descendra dans la plaine. Les immenses bouches des carrières ne serviront plus qu’à abriter des bandes de faux monnayeurs.

En Val-Gaudemar. — Le Rif du Sap.

Ceux-ci devaient même se trouver fort à l’aise dans ces couloirs souterrains qui n’avaient pas moins de 3 à 4 mètres de largeur. Les murs écroulés les cachaient suffisamment ; quant à leur domicile, n’avaient-ils pas la vieille tour flanquée de son fossé d’enceinte ?

C’était là un site romantique à l’excès, incomparablement idoine à un séjour de brigands. Encore aujourd’hui, il n’y manquerait que quelques-uns de ces messieurs habillés de flanelle rouge et armés de tromblons, pour constituer une scène d’opéra-comique fort présentable.

Le quatrième acte se poursuivrait au-dessus de Brandes, sur les bords du lac Blanc… Lac fantastique, endormi, pétrifié entre des à-pics de granit… Calme absolu qu’interrompent seuls, comme des coups d’éventail, les battements d’ailes des oiseaux de proie regagnant leur aire…

La chaîne de l’Oisans, en face, développe les nœuds de ses anneaux ; et, derrière celle-là, d’autres s’étirent, si bien qu’on ne sait plus où cela commence, où cela finit…




Villard-Reymond.
La topographie de cette région déchiquetée est trop complexe pour qu’on cherche à s’y reconnaitre. À quoi bon d’ailleurs ? On va, on vient, suivant le caprice du piolet de l’ami C… Que si cependant, il vous importait de ne point ignorer l’orientation exacte des Grandes-Rousses, je pourrais encore vous en instruire. Le temps de feuilleter le dernier ouvrage de l’abbé Bayle et je réponds imperturbable :

« Les Grandes-Rousses qui se dressent au premier plan forment un groupe formidable à part. Séparées à l’ouest et au nord-ouest de Belledonne par la profonde gorge de l’Eau d’Olle, elles plongent leurs contreforts et dressent leurs arêtes jusqu’en Savoie, dans les cantons de la Chambre et de Saint-Jean-de-Maurienne. »

« Les trois principaux torrents qui les entourent avec leurs affluents constituent des limites vraiment naturelles. La Romanche s’est creusé un lit étroit, profond, à la base des puissantes assises du massif ; elle l’arrose, sur un parcours de 32 kilomètres, mêlée aux eaux du Sarène. »

… Sous le soleil couchant, au moment où le globe de flamme roula dans la nue, les cimes devinrent roses comme des jeunes filles à l’aspect d’un amant !

Hélas ! pouvais-je prévoir les dangers auxquels je m’exposais en répétant, au gré de mes souvenirs romantiques, cette phrase extraite de Théophile Gautier — et pas du meilleur, soit dit sans vouloir manquer de respect à sa grande ombre… Pouvais-je prévoir ces dangers ? Et quels dangers !

J’avais à peine fini que C… subitement se dressait :

— Par Belzébuth ! ce trope me plaît. Je le veux rendre mien, sans retard, en m’imposant le devoir de le traduire par la plastique ! Mes pinceaux ! où sont mes pinceaux ?

— Voyons, mon vieux, hein ! pas de mauvaises plaisanteries ! Vous chercherez vos pinceaux une autre fois… Nous n’avons pas le temps…

— Par Belzébuth ! vous dis-je, ce trope me plait. Et jamais ne sortirai d’ici sans l’avoir illustré de ma lécythe. Mes pinceaux ! où sont mes pinceaux ?

Je n’essayai même plus d’insister. Je savais qu’un des côtés les plus marqués du caractère artistique de C… le rapprochait de la mule, par

Mizœn.
l’entêtement. Quand C… réclame ses pinceaux, invoque Belzébuth, fait provision de vocables archaïques pour en emplir ses discours, il faut s’arrêter, camper et attendre. Cela dure ordinairement trois heures.

Ainsi fut fait.

Une rugissante enluminure devint le fruit de son travail.

Le rouge éclatait, torrentuait, débordait. C’était à croire qu’on avait saigné un bœuf sur la toile.

Tant de rouge constituait une excitation permanente à la guerre civile. Cet appel aux barricades fut refusé avec ensemble et avec horreur, au dernier Salon, par les membres du jury, tous gens d’opinions modérées.

Une faille glaciaire.

Et depuis cet échec, l’œuvre connut de nombreux avatars : tour à tour paysage mythologique, paysage suisse et tyrolien, jusqu’au moment où quelque revendeur, plus avisé que les autres, eut l’idée de changer ces légendes en celle, désormais unique, de paysage abyssin, d’après nature : Coucher de soleil dans les montagnes d’Abba-Yared (Éthiopie méridionale).

Acheté dix francs, aux enchères, le Paysage abyssin resta la propriété d’un membre de plusieurs sociétés de géographie, qui, encore maintenant, est persuadé qu’il a dans sa collection une pièce de valeur documentaire incontestable.

Puissent ces lignes ne jamais lui tomber sous les yeux ! C… a fini de barbouiller sa toile, il a usé son dernier tube de couleur. Désormais nous serons tranquilles pour plusieurs semaines. Levons le camp !

Huez.

Les Grandes-Rousses alignent leurs durs profils géométriques, ferment l’horizon. Le pic de l’Étendard, le plus haut sommet, tranche comme une lame le ciel, maintenant d’un noir verdâtre, dans l’ombre agrandie du crépuscule. Par les verdures et les haberts, au creux des roches, l’Olle ripe ses eaux ardoisées – et, aux bords de l’Olle, Oz s’est couchée.

Oz la sarrasine ? non pas. Oz existait bien avant l’invasion. Oz fut village gaulois ; les Druides cultivèrent le gui sur ses pentes, consommèrent des sacrifices sur ses dalles de gneiss, taillées par la nature en forme de dolmens. Mais ces sacrifices ne devaient rien être en comparaison de ceux qu’exigea la peste noire, arrivant sous le règne de Dioclétien.

Des recherches dirigées, il y a trente ans, amenèrent la découverte d’une quantité énorme de squelettes. Ces squelettes avaient leur crane placé du côté de l’Orient ; ce qui permet d’affirmer que tous appartenaient déjà à la religion chrétienne.

Les maisons d’Oz ! On nous avait dit : saletés et ruines. Ça tient le milieu entre le wigwam indien et la paillote soudanaise. On ne sait par où entrer. Le plus souvent, point de porte, point de fenêtre. Une baie noire avec, au fond, des loupiots qui piaillent, une chèvre qui bêle et des fromages qui sentent fort. Le fumier s’étend jusqu’au pied de l’âtre, les poules perchent au bord des chaises.

Eh bien, pas du tout ! Calomnies.

Les Grandes-Rousses et la vallée d’Oz.

Certes, ces maisons ne sont pas faites pour servir de lieux de villégiature au prince de Galles — de là, cependant, au wigwam indien, la distance est grande, car enfin elles ont une porte, et une et plusieurs fenêtres ; le fumier s’arrête aux limites permises, c’est-à-dire aux carreaux de l’entrée ; la chèvre bêle, mais chez elle, dans son étable. Il n’y a que les poules qui sont terriblement indiscrètes, les fromages qui sentent très fort et les loupiots qui piaillent.

Somme toute, nous avons passé à Oz une nuit, avec presque son maximum de confortable. Ces fromages qui sentent si fort — n’était la déplorable habitude qu’avait l’hôtesse de démêler les cheveux de sa petite dernière, au-dessus de l’assiette contenant les susdits — ces fromages auraient été reconnus supérieurs, et supérieur de même le lit large à y perdre une famille entière de Patagons, s’il ne s’était glissé entre les draps quelques punaises… Légers inconvénients. Que dis-je : inconvénients ! En matière de tourisme, ce sont là des avantages. J’oserai affirmer qu’on ne connait réellement les Alpes que grâce aux punaises. Supprimez ces intéressants animaux — et tous nous passons la matinée, douillettement étendus, alors que le soleil se lève sur les hauteurs voisines.


Grandes-Rousses. – Le lac de la Farre.


Nous nous privons d’un des plus beaux spectacles que la nature puisse fournir.

Heureusement la punaise et sa diligente sœur, la puce, veillent :

Allons, fainéant, debout ! viennent-elles nous crier.

Et, dociles, on se lève à quatre heures du matin. Un peu grinchus, un peu maussades, mais bientôt apaisés.

À toi, Jean-Jacques, tu n’en as jamais vu de pareils dans tes montagnes suisses ! Que n’aurais-tu donné pour le décrire au jeune Émile !

Les montagnes d’Allemont se couvrent de vapeurs de flammes. « Le soleil monte, et tout d’un coup son rayon oblique peuple les profondeurs. Les nuages illuminés forment un essaim d’êtres aériens, délicats, tous d’une grâce délicieuse ; les plus lointains luisent faiblement, et toutes ces blancheurs, toutes ces splendeurs mouvantes sont un chœur angélique entre les noires parois des amphithéâtres. La plaine a disparu, on n’aperçoit que les montagnes et les nuages, les vieux monstres immobiles et sombres et les jeunes dieux, vaporeux, légers, qui volent et se fondent capricieusement les uns dans les autres, et prennent pour eux seuls toute la caresse du soleil. »

L’Eau d’Olle mène grand sabbat, à travers les schistes détachés du Neyron. Oz est déjà loin, quand Vaujany apparaît. Vaujany et sa tour romane, servant de clocher.

Le Rivier-d’Allemont, un des plus pauvres villages des Rousses, qui n’avait même pas de cimetière, il y a trente ans. En hiver, la famille devait coucher, en route, avec le mort, car une affreuse combe déchirée par les torrents la séparait de la paroisse la plus voisine…

Le col de Sarène.

La gorge se tasse ; nous avons l’air de deux moucherons entre deux roches grises et calcinées ; l’Olle, très bas, ne s’entend plus. Nous la franchissons — et l’épouvante grandit :

Le défilé de Maupas, ses arbres penchés sur ce désordre sauvage. Point de ciel ; une prison. On étouffe.

Quand sortirons-nous ? Bientôt. Voici la délivrance : la plaine. Des mamelons dressent leur calotte luisante d’herbe verte et mouillée…

Il y a des ruines tout près. Ruines de ruines, un mur bourrelé de lézardes. C’était autrefois le Château-Rouge, un fortin qui commandait le passage reliant la vallée savoyarde à celle de l’Oisans, point stratégique de premier ordre. Lesdiguières l’occupa en 1597.

En cette même place où nous sommes assis, Pompée et moi, une bataille s’engagea assurant définitivement la défaite de l’allié de l’Espagne. En cette même place, où les moutons font entendre le tin-tin-tin de leurs



La cascade de Sarène.
clarines, en cette paix élargie, fervente, silencieuse, en cette harmonie hiératique, des hommes se sont rués les uns contre les autres, pour quoi ?… se sont percés à coups de hallebardes, pourquoi ? Plus de mille braves garçons trouvèrent la mort… Pourquoi ?… Pourquoi ?… « Ces c… d’hommes !  ! », comme disait la grande Catherine. Un pied à gauche du ruisseau du Pin, un pied à droite, et notre caravane se trouve à cheval sur la Maurienne.

Nous pourrions voir, avec une bonne lorgnette, le costume des femmes de Saint-Jean-d’Arves : ceinture très large, multicolore, croix pectorale en argent ou en nacre, coiffure à falbalas et jupon court en drap rouge…

Vallée d’Allemont.
Mais il faut redescendre vers Allemont, dans les abîmes qui s’ouvrent, les sapins qui noircissent les pentes…

Allemont et sa fonderie ; les mines de Chalanches, réserves d’argent incomparables : argent massif, argent natif, argent antimonial, sulfuré, muriaté… Et combien d’autres espèces minéralogiques : quartz, grenat, feldspath, mica, soufre, manganèse, zinc, cobalt, arsenic, nickel, cuivre !…

« Ensemble seul dans le monde, observe Charles Lory, seul par l’association de ses produits si variés. La valeur élevée des métaux qu’on y peut traiter doit soutenir une mise en valeur bien dirigée, malgré l’irrégularité et le peu de continuité des veines. »

Cette opinion est celle de tous les savants du siècle dernier qui visitèrent les fameux gites : Bournon, Dolomieu, Faujas-Saint-Fonds, Dietrich, Mongez, Murray, Jussieu, Guettard, etc., etc.

La fonte, en vingt années, atteignit autrefois trois millions de bénéfices nets. Des fourneaux à cémenter furent ouverts. On fabriqua directement l’acier, et à des conditions avantageuses, car le bois à brûler regorgeait et l’abondance des torrents permettait d’obtenir pour les industries adjuvantes une force motrice quasi sans limites. La prospérité était grande ; elle devint plus grande encore. Il arriva qu’en 1770 « un paysan de la Gardette, près d’Allemont, apporta à Binelli, directeur des usines, un

Paysanne des environs de la Maurienne.
bloc de minerai aurifère tellement riche que celui-ci se refusa à croire qu’il provenait des environs ; mais, l’année suivante, Schreiber, son successeur, n’hésita pas à se rendre à la Gardette — et ce qu’il vit devait le satisfaire pleinement ».

La concession d’un vaste district fut alors octroyée, par arrêt du Conseil d’État du 10 juin 1776, au comte de Provence, « qui ordonna de nombreux sondages et commença l’exploitation régulière ». Huit ans après, le premier envoi de lingots d’or suscitait à la Cour le plus grand enthousiasme. C’était, d’après les écrivains du temps, le Pactole retrouvé, les richesses du Pérou et des Incas mises à la merci du roi de France ! L’Académie des inscriptions voulut marquer ce souvenir par la frappe d’une médaille.

Mais la Révolution arrive, arrêtant net les travaux, qui ne sont alors repris qu’en 1806, à la suite d’un rapport adressé par le géologue Héricart de Thury à Napoléon.

On commence bientôt, à cent mètres au-dessous du niveau du sol, un travers-banc pour la mise en fouilles du filon principal.

Le succès approche. Les rendements accusent déjà des chiffres supérieurs à ceux des autres gisements existants, quand surviennent de nouvelles difficultés : manque de ressources et de moyens industriels pratiques, et, par-dessus tout, profonde perturbation dans la marche des capitaux, à la suite de la récente découverte (1848) des placers californiens.

L’exploitation est encore abandonnée.

Il appartenait à un ingénieur, M. d’Alverny, de faire ressortir définitivement, par ses remarquables études de 1895 et de 1896, tout le parti que notre industrie nationale était appelée à retirer de ces richesses.

Sur son initiative, les anciennes galeries furent rouvertes et de nombreux affleurements découverts. Les échantillons provenant de ces recherches donnèrent lieu à des analyses qui toutes vinrent corroborer celles déjà faites précédemment.

Et aujourd’hui, on parle de nouvelles failles, abondantes en cuivre ; on parle de l’installation d’un câble porteur, de tout un matériel de forage auquel les roches les plus dures ne sauraient résister. On compte, avant peu, obtenir une mise en valeur régulière…

Souhaitons-le, sans trop oser y croire.

Les mines de l’Oisans présentent ce très gros désavantage d’être situées dans un pays facilement abordable et, circonstance aggravante, en France. Ah ! s’il était possible de les transporter seulement à 30,000 kilomètres plus loin ? en Australie, par exemple, ou bien encore au Klondyke ? dix mois d’hiver, quarante degrés, avec l’obligation de manger, une partie de l’année, le cuir de ses bottes… nul doute qu’elles ne fussent alors appelées au plus brillant avenir. Mais en France !…

On cherche un Anglais pour exploiter les mines de l’Oisans.

À Vaujany.